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Un Coeur de femme

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XI
LE DERNIER DÉTOUR DU LABYRINTHE

Le célèbre aphorisme des anciens sur la tristesse qui envahit l'être vivant après l'amour n'est pas seulement vrai en lui-même d'une vérité physiologique et naturelle. Il l'est aussi d'une vérité sociale, si l'on peut dire, tant sont d'ordinaire pénibles les conditions qui accompagnent ce réveil de notre pensée que la passion a grisée, cette reprise de notre personne qui a cru se donner, qui n'a pu que se prêter. Et il faut se retrouver l'homme qui va, qui vient, qui appartient à un métier, avec des intérêts à suivre, un rôle à soutenir, des devoirs à pratiquer. Il faut redevenir, non plus l'amante pour qui rien n'existe ici-bas que l'amant, mais la femme du monde sur qui pèsent mille corvées opprimantes, avec une maison à diriger, des visites à rendre, une réputation à garder, les innombrables soucis mesquins de l'existence quotidienne. Heureuse encore celle qui ne doit pas, rentrée au logis, apporter au baiser confiant d'un mari ou aux innocentes caresses d'un enfant un visage que brûle encore la fièvre d'un bonheur défendu! Si seulement ces rechutes affreuses de l'Idéal dans le Réel s'accomplissaient par une gradation ménagée! Non. Le plus souvent un insignifiant détail y suffit et une secousse de quelques secondes. Ce fut le cas pour Juliette, qui, venant de tout oublier dans les bras de Casal, dut rapprendre d'un coup la dure vérité de sa situation par le fait le plus brutalement vulgaire: elle avait laissé à la porte le fiacre qui l'avait amenée, et le cocher, las d'attendre, était descendu du siège. Il se promenait de long en large, à côté de sa voiture, faisant sonner sur le trottoir sec ses lourdes semelles. Quand il reconnut sa cliente, il lui ouvrit la portière avec une bonne figure joviale où la jeune femme crut lire la plus insultante des ironies, et ce fut d'une voix presque étouffée d'émotion qu'elle donna une fausse adresse, quelconque, au hasard, celle d'un magasin de parfumerie situé dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle venait de se rappeler que le valet de pied était allé de chez elle prendre ce coupé. Si ce cocher goguenard s'avisait de rechercher qui elle était? S'il en parlait avec ses gens et s'il racontait cette visite de deux heures? – Quelle visite et à qui?.. À cette seule idée, la pourpre de la confusion se répandit sur son visage, et tout son être se figea d'une épouvante qu'elle ne connaissait pas. Pour la première fois elle aperçut, bien en face, la chose nouvelle, l'irréparable chose que jamais elle n'eût crue possible: – elle avait un nouvel amant, elle, Mme de Tillières! Et dans quelles conditions s'était-elle donnée? À la veille d'un duel provoqué par sa faute entre deux personnes qui maintenant possédaient sur elle des droits égaux! La vibration exaltée de ses nerfs qui durait encore se transforma soudain, à cette évidence, en une honte presque affolée. Déjà le fiacre s'était arrêté à la porte indiquée. Elle descendit sans oser regarder le cocher en le payant. Elle n'osa pas davantage entrer dans le magasin. Elle n'osait pas regarder les passants. Il lui semblait que sa criminelle aventure était écrite sur son front, dans ses yeux, dans ses moindres gestes. Elle marcha devant elle quelques pas, comme si elle eût été poursuivie par un espion chargé de savoir d'où elle venait, où elle allait. Elle tournait le dos à la rue Matignon. Elle ne s'en aperçut qu'en arrivant sur une des larges avenues qui conduisent à l'Arc de Triomphe. Le soir assombrissait le ciel, où les premiers becs de gaz brûlaient d'une flamme blanche. Elle consulta sa montre qui marquait près de huit heures et demie.

– «Mon Dieu!» songea-t-elle, «et ma mère qui m'attend depuis plus d'une heure! Comme elle va être inquiète, et que lui dire?..»

