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Les musiciens et la musique

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CHERUBINI

ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

20 mars 1842.

La vie de ce grand compositeur peut être offerte aux jeunes artistes comme un modèle sous presque tous les rapports. Les études de Cherubini furent longues et patientes, ses travaux nombreux, ses ennemis puissants. A l'inflexibilité de son caractère, à la ténacité de ses convictions, se joignait une dignité réelle qui les rendit toujours respectables, et qu'on ne trouve pas souvent, il faut malheureusement le reconnaître, chez les artistes même les plus éminents.

Né à Florence, vers la fin de 1760, disciple dès l'âge de neuf ans, de Bartholomeo et d'Alexandro Felici, et plus tard de Bizarri, et de Castrucci, maîtres tous également inconnus aujourd'hui, il n'acheva son éducation musicale que vers sa vingtième année et sous la direction de Sarti. Le grand duc de Toscane, Léopold II, le prit alors sous sa protection spéciale, et Sarti, pour prix de ses leçons, se contenta de faire écrire à son élève une foule de morceaux qu'il intercalait dans ses propres ouvrages, et dont il gardait sans scrupule tout l'honneur pour lui seul. Le maître dut se décider pourtant à donner carrière à son élève; et Cherubini, libre enfin de voir ses compositions applaudies sous son nom, écrivit pour les théâtres d'Italie plusieurs partitions dont le succès le fit bientôt appeler à Londres. Ce fut en Angleterre qu'il composa la Finta principessa et Julio Sabino. Quelques années après, Ifigenia in Aulide parut avec un grand succès sur le théâtre de Turin. Après avoir donné Faniska à Vienne, Cherubini retourna en Angleterre pour diriger les concerts de la Société Philharmonique. A son retour en France, son ami Viotti, qui était fort à la mode, le mit en relations avec le monde élégant et lui ouvrit la plupart des salons de la capitale. Cherubini songea seulement alors à écrire pour la scène française, et Marmontel lui donna le poème de Démophon. Ce sujet, très dramatique et essentiellement musical cependant, avait déjà été fatal à une partition de Vogel, dont la pathétique ouverture est seule restée. Le succès du Démophon de Cherubini fut douteux; mais les beautés énergiques qu'on ne put y méconnaître firent prèssentir ce qu'on pouvait attendre de l'auteur dans ce genre grandiose et sévère.

Chargé bientôt après de la direction musicale de l'Opéra-Italien, il dut, dans l'intérêt des ouvrages qu'on y représentait et, peut-être aussi bien souvent, pour satisfaire les caprices des chanteurs, reprendre sa tâche de collaborateur anonyme, abandonnée avec les leçons de Sarti. Il introduisit ainsi dans diverses partitions un grand nombre de morceaux charmants, dont quelques-uns décidèrent le succès des opéras auxquels il les donnait si généreusement; tels furent le fameux quatuor des Viaggiatori felici et celui moins connu mais également admirable du Don Giovanni de Gazzaniga. Ce qui prouve sans réplique qu'il y eut un compositeur italien du nom de Gazzaniga, qui fit un opéra de Don Giovanni: Mozart aussi en a fait un.

Tout en écrivant ces mélodieux fragments pour les habiles virtuoses du Théâtre-Italien, Cherubini étudiait l'esprit de l'école française, et cherchait si, en demandant davantage à l'accent dramatique, aux modulations imprévues, aux effets d'orchestre, on ne pourrait suppléer à ce qui manquait d'habileté aux chanteurs français. La question fut résolue affirmativement par son opéra de Lodoïska, dont le succès eut été plus long et plus populaire si le petit ouvrage de Kreutzer, sur le même sujet et portant le même titre, ne se fut assuré la vogue par une plus grande facilité d'exécution et par l'exiguité gracieuse de ses formes mélodiques. On sait qu'en France surtout, des productions grandes et belles sont souvent éclipsées par d'autres qui ne sont que jolies. La Lodoïska de Cherubini produisit néanmoins une profonde sensation dans le monde musical, et le mouvement qu'elle imprima à l'art, secondé par les efforts à peu près parallèles de Méhul, de Berton et de Lesueur, amena pour l'école française une ère de gloire à laquelle il était permis de douter qu'elle pût jamais atteindre.

