Les zones critiques d'une anthropologie du contemporain

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Chronique des « zones critiques de l’anthropologie » dans l’œuvre de Jean Copans

Par

Benoît Hazard

Anthropologue (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, CNRS)

« Jean Copans. Dossier le concernant ». Tel est l’intitulé d’un dossier d’archives conservé à l’Institut de France et qui, d’une certaine manière, résume un malaise dans la culture de l’anthropologie et des études africaines, dès lors qu’il s’agit d’inventorier et de classer dans ses grands paradigmes une œuvre inclassable… « le concernant ». Prolifique, engagée dans de multiples institutions, dans la vie sociale et politique, faisant office de modèle pédagogique, l’œuvre de Jean Copans (en supposant qu’elle se prête à une telle lecture) demeure curieusement à l’écart des débats qui alimentent autant l’anthropologie que les études africaines. En tant qu’œuvre, la contribution de Jean Copans à une anthropologie du contemporain pourrait être considérée à la fois comme l’ensemble de son activité et de ses productions et comme un mode de pensée résultant de ce même travail. La question posée pourrait alors être de savoir quel est l’objet ou le système auquel il se réfère. Mais toute la complexité à saisir les contributions de Jean Copans au projet de l’anthropologie et aux études africaines provient sans doute de ce que son œuvre n’obéit pas à un programme prédéfini et ne se lit pas comme une contribution théorique dont l’histoire serait linéaire. Comment qualifier son itinéraire, sa trajectoire, dans les jeux de catégories qui, à peine énoncées, procèdent d’un réductionnisme ? Et dans quelle épistémologie des sciences sociales vit Jean Copans ?

Dans ce texte en forme de chronique portant sur quelques-uns des travaux qui jalonnent la carrière de Jean Copans, je souhaite revenir sur son activité d’observateur de l’anthropologie en train de se faire, et notamment sur la manière dont ses recensions et ses chroniques bibliographiques contribuent à ce que je nomme les zones critiques d’une anthropologie du contemporain. S’il s’agit d’évoquer quelques-uns des allers et retours entre l’unité théorique de l’anthropologie et ses objets et terrains plus que jamais éclatés, nous suggérons qu’il y a dans ce travail trop méconnu un chemin méthodologique, théorique, et une épistémologie que j’aborderai en mobilisant la notion heuristique de « zone critique ». Si cet emprunt à l’étude des dynamiques socio-écologiques peut sembler inapproprié, il donne pourtant à voir la manière dont Jean Copans a travaillé à la compréhension des formations sociales en les posant comme la résultante d’interactions complexes entre des savoirs historiquement construits, des formes de connaissances, des terrains, des observés et des observateurs, c’est-à-dire des configurations de la connaissance qui, épousant l’histoire, se muent avec elle.

Pour décrire l’espace constitué par ces « zones critiques », je commencerai par revenir sur les débuts de Jean Copans et le moment d’une « socialisation précoce » qu’il utilise pour expliciter son rapport complexe à la question de la formation des anthropologues. Dans ce moment de socialisation, j’essaie de cerner les formes d’interventions et les genres d’écriture, notamment les recensions et les chroniques bibliographiques, qu’il mobilisera ultérieurement pour intervenir dans le débat anthropologique. En revenant sur le moment Anthropologie et Impérialisme, j’essaie de montrer comment, dans ce texte engagé, la construction d’un regard inversé, a pu jouer sur ses travaux ultérieurs et sur la construction progressive d’une « anthropologie décoloniale ». Toutefois, ce projet semble lui-même contrarié par ses travaux les plus récents, qui soulignent combien « la dialectique des changements » forme une continuité dans l’œuvre de l’auteur.