Oui! que lui dire? Dans un nouvel éclair d'épouvante, elle se figura la vieille femme avec ses yeux de demi-sourde, si aigus, si fins, si habitués à lire jusqu'au fond de son cœur, à elle, grâce à la lucidité presque surnaturelle de l'extrême tendresse. Comment allait-elle supporter ce regard? Cette appréhension fut si vive, que Juliette se sentit presque évanouir. Un découragement subit l'envahit, infini, suprême, qui la fit s'asseoir sur un banc désert, isolé dans ce coin d'avenue. C'est à des moments pareils que des âmes comme celle-là, bouleversées par le plus cruel désarroi intime, conçoivent de ces foudroyantes résolutions de suicide, qui demeurent inexplicables même à leurs proches, et, involontairement, Juliette songea à la mort. Elle n'avait qu'à héler cette voiture qui passait, à se faire conduire au pont le plus voisin. Son imagination lui peignit l'eau verte du fleuve, en train de couler dans le crépuscule, paisible et profonde. Pour la première fois de sa vie, elle, la femme d'énergie, et si résolue à vivre, si habituée à se dominer, elle éprouva cet attrait du grand repos qui, à la même place, avait peut-être tenté dans cette même tristesse du crépuscule plus d'une créature misérable: mendiante affamée des rues, fille délaissée, amante jalouse. Physiques ou morales, toutes les détresses traversent cette crise de la tentation funèbre; toutes éveillent dans le cœur un intense appétit du néant, et, devant certaines souffrances, grande dame et vagabonde du pavé sont égales. Mais Juliette gardait, à travers les égarements d'une sensibilité décomposée, une idée trop habituelle du devoir pour sombrer ainsi, sans un souvenir pour ceux à qui elle était nécessaire. Elle se vit, dans cette rapide hallucination, morte en effet, rapportée chez elle, et le désespoir de sa mère. Cette image lui rendit Mme de Nançay si présente, qu'elle se dit: «Je ne lui causerai pas cette douleur,» et elle se leva brusquement en se répétant:

– «Ah! chère, chère maman! Elle doit tout ignorer. J'aurai ce courage.»

Et elle osa la héler, cette voiture qui passait, mais non pas pour se faire conduire du côté de la Seine. Elle s'était décidée à rentrer bravement, avec la résolution de mentir encore une fois, pour épargner du moins une personne parmi celles qui l'aimaient. Toutes les autres: Poyanne, Casal, Gabrielle, que de soucis elle leur avait infligés! «Mentir encore!» se dit-elle. Ah! Dieu! les avait-elle prodigués, ces mensonges, depuis qu'elle errait dans ce labyrinthe des complications sentimentales! Mais qu'était maintenant ce remords à côté du poids qui désormais écraserait sa conscience? L'effort auquel elle s'astreignit pour inventer un petit roman dans ce fiacre qui la transportait eut du moins ce bon résultat: durant ce court espace de temps, elle acheva de secouer son ivresse nerveuse, qui avait eu pour première forme toute la folie abandonnée de l'amour, et, pour dernière, cette frénésie de désespoir. Elle allait peut-être souffrir davantage maintenant de la tragique impasse où elle s'était engagée, mais elle allait en souffrir comme d'un mal défini, sur lequel on raisonne, et non plus dans cet affolement où la nature humaine se déséquilibre, au point de perdre même la dignité de sa souffrance. Il ne fut pourtant pas bien grand, cet effort. L'histoire qu'elle imagina pour paraître devant sa mère sans que le soupçon s'éveillât chez la vieille dame était très simple, mais trop en accord avec son teint défait, ses yeux lassés, la brisure visible de tout son être.

– «Je me suis trouvée mal dans la rue,» dit-elle, «comme je revenais à pied, pour marcher un peu, et on a dû me porter dans une pharmacie. Je n'ai pas voulu que l'on vous prévînt, pour ne pas vous inquiéter, chère maman, et puis vous vous êtes tourmentée davantage.»

– «Pourvu qu'on trouve le médecin tout de suite,» répondit la mère, trop effrayée de voir sa fille dans un pareil état de lassitude pour avoir la moindre méfiance. «Pauvre enfant, ton visage est tout altéré, et tu pensais à moi encore… Que tu es bonne!..»

Elle l'embrassait tendrement en prononçant ces mots, sans se douter qu'elle faisait mal à Juliette par cet excès même de crédulité.

