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La comédie de la mort

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Le Nuage

 
Dans son jardin la sultane se baigne,
Elle a quitté son dernier vêtement;
Et délivrés des morsures du peigne
Ses grands cheveux baisent son dos charmant.
Par son vitrail le sultan la regarde,
Et caressant sa barbe avec sa main,
Il dit: L’eunuque en sa tour fait la garde
Et nul hors moi ne la voit dans son bain.
Moi je la vois, lui répond, chose étrange!
Sur l’arc du ciel un nuage accoudé;
Je vois son sein vermeil comme l’orange
Et son beau corps de perles inondé.
Ahmed devint blême comme la lune,
Prit son kandjar au manche ciselé
Et poignarda sa favorite brune…
Quant au nuage, il s’était envolé!
 

Les Colombes

 
GHAZEL.
Sur le coteau, là-bas où sont les tombes,
Un beau palmier, comme un panache vert
Dresse sa tête, où le soir les colombes
Viennent nicher et se mettre à couvert.
Mais le matin elles quittent les branches,
Comme un collier qui s’égraine, on les voit
S’éparpiller dans l’air bleu, toutes blanches,
Et se poser plus loin sur quelque toit.
Mon âme est l’arbre où tous les soirs comme elles
De blancs essaims de folles visions
Tombent des cieux, en palpitant des ailes,
Pour s’envoler dès les premiers rayons.
 

Pantoum

 
Les papillons couleur de neige
Volent par essaims sur la mer;
Beaux papillons blancs, quand pourrai-je
Prendre le bleu chemin de l’air?
Savez-vous, ô belle des belles,
Ma bayadère aux yeux de jais,
S’ils me pouvaient prêter leurs ailes,
Dites, savez-vous où j’irais?
Sans prendre un seul baiser aux roses
A travers vallons et forêts,
J’irais à vos lèvres mi-closes,
Fleur de mon âme, et j’y mourrais.
 

Ténèbres

 
Taisez-vous, ô mon coeur! taisez-vous, ô mon âme!
Et n’allez plus chercher de querelles au sort;
Le néant vous appelle et l’oubli vous réclame.
Mon coeur, ne battez plus, puisque vous êtes mort;
Mon âme, repliez le reste de vos ailes,
Car vous avez tenté votre suprême effort.
Vos deux linceuls sont prêts, et vos fosses jumelles
Ouvrent leur bouche sombre au flanc de mon passé,
Comme au flanc d’un guerrier, deux blessures mortelles.
Couchez-vous tout du long dans votre lit glacé;
Puisse avec vos tombeaux, que va recouvrir l’herbe,
Votre souvenir être à jamais effacé!
Vous n’aurez pas de croix ni de marbre superbe,
Ni d’épitaphe d’or, où quelque saule en pleurs
Laisse les doigts du vent éparpiller sa gerbe.
Vous n’aurez ni blasons, ni chants, ni vers, ni fleurs;
On ne répandra pas les larmes argentées
Sur le funèbre drap, noir manteau des douleurs.
Votre convoi muet, comme ceux des athées,
Sur le triste chemin rampera dans la nuit:
Vos cendres sans honneur seront au vent jetées.
La pierre qui s’abîme en tombant fait son bruit;
Mais vous, vous tomberez sans que l’onde s’émeuve,
Dans ce gouffre sans fond où le remords nous suit.
Vous ne ferez pas même un seul rond sur le fleuve,
Nul ne s’apercevra que vous soyez absens,
Aucune âme ici-bas ne se sentira veuve.
Et le chaste secret du rêve de vos ans
Périra tout entier sous votre tombe obscure
Où rien n’attirera le regard des passants.
Que voulez-vous? hélas! notre mère nature,
Comme toute autre mère, a ses enfants gâtés,
Et pour les malvenus elle est avare et dure.
Aux uns tous les bonheurs et toutes les beautés!
L’occasion leur est toujours bonne et fidèle:
Ils trouvent au désert des palais enchantés;
Ils tettent librement la féconde mamelle;
La chimère à leur voix s’empresse d’accourir,
Et tout l’or du Pactole entre leurs doigts ruisselle;
Les autres moins aimés, ont beau tordre et pétrir
Avec leurs maigres mains la mamelle tarie,
Leur frère a bu le lait qui les devait nourrir.