Lodoïska fut suivie, à des intervalles plus ou moins rapprochés, d'Élisa ou le Mont Saint-Bernard, de Médée, de l'Hôtellerie portugaise et enfin des Deux Journées, dont le succès devint rapidement populaire. C'est dans Élisa que se trouve ce chœur de moines cherchant les voyageurs ensevelis sous la neige, qu'on a trop rarement exécuté aux concerts du Conservatoire, et dont le caractère est empreint d'une telle vérité, qu'on disait en l'entendant: «Cette musique fait grelotter!» Dans le même opéra, on admire avec raison la scène de la cloche, dans laquelle, en tournant constamment autour de la note unique d'une cloche, dont le tintement se fait entendre sans interruption d'un bout à l'autre du morceau, le maître a montré tout ce qu'il possédait de ressources harmoniques et son adresse rare à enchaîner les modulations.

La Médée est une œuvre plus complète que la précédente; elle est restée au répertoire d'un grand nombre de théâtres allemands, et c'est une honte pour les nôtres qu'elle en soit bannie depuis si longtemps.

La même observation s'applique aussi aux Deux Journées, qu'on a eu dernièrement une velléité de remonter à l'Opéra-Comique, et qu'on a laissées en définitive dans les cartons, parce qu'il était impossible d'accorder à l'auteur, pour le rôle du porteur d'eau, l'acteur Henri qu'il exigeait. Voilà de ces impossibilités à faire mourir de rire, et dont on parle aussi sérieusement dans nos théâtres que s'il s'agissait de ressusciter Talma. L'Hôtellerie portugaise a été moins heureuse. Cette partition n'est pas même gravée; il n'en est resté qu'un trio bouffe fort intéressant (on le chante souvent dans les concerts) et l'ouverture, dont l'andante contient un canon sur l'air des Folies d'Espagne d'une couleur mystérieuse et de l'effet le plus original.

Un peu avant la représentation de son opéra des Deux Journées, Cherubini avait été nommé l'un des inspecteurs de l'enseignement du Conservatoire. Cette place fut pendant longtemps la seule qu'il eut à remplir; Napoléon ayant, comme on sait, une affectation bizarre, et en tout cas peu digne de lui, à faire sentir à Cherubini l'antipathie qu'il ressentait pour sa personne et pour ses ouvrages. On a donné pour motif à cet éloignement quelques réparties fort rudes de Cherubini à des observations assez mal fondées de Napoléon sur sa musique; on prétend que le compositeur aurait dit un jour au Premier Consul, avec une vivacité, fort concevable du reste en pareille occasion: «Citoyen consul, mêlez-vous de gagner des batailles, et laissez-moi faire mon métier auquel vous n'entendez rien!» Une autre fois, comme Napoléon lui avouait sa prédilection pour la musique monotone, c'est-à-dire pour celle qui le berçait doucement, Cherubini aurait répliqué, avec plus de finesse que d'humeur cependant: «J'entends, vous aimez la musique qui ne vous empêche pas de songer aux affaires d'État!» Ces réparties, on le verra plus loin, sont bien dans le caractère et la tournure d'esprit de Cherubini; toujours est-il certain que Napoléon chercha constamment à blesser son amour-propre en exaltant sans mesure en sa présence Paisiello et Zingarelli, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion, en le laissant à l'écart comme un homme médiocre, et en s'obstinant à prononcer son nom à la française, pour faire entendre par là qu'il ne le trouvait pas digne de porter un nom italien.

Ce fut en 1805 seulement que Napoléon, après la victoire d'Austerlitz, ayant su que Cherubini était à Vienne, occupé à écrire son opéra Faniska, le fit venir et lui témoigna assez de bienveillance pour ne plus prononcer son nom à la française. Il le chargea même d'organiser ses concerts particuliers, et ne manqua pas, lorsqu'ils eurent lieu, d'en critiquer l'ordonnance et d'exiger de Cherubini les choses les plus ridicules. Ainsi il voulut que l'air du père de la Nina de Paisiello (air de basse) fût chanté par le castrat Crescentini; Cherubini lui faisant observer que le povero ne pourrait le chanter qu'à l'octave supérieure: «Eh bien, qu'il le chante, dit Napoléon, je ne tiens pas à une octave!» Et ce fut vraiment bien heureux, car si le grand homme avait tenu à une octave, et s'il eût exigé que le chanteur prît une voix grave, malgré toute sa bonne volonté, il eût été impossible à celui-ci d'y parvenir.

