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Le portrait de monsieur W. H.

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Pendant ce temps-là, le ministre des États-unis tenait le fantôme dans la ligne de son revolver, et conformément à l'étiquette californienne, le sommait de lever les mains en l'air. Le fantôme se leva brusquement en poussant un cri de fureur sauvage, et se dissipa au milieu d'eux, comme un brouillard, en éteignant au passage la bougie de Washington Otis, et laissant tout le monde dans la plus complète obscurité.

Quand il fut au haut de l'escalier, il reprit possession de lui- même, et se décida à lancer son célèbre carillon d'éclats de rire sataniques.

En maintes occasions, il avait expérimenté l'utilité de ce procédé.

On raconte que cela avait fait grisonner en une seule nuit la perruque de lord Raker.

Il est certain qu'il n'en avait pas fallu davantage pour décider les trois gouvernantes françaises à donner leur démission avant d'avoir fini leur premier mois.

En conséquence il lança son éclat de rire le plus horrible, réveillant de proche en proche les échos sous les antiques voûtes, mais à peine les terribles sonorités s'étaient-elles éteintes qu'une porte s'ouvrit, et qu'apparut en robe bleu-clair Mrs Otis.

– Je crains, dit-elle, que vous ne soyez indisposé, et je vous ai apporté une fiole de la teinture du docteur Dobell. Si c'est une indigestion, ça vous fera beaucoup de bien.

Le fantôme la regarda avec des yeux flambants de fureur, et se mit en mesure de se changer en un gros chien noir.

C'était un tour qui lui avait valu une réputation bien méritée, et auquel le médecin de la famille attribuait toujours l'idiotie incurable de l'oncle de lord Canterville, l'honorable Thomas Horton.

Mais le bruit de pas qui se rapprochaient le fit chanceler dans sa cruelle résolution, et il se contenta de se rendre légèrement phosphorescent.

Puis, il s'évanouit, après avoir poussé un gémissement sépulcral, car les jumeaux allaient le rattraper.

Rentré chez lui, il se sentit brisé, en proie à la plus violente agitation.

La vulgarité des jumeaux, le grossier matérialisme de Mrs Otis, tout cela était certes très vexant, mais ce qui l'humiliait le plus, c'est qu'il n'avait pas la force de porter la cotte de mailles.

Il avait compté faire impression même sur des Américains modernes, les faire frissonner à la vue d'un spectre cuirassé, sinon par des motifs raisonnables, du moins par déférence pour leur poète national Longfellow26, dont les poésies gracieuses et attrayantes l'avaient aidé bien souvent à tuer le temps, pendant que les Canterville étaient à Londres.

En outre, c'était sa propre armure.

Il l'avait portée avec grand succès au tournoi de Kenilworth, et avait été chaudement complimenté par la Reine Vierge en personne.

Mais quand il avait voulu la mettre, il avait été absolument écrasé par le poids de l'énorme cuirasse, du heaume d'acier. Il était tombé lourdement sur les dalles de pierre, s'était cruellement écorché les genoux, et contusionné le poignet droit.

Pendant plusieurs jours, il fut très malade, et faisait à peine quelques pas hors de chez lui, juste ce qu'il fallait pour maintenir en bon état la tache de sang.

Néanmoins, à force de soins, il finit par se remettre, et il décida de faire une troisième tentative pour enrayer le ministre des États-unis et sa famille.

Il choisit pour sa rentrée en scène le vendredi 17 août, et consacra une grande partie de cette journée-là à passer la revue de ses costumes.

Son choix se fixa, enfin, sur un chapeau à bords relevés d'un côté et rabattus de l'autre, avec une plume rouge, un linceul effiloché aux manches et au collet, enfin un poignard rouillé.

Vers le soir, un violent orage de pluie éclata.

Le vent était si fort qu'il secouait et faisait battre portes et fenêtres dans la vieille maison.

Bref, c'était bien le temps qu'il lui fallait.

Voici ce qu'il comptait faire.