S’il éclot quelque chose au milieu de leur vie,
Une petite fleur sous leur pâle gazon,
Le sabot du vacher l’aura bientôt flétrie,
Un rayon de soleil, brille à leur horizon:
Il fait beau dans leur âme; à coup sûr un nuage
Avec un flot de pluie éteindra le rayon.
L’espoir le mieux fondé, le projet le plus sage,
Rien ne leur réussit; tout les trompe et leur ment:
Ils se perdent en mer sans quitter le rivage.
L’aigle, pour le briser, du haut du firmament,
Sur leur front découvert lâchera la tortue,
Car ils doivent périr inévitablement.
L’aigle manque son coup; quelque vieille statue,
Sans tremblement de terre, on ne sait pas pourquoi,
Quitte son piédestal, les écrase et les tue.
Le coeur qu’ils ont choisi ne garde pas sa foi;
Leur chien même les mord et leur donne la rage;
Un ami jurera qu’ils ont trahi le roi.
Fils du Danube, ils vont se noyer dans le Tage,
D’un bout du monde à l’autre ils courent à leur mort:
Ils auraient pu du moins s’épargner le voyage.
Si dur qu’il soit, il faut qu’ils remplissent leur sort;
Nul n’y peut résister, et le genou d’Hercule,
Pour un pareil athlète est à peine assez fort.
Après la vie obscure une mort ridicule;
Après le dur grabat un cercueil sans repos
Au bord d’un carrefour où la foule circule.
Ils tombent inconnus de la mort des héros
Et quelque ambitieux, pour se hausser la taille,
Se fait effrontément un socle de leurs os.
Sur son trône d’airain, le destin qui s’en raille,
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
Tout buisson trouve un dard pour déchirer sa chair,
Tout beau chemin pour eux cache une chausse-trappe,
Et les chaînes de fleurs leur sont chaînes de fer.
Si le tonnerre tombe, entre mille il les frappe,
Pour eux l’aveugle nuit semble prendre des yeux,
Tout plomb vole à leur coeur et pas un seul n’échappe.
La tombe vomira leur fantôme odieux.
Vivants, ils ont servi de bouc expiatoire;
Morts, ils seront bannis de la terre et des cieux.
Cette histoire sinistre est votre propre histoire;
O mon âme! ô mon coeur! peut-être même, hélas!
La vôtre est-elle encor plus sinistre et plus noire.
C’est une histoire simple où l’on ne trouve pas
De grands événements et des malheurs de drame,
Une douleur qui chante et fait un grand fracas;
Quelques fils bien communs en composent la trame,
Et cependant elle est plus triste et sombre à voir
Que celle qu’un poignard dénoue avec sa lame.
Puisque rien ne vous veut, pourquoi donc tout vouloir
Quand il vous faut mourir, pourquoi donc vouloir vivre
Vous qui ne croyez pas et n’avez pas d’espoir?
O vous que nul amour et que nul vin n’enivre!
Frères désespérés, vous devez être prêts
Pour descendre au néant où mon corps vous doit suivre!
Le néant a des lits et des ombrages frais.
La mort fait mieux dormir que son frère Morphée,
Et les pavots devraient jalouser les cyprès.
Sous la cendre à jamais, dors, ô flamme étouffée!
Orgueil, courbe ton front jusque sur tes genoux,
Comme un Scythe captif qui supporte un trophée.
Cesse de te raidir contre le sort jaloux,
Dans l’eau du noir Léthé plonge de bonne grâce,
Et laisse à ton cercueil planter les derniers clous.
Le sable des chemins ne garde pas ta trace,
L’écho ne redit pas ta chanson, et le mur
Ne veut pas se charger de ton ombre qui passe.
Pour y graver un nom ton airain est bien dur;
O Corinthe! et souvent froide et blanche Carrare,
Le ciseau ne mord pas sur ton marbre si pur.
Il faut un grand génie avec un bonheur rare
Pour faire jusqu’au ciel monter son monument,
Et de ce double don le destin est avare.
Hélas! et le poète est pareil à l’amant,
Car ils ont tous les deux leur maîtresse idéale,
Quelque rêve chéri caressé chastement.
Eldorado lointain, pierre philosophale
Qu’ils poursuivent toujours sans l’atteindre jamais,
Un astre impérieux, une étoile fatale.