Napoléon eut encore à Vienne avec Cherubini l'éternelle discussion, tant de fois commencée à Paris avec Paisiello et avec Lesueur, sur les nuances de l'orchestre. Le géant des batailles, le virtuose du canon, n'aimait pas que les instruments de musique se permissent d'élever la voix; les forte, les tutti éclatants l'impatientaient. Il prétendait alors que l'orchestre jouait trop haut, et quand il avait fait comprendre à ses malheureux maîtres de chapelle qu'il entendait par ces mots, jouer trop fort, ils devaient nécessairement ne plus tenir compte des intentions du compositeur, ni du sens de l'œuvre, et ordonner aux exécutants d'éteindre le son jusqu'au pianissimo. La musique alors berçait le grand homme, et il pouvait rêver aux affaires d'État. Napoléon aurait dû se contenter pour chœur et pour orchestre d'une harpe éolienne. Certes, rien ne ressemble moins aux soupirs harmonieux de cet instrument que l'orchestre de Cherubini; mais le goût exclusif de l'Empereur pour la musique douce, calme et rêveuse, a peut-être contribué, en dirigeant l'esprit du compositeur sur ce point de son art, à lui faire trouver cette forme curieuse de decrescendo dont il a laissé de si admirables modèles dans quelques-unes de ses compositions religieuses. Personne avant Cherubini et personne après lui n'a possédé à ce point la science du clair obscur, de la demi-teinte, de la dégradation progressive du son; appliquée à certaines parties essentiellement mélodieuses de ses messes, elle lui a fait produire de véritables merveilles d'expression religieuse et découvrir des finesses exquises d'instrumentation.

 

A son retour de Vienne, Cherubini fut atteint d'une maladie nerveuse qui donna les plus sérieuses inquiétudes à sa famille, et qui lui rendit tout travail musical impossible. La composition lui étant absolument interdite, il se prit, dans sa profonde mélancolie, d'un vif amour pour les fleurs; il étudia la botanique, ne songea plus qu'à herboriser, à former des herbiers, à étudier Linné, de Jussieu et Tournefort. Cette passion sembla même survivre à la maladie qui l'avait fait naître, et lorsque, entièrement rétabli, fixé chez le prince de Chimay, il aurait dû reprendre ses travaux trop longtemps interrompus, ce ne fut que pour céder aux vives instances de ses hôtes qu'il se décida à écrire une messe. Il produisit alors et presque à contre-cœur sa fameuse messe solennelle à trois voix, l'un des chefs-d'œuvre du genre.

Revenu à Paris, plein de santé et de confiance dans la force et la verdeur de son génie, il écrivit Pimmalione pour le Théâtre-Italien, le Crescendo pour l'Opéra-Comique, et les Abencérages pour l'Opéra. Je ne connais rien des deux premiers ouvrages, mais nous avons entendu au Conservatoire divers fragments du troisième qui donnent une grande idée de son mérite. L'air surtout, si souvent chanté par Ponchard: Suspendez à ces murs mes armes, ma bannière, est évidemment une des plus belles choses dont la musique dramatique ait eu à s'enorgueillir depuis Gluck. Rien de plus vrai, de plus profondément senti, de plus noble et de plus touchant à la fois. On ne sait ce qu'on doit admirer le plus du récitatif si plein d'accablement, de la mélodie si désolée et si tendre de l'andante ou de l'allegro final, où la douleur se ravivant arrache des cris d'angoisse au malheureux amant de Zoraïde.