– «Je me sens mieux,» répondit celle-ci; «c'est bien assez que le docteur vienne demain matin, si j'ai passé une mauvaise nuit… Je vais essayer de reposer…»

– «Oui, va te reposer,» dit la mère. «Je me charge de recevoir Gabrielle, qui est revenue trois fois et qui repassera vers les neuf heures… As-tu quelque chose à lui dire?»

– «Non, chère maman; expliquez-lui que je suis rentrée bien souffrante et que je n'ai pas pu l'attendre… Je n'ai la force de rien.»

Ce dernier soupir du moins ne mentait pas. Elle avait été capable de cette dernière tension d'énergie pour affronter les yeux de sa mère. Mais Gabrielle qui lui parlerait de Casal; mais Poyanne surtout, qui devait, lui aussi, être là vers les neuf heures, – non, elle ne pouvait pas les voir! Demain, quand elle aurait repris ses forces, elle se retrouverait maîtresse d'elle-même. Pour le moment, elle avait besoin de solitude, quoiqu'elle sût trop quels fantômes obséderaient sa nuit d'insomnie. Mais elle n'en était plus à calculer avec la douleur. Dans les crises suprêmes des drames intimes, l'être passionné ressemble aux soldats dans la bataille. Il ne sent point les blessures et n'essaie même plus de les éviter. Juliette voulait à tout prix y voir clair en elle-même. L'action qu'elle venait de commettre avait été si peu préméditée! C'était, cet abandon de sa personne à Casal, quelque chose de si complètement, de si absolument inattendu, qu'il lui fallait des heures et des heures pour admettre que cela eût positivement eu lieu, pour en comprendre la réalité; et, sitôt qu'elle fut couchée dans son lit, toutes lumières éteintes, rendue à la pleine possession de sa pensée, ce fut bien cette idée qu'elle commença de prendre et de reprendre: – Elle était la maîtresse de Raymond. C'était vrai! De ces mêmes bras qui maintenant se repliaient contre sa poitrine, par un geste d'enfant malade, elle l'avait serré contre elle. De ces mêmes lèvres qui, de temps à autre, exhalaient cette unique plainte: «Mon Dieu! ayez pitié de moi!.. Mon Dieu!..» elle lui avait rendu ses baisers. Ils la brûlaient encore, insinuant au plus intime de son être une ardeur de passion qui ravivait son souvenir. Quel vertige l'avait précipitée à cette faute? Quelle force de destinée l'avait conduite vers cette maison, vers cette chambre, vers cette minute ineffaçable où elle s'était sentie trop faible pour résister à celui qu'elle était venue seulement implorer? Les diverses scènes de l'après-midi défilèrent devant son esprit les unes après les autres, et sa promenade dans la solitaire allée du jardin, et l'arrivée de Gabrielle, et l'entretien avec Henry, et la course en voiture, et sa résolution subite d'aller rue de Lisbonne. L'effrayante rapidité avec laquelle s'était accomplie sa chute ajoutait encore à sa honte, et elle se répétait à voix haute, avec un désespoir mêlé de stupeur qui lui faisait entendre sa voix comme si c'eût été celle d'une autre:

 

– «Que je me méprise! Que je me méprise!..»

Mais se mépriser, mais se tordre dans le remords, mais verser des larmes d'agonie, de ces larmes où l'on se pleure soi-même à la manière des mourants, c'est expier, ce n'est pas effacer. Le fait était là, et avec lui ses conséquences immédiates. Elle allait se retrouver demain en présence de Poyanne. Comment agirait-elle? La véritable noblesse, elle le sentait, lui ordonnait de tout dire, d'avouer son égarement, quitte à subir, comme une punition trop méritée, l'outrage d'un abandon sans merci. Elle se représenta le détail de ce terrible aveu, le visage tourmenté d'Henry, son regard tandis qu'elle lui parlerait, et elle se rendit compte, avec un effroi inexprimable, que d'avoir trahi cet amant si noble n'avait pas tué en elle sa sensibilité morbide à l'égard de la douleur de cet homme. L'idée que par cette confession elle lui déchirerait si cruellement l'âme, la fit se rejeter en arrière et se dire:

– «Non, je ne lui avouerai jamais cela.»