Une socialisation précoce

Associée à la première génération des anthropologues africanistes formés dans la décolonisation, la trajectoire de formation de Jean Copans reste assez méconnue. Pourtant, le récit des débuts donne à voir « une socialisation précoce1 » à l’anthropologie africaniste, en ce sens que son insertion dans les études africaines résulte à la fois d’une formation universitaire assez réduite, de l’insertion dans une forme d’emploi, et de la confrontation au terrain. De ces années, évoquées dans « Une éducation sentimentale » (chapitre I de La longue marche de la modernité africaine, 1990), Jean Copans retient un rapport particulier et peut-être une insatisfaction de la formation reçue, dans laquelle on perçoit les prémisses de sa réflexion au long court sur les rapports entre terrain et théorie et la construction d’un positionnement qui va progressivement s’affirmer comme un projet de décolonisation de l’anthropologie.

Avant même d’être anthropologue, c’est la décolonisation, une expérience algérienne (1963) réduite « à ses seuls cadres politiques », et une rencontre ratée avec « le point de vue de l’homme de la rue » qui mène le jeune Copans d’un « sursaut populiste » (Copans, 1990, p. 28) vers les bancs de l’enseignement des études africaines, en 1964, après avoir obtenu une licence libre ès lettres à la Sorbonne. En comparaison des générations suivantes, la formation universitaire de base est alors très courte. Et c’est en butineur de disciplines (l’histoire, la géographie, l’ethnologie, la sociologie) et avec un bagage assez généraliste qu’il rejoint le champ des études africaines, dont l’interdisciplinarité reste importante dans la tradition française du début des années soixante. Dans l’après-guerre, un mouvement de « professionnalisation de l’anthropologie » s’est amorcé2 sous la houlette du structuralisme.

Dans le champ de la formation, cette professionnalisation se déploie autour de quelques lieux d’enseignement : le CHEAM, héritier de l’école coloniale (ENFOM), le CFRE, fondé au Musée de l’Homme par André Leroy-Gourhan, et les enseignements balbutiants de la Sorbonne et de l’EPHE où une licence délivrant un certificat de sociologie de l’Afrique tropicale est créée.

Denise Paulme en évoque les contours dans un numéro spécial du bulletin du GESUP (juin 1957) :

On ne part plus, disais-je plus haut sans une indispensable préparation. Depuis novembre 1956, aux étudiants en sciences humaines du niveau de la licence qui entendent poursuivre une carrière de recherche en Afrique noire, l’École pratique des hautes études (VIe section) offre un enseignement groupant les cours suivants :

Balandier (G.) Structures sociales et structures économiques (aspects traditionnels et modernes) ;

Paulme (D.) Structures sociales traditionnelles ;

Mercier (P.) fonctions économiques des groupes sociaux ;

Sautter (G.) Les économies africaines et la colonisation3.

Dans ce paysage, l’« enfant de la VIe section de l’EPHE » (Copans, 1990, p. 45) fréquente les enseignements des mandarins de la Sorbonne, qui sont complétés par ceux, encore balbutiants de leurs assistants, à l’image d’Henri Moniot en charge de l’enseignement sur les structures politiques traditionnelles en Afrique. Il bénéficie d’une vacation pour assurer deux années durant (1964-1966), sous la direction de Georges Balandier, la fonction de secrétaire du Groupe d’anthropologie et de sociologie politique africaine (GRASP). Et c’est à travers la transcription d’un échange de séminaire entre Georges Balandier et Jean Pouillon, dans lequel il perçoit le débat de la structure contre la dynamique, qu’il se confronte aux « problèmes d’écritures diplomatiques4 » et découvre les lois de l’écriture scientifique dans les renoncements de Georges Balandier5. Le GRASP et le séminaire de sociologie de l’Afrique noire qu’anime Georges Balandier forment alors le véritable lieu de socialisation pour les anthropologues africanistes intéressés par le politique comme en témoignent les comptes rendus. Sous une forme résumée, ces comptes rendus archivent les exposés présentés par les étudiants. Ils donnent un aperçu d’une génération en train de se former : Jacques Maquet, Marc Piault, Jean Bazin, etc6. Au cours de la séance du 27 février 1964, Jean Copans fait une première apparition en intervenant dans la deuxième partie du séminaire qui ce jour-là porte sur l’idéologie. Son exposé s’intitule : Étude de l’idéologie politique dans Au pied du mont Kenya et L’Afrique noire précoloniale de Cheikh Anta Diop. Et Jean Copans se propose de dégager « les matériaux traditionnels d’idéologies modernes » dans l’analyse de ces deux ouvrages à la manière de « Structures sociales traditionnelles et changements économiques », l’article inaugural des Cahiers d’études africaines (1960) dans lequel Georges Balandier établissait une première synthèse des travaux consacrés à l’examen des systèmes politiques et de leurs transformations. Dans le déroulé général du séminaire, l’exposé dénote, à la fois par ses objets (deux ouvrages rédigés par des figures des indépendances africaines, Jomo Kenyatta et Cheikh Anta Diop) et par sa méthode (prendre des écrits pour travailler la construction des idéologies dans les nationalismes africains). Il réitère, plus tard, dans son second exposé : Une note sur le nationalisme Gikuyu.