Cherubini, en société avec trois autres compositeurs, improvisa, pour ainsi dire, deux opéras de circonstance, l'Oriflamme et Bayard à Mézières. Un seul morceau de l'Oriflamme nous est connu: c'est un chœur conçu dans son système de decrescendo dont nous avons parlé tout à-l'heure; on l'exécutait, il y a huit ou dix ans, assez souvent dans les concerts du Conservatoire, et il n'a jamais manqué d'y produire l'impression la plus vive par son exquise douceur et sa complète originalité. En présence des effets vraiment délicieux que Cherubini a su tirer des voix et de l'orchestre dans la nuance du pianissimo, de la distinction du style mélodique, de la finesse d'orchestration qui ne l'abandonnent jamais alors, de la grâce avec laquelle s'enchaînent ses harmonies et ses modulations, il est permis de regretter qu'il ait beaucoup plus écrit dans la nuance contraire. Ses morceaux énergiques ne brillent pas toujours par les qualités qui devraient leur être propres; l'orchestre y fait quelquefois, même dans ses messes, des mouvements brusques et durs qui conviennent peu au style religieux.

La Restauration amena pour Cherubini une tardive justice; les Bourbons prirent à cœur de lui faire oublier les rigueurs de Napoléon, et lui donnèrent la survivance de Martini à la surintendance de la musique du Roi. Au retour de l'île d'Elbe, l'Empereur cependant crut devoir le nommer chevalier de la Légion d'honneur. En outre, à la même époque, le nombre des membres de l'Académie des Beaux-Arts ayant été augmenté, Cherubini entra à l'Institut. A la mort de Martini, il lui succéda, en partageant avec Lesueur la place de surintendant de la musique du Roi. Dès lors, Cherubini se livra presque exclusivement aux compositions sacrées. Il écrivit pour la chapelle de Louis XVIII et pour celle de Charles X un nombre considérable de prières, psaumes, motets et messes, dont les deux principales sont connues et admirées de tous les musiciens de l'Europe; je veux parler de la messe du Sacre de Charles X et du premier Requiem à quatre voix. On rencontre, il est vrai, dans la messe du Sacre, plusieurs passages dont le style, empreint du défaut que je signalais tout à l'heure, a plus de violence que de vigueur, et partant peu d'accent religieux; mais tant d'autres sont irréprochables, et d'ailleurs, la Marche de la Communion qui s'y trouve, est une inspiration de telle nature, qu'elle doit faire oublier quelques taches et immortaliser l'œuvre à laquelle elle appartient.

Voilà l'expression mystique dans toute sa pureté, la contemplation, l'extase catholiques! Si Gluck, avec son chant instrumental aux contours arrêtés, empreint d'une sorte de passion triste, mais non rêveuse, a trouvé dans la marche d'Alceste, l'idéal du style religieux antique, Cherubini, par sa mélodie, également instrumentale, vague, voilée, insaisissable, a su atteindre aux plus mystérieuses profondeurs de la méditation chrétienne. La marche de Gluck, passionnée dans sa gravité même, et laissant par intervalles échapper les accents de reproche d'un cœur souffrant, mal résigné aux volontés des dieux, trouble l'auditeur et lui arrache des larmes ardentes; elle porte le caractère d'une religion poétique, mais sensuelle. Le morceau de Cherubini ne respire que l'amour divin, la foi sans nuages, le calme, la sérénité infinie d'une âme en présence de son créateur; aucune terrestre rumeur n'en altère la céleste quiétude, et s'il amène des pleurs dans les yeux de celui qui l'écoute, ils coulent si doucement, et la rêverie qu'il produit est si profonde, que l'auditeur de ce chant séraphique, emporté par delà les idées d'art et le souvenir du monde réel, ignore sa propre émotion. Si jamais le mot sublime a été d'une application juste et vraie, c'est à propos de la Marche de la Communion de Cherubini.