Hé bien! Ne pouvait-elle pas rompre sans cet aveu? Car, cette fois, il fallait rompre, et de rester la maîtresse de Poyanne, ayant été celle de Casal, constituait un degré d'abaissement auquel elle ne descendrait jamais. Elle n'aurait pas deux amants à la fois! – Hélas! ne les avait-elle pas? N'avait-elle pas cédé au second avant d'avoir réglé sa situation vis-à-vis du premier? L'un et l'autre n'étaient-ils pas en droit de se dire, à cette même minute: «Je suis l'amant de Mme de Tillières?..» Afin de se laver devant sa propre conscience de la flétrissure dont elle se sentait souillée à cette pensée, elle répétait: «C'est cette histoire de duel qui m'a affolée. J'ai perdu la tête. Sans le danger de cette rencontre, jamais je n'aurais revu Casal. Jamais! Jamais!.. Du moins je les aurai empêchés de se battre…» En était-elle sûre? Et voici que, tout d'un coup, cette nouvelle panique passa sur elle pour achever de la terrasser. Elle raisonnait, depuis la promesse de Casal, comme si la lettre d'excuses avait été acceptée par Poyanne. Mais l'accepterait-il? Il l'eût acceptée, certes, si elle avait pu le voir, à neuf heures, comme il était convenu, lui parler, l'envelopper de son influence. Et elle avait reculé devant cet entretien! Déjà sa trahison portait ses fruits. Si le duel avait lieu maintenant, elle en serait deux fois responsable. Et il aurait lieu. Comme il arrive dans des moments pareils, la prévision du pire s'imposa soudain à cette imagination torturée. Elle retrouva toutes ses anxiétés de l'après-midi, exaspérées encore par ce surcroît d'épouvante que, maintenant, cette rencontre à main armée mettrait en face l'un de l'autre ses deux amants, et elle continuait à vibrer pour tous les deux, plus fortement encore à cette minute. En songeant à l'un, elle se sentait, malgré tout, envahie par les fièvres de la volupté éprouvée entre ses bras, tandis que celui qu'elle avait trahi lui tenait au cœur par des racines d'autant plus vivantes qu'elle y avait touché pour les arracher. Elle n'avait fait que de les endolorir. Elle le plaignait de l'outrage qu'elle venait de lui infliger, et cette pitié s'accroissait de tous ses remords. Ah! Quel haïssable, quel criminel dualisme d'âme! Mais où trouver la force d'en triompher, aujourd'hui qu'après tant de luttes, si sincères, pour réduire sa vie à l'unité, elle venait de mettre dans les faits ce qui n'avait été jusque-là que dans son cœur. Ses efforts les plus consciencieux avaient produit ce monstrueux résultat que maintenant Casal possédait sur elle les mêmes droits que Poyanne. Comment guérir? Comment même se comprendre? Et elle se répétait:

– «Ce n'est pas vrai, on n'a pas deux amants, pas plus qu'on n'a deux amours. On aime l'un ou on aime l'autre…»

Elle avait beau se la dire et se la redire, cette formule de conscience, et s'y attacher en esprit avec la rage de quelqu'un qui se sent emporté par un souffle de tentation coupable auquel il ne veut pas s'abandonner, elle retrouvait toujours en elle ce jeu contradictoire des deux sentiments qui s'exaltaient l'un l'autre au lieu de se détruire, et toujours aussi la vision du tragique danger que couraient ses deux amis. Vers le matin, au sortir du sommeil fiévreux de six heures qui termine en un cauchemar accablé des nuits pareilles, elle eut un éclair d'espérance. On était venu la veille au soir déposer une lettre à son nom avec prière de la lui remettre aussitôt. Elle reconnut l'écriture de Casal. Ce fut avec un tremblement qu'elle ouvrit l'enveloppe. Voici les lignes qu'elle renfermait:

«Mardi soir.