Dans ce premier exposé, Jean Copans questionne l’idéologie véhiculée dans ces deux ouvrages en resituant leurs significations proprement sociale et historique. L’idéologie se donne à voir en miroir d’une réalité sociale construite, y compris par la situation coloniale. Bien que l’on ne puisse déduire du choix de ces deux ouvrages une prédilection particulière pour les textes « africains » ni même pour le thème des nationalismes, la démarche présente une originalité dans la manière d’aborder le projet de Georges Balandier d’une anthropologie dynamique de l’actuel. Dans cet exposé de jeunesse, Jean Copans ne contente pas de déplacer les objets. Pour travailler la question des idéologies, il propose de relier deux ensembles a priori opposés, c’est-à-dire la dialectique mythe-idéologie, proposée par Balandier, autrement dit comment les mythes des sociétés passées s’actualisent dans les constructions idéologiques des indépendances, et la dialectique situation de l’auteur-élaboration idéologique de Louis Dumont, qui ouvre à la question des conditions de production de l’idéologie par ses auteurs. Outre que cette compréhension va au-delà de la saisie des articulations entre sociétés « traditionnelles » et « économies modernes » du maître, on y perçoit une démarche (probablement involontaire dans ce séminaire) visant à objectiver les savoirs et les connaissances par un questionnement continu sur leurs conditions de production.

 

Bien que les séminaires du maître représentent un bain de socialisation à l’anthropologie, ils ne suffisent cependant pas à dispenser une formation anthropologique :

À l’époque, il y avait une véritable coupure entre les professeurs, de véritables mandarins que l’on écoutait très sagement, et ceux qui, assistants, et encadreurs variés, etc., étaient en dessous de la tribune, et qui dans mes souvenirs des études africaines, n’étaient pas meilleurs que les étudiants.

Dans ce contexte, la « socialisation précoce » tient moins à la qualité des enseignements dispensés sur l’Afrique, et à leurs contenus, qu’aux « maîtres à penser », « pédagogues » et « meneurs d’âmes » que le jeune anthropologue rencontre, et qui orientent et aiguisent son regard vers « l’inédit, la nouveauté », vers « la rencontre dans laquelle le contemporain prend la préséance sur la nostalgie du néolithique et l’observation des cultures moribondes » (Gaillard, 2004, p. 297).

À défaut de recevoir une « formation » dans le cadre de cette « préparation », Jean Copans effectue une première mission de recherche en Côte d’Ivoire (octobre 1965) : sa « première découverte de l’Afrique ». Là encore, il n’y retournera pas, et ne semble pas avoir publié sur ce court passage de trois mois décrit en quelques mots dans la longue marche.

Mon premier terrain, la zone péri-urbaine d’Abidjan (1965), est depuis déjà un certain temps déjà le souvenir d’une zone rurale disparue. Mon beau-frère (Ivoirien) dirige une entreprise dans la zone industrielle de Yopougon, là où jadis nous recherchions les conditions d’une agriculture vivrière et immigrée. (Ibid. 1990, p. 39)

Si l’on ne sait d’ailleurs pas vraiment ce qui le mène en Côte d’Ivoire, l’ombre du maître n’est pas loin : en 1965, Georges Balandier se trouve à l’Institut ethnosociologique de l’université d’Abidjan, créé par Emmanuel Terray et Fernand Lafargue en 1963, autre lieu de la socialisation d’une génération d’africanistes. En dépit du contexte, cette découverte de ce que l’on nommait alors les « terrains exotiques » ne deviendra pas le centre de sa démarche d’anthropologue :

Le meilleur instrument de distanciation anthropologique, c’est moins la découverte du terrain exotique que celle du décentrement à l’égard de son propre milieu d’origine et d’appartenance. (1990, p. 22)

Sans entrer dans le détail d’une « éducation sentimentale », cet appel au décentrement vis-à-vis de son propre milieu, place la question de la formation des anthropologues au cœur de sa démarche, d’autant qu’il n’a eu de cesse de revenir à cette question, tout au long de sa carrière, dans ses allers et retours entre enseignements, et de la recherche. Car tout enfant de la VIe section de l’EPHE soit-il, sa singularité tient au fait qu’il ne confond pas le mouvement de professionnalisation de l’anthropologie, commencé en France au sortir de l’après-guerre, et dans lequel il prend place au début des années 1960, avec celui d’une anthropologie professionnelle.

Sans être rétrospectif, ce regard est présent dans ses premiers écrits dans lesquels il souligne combien sa socialisation précoce à l’anthropologie a fait surgir chez lui une préoccupation singulière pour le déficit de formation et de pédagogie de l’anthropologie, et dont la traduction est une volonté d’asseoir une méthodologie, sinon sérieuse, tout au moins rigoureuse. Entre 1965 et 1969, Jean Copans va ainsi publier, à l’invitation de Jean Pouillon, huit articles dans la revue L’Homme7 parmi lesquels quatre sont ce que nous nommerions aujourd’hui à des « à propos », et portent sur des questions théoriques et de méthodes. Alors que son premier article est une note critique sur le genre monographique (1966), les deux autres sont consacrés au Métier d’anthropologue (1967b & 1969c) et le dernier à une discussion théorique autour du « mode de production asiatique » (1969a).

Les deux textes composant Le métier d’anthropologue (I & 2) traduisent une préoccupation forte pour la formation et la pédagogie de l’anthropologie que l’on pourrait attribuer à des textes de jeunesses exprimant le ressenti d’une formation inachevée. Consacrées à la recension critique d’une série américaine Studies in anthropological Method, initiée par Georges et Louis Spindler, ces contributions interrogent à la fois l’absence de pédagogie et les faiblesses méthodologiques de la discipline. Elles se composent chacune d’une introduction dans laquelle l’auteur resitue des recensions d’ouvrages qui, mis en regard les uns avec les autres, deviennent des textes soumis à l’étude. Alors que le premier texte est spécifiquement consacré à la pédagogie de l’anthropologie et à son apprentissage, le second interroge la possibilité de constituer « une conscience de soi », explicite et critique, moins du chercheur que de la discipline. Bien que ces articles traitent d’objets bien délimités (la pédagogie, la méthodologie, la conscience soi de la discipline), l’auteur n’en fait cependant pas des sphères séparées de la réflexion anthropologique ; ces objets sont un symptôme de « la nature même de la réflexion anthropologique, telle qu’elle est menée à l’heure actuelle » (Copans, 1967b, p. 84).