Le Requiem, dans son ensemble, est, selon moi, le chef-d'œuvre de son auteur; aucune autre composition de ce grand maître ne peut soutenir la comparaison avec celle-là, pour l'abondance des idées, l'ampleur des formes, la hauteur soutenue du style, et, n'était la fugue violente sur ce lambeau de phrase dépourvu de sens: quam olim Abrahæ promisisti, il faudrait dire aussi, pour la constante vérité d'expression. L'Agnus en decrescendo dépasse tout ce qu'on a tenté en ce genre; c'est l'affaiblissement graduel de l'être souffrant, on le voit s'éteindre et mourir, on l'entend expirer. Le travail de cette partition a d'ailleurs un prix inestimable; le tissu vocal en est serré mais clair, l'instrumentation colorée, puissante, mais toujours digne de son objet. Inutile d'ajouter que ce Requiem est fort supérieur au dernier, que Cherubini composa, il y a trois ans, pour ses propres funérailles, et qu'on a, d'après sa dernière volonté, exécuté à Saint-Roch ce matin. Le plan général de celui-ci est bien moins vaste; le souffle de l'inspiration s'y fait plus rarement sentir; cette sorte de brusquerie, ou de tendance à la colère, qui se manifeste trop souvent dans quelques-unes des productions de Cherubini, est ici plus sensible, et les idées ne sont pas toujours d'une extrême distinction. Il contient cependant des morceaux entiers et de longue haleine de la plus grande beauté; entre autres, le Lacrymosa.

Cherubini a écrit quelques quatuors d'instruments à cordes d'un bon style et trop peu connus.

Son dernier opéra Ali-Baba a été éloigné de la scène de l'Opéra, après dix ou douze représentations, par une de ces raisons financières qui ont fait mettre à l'écart tant d'autres beaux ouvrages depuis que l'Opéra est devenu une entreprise particulière, une exploitation industrielle.

Rien de plus entier, de plus inaltérable que les convictions de Cherubini; en matière harmonique surtout, il n'admettait pas la possibilité d'une modification ou seulement d'une extension des règles établies. Il eut souvent, à ce sujet, des discussions très vives avec le savant professeur Reicha, avec Choron; et, un jour qu'un théoricien systématique, moins connu que ces deux maîtres, et fort entier aussi dans l'étrange doctrine de théologie musicale dont il est à la fois le disciple et le fondateur, s'obstinait à argumenter contre lui, Cherubini, bouillant de colère, ne pouvant parvenir à mettre à la porte son entêté disputeur, s'écria: «Sortez de chez moi! sortez, vous dis-je, ou je me jette par la fenêtre! et l'on dira que c'est vous qui m'avez assassiné!»

La tournure de son esprit était éminemment caustique; sa conversation abondait en traits mordants, en réparties d'un laconisme piquant et incisif.

Un jour, passant dans la cour des Menus-Plaisirs à l'heure d'un concert donné par un jeune compositeur de ma connaissance, quelqu'un voulut l'entraîner dans la salle pour entendre la symphonie nouvelle qui servait alors de texte aux controverses musicales les plus animées: «Laissez-moi, dit Cherubini, je n'ai pas besoin de savoir comment il ne faut pas faire!» Une autre fois, à une répétition de la grande messe solennelle de Beethoven, m'étant prononcé contre la fugue en majeur qu'elle contient46, avec une franchise que mon admiration pour l'auteur pouvait, ce me semble, excuser, un pianiste, homme de mérite sans doute, surtout à cette époque, et qui a composé beaucoup de musique, prit fait et cause pour le fracas fugué et anti-religieux de Beethoven. Cherubini entre au foyer au milieu de la discussion; malgré mes signes pour l'engager au silence, mon adversaire la continue de manière à attirer au contraire l'attention de Cherubini qui se retournant vivement: «Qu'est-ce que c'est? – C'est monsieur, répond perfidement le virtuose, qui n'aime pas la fugue. – Parce que la fugue ne l'aime pas.»

Cherubini était impitoyable même pour ses élèves, quand une saillie se présentait à son esprit. L'un d'eux allait donner un nouvel opéra, Cherubini assistait, dans une loge, à la dernière répétition. Après le second acte, le jeune compositeur, plein d'anxiété, entre dans la loge et attend inutilement quelques-unes de ces bonnes paroles dont on a tant besoin en pareil cas: «Eh bien, cher maître, dit-il enfin, vous ne me dites rien! – Que diable veux-tu que je te dise? réplique en riant Cherubini; je t'écoute depuis deux heures et tu ne me dis rien non plus!» Le mot était d'autant plus dur, qu'il manquait de justesse et de justice; l'ouvrage de l'élève eut un grand succès.

AUBER

LES DIAMANTS DE LA COURONNE

12 mars 1840.

Il s'agit de diamants faux qu'on veut faire briller comme s'ils sortaient des mines de Golconde. Voici comment.

Nous sommes en Estramadure, dans un souterrain habité par une bande de malfaiteurs qui, à la fin de la pièce, se trouvent être les bienfaiteurs du Portugal. Ces braves fabriquent de la fausse monnaie, de faux billets, de faux diamants, et généralement tout ce qui concerne leur état. Les cavités de la montagne retentissent des coups de leurs balanciers; on travaille sans relâche. Ce qui prouve bien que l'oisiveté n'engendre pas tous les vices. Entre un jeune seigneur, don Henrique, neveu du ministre de la Justice espagnole. Il pleut à verse, il tonne; ses chevaux épouvantés ont pris le mors aux dents; il n'a eu que le temps de s'élancer de sa voiture au moment où, moderne Hippolyte, il allait être par ses furieux coursiers traîné de roc en roc, au fond d'un précipice. Il voit un ermitage, une espèce de couvent, et vient y demander un abri. Bien étonné de n'y trouver personne, don Henrique s'amuse, pour tuer le temps, à chanter une ballade sur les agréments des voyages, quand trois ou quatre gaillards, fort peu semblables par leurs costumes à de pieux anachorètes, s'avancent traînant la valise de l'étranger. Ils l'ouvrent sans façon et s'emparent de tout ce qu'elle contient. L'heure du repas des ouvriers a sonné; ils sortent en foule des sombres ateliers en chantant à tue-tête, non pas, comme dans Guillaume Tell, le travail, l'hymen et l'amour: mais le travail et… quelque autre chose. Rien ne dispose à la joie comme une vie active, réglée et une conscience pure. La pureté de conscience est surtout de rigueur.

A force de parcourir, dans leurs joyeux ébats, les coins et recoins du faux monastère, les faux monnayeurs finissent par apercevoir notre voyageur, qui depuis un quart d'heure se cachait de son mieux derrière une enclume. Cinquante couteaux et autant de marteaux se lèvent à l'instant sur lui, on va le mettre en pièces, le monnayer; mais une charmante jeune fille, en robe tricolore, béret en tête, et poignard à la ceinture (à la bonne heure! je ne connais rien d'ignoble comme cet usage des honnêtes femmes espagnoles de porter le poignard à la jarretière; voyez un peu le gracieux mouvement que cela les oblige de faire, quand le moment est venu de poignarder leur amant!) une délicieuse brigande, donc, la Vénus de ces cyclopes, s'élance au devant d'eux, et leur ordonne de respecter l'étranger, qu'elle prend sous sa protection. Bien plus, elle l'invite à déjeuner, et exige du chef des bandits, un gros monsieur rébarbatif, nommé Rebolledo, qu'il lui serve le chocolat. La troupe soumise, religieuse et frugale, se retire, fait le signe de la croix, et va se restaurer avec des cigaretti et quelques verres d'eau fraîche. Ce repas économique n'est pas terminé, qu'un émissaire accourt, hors d'haleine, et pâle comme s'il n'avait ni bu ni fumé depuis huit jours.

 

«Des soldats gravissent la montagne, gardent toutes les avenues, ils vont entourer l'ermitage; il n'y a plus moyen de leur échapper, nous sommes perdus. – Bah! répond Catarina (c'est le nom de la capitaine brigande), bah! dit-elle, en versant à don Henrique une seconde tasse de chocolat, ils ne nous tiennent pas; finissez tranquillement votre déjeuner.» Mais nos hommes n'ont plus d'appétit; la perspective des bûchers de l'inquisition l'a fait disparaître instantanément; pourtant la sécurité de Catarina est motivée; elle a son plan, la jolie scélérate. Elle vous encapuchonne tous ses industriels, les convertit en moines, les range sur deux lignes en procession, place au centre le trésor de la bande, un immense écrin qui représente en faux diamants des centaines de millions, l'enferme dans un coffre à reliques; ainsi enchâssé, le fait porter pieusement par quatre faux frères, et, armée d'un sauf-conduit qu'elle a trouvé dans la valise de don Henrique, se présente avec sa troupe devant les soldats, qui se mettent à genoux pour les laisser passer. Don Henrique, pour prix de la vie qu'on lui a laissée, s'est engagé sur sa parole à ne pas parler de son aventure avant un an.

Nous le retrouvons dans un château près de Madrid, chez son oncle le ministre, et sur le point d'épouser sa cousine Diana, qu'il aimait un peu autrefois, mais qu'il n'aime plus du tout depuis qu'il a eu l'honneur de déjeuner avec Catarina, la capa di banda. En héros de roman bien appris, pouvait-il se dispenser d'avoir une passion romantique pour la gracieuse fée qui lui sauva la vie! De son côté, Diana nourrit en secret le classique amour qu'une héritière éprouve toujours pour un autre que son futur époux. Et cet autre, c'est don Sébastien, le commandant de la troupe chargée d'arrêter les faux monnayeurs, et qui s'est agenouillée si dévotement sur leur passage. De là explication entre le cousin et la cousine, aveux mutuels, bonheur des jeunes amants en découvrant la flamme dont ils ne brûlent pas l'un pour l'autre. Diana est trop heureuse de rendre sa parole à son cousin, mais à la condition qu'au moment du contrat, c'est lui qui refusera de signer et amènera ainsi la rupture. Déjà les salons ministériels s'illuminent; une brillante assemblée vient assister à la noce de Diana; il y a bal et concert. On apporte un faux piano blanc en nougat (la couleur locale eût exigé, je crois, qu'il fût en chocolat), sur lequel un faux pianiste fait semblant de plaquer de faux accords pour accompagner la fiancée qui chante réellement juste de temps en temps. Elle commence un duo avec son cousin, la complainte des bandits de la Roche-Noire, dont l'anecdote de don Henrique fait le sujet, au grand étonnement de celui-ci. A peine les deux virtuoses ont-ils été interrompus trois fois dans le premier couplet par des entrées de convives, par des domestiques servant des rafraîchissements, par l'arrivée de l'oncle ministre, absolument comme dans une foule de salons de Paris où l'on croit faire de la musique, qu'une quatrième interruption est causée par une belle dame inconnue dont la voiture s'est brisée près du château, et qui, suivie de son intendant, demande pour quelques heures l'hospitalité. Grand tremblement d'amour et d'effroi pour don Henrique, qui reconnaît Catarina et Rebolledo. Dieu du ciel! le bandit et sa complice dans le salon du ministre de la Justice! Mais son anxiété va redoubler. Catarina pousse l'audace jusqu'à s'offrir pour remplacer, dans le concert quatre fois interrompu, don Henrique, à qui la peur a fait perdre la voix. Elle chante la ballade de la Roche-Noire, elle lit à l'assemblée un journal contenant sa propre histoire et son signalement; elle se moque de don Henrique et de ses terreurs; elle coquette, elle minaude, elle danse; elle fait jouer son intendant à l'écarté avec don Sébastien; il se pourrait même que ce fût avec le ministre en personne, car le brave homme n'est pas fier; elle mange des glaces, elle boit du punch, elle dit à un cavalier qu'il froisse sa garniture, enfin elle fait le diable, elle est délirante, elle n'a pas le sens commun. Apprenant dans un aparté que don Henrique, sur le point d'épouser Diana, a cependant l'intention, au moment fatal, de rompre ce mariage, et cela par amour pour elle Catarina, pour elle, l'aventurière, la contrebandière, la faussaire, la coureuse, l'assassine, la «cheffe» de brigands, elle est curieuse de savoir s'il sera capable d'un tel sacrifice. Peut-être aussi que son cœur sauvage parle en secret pour don Henrique. Bref, malgré son signalement connu de toute l'assemblée, malgré les instances de son adorateur, elle s'obstine à rester; elle s'installe dans le cabinet du ministre, qui, apprenant par ses espions que la Catarina est dans le voisinage, vient de donner des ordres pour la faire arrêter: et au moment où Henrique dit: «Non»! et refuse de signer son contrat de mariage avec Diana, Catarina, entr'ouvrant la porte du cabinet, serre la main de son héros en lui disant: «Au revoir! c'est bien!» descend dans la cour du château et s'élance dans la voiture du ministre, que celui-ci galamment avait fait mettre à sa disposition pour la conduire à Madrid.