Il se rendrait sans bruit dans la chambre de Washington Otis, lui jargonnerait des phrases, en se tenant au pied du lit, et lui planterait trois fois son poignard dans la gorge, au son d'une musique étouffée.

Il en voulait tout particulièrement à Washington, car il savait parfaitement que c'était Washington qui avait l'habitude constante d'enlever la fameuse tache de sang de Canterville, par l'emploi du Nettoyeur incomparable de Pinkerton.

Après avoir réduit à un état de terreur abjecte le téméraire, l'insouciant jeune homme, il devait ensuite pénétrer dans la chambre, occupée par le ministre des États-unis et sa femme.

Alors il poserait une main visqueuse sur le front de Mrs Otis, pendant que d'une voix sourde, il murmurerait à l'oreille de son mari tremblant les secrets terribles du charnier.

En ce qui concernait la petite Virginie, il n'était pas tout à fait fixé.

Elle ne l'avait jamais insulté en aucune façon. Elle était jolie et douce.

Quelques grognements sourds partant de l'armoire, cela lui semblait plus que suffisant, et si ce n'était pas assez pour la réveiller, il irait jusqu'à tirailler la courte pointe avec ses doigts secoués par la paralysie.

Pour les jumeaux, il était tout à fait résolu à leur donner une leçon, la première chose à faire certes serait de s'asseoir sur leurs poitrines, de façon à produire la sensation étouffante du cauchemar. Puis, profitant de ce que leurs lits étaient très rapprochés, il se dresserait dans l'espace libre entre eux, sous l'aspect d'un cadavre vert, froid comme la glace, jusqu'à ce qu'ils fussent paralysés par la terreur.

Ensuite, jetant brusquement son suaire, il ferait à quatre pattes le tour de la pièce, en squelette blanchi par le temps, avec un oeil roulant dans l'orbite, jouant aussi le «Daniel le Muet ou le Squelette du Suicidé», rôle dans lequel il avait en maintes occasions produit un grand effet. Il s'y jugeait aussi bon que dans son autre rôle «Martin le Maniaque ou le Mystère masqué».

À dix heures et demie, il entendit la famille qui montait se coucher.

Pendant quelques instants, il fut inquiété par les tumultueux éclats de rire des jumeaux qui, évidemment, avec leur folle gaîté d'écoliers, s'amusaient avant de se mettre au lit, mais à onze heures et quart tout était redevenu silencieux, et quand sonna minuit, il se mit en marche.

La chouette se heurtait contre les vitres de la fenêtre. Le corbeau croassait dans le creux d'un vieil if, et le vent gémissait en errant autour de la maison comme une âme en peine, mais la famille Otis dormait sans se douter aucunement du sort qui l'attendait.

Il percevait distinctement les ronflements réguliers du ministre des États-unis par-dessus le bruit de la pluie et de l'orage.

Il se glissa furtivement à travers le badigeon. Un mauvais sourire se dessinait sur sa bouche cruelle et plissée, et la lune cacha sa figure derrière un nuage lorsqu'il passa devant la grande baie ogivale où étaient représentées en bleu et or ses propres armoiries et celles de son épouse assassinée.

Il allait toujours, glissait comme une ombre funeste, qui semblait faire reculer d'horreur les ténèbres elles-mêmes sur son passage.

Une fois, il crut entendre quelqu'un qui appelait; il s'arrêta, mais ce n'était qu'un chien qui aboyait, dans la Ferme Rouge.

Il se remit en marche, en marmottant d'étranges jurons du seizième siècle, et brandissant de temps à autre le poignard rouillé dans la brise de minuit.

Enfin il arriva à l'angle du passage qui conduisait à la chambre de l'infortuné Washington.

Il y fit une courte pause.

Le vent agitait autour de sa tête ses longues mèches grises, contournait en plis grotesques et fantastiques l'horreur indicible du suaire de cadavre.

Alors la pendule sonna le quart.

Il comprit que le moment était venu.

Il s'adressa un ricanement, et tourna l'angle. Mais à peine avait- il fait ce pas, qu'il recula en poussant un pitoyable gémissement de terreur en cachant sa face blême dans ses longues mains osseuses.