«J'ai tenu ma parole, ma charmante amie, et j'ai écrit à M. de P… Cette lettre, qui m'a tant coûté, vous prouvera combien je veux vous plaire. Ce billet veut vous porter aussi toute ma reconnaissance et vous demander si vous ne regrettez pas trop ce que vous avez fait pour moi. Si, comme je l'espère, les choses s'arrangent, j'irai chez vous à deux heures, vous dire moi-même tout cela. Si j'étais sûr que vous serez celle que vous avez été aujourd'hui, je vous demanderais de revenir rue de Lisbonne écouter ces choses et d'autres encore. Mais je comprends que ce ne serait pas prudent. Ne puis-je pas espérer que vous reviendrez bientôt, sinon là, du moins dans un coin plus sûr, où je puisse vous répéter combien je suis votre

«Raymond.»
(Copie.)

«Monsieur,

«A la veille d'une rencontre comme celle qui doit avoir lieu demain, la démarche que je hasarde auprès de vous risquerait d'être interprétée singulièrement si je n'avais fait mes preuves de bravoure comme vous avez fait les vôtres, et si je n'ajoutais que vous pourrez, à votre gré, ne tenir aucun compte de ce billet. S'il vous convient de ne pas l'avoir reçu, mettez que je ne l'ai pas écrit, voilà tout. Mais j'aurai, moi, soulagé ma conscience d'un remords. Les hommes de votre talent et de votre caractère sont trop rares dans notre pays et leur existence trop précieuse pour que j'éprouve la moindre honte à vous dire que je regrette le mouvement de vivacité auquel j'ai cédé l'autre soir. Je vous répète, monsieur, qu'en vous écrivant, j'obéis à un scrupule de conscience, et que, si vous ne jugez pas cette satisfaction suffisante, je reste à votre disposition, comme il a été convenu. Quoi que vous décidiez, vous verrez dans ceci la preuve de ma particulière estime.

«Casal.»

– «Henry ne peut pas refuser des excuses ainsi présentées,» se dit la jeune femme quand elle eut lu et relu les deux lettres réunies sur la même feuille de papier, et cette réunion lui fit éprouver, pour la première fois depuis qu'elle connaissait Casal, l'impression de quelque chose d'un peu brutal, de presque indélicat. Elle aurait voulu qu'il ne mêlât point ainsi, d'une manière aussi naturelle, l'expression de ses sentiments et le souvenir de son rival. Ce n'était qu'une nuance, mais les femmes qui sentent les nuances les sentent toujours, et celle-ci, même dans cette crise si violente de sa destinée, trouva en elle de quoi souffrir de cette confusion, comme aussi de la demande de nouveaux rendez-vous qu'exprimaient les dernières phrases de la lettre de Raymond. C'est qu'elle y sentait, sous l'apparent respect des formules, le droit de cet homme sur elle et la main mise par lui sur sa volonté. Il lui parlait comme à une maîtresse avec qui l'on n'est pas encore trop familier, mais sur la complaisance de laquelle on compte absolument. Aurait-elle donc voulu que Casal considérât le don qu'elle lui avait fait de sa personne comme une simple aventure? Ce billet n'attestait-il pas que du moins il croyait s'être engagé avec elle dans une liaison? Pourquoi cette idée, au lieu de lui apparaître comme une preuve de sincérité, la froissa-t-elle soudain tout entière? N'avait-elle pas d'autre part une preuve de la soumission de cet homme à ses désirs dans cette copie de la lettre à Poyanne qui avait dû, comme il le disait, tant lui coûter? Elle eut un mouvement de révolte contre elle-même, à constater qu'elle n'avait pas plus de gratitude pour une démarche qui certainement empêcherait le duel. Elle reprit un par un les termes dans lesquels étaient rédigées ces excuses et elle se contraignit à s'en démontrer la finesse impérative.

– «Sauvés!» dit-elle, «ils sont sauvés! Qu'importe que moi je sois perdue?»