Au troisième acte, nous sommes à Lisbonne, on va couronner la jeune reine de Portugal; la loi veut qu'en montant sur son trône elle choisisse un époux. Le ministre espagnol, chargé d'influencer Sa Majesté en faveur d'un prince d'Espagne, vient d'arriver, et son neveu, et Diana, et don Sébastien avec lui. Les voilà tous dans l'antichambre royale, où ils rencontrent, sous les habits d'un grand seigneur, notre vieille connaissance Rebolledo. A leur grande stupéfaction, lui seul est reçu par la reine; tous les autres solliciteurs sont congédiés. Restés en tête à tête, la reine et le bandit se disent des choses curieuses, dont voici le résumé. Sur le point d'arriver au trône, la princesse de Portugal était en proie à une de ces poignantes inquiétudes, à un de ces chagrins concentrés, à cette tristesse colère et amère que les poètes et les artistes connaissent mieux que personne, beaucoup mieux surtout que les princes, quels qu'ils soient. En cet état de l'âme et du cœur, et pour échapper aux angoisses cruelles qui le causent, quelques-uns transigent avec leurs convictions, avec leurs sympathies les plus chères, leur dignité personnelle, leur foi, leur espérance, leur amour éternel; d'autres, se raidissant contre le désespoir, demeurent fidèles à tout ce qu'ils aiment et respectent, laissent passer la vague ennemie, retiennent leur haleine pour subir encore celle qui doit lui succéder, et finissent, comme Robinson, par être jetés meurtris et à demi morts sur quelque île verdoyante, dont plus tard ils deviendront propriétaires, gouverneurs, maîtres absolus, à moins que la respiration leur manquant, l'onde amère ne les étouffe avant la fin de l'épreuve, ce qui arrive quelquefois.

Eh bien! notre princesse portugaise appartient à la classe des poètes qui font des vaudevilles, des grands musiciens qui écrivent des contredanses, des grands peintres, des grands statuaires qui barbouillent des enseignes de cabaret et modèlent des pendules; elle a le malheur de n'avoir pas le sou. Pas d'argent! pas d'argent! C'est triste, surtout un jour de couronnement. Comment faire? Il faut pourtant vivre, même quand on est reine, et vivre splendidement. Voilà donc notre princesse, au lieu de faire du stoïcisme, ou de montrer sa misère en empruntant, qui se résigne et immole sans scrupule tous ses préjugés de tête royale. Elle connaît Rebolledo et sa troupe; elle va le trouver, lui confie son embarras, lui demande de contrefaire de son mieux les diamants de la couronne, et, pendant le temps de cette importante composition, de rester auprès de lui sous le nom de Catarina, comme sa nièce et la directrice de l'atelier. Rebolledo, malgré sa profession dont les apparences sont trompeuses, est, au fond, l'homme le plus vertueux qu'on ait peut-être jamais rencontré à la tête d'une troupe de brigands. Il consent à tout, les diamants sont imités à s'y méprendre; le véritable écrin royal, dont la valeur est immense, vendu par ses soins dans les diverses capitales de l'Europe, remplit les coffres royaux, et Sa Majesté en montant sur le trône a le plaisir de se dire: «Mon diadème est faux, sans doute, mais son éclat suffit, et me voilà riche sans qu'il en ait coûté le moindre sacrifice à mes sujets.» Faut-il ajouter que la jeune reine, au comble de son bonheur, épouse, malgré ses conseillers, Henrique dont l'erreur dure jusqu'au dernier moment, et qui, entraîné par sa passion pour la Catarina, s'écrie avec désespoir: «Inutile de résister! je t'aime, malheureuse! je t'aime à en devenir fou! Je me déshonorerai, je me couvrirai d'infamie, mais, puisqu'il le faut, je t'épouserai!» Pour Rebolledo, il est nommé, lui, chef de la police secrète du royaume, par la très bonne raison qu'il en connaît particulièrement tous les malfaiteurs.

46Voir l'introduction, p. XIX.