Juste en face de lui se tenait un horrible spectre, immobile comme une statue, monstrueux comme le rêve d'un fou.

La tête du spectre était chauve et luisante, la face ronde, potelée, et blanche; un rire hideux semblait en avoir tordu les traits en une grimace éternelle; par les yeux sortait à flots une lumière rouge écarlate. La bouche avait l'air d'un vaste puits de feu, et un vêtement hideux comme celui de Simon lui-même, drapait de sa neige silencieuse la forme titanique.

Sur la poitrine était fixé un placard portant une inscription en caractères étranges, antiques.

C'était peut-être un écriteau d'infamie, où étaient inscrits des forfaits affreux, une terrible liste de crimes.

Enfin, dans sa main droite, il tenait un cimeterre d'acier étincelant.

Comme il n'avait jamais vu de fantômes jusqu'à ce jour, il éprouva naturellement une terrible frayeur, et après avoir vite jeté un second regard sur l'affreux fantôme, il regagna sa chambre à grands pas, en trébuchant dans le linceul dont il était enveloppé.

Il parcourut le corridor en courant, et finit par laisser tomber le poignard rouillé dans les bottes à l'écuyère du ministre, où le lendemain, le maître d'hôtel le retrouva.

Une fois rentré dans l'asile de son retrait, il se laissa tomber sur un petit lit de sangle, et se cacha la figure sous les draps. Mais, au bout d'un moment, le courage indomptable des Canterville d'autrefois se réveilla en lui, et il prit la résolution d'aller parler à l'autre fantôme, dès qu'il ferait jour.

 

En conséquence, dès que l'aube eut argenté de son contact les collines, il retourna à l'endroit où il avait aperçu pour la première fois le hideux fantôme.

Il se disait qu'après tout deux fantômes valaient mieux qu'un seul, et qu'avec l'aide de son nouvel ami, il pourrait se colleter victorieusement avec les jumeaux. Mais quand il fut à l'endroit, il se trouva en présence d'un terrible spectacle.

Il était évidemment arrivé quelque chose au spectre, car la lumière avait complètement disparu de ses orbites.

Le cimeterre étincelant était tombé de sa main, et il se tenait adossé au mur dans une attitude contrainte et incommode.

Simon s'élança en avant, et le saisit dans ses bras, mais quelle fut son horreur, en voyant la tête se détacher, et rouler sur le sol, le corps prendre la posture couchée, et il s'aperçut qu'il étreignait un rideau de grosse toile blanche, et qu'un balai, un couperet de cuisine, et un navet évidé gisaient à ses pieds.

Ne comprenant rien à cette curieuse transformation, il saisit d'une main fiévreuse l'écriteau, et y lut, grâce à la lueur grise du matin, ces mots terribles:

Voici le Fantôme Otis

Le seul véritable et authentique Esprit

Se défier des imitations

Tous les autres sont des contrefaçons

Et toute la vérité lui apparut comme dans un éclair.

Il avait été berné, mystifié, joué!

L'expression qui caractérisait le regard des vieux Canterville reparut dans ses yeux; il serra ses mâchoires édentées, et levant au-dessus de sa tête, ses mains flétries, il jura, conformément à la formule pittoresque de l'école antique, que quand Chanteclair aurait sonné deux fois son joyeux appel de cor, des exploits sanglants s'accompliraient, et que le Meurtre au pied silencieux sortirait de la retraite.

Il avait à peine fini d'énoncer ce redoutable serment, que d'une ferme lointaine au toit de tuiles rouges partit un chant de coq.

Il poussa un rire prolongé, lent, amer, et attendit. Il attendit une heure, puis une autre, mais pour quelque raison mystérieuse, le coq ne chanta pas une autre fois.

Enfin, vers sept heures et demie, l'arrivée des bonnes, le contraignit à quitter sa terrible faction, il rentra chez lui, d'un pas fier, en songeant à son vain serment, et à son vain projet manqué.