À partir de la recension des trois ouvrages disponibles et consacrés aux questions de méthodes, la première partie du « métier de l’anthropologue » engage une véritable démystification des modes d’apprentissages de la discipline. Non seulement il récuse le mythe de l’initiation à l’anthropologie par un apprentissage qui consisterait en l’immersion de longue durée sur un terrain, mais il lui oppose la nécessité d’une « double initiation théorique et pratique » reposant à la fois sur la formation théorique et sur la préparation à la pratique du terrain et partant d’une question concrète : « Comment se fait l’anthropologie ? ». Ainsi, une méthode de l’anthropologie qui se réduirait au simple énoncé de « l’observation participante » ou à l’imitation ad vitam æternam du modèle monographique de Bronislaw Malinowski demeure largement insuffisante à l’enseignement de la discipline. Il ne s’agit pas donc pas de récuser la possibilité de produire des connaissances par l’observation participante, mais de préciser par une « réflexion claire » les conditions de recueil, de production et d’analyse des données dans le cheminement même de la réflexion anthropologique. Et pour illustrer son propos, Jean Copans applique ce principe d’élucidation des conditions de production des données aux trois ouvrages de Ernest L. Schusky, Manual for Kinship Analysis, de Lewis L. Langness The Life History in Anthropological Science et de John Beattie Understanding an African Kingdom. Sans revenir sur le détail, les commentaires soulignent la possibilité d’une pédagogie et d’un apprentissage théorique du travail de terrain très éloigné de l’éducation sentimentale et de « la mythologie du dépaysement » qui prévaut alors dans la tradition française (Copans, 1967b, p. 91). Et si l’on perçoit son intérêt pour la « lucidité critique » que John Beattie met en œuvre dans la présentation de ses données, il se garde pourtant de le proposer comme « modèle à suivre ». Tout au plus s’agit-il de jalons pour une réflexion à construire qu’il reprend dans la seconde partie de l’article consacré cette fois, et dans le chemin inverse, à « la conscience de soi de la discipline », c’est-à-dire « aux rapports que la théorie entretient avec les pratiques qui la fondent » (Copans, 1969c, p. 79).

Au-delà des débats posés, on aurait tort de considérer ces premiers textes comme des écrits de jeunesse. Mis en relation avec d’autres, ils prennent une tonalité particulière et présentent à la fois une matrice intellectuelle et un style assez singulier de mode d’intervention dans le débat anthropologique : celui de la forme « chronique ».

La forme chronique comme construction méthodologique critique

Si une œuvre couvre l’ensemble des activités et du travail d’un artiste, d’un écrivain ou d’un chercheur, l’entreprise de Jean Copans se singularise par le nombre de recensions d’ouvrages signés de sa plume. Auteur de 190 comptes rendus depuis le début de sa carrière8, son travail de recension témoigne d’un engagement dans une lecture assidue et rend compte de l’une des facettes importantes de cet animal anthropologique dont le rôle consiste à se faire réceptacle et interprète de la pensée des autres. Pourtant, le nombre important des comptes rendus ne serait sans doute rien sans leur mise en forme dans un autre genre, celui de la « chronique bibliographique », dans lequel Jean Copans s’est très largement investi. Ses 21 chroniques bibliographiques requièrent que nous nous y arrêtions un instant.

D’abord, nous pourrions rappeler combien la rubrique « Chronique bibliographique » des Cahiers d’études africaines doit aux frottements de ce collaborateur avec des rédacteurs en chef qui ne savaient ni où classer ses productions ni comment publier ses contributions hétérodoxes. Bien que l’on soit tenté d’associer cette pratique à l’héritage familial d’un père, Sim Copans, connu pour ses contributions radiophoniques et écrites à l’histoire du jazz (Digard, 2011), la rubrique « Chronique bibliographique » des Cahiers n’est pas le seul fait de Jean Copans. Elle résulte de l’expérimentation de plusieurs genres qui se mirent en place à partir de 1973, entre autres dans les Cahiers d’études africaines, et de la contribution active de l’auteur à une « énergie éditoriale9 ». Pourtant, ses chroniques sont à nulles autres pareilles et sont devenues, au fil du temps, bien plus que des chroniques, comme s’il y avait là une marque de fabrique de l’anthropologue africaniste.

Ce cheminement entre l’art du « passage en revue » et la « condition d’être de la revue » (Copans, 2010) est, d’ailleurs assumé, comme il le souligne dans le numéro cinquantenaire des Cahiers d’études africaines :

Je suis un homme de périodiques, de journaux ou de magazines aux périodicités variées et de revues académiques. Je le suis comme lecteur d’abord, mais aussi, avec le temps, comme auteur qui y a trouvé sa résidence secondaire et même pourquoi pas, principale. (Copans, 2010, p. 558)

Enfin, et pour conforter cette condition de voyageurs sans bréviaire, on pourrait ajouter l’image de Jean Copans, lors de la séance du séminaire Généalogies des africanismes (2003) du Centre d’études africaines. Jean Copans était alors arrivé avec une valise. Trois heures durant, il devait la déballer et en sortir « périodiques et journaux » qui, circulant entre les mains des auditeurs du séminaire, venaient comme des textes à l’appui d’une trajectoire intellectuelle et de son histoire de l’africanisme.

Dans son œuvre, les recensions trouvent expression pleine dans la forme chronique. Cette forme consacre une méthode de travail précédemment décrite à propos de l’article « Le métier d’anthropologue ». Dans ses chroniques, Jean Copans dresse un état de l’art à propos de questions qu’il se pose sur « la pédagogie et les méthodes de l’anthropologie », « la classe ouvrière en Afrique », « l’Afrique monde », ou encore la catégorie d’« intellectuel africain », « les études sénégalaises ». Ses notes ou chroniques bibliographiques permettent de suivre les inflexions dans ses choix de recherche et la manière dont ils accompagnent sa vision de l’anthropologie.

 

La chronique bibliographique « Les classes ouvrières d’Afrique noire. Bibliographie sélectionnée, classée et commentée » (1981) en fournit un bel exemple puisqu’elle marque à la fois un déplacement progressif des centres d’intérêt de Jean Copans, le passage de l’étude des mondes ruraux aux mondes ouvriers (des villes). Alors que le thème des classes ouvrières est encore très marginal dans les études africaines du début des années 1970, Jean Copans publie au début des années 1980, un recensement de 380 références. Sans livrer un inventaire exhaustif, la note s’organise en deux parties composées pour chacune de trois sections thématiques : 1 – Points de repère concernant les classes ouvrières occidentales ; 2 – Bibliographies et des sources d’information existantes ; 3 – Éléments pour une anthropologie industrielle ; 4 – Les classes ouvrières africaines : introduction et interprétations ; 5 – L’histoire et la sociologie du travail et des travailleurs, et enfin 6 – Actions et consciences ouvrières : grève, syndicalisme, culture politique.

Résultant du séminaire qu’il a animé sur ce sujet jusqu’en 1979 à l’EHESS, cette publication est instructive tant sur le plan méthodologique que par la manière dont elle s’inscrit dans les débats de l’anthropologie. Tout en constituant un corpus sur « Les classes ouvrières d’Afrique noire », l’auteur commence par un détour dans la littérature historique et sociologique sur les classes ouvrières occidentales. Alors que l’on pourrait s’attendre qu’il isole son objet dans des historicités africaines, il l’inscrit d’emblée dans une histoire, celle de la « modernisation », autrement dit des formes et des effets du développement capitaliste. À la différence du maître Georges Balandier, et de ses rapports ambigus au marxisme, Jean Copans reprend les chantiers de Georges Gurvitch dont une partie de l’enseignement portait sur « Le concept de classe sociale » (cours de la Sorbonne 1954). Bien que ce cadre réinscrive son objet dans une histoire englobante de l’Afrique, il lui permet aussi de revenir à l’étude des formations sociales et historiques et de leurs comparaisons. Partant, il expose sa méthode en présentant ses sources d’information. Enfin, il inscrit son objet dans les enjeux théoriques et méthodologiques qui ouvrent à un nouveau champ de recherche, l’anthropologie industrielle. À partir d’un objet (la classe ouvrière) défini dans son ancrage africaniste, la chronique devient donc ce qu’il nomme un Cahier de sociologie de la connaissance africaniste à travers lequel il interroge les frontières de la discipline et propose un renouvellement de ses champs d’études.