L’étoile fuit toujours, ils lui courent après;
Et, le matin venu, la lueur poursuivie,
Quand ils la vont saisir, s’éteint dans un marais.
C’est une belle chose et digne qu’on l’envie
Que de trouver son rêve au milieu du chemin,
Et d’avoir devant soi le désir de sa vie.
Quel plaisir quand on voit briller le lendemain
Le baiser du soleil aux frêles colonnades
Du palais que la nuit éleva de sa main!
Il est beau, qu’un plongeur, comme dans les ballades,
Descende au gouffre amer chercher la coupe d’or,
Et perce triomphant les vitreuses arcades!
Il est beau d’arriver où tendait votre essor,
De trouver sa beauté, d’aborder à son monde,
Et quand on a fouillé, d’exhumer un trésor.
De faire, du plus creux de votre âme profonde,
Jaillir votre pensée ou votre passion,
D’être l’oiseau qui chante et la foudre qui gronde;
D’unir heureusement le rêve à l’action,
D’aimer et d’être aimé, de gagner quand on joue,
Et de donner un trône à son ambition;
D’arrêter, quand on veut, la fortune et sa roue,
Et de sentir, la nuit, quelque baiser royal
Se suspendre en tremblant aux fleurs de votre joue.
Ceux-là sont peu nombreux dans notre âge fatal;
Polycrate aujourd’hui pourrait garder sa bague:
Nul bonheur insolent n’ose appeler le mal.
L’eau s’avance et nous gagne, et pas à pas la vague,
Montant les escaliers qui mènent à nos tours,
Mêle aux chants du festin son chant confus et vague.
Les phoques monstrueux, traînant leurs ventres lourds
Viennent jusqu’à la table, et leurs larges mâchoires
S’ouvrent avec des cris et des grognements sourds.
Sur les autels déserts des basiliques noires,
Les saints désespérés, et reniant leur Dieu,
S’arrachent à pleins poings, l’or chevelu des gloires.
Le soleil désolé, penchant son oeil de feu,
Pleure sur l’univers une larme sanglante;
L’ange dit à la terre un éternel adieu.
Rien ne sera sauvé, ni l’homme, ni la plante;
L’eau recouvrira tout: la montagne et la tour;
Car la vengeance vient, quoique boiteuse et lente.
Les plumes s’useront aux ailes du vautour,
Sans qu’il trouve une place où rebâtir son aire,
Et du monde vingt fois il refera le tour.
Puis il retombera dans cette eau solitaire
Où le rond de sa chute ira s’élargissant:
Alors tout sera dit pour cette pauvre terre.
Rien ne sera sauvé, pas même l’innocent.
Ce sera, cette fois, un déluge sans arche;
Les eaux seront les pleurs des hommes et leur sang.
Plus de mont Ararat où se pose, en sa marche,
Le vaisseau d’avenir qui cache en ses flancs creux
Les trois nouveaux Adams et le grand patriarche.
Entendez-vous là-haut ces craquements affreux?
Le vieil Atlas lassé retire son épaule
Au lourd entablement de ce ciel ténébreux.
L’essieu du monde ploie ainsi qu’un brin de saule;
La terre ivre a perdu son chemin dans le ciel;
L’aimant déconcerté ne trouve plus son pôle.
Le Christ, d’un ton railleur, tord l’éponge de fiel
Sur les lèvres en feu du monde à l’agonie,
Et Dieu, dans son Delta, rit d’un rire cruel.
Quand notre passion sera-t-elle finie?
Le sang coule avec l’eau de notre flanc ouvert;
La sueur rouge teint notre face jaunie.
Assez comme cela nous avons trop souffert.
De nos lèvres, Seigneur, détournez ce calice,
Car pour nous racheter votre fils s’est offert.
Christ n’y peut rien: il faut que le sort s’accomplisse;
Pour sauver ce vieux monde il faut un Dieu nouveau,
Et le prêtre demande un autre sacrifice.
Voici bien deux mille ans que l’on saigne l’agneau;
Il est mort à la fin, et sa gorge épuisée
N’a plus assez de sang pour teindre le couteau.
Le Dieu ne viendra pas. L’Eglise est renversée.
 

Thébaide

 
Mon rêve le plus cher et le plus caressé,
Le seul qui rie encor à mon coeur oppressé,
C’est de m’ensevelir au fond d’une chartreuse,
Dans une solitude inabordable, affreuse;
Loin, bien loin, tout là-bas, dans quelque Sierra
Bien sauvage, où jamais voix d’homme ne vibra,
Dans la forêt de pins, parmi les âpres roches,
Où n’arrive pas même un bruit lointain de cloches;
Dans quelque Thébaïde, aux lieux les moins hantés,
Comme en cherchaient les saints pour leurs austérités;
Sous la grotte où grondait le lion de Jérôme,
Oui, c’est là que j’irais pour respirer ton baume
Et boire la rosée à ton calice ouvert,
O frêle et chaste fleur, qui crois dans le désert
Aux fentes du tombeau de l’Espérance morte!
De non coeur dépeuplé je fermerais la porte
Et j’y ferais la garde, afin qu’un souvenir
Du monde des vivants n’y pût pas revenir;
J’effacerais mon nom de ma propre mémoire;
Et de tous ces mots creux: Amour, Science et Gloire
Qu’aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,
Pour y dormir ma nuit j’en ferais un chevet;
Car je sais maintenant que vaut cette fumée
Qu’au-dessus du néant pousse une renommée.
J’ai regardé de près et la science et l’art:
J’ai vu que ce n’était que mensonge et hasard;
J’ai mis sur un plateau de toile d’araignée
L’amour qu’en mon chemin j’ai reçue et donnée:
Puis sur l’autre plateau deux grains du vermillon
Impalpable, qui teint l’aile du papillon,
Et j’ai trouvé l’amour léger dans la balance.
Donc, reçois dans tes bras, ô douce somnolence,
Vierge aux pâles couleurs, blanche soeur de la mort,
Un pauvre naufragé des tempêtes du sort!
Exauce un malheureux qui te prie et t’implore,
Egraine sur son front le pavot inodore,
Abrite-le d’un pan de ton grand manteau noir,
Et du doigt clos ses yeux qui ne veulent plus voir.
Vous, esprits du désert, cependant qu’il sommeille,
Faites taire les vents et bouchez son oreille,
Pour qu’il n’entende pas le retentissement
Du siècle qui s’écroule, et ce bourdonnement
Qu’en s’en allant au but où son destin la mène
Sur le chemin du temps fait la famille humaine!
Je suis las de la vie et ne veux pas mourir;
Mes pieds ne peuvent plus ni marcher ni courir;
J’ai les talons usés de battre cette route
Qui ramène toujours de la science au doute.
Assez, je me suis dit, voilà la question.
Va, pauvre rêveur, cherche une solution
Claire et satisfaisante à ton sombre problème,
Tandis qu’Ophélia te dit tout haut: Je t’aime;
Mon beau prince danois marche les bras croisés,
Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,
D’un pas lent et pensif arpente le théâtre,
Plus pâle que ne sont ces figures d’albâtre,
Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts;
Épuise ta vigueur en stériles efforts,
Et tu n’arriveras, comme a fait Ophélie,
Qu’à l’abrutissement ou bien à la folie.
C’est à ce degré-là que je suis arrivé.
Je sens ployer sous moi mon génie énervé;
Je ne vis plus; je suis une lampe sans flamme,
Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
Si dans un coin du coeur il éclot un désir,
Lui couper sans pitié ses ailes de colombe,
Être comme est un mort, étendu sous la tombe,
Dans l’immobilité savourer lentement,
Comme un philtre endormeur, l’anéantissement:
Voilà quel est mon voeu, tant j’ai de lassitude,
D’avoir voulu gravir cette côte âpre et rude,
Brocken mystérieux, où des sommets nouveaux
Surgissent tout à coup sur de nouveaux plateaux,
Et qui ne laisse voir de ses plus hautes cimes
Que l’esprit du vertige errant sur les abîmes.
C’est pourquoi je m’assieds au revers du fossé,
Désabusé de tout, plus voûté, plus cassé
Que ces vieux mendiants que jusques à la porte
Le chien de la maison en grommelant escorte.
C’est pourquoi, fatigué d’errer et de gémir,
Comme un petit enfant, je demande à dormir;
Je veux dans le néant renouveler mon être,
M’isoler de moi-même et ne plus me connaître;
Et comme en un linceul, sans y laisser un seul pli,
Rester enveloppé dans mon manteau d’oubli.