Là il consulta divers ouvrages sur l'ancienne chevalerie, dont la lecture l'intéressait extraordinairement, et il y vit que Chanteclair avait toujours chanté deux fois, dans les occasions où l'on avait eu recours à ce serment.

– Que le diable emporte cet animal de volatile! murmura-t-il. Dans le temps jadis, avec ma bonne lance, j'aurais fondu sur lui. Je lui aurais percé la gorge, et je l'aurais forcé à chanter une autre fois pour moi, dût-il en crever!

Cela dit, il se retira dans un confortable cercueil de plomb, et y resta jusqu'au soir.

IV

Le lendemain, le fantôme se sentit très faible, très las.

Les terribles agitations des quatre dernières semaines commençaient à produire leur effet.

Son système nerveux était complètement bouleversé, et il sursautait au plus léger bruit.

Il garda la chambre pendant cinq jours, et finit par se décider à faire une concession sur l'article de la tache de sang du parquet de la bibliothèque. Puisque la famille Otis n'en voulait pas, c'est qu'elle ne la méritait pas, c'était clair. Ces gens-là étaient évidemment situés sur un plan inférieur, matériel d'existence, et parfaitement incapables d'apprécier la valeur symbolique des phénomènes sensibles.

La question des apparitions de fantômes, le développement des corps astrals, étaient vraiment pour elle chose tout à fait étrangère, et qui n'était réellement pas à sa portée.

C'était pour lui un rigoureux devoir de se montrer dans le corridor une fois par semaine, et de bafouiller par la grande fenêtre ogivale le premier et le troisième mercredi de chaque mois, et il ne voyait aucun moyen honorable et de se soustraire à son obligation.

Il était vrai que sa vie avait été très criminelle, mais d'un autre côté, il était très consciencieux dans tout ce qui concernait le surnaturel.

Aussi, les trois samedis qui suivirent, il traversa comme de coutume le corridor entre minuit et trois heures du matin, en prenant toutes les précautions possibles pour n'être ni entendu ni vu.

Il ôtait ses bottes, marchait le plus légèrement qu'il pouvait sur les vieilles planches vermoulues, s'enveloppait d'un grand manteau de velours noir, et n'oubliait pas de se servir du Graisseur Soleil Levant pour huiler ses chaînes. Je suis tenu de reconnaître que ce ne fut qu'après maintes hésitations qu'il se décida à adopter ce dernier moyen de protection.

Néanmoins, une nuit, pendant le dîner de la famille, il se glissa dans la chambre à coucher de M. Otis, et déroba la fiole.

Il se sentit d'abord quelque peu humilié, mais dans la suite, il fut assez raisonnable pour comprendre que cette invention méritait de grands éloges, et qu'elle concourait dans une certaine mesure, à favoriser ses plans.

Néanmoins, malgré tout, il ne fut pas à l'abri des taquineries.

On ne manquait jamais de tendre en travers du corridor des cordes qui le faisaient trébucher dans l'obscurité, et une fois qu'il s'était costumé pour le rôle «d'Isaac le Noir, ou le Chasseur du Bois de Hogsley», il fit une lourde chute, pour avoir mis le pied sur une glissoire de planches savonnées que les jumeaux avaient bâtie depuis le seuil de la Chambre aux Tapisseries jusqu'en haut de l'escalier de chêne.

Ce dernier affront le mit dans une telle rage, qu'il résolut de faire un suprême effort pour imposer sa dignité et raffermir sa position sociale, et forma le projet de rendre visite, la nuit suivante, aux insolents jeunes Etoniens, en son célèbre rôle de «Rupert le téméraire, ou le Comte sans tête».

Il ne s'était jamais montré dans ce déguisement depuis soixante- dix ans, c'est-à-dire depuis qu'il avait, par ce moyen, fait à la belle lady Barbara Modish une telle frayeur qu'elle avait repris sa promesse de mariage au grand-père du lord Canterville actuel, et s'était enfuie à Gretna Green, avec le beau Jack Castletown, en jurant que pour rien au monde elle ne consentirait à s'allier à une famille qui tolérait les promenades d'un fantôme si horrible, sur la terrasse, au crépuscule.

Le pauvre Jack fut par la suite tué en duel par lord Canterville sur la prairie de Wandsworth, et lady Barbara mourut de chagrin à Tunbridge Wells, avant la fin de l'année, de sorte qu'à tous les points de vue, c'était un grand succès.

Néanmoins, c'était, si je puis employer un terme de l'argot théâtral pour l'appliquer à l'un des mystères les plus grands du monde surnaturel ou, pour parler un langage plus scientifique, du monde supérieur de la nature, c'était une création des plus difficiles, et il lui fallut trois bonnes heures pour terminer ses préparatifs.

À la fin, tout fut prêt, et il fut très content de son travestissement.

Les grandes bottes à l'écuyère en cuir, qui étaient assorties avec le costume étaient bien un peu trop larges pour lui; et il ne put retrouver qu'un des deux pistolets d'arçon, mais à tout prendre, il fut très satisfait; et à une heure et quart, il passa à travers le badigeon, et descendit vers le corridor.

Quand il fut arrivé près de la pièce occupée par les jumeaux, et que j'appellerai la chambre à coucher bleue, à cause de la couleur des tentures, il trouva la porte entr'ouverte.

Afin de faire une entrée sensationnelle, il la poussa avec force, mais il reçut une lourde cruche pleine d'eau, qui le mouilla jusqu'aux os, et qui ne manqua son épaule que d'un pouce ou deux.

Au même moment, il perçut des éclats de rire étouffés, qui venaient du grand lit à dais.

Son système nerveux fut si violemment secoué qu'il rentra chez lui à toutes jambes, et le lendemain il resta alité avec un gros rhume.

La seule consolation qu'il trouva, c'est qu'il n'avait pas apporté sa tête sur lui; sans cela les suites auraient pu être bien plus graves.

Désormais, il renonça à tout espoir de jamais épouvanter cette rude famille d'Américains, et se borna, à parcourir le corridor avec des chaussons de lisière, le cou entouré d'un épais foulard, par crainte des courants d'air, et muni d'une petite arquebuse, pour le cas où il serait attaqué par les jumeaux.

Ce fut vers le 19 septembre qu'il reçut le coup de grâce.

Il était descendu par l'escalier jusque dans le grand hall, sûr que dans cet endroit du moins, il était à l'abri des taquineries; et il s'amusait là à faire des remarques satiriques sur les grands portraits photographiés par Sarow, du ministre des États-unis et de sa femme, qui avaient pris la place des portraits de famille des Canterville.

Il était simplement mais décemment vêtu d'un long suaire parsemé de moisissures de cimetière. Il avait attaché sa mâchoire avec une bande d'étoffe jaune, et portait une petite lanterne et une bêche de fossoyeur.

Bref il était travesti dans le costume de «Jonas le Déterré ou le voleur de cadavres de Chertsey Barn.»

C'était un de ses rôles les plus remarquables, et celui dont les Canterville avaient le plus de sujet de garder le souvenir, car là se trouvait la cause réelle de leur querelle avec leur voisin, lord Rufford.

Il était environ deux heures et quart du matin, et autant qu'il put en juger, personne ne bougeait dans la maison. Mais comme il se dirigeait à loisir du côté de la bibliothèque pour voir ce qui restait de la tache de sang, soudain il vit bondir vers lui d'un coin sombre deux silhouettes qui agitaient follement leurs bras au-dessus de leurs têtes, et lui criaient aux oreilles:

– Boum!

Pris de terreur panique, – ce qui était bien naturel dans la circonstance, – il se précipita du côté de l'escalier; mais il s'y trouva en face de Washington Otis, qui l'attendait armé du grand arrosoir du jardin, si bien que cerné de tous côtés par ses ennemis, réduit presque aux abois, il s'évapora dans le grand poêle de fonte, qui, par bonheur pour lui n'était point allumé, et il se fraya un passage jusque chez lui, à travers tuyaux et cheminées, et arriva à son domicile, dans l'état terrible où l'avaient mis la saleté, l'agitation, et le désespoir.

Depuis on ne le revit jamais en expédition nocturne.

Les jumeaux se mirent maintes fois à l'affût pour le surprendre, et semèrent dans les corridors des coquilles de noix tous les soirs, au grand ennui de leurs parents et des domestiques, mais ce fut en vain.

Il était évident que son amour-propre avait été si profondément blessé, qu'il ne voulait plus se montrer.

En conséquence, M. Otis se remit à son grand ouvrage sur l'histoire du parti démocratique, qu'il avait commencé trois ans auparavant.

Mrs Otis organisa un extraordinaire clam-bake27, qui mit tout le pays en rumeur.

Les enfants s'adonnèrent aux jeux de «la crosse», de l'écarté du poker, et autres amusements nationaux de l'Amérique.

Virginia fît des promenades à cheval par les sentiers, en compagnie du jeune duc de Cheshire, qui était venu passer à Canterville la dernière semaine de vacances.

Tout le monde supposait que le fantôme avait disparu; de sorte que M. Otis écrivit à lord Canterville une lettre pour l'en informer, et reçut en réponse une autre lettre où celui-ci lui témoignait le plaisir que lui avait causé cette nouvelle, et envoyait ses plus sincères félicitations à la digne femme du ministre.

Mais les Otis se trompaient.

Le fantôme était toujours à la maison; et bien qu'il se portât très mal, il n'était nullement disposé à en rester là, surtout après avoir appris que du nombre des hôtes se trouvait le jeune duc de Cheshire, dont le grand oncle, lord Francis Stilton, avait une fois parié avec le colonel Carbury, qu'il jouerait aux dés avec le fantôme de Canterville.

Le lendemain, on l'avait trouvé gisant sur le carreau de la salle de jeu, dans un état de paralysie si complet, que malgré l'âge avancé qu'il atteignit, il ne put jamais prononcer d'autre mot que celui-ci:

– Double six!

Cette histoire était bien connue en son temps, quoique, par égards pour les sentiments de deux familles nobles, on eût fait tout le possible pour l'étouffer; et un récit détaillé de tout ce qui la concerne se trouve dans le troisième volume des Mémoires de Lord Tattle sur le Prince Régent et ses amis.

 

Dès lors, le fantôme désirait vraiment prouver qu'il n'avait pas perdu son influence sur les Stilton, avec lesquels il était d'ailleurs parent par alliance, sa cousine germaine ayant épousé en secondes noces le sieur de Bulkeley, duquel, ainsi que tout le monde le sait les ducs de Cheshire descendent en droite ligne.

En conséquence, il fit ses apprêts pour se montrer au petit amoureux de Virginia dans son fameux rôle du «Moine Vampire, ou le Bénédictin saigné à blanc».

C'était un spectacle si épouvantable, que quand la vieille lady Startuy, l'avait vu jouer, c'est-à-dire la veille du nouvel an 1764, elle commença par pousser les cris les plus perçants, qui aboutirent à une violente attaque d'apoplexie et à son décès, au bout de trois jours, non sans qu'elle eût déshérité les Canterville et légué tout son argent à son pharmacien de Londres.

Mais au dernier moment la terreur, que lui inspiraient les jumeaux, l'empêcha de quitter sa chambre, et le petit duo dormit en paix dans le grand lit à baldaquin couronné de plumes de la Chambre royale, et rêva à Virginia.

V

Peu de jours après, Virginia et son amoureux aux cheveux frisés allèrent faire une promenade à cheval dans les prairies de Brockley, où elle déchira son amazone d'une manière si fâcheuse, en franchissant une haie que quand elle revint à la maison, elle prit le parti de passer par l'escalier de derrière, afin de n'être point vue.

Comme elle passait en courant devant la Chambre aux Tapisseries, dont la porte était ouverte, elle crut voir quelqu'un à l'intérieur.

Elle pensa que c'était la femme de chambre de sa mère, car elle venait souvent travailler dans cette chambre.

Elle y jeta un coup d'oeil pour prier la femme de raccommoder son habit.

Mais à son immense surprise, c'était le fantôme de Canterville en personne!

Il était assis devant la fenêtre, contemplant l'or roussi des arbres jaunissants, qui voltigeait en l'air, les feuilles rougies qui dansaient follement tout le long de la grande avenue.

Il avait la tête appuyée sur sa main, et toute son attitude révélait le découragement le plus profond.

Il avait vraiment l'air si abattu, si démoli, que la petite Virginia, au lieu de céder à son premier mouvement, qui avait été de courir s'enfermer dans sa chambre, fut remplie de compassion, et prit le parti d'aller le consoler.

Elle avait le pas si léger, et lui il avait la mélancolie si profonde, qu'il ne s'aperçut de sa présence que quand elle lui parla.

– Je suis bien fâchée pour vous, dit-elle, mais mes frères retournent à Eton demain.

Alors si vous vous conduisez bien, personne ne vous tourmentera.

– C'est absurde de me demander que je me conduise bien, répondit- il en regardant d'un air stupéfait la petite fillette qui s'était enhardie à lui adresser la parole. C'est tout à fait absurde. Il faut que je secoue mes chaînes, que je grogne par les trous de serrures, que je déambule la nuit, si c'est là ce que vous entendez par se mal conduire. C'est ma seule raison d'être.

– Ce n'est pas du tout une raison d'être, et vous avez été bien méchant, savez-vous? Mrs Umney nous a dit, le jour même de notre arrivée, que vous avez tué votre femme.

– Oui, j'en conviens, répondit étourdiment le fantôme. Mais c'était une affaire de famille, et cela ne regardait personne.

– C'est bien mal de tuer n'importe qui, dit Virginia, qui avait parfois un joli petit air de gravité puritaine, légué par quelque ancêtre venu de la Nouvelle-Angleterre.

– Oh! je ne puis souffrir la sévérité à bon compte de la morale abstraite. Ma femme était fort laide. Jamais elle n'empesait convenablement mes manchettes et elle n'entendait rien à la cuisine. Tenez, un jour j'avais tué un superbe mâle dans les bois de Hogley, un beau cerf de deux ans. Vous ne devineriez jamais comment elle me le servit. Mais n'en parlons plus. C'est une affaire finie maintenant, et je trouve que ce n'était pas très bien de la part de ses frères, de me faire mourir de faim bien que je l'aie tuée.

– Vous faire mourir de faim! Oh! Monsieur le Fantôme… Monsieur Simon, veux-je dire, est-ce que vous avez faim? j'ai un sandwich dans ma cassette. Cela vous plairait-il?

– Non, merci, je ne mange plus maintenant; mais c'est tout de même très bon de votre part, et vous êtes bien plus gentille que le reste de votre horrible, rude, vulgaire, malhonnête famille?

– Assez! s'écria Virginia en frappant du pied. C'est vous qui êtes rude, et horrible, et vulgaire. Quant à la malhonnêteté, vous savez bien que vous m'avez volé mes couleurs dans ma boîte pour renouveler cette ridicule tache de sang dans la bibliothèque. Vous avez commencé par me prendre tous mes rouges, y compris le vermillon, de sorte qu'il m'est impossible de faire des couchers de soleil. Puis, vous avez pris le vert émeraude, et le jaune de chrome. Finalement il ne me reste plus que de l'indigo et du blanc de Chine. Je n'ai pu faire depuis que des clairs de lune, qui font toujours de la peine à regarder, et qui ne sont pas du tout commodes à colorier. Je n'ai jamais rien dit de vous, quoique j'aie été bien ennuyée, et tout cela, c'était parfaitement ridicule. Est-ce qu'on a jamais vu du sang vert émeraude?

– Voyons, dit le fantôme, non sans douceur, qu'est-ce que je pouvais faire? C'est chose très difficile par le temps qui court de se procurer du vrai sang, et puisque votre frère a commencé avec son Détacheur incomparable, je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas employé vos couleurs à résister, Quant à la nuance, c'est une affaire de goût: ainsi par exemple, les Canterville ont le sang bleu, le sang le plus bleu qu'il y ait en Angleterre… Mais je sais que, vous autres Américains, vous ne faites aucun cas de ces choses-là.

– Vous n'en savez rien, et ce que vous pouvez faire de mieux, c'est d'émigrer, cela vous formera l'esprit. Mon père se fera un plaisir de vous donner un passage gratuit, et bien qu'il y ait des droits d'entrée fort élevés sur les esprits de toute sorte, on ne fera pas de difficultés à la douane. Tous les employés sont des démocrates. Une fois à New-York, vous pouvez compter sur un grand succès. Je connais des quantités de gens qui donneraient cent mille dollars pour avoir un grand-père, et qui donneraient beaucoup plus pour avoir un fantôme de famille.

– Je crois que je ne me plairais pas beaucoup en Amérique.

– C'est sans doute parce que nous n'avons pas de ruines, ni de curiosités, dit narquoisement Virginia.

– Pas de ruines! pas de curiosités? répondit le fantôme. Vous avez votre marine et vos manières.

– Bonsoir, je vais demander à papa de faire accorder aux jumeaux une semaine supplémentaire de vacances.

– Je vous en prie, Miss Virginia, ne vous en allez pas, s'écria-t- il. Je suis si seul, si malheureux, et je ne sais vraiment plus que faire. Je voudrais aller me coucher, et je ne le puis pas.

– Mais c'est absurde; vous n'avez qu'à vous mettre au lit et à éteindre la bougie. C'est parfois très difficile de rester éveillé, surtout à l'église, mais ça n'est pas difficile du tout de dormir. Tenez, les bébés savent très bien dormir; cependant, ils ne sont pas des plus malins.

– Voilà trois cents ans que je n'ai pas dormi, dit-il tristement, ce qui fit que Virginia ouvrit tout grands ses beaux yeux bleus, tout étonnés. Voilà trois cents ans que je n'ai pas dormi, aussi suis-je bien fatigué.

Virginia prit un air tout à fait grave et ses fines lèvres s'agitèrent comme des pétales de rose.

Elle s'approcha, s'agenouilla à côté de lui, et considéra la figure vieillie et ridée du fantôme.

– Pauvre, pauvre Fantôme, dit-elle à demi-voix, n'y a-t-il pas un endroit où vous pourriez dormir?

– Bien loin au delà des bois de pins, répondit-il d'une voix basse et rêveuse, il y a un petit jardin. Là l'herbe pousse haute et drue; là se voient les grandes étoiles blanches de la ciguë; là le rossignol chante toute la nuit. Toute la nuit il chante, et la lune de cristal glacé regarde par là, et l'yeuse étend ses bras de géant au-dessus des dormeurs.

Les yeux de Virginia furent troublés par les larmes, et elle se cacha la figure dans les mains.

– Vous voulez parler du Jardin de la Mort, murmura-t-elle.

– Oui, de la Mort, cela doit être si beau! Se reposer dans la molle terre brune, pendant que les herbes se balancent au-dessus de votre tête, et écouter le silence! N'avoir pas d'hier, pas de lendemain. Oublier le temps, oublier la vie, être dans la paix. Vous pouvez m'y aider, vous pouvez m'ouvrir toutes grandes les portes, de la Mort, car l'Amour vous accompagne toujours et l'Amour est plus fort que la Mort.

Virginia trembla. Un frisson glacé la parcourut et pendant quelques instants régna le silence.

Il lui semblait qu'elle était dans un rêve terrible.

26Longfelow a publié le Squelette dans sa cuirasse, poésie, inspirée par la découverte à Newport d'un squelette cuirassé. (Note du traducteur.)
27Un clam-bake est un plat de cuisine improvisé sur des pierres dans un pique-nique. On mélange pour obtenir cette tourte toute espèce d'ingrédients. (Note du Traducteur.)