Cette espérance se doublait cependant d'un reste bien douloureux d'inquiétude, car elle ne put se retenir d'envoyer rue Martignac vers les dix heures, sous un prétexte quelconque. Elle voulait être absolument sûre que le comte n'était pas sorti. Quand elle apprit au contraire qu'il avait quitté son appartement de grand matin, sans spécifier le moment où il rentrerait, ce fut l'espérance qui retomba tout d'un coup, et l'inquiétude qui recommença, plus forte de minute en minute. Vainement se répéta-t-elle: «Je suis folle, même si l'affaire s'arrange, il faut bien qu'il voie ses témoins.» Elle n'arriva plus à calmer l'excès de son anxiété. Que faire? Envoyer aussi chez Casal? Elle y songea longtemps, et commença même plusieurs brouillons de lettres; puis elle n'osa pas. Elle se préparait, en désespoir de cause, à écrire à Gabrielle de Candale, lorsque la porte s'ouvrit et donna accès à cette dernière. Le visage bouleversé de cette fidèle amie ne permettait guère le doute à Juliette:

– «Ils se battent?..» s'écria-t-elle.

– «Enfin je te trouve,» dit la comtesse sans répondre directement à cette question qu'elle prit sans doute pour un simple cri d'effroi, «et, je comprends, tu as passé ton après-midi à essayer de convaincre Poyanne… J'ai bien deviné que tu n'avais pas réussi, quand j'ai su dans quel état tu étais rentrée… Oui, ils se battent. J'en suis sûre maintenant. J'ai vu hier soir sur la table de Louis la boîte de pistolets que l'on avait apportée toute cachetée de chez Gastinne… Et ce matin, quand il est parti, dès les huit heures, cette boîte n'était plus là… J'ai su par le concierge qu'il avait donné au cocher l'adresse de Casal… J'ai attendu son retour, dans l'espérance d'apprendre l'événement, quel qu'il fût, toute la matinée. Et ne le voyant pas revenir vers onze heures, je n'ai pas pu rester plus longtemps sans nouvelles. Mais que sais-tu, toi-même, parle, que sais-tu?»

– «Je sais que Raymond a insulté Henry,» dit Mme de Tillières, «voilà tout, et que c'est là l'origine de l'affaire. Mon Dieu! dire qu'à cette heure-ci un des deux meurt peut-être et que j'en suis cause! Partons, Gabrielle, viens avec moi. Allons-y. S'il était encore temps?.. Ton concierge t'a dit où est allée la voiture de Louis… Nous ferons bien parler celui de Casal ou de lord Herbert. Il y a pourtant un dernier endroit d'où ils sont partis…»

– «Mais c'est insensé,» répondit Mme de Candale. «D'abord nous arriverions trop tard, si nous arrivions… Et puis je ne te laisserais pas te déshonorer par une démarche pareille et qui ne servirait à rien qu'à te perdre… Nous nous devons à notre nom, nous autres… Voyons, ma Juliette, sois plus fière et plus forte…»

– «Ah! il s'agit bien de mon nom et de ma fierté!» s'écria sauvagement Mme de Tillières. «Il s'agit que je ne veux pas qu'ils meurent, entends-tu, je ne le veux pas…»

– «Tais-toi,» dit la comtesse, «on ouvre la porte.»

Le valet de pied entrait en effet. La phrase qu'il prononça, et qui était très simple, revêtait à cette heure pour les deux femmes une signification si redoutable qu'elles se regardèrent avec épouvante:

– «M. le comte de Poyanne est là qui demande si Madame la marquise peut le recevoir.»

– «Faites-le entrer,» dit enfin Juliette. «Va dans ma chambre à coucher,» continua-t-elle, en s'adressant à Gabrielle… «J'aurai besoin que tu sois là peut-être… tout à l'heure… Ah! que je tremble!»

 

À peine en effet pouvait-elle se tenir debout. S'il y avait eu une rencontre, Poyanne en était donc sorti sain et sauf! Mais l'autre? Et il y avait eu une rencontre. Elle le devina au premier regard jeté sur le comte, qui était devant elle maintenant, très pâle et vêtu de la redingote noire destinée à mieux tromper les balles. Elle s'élança au-devant de lui, sans plus songer à ce qu'il penserait de cette façon de le recevoir:

– «Hé bien?..» dit-elle d'une voix à peine distincte.