J’aimerais que ce fût dans une roche creuse,
Au penchant d’une côte escarpée et pierreuse,
Comme dans les tableaux de Salvator Rosa,
Où le pied d’un vivant jamais ne se posa;
Sous un ciel vert, zébré de grands nuages fauves,
Dans des terrains galeux clairsemés d’arbres chauves,
Avec un horizon sans couronne d’azur,
Bornant de tous côtés le regard comme un mur,
Et dans les roseaux secs près d’une eau noire et plate
Quelque maigre héron debout sur une patte.
Sur la caverne, un pin, ainsi qu’un spectre en deuil
Qui tend ses bras voilés au-dessus d’un cercueil,
Tendrait ses bras en pleurs, et du haut de la voûte
Un maigre filet d’eau suintant goutte à goutte,
Marquerait par sa chute aux sons intermittents
Le battement égal que fait le coeur du temps.
Comme la Niobé qui pleurait sur la roche,
Jusqu’à ce que le lierre autour de moi s’accroche,
Je demeurerais là les genoux au menton,
Plus ployé que jamais, sous l’angle d’un fronton,
Ces Atlas accroupis gonflant leurs nerfs de marbre;
Mes pieds prendraient racine et je deviendrais arbre;
Les faons auprès de moi tondraient le gazon ras,
Et les oiseaux de nuit percheraient sur mes bras.
C’est là ce qu’il me faut plutôt qu’un monastère;
Un couvent est un port qui tient trop à la terre;
Ma nef tire trop d’eau pour y pouvoir entrer
Sans en toucher le fond et sans s’y déchirer.
Dût sombrer le navire avec toute sa charge,
J’aime mieux errer seul sur l’eau profonde et large.
Aux barques de pêcheur l’anse à l’abri du vent,
Aux simples naufragés de l’âme, le couvent.
A moi la solitude effroyable et profonde,
par dedans, par dehors!
Un couvent, c’est un monde;
On y pense, on y rêve, on y prie, on y croit:
La mort n’est que le seuil d’une autre vie; on voit
Passer au long du cloître une forme angélique;
La cloche vous murmure un chant mélancolique;
La Vierge vous sourit, le bel enfant Jésus
Vous tend ses petits bras de sa niche; au-dessus
De vos fronts inclinés, comme un essaim d’abeilles,
Volent les Chérubins en légions vermeilles.
Vous êtes tout espoir, tout joie et tout amour,
A l’escalier du ciel vous montez chaque jour;
L’extase vous remplit d’ineffables délices,
Et vos coeurs parfumés sont comme des calices;
Vous marchez entourés de célestes rayons
Et vos pieds après vous laissent d’ardents sillons!
Ah! grands voluptueux, sybarites du cloître,
Qui passez votre vie à voir s’ouvrir et croître
Dans le jardin fleuri de la mysticité,
Les pétales d’argent du lis de pureté,
Vrais libertins du ciel, dévots Sardanapales,
Vous, vieux moines chenus, et vous, novices pâles,
Foyers couverts de cendre, encensoirs ignorés,
Quel don Juan a jamais sous ses lambris dorés
Senti des voluptés comparables aux vôtres!
Auprès de vos plaisirs, quels plaisirs sont les nôtres!
Quel amant a jamais, à l’âge où l’oeil reluit,
Dans tout l’enivrement de la première nuit,
Poussé plus de soupirs profonds et pleins de flamme,
Et baisé les pieds nus de la plus belle femme
Avec la même ardeur que vous les pieds de bois
Du cadavre insensible allongé sur la croix!
Quelle bouche fleurie et d’ambroisie humide,
Vaudrait la bouche ouverte à son côté livide!
Notre vin est grossier; pour vous, au lieu de vin,
Dans un calice d’or perle le sang divin;
Nous usons notre lèvre au seuil des courtisanes,
Vous autres, vous aimez des saintes diaphanes,
Qui se parent pour vous des couleurs des vitreaux
Et sur vos fronts tondus, au détour des arceaux,
Laissent flotter le bout de leurs robes de gaze:
Nous n’avons que l’ivresse et vous avez l’extase.
Nous, nos contentements dureront peu de jours,
Les vôtres, bien plus vifs, doivent durer toujours.
Calculateurs prudents, pour l’abandon d’une heure,
Sur une terre où nul plus d’un jour ne demeure,
Vous achetez le ciel avec l’éternité.
Malgré ta règle étroite et ton austérité,
Maigre et jaune Rancé, tes moines taciturnes
S’entr’ouvrent à l’amour comme des fleurs nocturnes,
Une tête de mort grimaçante pour nous
Sourit à leur chevet du rire le plus doux;
Ils creusent chaque jour leur fosse au cimetière,
Ils jeûnent et n’ont pas d’autre lit qu’une bière,
Mais ils sentent vibrer sous leur suaire blanc,
Dans des transports divins, un coeur chaste et brûlant;
Ils se baignent aux flots de l’océan de joie,
Et sous la volupté leur âme tremble et ploie,
Comme fait une fleur sous une goutte d’eau,
Ils sont dignes d’envie et leur sort est très-beau;
Mais ils sont peu nombreux dans ce siècle incrédule
Creux qui font de leur âme une lampe qui brûle,
Et qui peuvent, baisant la blessure du Christ,
Croire que tout s’est fait comme il était écrit.
Il en est qui n’ont pas le don des saintes larmes,
Qui veillent sans lumière et combattent sans armes;
Il est des malheureux qui ne peuvent prier
Et dont la voix s’éteint quand ils veulent crier;
Tous ne se baignent pas dans la pure piscine
Et n’ont pas même part à la table divine:
Moi, je suis de ce nombre, et comme saint Thomas,
Si je n’ai dans la plaie un doigt, je ne crois pas.
Aussi je me choisis un antre pour retraite
Dans une région détournée et secrète
D’où l’on n’entende pas le rire des heureux
Ni le chant printanier des oiseaux amoureux,
L’antre d’un loup crevé de faim ou de vieillesse,
Car tout son m’importune et tout rayon me blesse,
Tout ce qui palpite, aime ou chante, me déplaît,
Et je hais l’homme autant et plus que ne le hait
Le buffle à qui l’on vient de percer la narine.
De tous les sentiments croulés dans la ruine,
Du temple de mon âme, il ne reste debout
Que deux piliers d’airain, la haine et le dégoût.
Pourtant je suis à peine au tiers de ma journée;
Ma tête de cheveux n’est pas découronnée;
A peine vingt épis sont tombés du faisceau:
Je puis derrière moi voir encor mon berceau.
Mais les soucis amers de leurs griffes arides
M’ont fouillé dans le front d’assez profondes rides
Pour en faire une fosse à chaque illusion.
Ainsi me voilà donc sans foi ni passion,
Désireux de la vie et ne pouvant pas vivre,
Et dès le premier mot sachant la fin du livre.
Car c’est ainsi que sont les jeunes d’aujourd’hui:
Leurs mères les ont faits dans un moment d’ennui.
Et qui les voit auprès des blancs sexagénaires
Plutôt que les enfants les estime les pères;
Ils sont venus au monde avec des cheveux gris;
Comme ces arbrisseaux frêles et rabougris
Qui, dès le mois de mai, sont pleins de feuilles mortes,
Ils s’effeuillent au vent, et vont devant leurs portes
Se chauffer au soleil à côté de l’aïeul,
Et du jeune et du vieux, à coup sûr, le plus seul,
Le moins accompagné sur la route du monde,
Hélas! c’est le jeune homme à tête brune ou blonde
Et non pas le vieillard sur qui l’âge a neigé;
Celui dont le navire est le plus allégé
D’espérance et d’amour, lest divin dont on jette
Quelque chose à la mer chaque jour de tempête,
Ce n’est pas le vieillard, dont le triste vaisseau
Va bientôt échouer à l’écueil du tombeau.
L’univers décrépit devient paralytique,
La nature se meurt, et le spectre critique
Cherche en vain sous le ciel quelque chose à nier.
Qu’attends-tu donc, clairon du jugement dernier?
Dis-moi, qu’attends-tu donc, archange à bouche ronde
Qui dois sonner là-haut la fanfare du monde?
Toi, sablier du temps, que Dieu tient dans sa main,
Quand donc laisseras-tu tomber ton dernier grain?