Partant de cet état de l’art, les recherches ultérieures de Jean Copans se focalisent moins sur la formation des classes sociales en Afrique que sur les dynamiques qui empêchent leur formation. Au milieu des années 1990, les recherches qu’il mène dans le séminaire intitulé « Rente, travail, pouvoir : recherche sur le paternalisme et le clientélisme contemporain » (Séminaire EHESS-ORSTOM UR54) 1995-1996 Robert Cabanes-Jean Copans) s’inscrivent dans les thématiques identifiées de l’histoire sociale des formes et des effets du capitalisme industriel et des formes d’actions et de consciences ouvrières. Inscrites dans le prolongement des intuitions de Georges Balandier, ces recherches examinent la manière dont les relations de dépendance dans les sociétés font obstacle à la construction de résistance à l’impérialisme. Paradoxalement, elles vont souligner que le clientélisme et le paternalisme sont aussi des stratégies mises en œuvre par les acteurs dominants tels que l’État et « les patrons ». Dans ses travaux sur l’industrie de São Paulo, Robert Cabanes montre en particulier que le clientélisme et le paternalisme ne trouvent pas leur origine dans une dette initiale, mais au contraire dans le rapport à une forme de consentement construite par l’État. Il en tire comme conclusion que le syndicalisme et plus largement les formes de résistance ne développent une autonomie que dans la mesure où ils prennent en charge les problèmes du travail au niveau des lieux de travail, c’est-à-dire dans des situations qui rendent possible une objectivation concrète des formes de domination.

À la différence des recensions, les « chroniques » sont donc dans l’œuvre de Jean Copans, un objet même de l’anthropologie, une « zone critique », en ce sens qu’elles définissent, sinon un manque ou un oubli de la réflexion anthropologique, tout au moins un lieu de son renouvellement. À cet égard, la chronique bibliographique sur les classes ouvrières en Afrique noire a valeur d’exemplarité. Alors même que le sujet était très largement ignoré par les études africaines du début des années 1970, Jean Copans dresse un état des lieux et inscrit ce thème dans des traditions d’études, des thèmes que la forme chronique met en débat. Par cette forme, la définition d’un objet du contemporain passe de facto par une relation à l’écriture des autres, entendons un dialogue par textes interposés, et parfois une confrontation. Les textes présentés forment le véhicule de la relation entre terrain et théorie, du renouvellement de l’anthropologie et de ses objets.

Cette manière de faire n’est pas étrangère à la définition du projet d’une anthropologie du contemporain en ce qu’elle conçoit, comme le suggère Marc Augé (1994), une discipline historique, « consciente d’observer un monde dont l’évolution la (condamne) elle-même au mouvement ». De plus, cette conscience s’exprime « dans la critique constante des œuvres existantes et la révision incessante de la théorie » (ibid., p. 61), et se déploie à travers des « modèles critiques » décrits depuis « le modèle de la lettre volée », en passant par celui des « évidences », de l’anthropologie « hors jeu », de « la culpabilité transférée », jusqu’au « dialogue de sourds » (ibid., p. 61-65).

Pour autant, la démarche de Jean Copans ne semble réductible à aucun de ces modèles critiques. Elle tend à emprunter et à circuler à travers chacun d’entre eux. Ainsi la forme chronique bibliographique inscrit d’emblée l’anthropologie dans un savoir cumulatif sans lequel il ne saurait y avoir a priori de critique des œuvres et a fortiori de révision théorique. Mais ce travail d’actualisation de la bibliographie participe aussi aux renouvellements des objets. Il peut conduire d’une certaine manière vers « le modèle de l’anthropologie hors jeu », comme le souligne l’exemple des classes ouvrières, sans que, pour autant, ce soit l’objet empirique qui délimite les frontières du jeu anthropologique.

De ce point de vue, le renouvellement de la discipline n’est pas soumis à l’illusion du seul mouvement du monde. Les textes sont les garants de l’histoire et de l’inscription du monde en mouvement dans l’histoire. En ce sens, la chronique bibliographique constitue une des formes de la notion de zone critique. La confrontation permanente de l’auteur à l’état de l’art est la condition de sa participation à ce que Jeremy MacLancy (2002) nomme d’une « anthropologie des lignes de front », c’est-à-dire une anthropologie qui épouse le monde où elle se déploie, y trouve ses objets, et parfois s’y engage.

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