– «Hé bien!» répondit-il simplement, «nous nous sommes battus… Et me voici. Mais,» ajouta-t-il plus bas, «j'ai eu la main malheureuse…»

Elle le regardait avec des yeux où passa un éclair de folie:

– «Il est blessé?..» demanda-t-elle. «Il est…»

Elle n'osa pas finir. Le comte avait baissé la tête comme pour répondre: oui, à la question qu'elle n'avait pas formulée. Elle jeta un cri. Ses lèvres s'agitèrent pour balbutier cette fois avec égarement: «Mort! Il est mort!» Elle se laissa tomber sur une chaise, comme anéantie, le visage dans ses mains, et des sanglots commencèrent de la secouer, convulsifs, à croire qu'elle aussi, son âme allait passer, dans le gémissement qui s'échappait de sa frêle poitrine. Poyanne la regarda quelques secondes sangloter de cette cruelle manière. Une expression d'une tristesse intense contracta son visage. Il s'approcha d'elle et, lui touchant l'épaule de la main:

– «Nierez-vous encore que vous l'aimez?» dit-il de cet accent que Mme de Tillières n'avait jamais pu supporter, celui de ses grandes détresses d'âme. Mais, à cet instant, savait-elle seulement qu'il fût là? «Ne pleurez plus, Juliette,» continua-t-il, «et pardonnez-moi une épreuve dont j'avais besoin pour être bien sûr de vos vrais sentiments. Non, il n'est pas mort. Il est blessé, mais à peine, d'une balle dans le bras, que le médecin doit avoir extraite à l'heure qu'il est. Il vivra… Que m'importe d'ailleurs qu'il vive ou qu'il meure? Vivant ou mort, vous l'aimez, et vous ne m'aimez plus… J'ai voulu le savoir, et à quelle profondeur il vous était cher… Je vous ai menti pour la première et la dernière fois. Je viens d'en être puni. Ah! durement, puisque je vous ai vue le pleurer ainsi… Que c'est amer, moins amer pourtant que le doute horrible de ces derniers jours!.. Ne me répondez pas. Je ne vous accuse point… Vous ne saviez peut-être pas vous-même combien vous l'aimiez… Vous le savez maintenant, et moi aussi.»

Il y eut un silence entre les deux amants. Le premier sursaut de désespoir dont Juliette avait été frappée, lorsqu'elle avait cru Casal mort, s'était changé en une sorte de stupeur à mesure que Poyanne parlait, la rassurant sur l'issue du duel, mais aussi l'acculant et comme la clouant à l'inexorable, à l'indiscutable vérité. Pour la première fois depuis des mois et des mois, la situation était posée entre eux nettement, et la jeune femme convaincue de cet amour pour Casal qu'elle s'était toujours acharnée à nier. D'ailleurs, n'eût-elle pas donné cette preuve contre elle en s'écrasant, en s'abîmant de douleur aux premiers mots du comte, elle n'aurait plus trouvé la force de lui mentir, tant son énergie était à bout, tant aussi elle était lasse elle-même, lasse à n'en pouvoir plus, de l'affreuse ambiguïté de cœur où elle se débattait depuis si longtemps. Elle restait assise, baissant les yeux, ses mains jointes maintenant sur ses genoux, comme une coupable qui attend son arrêt, – tellement plus coupable que ne le soupçonnait cet homme qui restait debout, sans trouver, lui non plus, la force de continuer! Certaines phrases, sitôt prononcées, emportent avec elles tant d'irréparable, qu'il semble qu'après les avoir dites, il ne reste plus qu'à fuir, bien loin, bien vite, sans retourner la tête. On reste cependant, et la conversation ressemble alors à ces allées et venues du taureau dans le cirque, lorsque, blessé à mort et gardant l'épée dans sa blessure, il ne fait, à chaque mouvement, qu'enfoncer davantage le fer meurtrier. Ce fut Mme de Tillières qui reprit d'une voix suppliante:

– «C'est vrai,» dit-elle, «je lutte depuis tant de jours contre un trouble que je ne peux pas vaincre. C'est encore vrai, que vous avez le droit de me condamner, puisque j'ai tout fait pour vous cacher ces luttes et ce trouble. Mais c'est vrai aussi,» elle s'exaltait en parlant, «c'est vrai que jamais, entendez-vous? jamais vous n'avez cessé de m'être cher, si cher que je n'ai pas pu vous sentir souffrir, une seule minute, sans éprouver un désir irrésistible de vous consoler, de vous guérir. Jamais je n'ai compris le bonheur pour moi sans votre bonheur. Jamais je ne vous ai menti en vous disant que j'avais besoin de votre tendresse, comme on a besoin d'air!.. Appelez-le du nom que vous voudrez, ce sentiment qui m'a attachée à vous, qui m'a rendu impossible d'accepter la rupture quand vous me l'avez offerte… Mais sachez qu'il était, qu'il est bien sincère, et que j'y ai obéi, sans calcul! Comprenez cela du moins, Henry. Ne croyez pas que je vous aie joué une comédie…»

– «Non,» reprit-il en l'interrompant, «vous avez eu peur de ma souffrance. Hé bien! regardez-la et regardez-moi… Je sais tout, je comprends tout, – et je vis, et je vivrai. Je ne suis plus à l'âge où l'on ne sait pas renoncer au bonheur! Mais à mon âge aussi, on a faim et soif de vérité; et la vérité, Juliette, c'est qu'encore une fois vous ne m'aimez plus, que vous en aimez un autre. Si j'ai voulu en avoir une preuve décisive, irréfutable, c'est pour avoir le droit de vous dire, sans un reproche, sans une amertume: Vous êtes libre. Faites de votre liberté l'usage que vous voulez… Tout, entendez-vous? tout est préférable à cette faiblesse morale qui vous empêche depuis si longtemps de regarder votre cœur courageusement, tout vaut mieux que cette pitié qui fait si mal, que ces fluctuations entre des sentiments contraires qui vous ont amenée à quoi? à me faire, à moi, dont vous connaissez, dont vous respectez la tendresse, le plus mortel affront.»

– «Le plus mortel affront?..» répéta-t-elle. Que soupçonnait-il donc de ses rapports avec Casal? Qu'allait-il lui dire? Elle insista, tremblante: «Expliquez-vous…»

– «Lisez cette lettre,» répondit-il, en lui tendant une feuille de papier sur laquelle ses yeux égarés reconnurent l'écriture de Raymond et la teneur du billet dont elle avait reçu la copie, «et répondez-moi. Je peux tout entendre et vous devez tout me dire. Oui ou non, est-ce vous qui lui avez demandé de m'écrire ces excuses? Car, de lui-même, jamais il ne me les aurait faites.»

– «C'est moi,» dit-elle après un effort. «Pardonnez-moi, Henry, j'étais folle. Vous m'aviez repoussée si durement. Je n'avais plus que cet espoir, que ce faible espoir d'empêcher ce duel.»

– «Et vous n'avez pas réfléchi que si je les acceptais, ces excuses, cet homme croirait que j'avais eu peur et que je vous avais poussée à cette démarche?»

– «Non, Henry,» s'écria-t-elle, «je vous affirme qu'il n'a pas pensé cela une minute. Il vous sait si brave, et puis, il lui a suffi de me regarder pour comprendre que je n'avais pas ma raison, que j'étais en proie à toute la fièvre du désespoir…»

– «Ah!» reprit le comte, «il vous a vue hier?»

– «Oui!» dit-elle avec un nouvel effort.

– «Ici?» demanda Poyanne à qui cette question fit visiblement mal a formuler.

– «Non,» répondit-elle, cette fois avec la résolution d'une femme qui en a assez de toutes les hypocrisies, et qui maintenant préfère se perdre et ne plus tromper.

– «Chez lui?..»

– «Chez lui!..»

Ils se regardèrent. Elle était pâle comme si elle allait mourir. Elle put voir alors passer sur le visage de cet homme une telle expression de martyre, qu'elle subit de nouveau cet instinctif mouvement de pitié passionnée qui, tant de fois, avait paralysé en elle l'élan de la franchise. À cette heure de l'explication suprême, elle avait senti, comme dans sa veille de cette nuit, que le seul rachat possible de son égarement était là, dans une confession entière, absolue. C'était une noblesse encore et qui lui permettrait de s'estimer de nouveau par l'expiation. Mais non, il allait trop souffrir, et, suppliante: