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Ainsi donc, mon cher Ernest, des tableaux de ce genre ne fascineront pas le critique. Il se détournera d'eux pour aller à ces œuvres qui le font méditer, rêver, imaginer, aux œuvres qui possèdent la subtile qualité de la suggestion et semblent dire que l'on peut s'évader hors d'elles vers un plus vaste monde. Il est dit quelquefois que la tragédie d'une vie d'artiste est qu'il ne peut réaliser son idéal. Mais la vraie tragédie qui guette la plupart des artistes, est qu'ils réalisent trop absolument leur idéal. Car l'idéal réalisé se voit dépouillé de son prestige et de son mystère; il devient simplement le nouveau point de départ d'un idéal autre que lui. C'est la raison pourquoi la musique est le type parfait de l'art. La musique ne peut jamais révéler son dernier secret. C'est également l'explication de la valeur des limitations en art. Le sculpteur abandonne volontiers la couleur imitative et le peintre les dimensions réelles de la forme, parce que de tels sacrifices leur permettent d'éviter une présentation trop définie du Réel qui serait une simple imitation, et une réalisation trop définie de l'Idéal qui serait trop purement intellectuelle. C'est par son inachevé même que l'art devient achevé en beauté, et ainsi ne s'adresse, ni à la faculté de récognition ni à la faculté de la raison, mais au sens esthétique seul qui, tout en acceptant et la raison et la récognition comme étapes d'aperception, les subordonne toutes deux à une pure impression synthétique de l'œuvre d'art en son ensemble et prenant tous les éléments étrangers d'émotion que l'œuvre peut posséder, se sert de leur complexité même pour ajouter une unité plus riche à l'impression ultime elle-même. Vous voyez donc comment il se fait que le critique esthète rejette ces modes d'art trop visibles, qui n'ont qu'un message à proférer, et, l'ayant fait, deviennent muets et stériles, et qu'il recherche plus tôt ceux qui suggèrent la rêverie et créent un état d'âme, et par leur beauté imaginative font que toutes les interprétations sont vraies et qu'aucune n'est définitive. Sans doute, l'œuvre créatrice du critique aura quelques ressemblances avec l'œuvre qui aura incité celui-ci à créer, mais ce sera une ressemblance telle que celle qui existe, non entre la nature et le miroir que le peintre de paysage ou de portrait peut être censé lui tenir, mais entre la Nature et l'œuvre de l'artiste décorateur. De même que sur les tapis sans fleurs de la Perse, la tulipe et la rose fleurissent en vérité, pour le plaisir des yeux, bien qu'elles ne soient pas reproduites en formes ou lignes visibles; bien que la perle et la pourpre des coquillages se répètent en l'église de Saint-Marc à Venise, de même que la voûte de la merveilleuse chapelle resplendit de l'or, du vert et des saphyrs de la queue du paon, bien que les oiseaux de Junon n'y volent pas, ainsi le critique reproduit l'œuvre d'une façon qui n'est jamais imitative et dont le charme, en partie, réside en ce rejet de leur ressemblance et nous montre ainsi non seulement le sens, mais aussi le mystère de la Beauté, et en transformant chaque art en littérature résout une fois pour toutes le problème de l'unité de l'Art.

Mais je vois qu'il est temps de souper. Après que nous aurons discuté sur le Chambertin et quelques ortolans, nous passerons à la question du critique considéré comme interprète.

Ernest. – Ah! vous admettez alors qu'on peut quelquefois permettre aux critiques de voir l'objet tel qu'il est réellement en lui-même.

Gilbert. – Je n'en suis pas tout à fait sûr. Peut-être l'admettrai-je après souper. Il y a dans le souper une subtile influence.

Le Critique Artiste
Avec quelques remarquessur l'importance de tout discuter

Personnages: Les Mêmes

Scène: La Même.

DIALOGUE
DEUXIÈME PARTIE

Ernest. – Les ortolans étaient délicieux et le Chambertin parfait. Et maintenant revenons au point contesté.

Gilbert. – Ah! ne faisons pas cela. La conversation doit toucher à tout mais ne se concentrer sur rien. Causons de L'Indignation Morale, sa Cause et son Traitement, un sujet sur lequel je pense écrire, ou sur La Survivance de Thersite telle que nous la montrent les journaux comiques anglais ou sur tout autre sujet qui pourra se présenter.

Ernest. – Non, je veux discuter sur le critique et la critique. Vous m'avez dit que la critique supérieure traite l'art non comme expressif mais comme purement impressif et qu'elle est, par conséquent, à la fois créatrice et indépendante, qu'elle est en somme, par elle-même, un art occupant vis-à-vis de l'œuvre créatrice la même relation occupée par celle-ci vis-à-vis du monde visible de la forme et de la couleur, ou du monde invisible de la passion et de la pensée. Eh bien, dites-moi, maintenant, le critique ne sera-t-il pas quelquefois un véritable interprète?

Gilbert. – Oui, le critique, si cela lui plaît, sera un interprète. Il peut passer, de son impression synthétique de l'œuvre d'art en son ensemble, à une analyse ou exposition de l'œuvre elle-même et dans cette sphère inférieure, car je la tiens pour telle, il y a bien des choses délicieuses à dire et à faire. Pourtant son but ne sera pas toujours d'expliquer l'œuvre d'art. Il cherchera plus tôt à rendre plus profond son mystère, à élever autour d'elle et autour de son auteur cette brume de prodige chère à la fois aux dieux et à leurs adorateurs. Les gens ordinaires sont «terriblement à leur aise dans Sion». Ils prétendent marcher bras dessus, bras dessous avec les poètes, et ils ont une façon doucereuse et niaise de dire: «Pourquoi lirions-nous ce qui est écrit sur Shakespeare et Milton? Nous pouvons lire leurs pièces et leurs poèmes. C'est assez.» Mais apprécier Milton, ainsi que l'a remarqué le dernier recteur de Lincoln, est la récompense d'une érudition consommée. Et celui qui désire vraiment comprendre Shakespeare doit comprendre quels rapports Shakespeare avait avec la Renaissance et la Réforme, le siècle d'Elisabeth et le siècle de James; l'histoire doit lui être familière de la lutte entre les anciennes formes classiques et le nouvel esprit romantique, entre l'école de Sidney, de Daniel et de Johnson et celle de Marlowe et du fils de Marlowe, plus grand que lui; il doit connaître les matériaux dont disposait Shakespeare, et sa méthode pour les utiliser, les conditions de la représentation théâtrale aux xvie et xviie siècles, et les obstacles ou les avantages qu'elles offraient au point de vue de la liberté, la critique littéraire du temps de Shakespeare, ses visées, ses modes et ses raisons; il doit étudier en sa marche la langue anglaise, et dans ses divers développements le vers blanc ou rimé; il doit étudier le drame grec et le rapport existant entre l'art du créateur d'Agamemnon et l'art du créateur de Macbeth; en un mot, il doit être capable de relier le Londres d'Elisabeth à l'Athènes de Périclès et d'apprendre la vraie place occupée par Shakespeare dans l'histoire du drame en Europe et dans le monde entier. Le critique sera certes un interprète, mais il ne traitera pas l'art comme un sphinx parlant par énigmes et dont un homme aux pieds blessés, et qui ne connaît pas son nom, peut deviner et révéler le futile secret. Mais plutôt il le considérera comme une divinité ayant pour mystère sa fonction d'intensifier, et pour majesté son privilège d'ajouter au merveilleux pour les regards humains.

Et alors, Ernest, survient cette chose étrange. Le critique sera bien un interprète, mais non dans le sens de celui qui, simplement, répète sous une autre forme un message confié à ses lèvres; car, de même que c'est seulement par contact avec l'art de nations étrangères que l'art d'un pays acquiert cette vie individuelle et séparée que nous nommons Nationalité, c'est, par une curieuse inversion, seulement en intensifiant sa propre personnalité, que le critique peut interpréter la personnalité et l'œuvre des autres, et plus puissamment cette personnalité entre dans l'interprétation, plus l'interprétation devient réelle, satisfaisante, convaincante, vraie.

Ernest. – J'aurais tenu, quant à moi, sa personnalité pour un élément de trouble.

Gilbert. – Non, c'est un élément révélateur. Si vous désirez comprendre les autres, vous devez intensifier votre individualité.

Ernest. – Quel est alors le résultat?

Gilbert. – Je vous le montrerai, et peut-être ne puis-je mieux le faire qu'en me servant d'un exemple précis. Il me semble, puisque le critique littéraire vient en première ligne, comme ayant le champ le plus vaste, la vision la plus étendue et les matériaux les plus nobles, que chaque art a son critique pour ainsi dire spécialement désigné. L'acteur est un critique du drame. Il montre l'œuvre du poète dans de nouvelles conditions et selon une méthode qui lui est spéciale. Il prend le mot écrit, et le jeu, le geste et la voix deviennent les moyens de révélation. Le chanteur ou le joueur de luth et de viole est le critique de la musique. Le graveur d'un tableau dépouille la peinture de ses belles couleurs, mais nous montre, par l'emploi d'une nouvelle matière, les vraies qualités de son coloris, ses tons et ses valeurs, et les rapports de ses masses et ainsi est, à sa manière, un critique, car le critique est celui qui nous montre une œuvre d'art sous une forme autre que la forme de l'œuvre elle-même et l'emploi d'une nouvelle matière est un élément critique aussi bien qu'un élément créateur. La sculpture, elle aussi, a son critique qui peut être soit le graveur d'une pierre fine, comme au temps des Grecs, ou quelque peintre, comme Mantegna, qui voulut reproduire sur la toile la beauté de la ligne plastique et la dignité symphonique d'une procession en bas-relief. Et dans le cas de tous ces critiques d'art créateurs, il est évident que la personnalité est absolument essentielle pour toute interprétation exacte. Quand M. Rubinstein nous joue la Sonata Appassionata de Beethoven, il nous donne non seulement Beethoven, mais aussi lui-même et ainsi nous donne Beethoven d'une manière absolue – Beethoven réinterprété par une nature réellement artistique et qui nous est rendu vivant et splendide par une personnalité nouvelle et intense. Quand un grand acteur joue Shakespeare, nous avons la même expérience. Son individualité devient une partie essentielle de l'interprétation. On dit quelquefois que les acteurs nous donnent un Hamlet qui est le leur et non celui de Shakespeare, et cette erreur – car c'en est une – est, je regrette de le dire, répétée par ce charmant et gracieux écrivain qui a récemment déserté le tumulte de la Littérature pour la paix de la Chambre des Communes, je veux dire l'auteur d'Obiter Dicta. Au fait, il n'existe pas d'Hamlet de Shakespeare. Si Hamlet a quelque chose du caractère déterminé d'une œuvre d'art, il a aussi toute l'obscurité qui appartient à la vie. Il existe autant d'Hamlets qu'il y a de mélancolies.

 

Ernest. – Autant d'Hamlets que de mélancolies?

Gilbert. – Oui. Et de même que l'art jaillit de la personnalité, c'est à elle seule qu'il peut être révélé et c'est de leur rencontre que naît la vraie critique interprétative.

Ernest. – Le critique alors, considéré comme interprète ne donnera pas moins qu'il ne reçoit et prêtera autant qu'il emprunte?

Gilbert. – Il nous montrera toujours l'œuvre d'art en quelques nouveaux rapports avec notre époque, il nous rappellera toujours que les grandes œuvres d'art sont des choses vivantes – qu'elles sont en somme les seules choses qui vivent. Et même il sentira cela d'une manière si intense que, j'en suis certain, à mesure que progressera la civilisation et que nous serons organisés d'une façon supérieure, l'élite de chaque époque, les esprits critiques et cultivés, prendront de moins en moins d'intérêt à la vie actuelle et chercheront à tirer leurs impressions presque uniquement de ce que l'Art a touché. Car la vie est terriblement défectueuse au point de vue de la forme. Ses catastrophes frappent injustement et sans motifs. Il y a une horreur grotesque dans ses comédies et ses tragédies ont l'air de tourner à la farce, on est toujours blessé quand on l'approche. Les choses durent ou trop longtemps ou pas assez.

Ernest. – Pauvre vie! pauvre vie humaine! N'êtes-vous donc pas même touché par les larmes que le poète romain nous a dit être une partie de son essence?

Gilbert. – Trop vivement touché par elles, j'en ai peur. Quand on jette un regard en arrière sur la vie qui fut si pénétrante par l'intensité de ses émotions et remplie de moments si fervents, ou d'extase ou de joie, tout cela semble n'être qu'un rêve, une illusion. Quelles sont les choses irréelles, sinon les passions qui jadis nous brûlèrent comme du feu? Quelles sont les choses incroyables, sinon celles qui furent l'objet d'une foi ardente? Quelles sont les choses improbables? Celles que l'on a faites. Non, Ernest, la vie nous dupe avec des ombres comme un montreur de marionnettes. Nous demandons du plaisir. Elle nous le donne, ayant pour cortège l'amertume et le désappointement. Nous rencontrons quelque noble chagrin qui, pensons-nous, prêtera la pourpre solennité de la tragédie à nos jours; mais il s'en va loin de nous et de moins nobles choses le remplacent et, par quelque grise aurore ou par une odorante veillée de silence et d'argent, nous nous trouvons contemplant avec un étonnement insensible, avec un triste cœur de pierre, la tresse d'or changeant que nous avons jadis si sauvagement adorée, si follement baisée.

Ernest. – La vie, alors, est une faillite.

Gilbert. – Au point de vue artistique, certainement. Et la principale raison qui fait de la vie une faillite à ce point de vue est celle qui prête à la vie sa sécurité sordide: le fait qu'on ne peut jamais répéter la même émotion. Quelle différence dans le monde de l'Art! Derrière vous, sur un rayon de la bibliothèque, se trouve la Divine Comédie et je sais que si je l'ouvre à un certain endroit, je serai rempli d'une haine féroce contre quelqu'un qui ne m'offensa jamais, ou tout vibrant d'un grand amour pour quelqu'un que je ne verrai jamais. Il n'est aucun état d'âme, aucune passion que l'Art ne puisse nous donner et ceux de nous qui ont découvert son secret peuvent établir à l'avance ce que seront leurs expériences. Nous pouvons choisir notre jour et désigner notre heure. Nous pouvons nous dire: «Demain, à l'aube, nous nous promènerons avec le grave Virgile dans la vallée de l'ombre de la mort» et voici: l'aurore nous trouve dans le bois obscur et le poète de Mantoue se tient à nos côtés. Nous franchissons la porte de la légende fatale à l'espérance et contemplons empli de pitié ou de joie l'horreur d'un autre monde. Les hypocrites passent avec leur visage fardé et leurs coules de plomb doré. Au milieu des vents qui, sans arrêt, les chassent, les charnels nous regardent et nous épions l'hérétique déchirant sa chair et le glouton flagellé par la pluie. Nous brisons les branches desséchées de l'arbre qui se trouve au bosquet des Harpies, et chaque rameau vénéneux et d'une teinte livide saigne devant nos yeux du sang rouge et pousse des cris amers. D'une corne de feu Odysseus nous parle, et quand de son sépulcre de flammes le grand Gibelin se lève, l'orgueil qui triomphe de la torture de ce lit, devient nôtre un instant. Dans l'air de pourpre sombre, volent ceux qui tachèrent le monde de la beauté de leurs péchés et, malade ignominieux, hydropique, le corps gonflé, pareil à un luth monstrueux, gît Adam de Brescia, le faussaire. Il nous invite à écouter sa misère; nous nous arrêtons et, les lèvres sèches et la bouche béante, il nous dit comment son rêve va, jour et nuit, vers les ruisseaux d'eau claire qui, par de fraîches rigoles, descendent au long des vertes collines de Casente. Sinon, le grec menteur de Troie, se moque de lui. Il le frappe au visage et ils se querellent. Fasciné par cette honte nous nous attardons auprès d'eux jusqu'au moment où Virgile nous réprimande et nous conduit plus loin vers la cité que des géants garnirent de tours où le grand Nemrod souffle dans son cor. De terribles choses nous sont gardées en réserve et nous allons vers elles vêtus du vêtement de Dante, avec le cœur de Dante. Nous traversons les marais du Styx, et Argenti nage jusqu'à la barque à travers les vagues limoneuses. Il nous appelle et nous le repoussons. Nous sommes joyeux d'entendre la voix de son agonie et Virgile nous loue pour notre amer dédain. Nous foulons le froid cristal du Cocyte où les traîtres sont collés comme des pailles dans le verre. Notre pied heurte la tête de Bocco. Il ne nous dira pas son nom et nous arrachons des poignées de cheveux de sa tête hurlante. Albéric nous prie de briser la glace qui couvre son visage, afin qu'il puisse pleurer un peu. Nous le lui jurons, et quand il a formulé son douloureux récit, nous manquons à notre serment et nous l'abandonnons; une telle cruauté est courtoise, vraiment, qui donc en effet est plus vil que celui qui montre de la pitié au condamné de Dieu! Dans les mâchoires de Lucifer nous voyons l'homme qui vendit le Christ et dans les mâchoires de Lucifer les hommes qui égorgèrent César. Et tremblant nous sortons pour revoir les étoiles.

Au Purgatoire l'air est plus libre et la sainte montagne s'élève dans la pure lumière du jour. Là est la paix pour nous et pour ceux qui là demeurent une saison, il est aussi quelque paix, bien que, pâle du poison des Maremmes, devant nous passe Madonna Pia, et Ismène, qu'entoure encore la tristesse de la terre est là. L'une après l'autre les âmes nous font partager quelque repentance ou quelque joie. Celui auquel le deuil de sa veuve apprit à boire la douce absinthe de la douleur nous parle de Nella priant dans son lit solitaire, et de la bouche de Buonconte nous apprenons comment une seule larme peut sauver du démon un pécheur agonisant. Sordello, ce noble et dédaigneux Lombard, nous regarde de loin comme un lion couché. Quand il apprend que Virgile est un des citoyens de Mantoue, il se jette à son cou et, quand il sait qu'il est le chanteur de Rome, il tombe à ses pieds. Dans cette vallée dont l'herbe et les fleurs sont plus belles que l'émeraude et le bois indien, ceux-là chantent qui furent des rois dans le monde, mais les lèvres de Rodolphe de Hapsbourg ne s'émeuvent pas de la musique des autres et Philippe de France se frappe la poitrine et Henri d'Angleterre est assis, seul. Nous allons, nous allons, gravissant l'escalier merveilleux et les étoiles s'agrandissent, le chant des rois s'affaiblit et nous atteignons enfin les sept arbres d'or et le jardin du paradis terrestre. Sur un char attelé d'un griffon apparaît quelqu'un dont le front est ceint d'olivier, quelqu'un voilé de blanc, ayant un manteau vert et pour robe un vêtement dont la couleur est comme un feu vivant. L'ancienne flamme se réveille en nous. Notre sang s'accélère en pulsations terribles. Nous la reconnaissons. C'est Béatrix, la femme que nous avons adorée. La glace amassée autour de notre cœur se fond. Nous versons à torrents de sauvages larmes d'angoisse et nous nous prosternons, le front contre terre, car nous savons que nous avons péché. Quand nous avons fait pénitence et sommes purifiés, quand nous avons bu à la fontaine du Léthé et nous nous sommes baignés dans la fontaine d'Eunœ, la maîtresse de notre âme nous fait monter au céleste Paradis. De cette perle éternelle, la lune, le visage de Piccarda Donati se penche vers nous. Un moment sa beauté nous trouble et lorsque pareille à une chose qui tombe à travers l'eau, elle disparaît, nous contemplons encore sa trace de nos yeux attentifs. La douce planète de Vénus est pleine d'amants. Cunizza, la sœur d'Ezzelin, la dame du cœur de Sordello est là et Folco, le chanteur passionné de Provence, qui dans sa tristesse pour Azalaïs abandonna le monde, et la prostituée Chananéenne dont l'âme fut la première que racheta le Christ. Joachim de Flore habite le soleil et, dans le soleil, Thomas d'Aquin raconte l'histoire de saint François et Bonaventure l'histoire de saint Dominique. A travers les rubis en feu de Mars, Cacciaguida s'approche. Il nous parle de la flèche qui part de l'arc de l'exilé et dit quel goût de sel a le pain d'un autre et combien sont raides les escaliers dans une maison étrangère.

Dans Saturne, les âmes ne chantent pas et celle qui nous guide elle-même n'ose pas sourire. Sur une échelle d'or les flammes s'élèvent et tombent. Enfin, nous voyons la gloire de la Rose Mystique. Béatrix fixe ses yeux sur la face de Dieu pour ne plus les en détourner. La vision béatifique nous est accordée; nous connaissons l'Amour qui meut le soleil et toutes les étoiles.

Oui, nous pouvons ramener le globe de six cents parcours en arrière et ne faire qu'un avec le grand Florentin, nous agenouiller au même autel et partager son extase et son mépris. Et si, las d'une époque antique, le désir nous vient de comprendre la nôtre dans toute sa lassitude et son péché, des livres n'existent-ils pas qui peuvent en une seule heure nous faire vivre davantage que ne le peut la vie en vingt années de honte? Tout près de votre main est un petit volume relié d'une peau vert du Nil semée de nénuphars dorés et polie par le dur ivoire. C'est le livre qu'aima Gautier, le chef-d'œuvre de Baudelaire. Ouvrez à ce madrigal triste qui commence:

 
Que m'importe que tu sois sage?
Sois belle et sois triste…
 

et vous sentirez que vous adorez la tristesse comme jamais vous n'adorâtes la joie. Passez au poème de l'homme bourreau de lui-même, laissez sa musique subtile se glisser furtive en votre cerveau et colorer vos pensées et vous deviendrez un instant pareil à celui qui fit ces vers, non pas même pour un instant, mais pour bien des nuits vides, au clair de lune, et de stériles jours sans soleil, un désespoir qui n'est pas vôtre viendra vivre en vous et la misère d'un autre vous rongera le cœur. Lisez le livre tout entier, souffrez qu'il dise à votre âme ne serait-ce qu'un seul de ses secrets, et votre âme aura soif d'en savoir davantage, et se gorgera du miel empoisonné et voudra se repentir d'étranges crimes dont elle n'est pas coupable, expier de terribles plaisirs qu'elle n'a jamais connus. Et puis, quand vous êtes las de ces fleurs du mal, tournez-vous vers les fleurs qui croissent au jardin de Perdita et dans leurs calices mouillés de rosée rafraîchissez votre front en fièvre et que leur grâce adorable guérisse et fortifie votre âme; ou bien réveillez de sa tombe oubliée le doux Syrien, Méléagre, et dites à l'amant d'Héliodore de vous faire de la musique car il a, lui aussi, des fleurs dans sa chanson, de rouges fleurs de grenades, et des iris qui ont l'odeur de la myrrhe, des narcisses et des hyacinthes bleu sombre et des marjolaines et de sinueux buphtalmes.

 

Ce parfum lui est doux, qui, le soir, monte des champs de fèves et doux aussi l'odorant nard syrien qui croît sur les collines de son pays et le frais thym vert, charme de la coupe. Les pieds de son amour quand elle marche dans le jardin étaient comme des lys posés sur d'autres lys. Plus douces étaient ses lèvres que les pétales des pavots endormeurs, plus douces que les violettes et parfumées comme elles. Le crocus couleur de flamme se dressait au-dessus de l'herbe pour la regarder. Pour elle, le frêle narcisse recueillait la pluie fraîche, et, pour elle, les anémones oubliaient les vents de Sicile qui leur faisaient la cour. Et ni le crocus, ni l'anémone, ni le narcisse n'étaient aussi beaux qu'elle.

C'est une chose étrange, ce transfert d'émotions. Nous souffrons des mêmes maladies que les poètes, et le chanteur nous prête son chagrin. Des lèvres mortes ont pour nous un message et des cœurs tombés en poussière peuvent communiquer leur joie. Nous courons baiser la bouche sanglante de Fantine, et nous suivons Manon Lescaut par tout l'univers. La folie d'amour du Tyrien devient nôtre, et nôtre aussi la terreur d'Oreste. Il n'est aucune passion que nous ne puissions ressentir, pas de plaisirs que nous ne puissions goûter, et nous pouvons choisir le temps de notre initiation, et le temps aussi de notre liberté. La Vie! La Vie! N'allons pas vers elle, pour accomplir ou pour expérimenter. C'est une chose bornée par les circonstances, incohérente dans son expression, et dépourvue de cette délicate correspondance de la forme et de l'esprit qui, seule, peut satisfaire le tempérament artistique et critique. Elle nous fait tout payer trop cher, et nous achetons le plus mesquin de ses secrets à un prix qui est monstrueux et infini.

Ernest. – Devons-nous donc alors, pour tout, nous adresser à l'Art?

Gilbert. – Pour tout. Parce que l'Art ne nous fait aucun mal. Les larmes que nous versons au théâtre représentent les émotions exquises et stériles que l'Art a pour fonction d'éveiller. Nous pleurons, mais nous ne sommes pas blessés. Nous nous affligeons, mais notre chagrin n'est pas amer. Dans la vie réelle de l'homme, la tristesse, ainsi que Spinoza le dit quelque part, est un passage à une perfection moindre. Mais la tristesse dont nous remplit l'Art, nous purifie et nous initie, s'il m'est permis de citer, une fois de plus, le grand critique d'art des Grecs. C'est par l'Art et par l'Art seul, que nous pouvons réaliser notre perfection; par l'Art, et par l'Art seul que nous pouvons nous défendre des périls sordides de l'existence réelle. Ceci résulte, non seulement de ce fait que rien de ce qu'on peut imaginer n'est digne d'être fait et qu'on peut tout imaginer, mais de cette loi subtile qui veut que les forces émotionnelles comme les forces de la sphère physique soient limitées en étendue et en énergie. On peut sentir jusqu'à un certain degré, et non au delà. Et qu'importe de quel plaisir la vie essaye de nous tenter, ou de quelle douleur elle cherche à mutiler et corrompre notre âme, si, dans le spectacle des vies de ceux qui n'existèrent jamais, on a trouvé le vrai secret de la joie, et pleuré sur la mort d'êtres qui, comme Cordélia et la fille de Brabantio, ne peuvent jamais mourir?

Ernest. – Arrêtez. Il me semble que dans tout ce que vous avez dit, il y a quelque chose de profondément immoral.

Gilbert. – Tout art est immoral.

Ernest. – Tout art?

Gilbert. – Oui. Car l'émotion pour l'émotion est le but de l'art, et l'émotion pour l'action est le but de la Vie et de cette organisation pratique de la vie, que nous appelons société. La société qui est le commencement et la base de la morale, n'existe que pour la concentration de l'énergie humaine, et, afin d'assurer sa continuité et la saine stabilité, elle demande, et sans doute avec justice, à chacun de ses citoyens, de contribuer par quelques formes de travail producteur au bien public et de peiner pour que le quotidien labeur s'accomplisse. La société pardonne souvent au criminel, elle ne pardonne jamais au rêveur. Les belles émotions stériles que l'art excite en nous sont haïssables à ses yeux, et les gens sont dominés si complètement par la tyrannie de cet horrible idéal social qu'ils viennent toujours effrontément à vous dans les expositions privées et autres lieux ouverts au public et vous demandent avec une voix de stentor: «Qu'est-ce que vous faites?» Alors que: «Qu'est-ce que vous pensez?» est la seule question qu'un civilisé devrait jamais être autorisé à murmurer à un autre. Ils ont de bonnes intentions, ces gens honnêtes et rayonnants. Peut-être est-ce la raison pourquoi ils dégagent un ennui si excessif, mais quelqu'un devrait bien leur apprendre que, si dans l'opinion de la société, la Contemplation est le péché le plus grave dont un citoyen puisse se rendre coupable, elle est, dans l'opinion des gens de culture supérieure, la seule occupation qui convienne à l'homme.

Ernest. – La Contemplation?

Gilbert. – La Contemplation. Je vous ai dit, récemment, qu'il était beaucoup plus difficile de parler d'une chose que de la faire. Laissez-moi vous dire, maintenant, que ne rien faire du tout est la chose la plus difficile au monde, la plus difficile et la plus intellectuelle. Pour Platon, passionné de sagesse, c'était la plus noble forme d'énergie. Pour Aristote, passionné de science, c'était aussi la plus noble forme d'énergie. C'était à cela que la passion de sainteté conduisait le saint et le mystique du Moyen Age.

Ernest. – Nous existons alors pour ne rien faire?

Gilbert. – C'est pour ne rien faire qu'existe l'élu. L'action est limitée et relative. Illimitée et absolue est la vision de celui qui s'asseoit à l'aise et observe, qui marche dans la solitude et rêve. Mais nous, qui sommes nés au déclin de cet âge merveilleux, nous sommes à la fois trop cultivés et trop critiques, trop intellectuellement subtils et trop curieux de plaisirs exquis pour accepter des spéculations sur la vie en échange de la vie elle-même. Pour nous, la Citta Divina est sans couleur et la Fruitio Dei n'a pas de sens. La métaphysique ne satisfait point nos tempéraments et l'extase religieuse est surannée. Le monde par lequel le philosophe de l'Académie devient «le spectateur de tous les temps et de toutes les existences» n'est pas, en réalité, un monde idéal, mais simplement un monde d'idées abstraites. Quand nous y entrons, c'est pour y périr de froid au milieu des glaciales mathématiques de la pensée. Les cours de la Cité de Dieu ne nous sont plus ouvertes. Les portes sont gardées par l'Ignorance et, pour les franchir, il nous faut abandonner tout ce qui, dans notre nature, est le plus divin. C'est assez que nos pères aient cru. Ils ont épuisé la faculté de croire de l'espèce. Ils nous ont légué le scepticisme dont ils avaient peur. Mis par eux en paroles, il n'eût pu vivre en nous comme pensée. Non, Ernest, non. Nous ne pouvons revenir au saint. Il y a bien davantage à apprendre du pécheur. Nous ne pouvons revenir au philosophe et le mystique nous égare. Qui donc, ainsi que le suggère quelque part M. Pater, qui voudrait échanger la courbe d'une seule feuille de rose pour cet Être intangible et sans forme que Platon mettait si haut? Que nous font l'Illumination de Platon, l'Abîme d'Eckart, la Vision de Bœhme, le Ciel monstrueux lui-même qui fut révélé aux yeux aveuglés de Swedenborg? De telles choses valent moins que la petite trompe jaune d'un narcisse des champs, beaucoup moins que le plus médiocre des arts visibles; car, de même que la Nature est la matière luttant pour devenir esprit, l'Art est l'esprit qui s'exprime sous les conditions de la matière et ainsi, même dans ses manifestations les plus inférieures, parle à la fois aux sens et à l'âme. Pour le tempérament artistique, le vague est toujours répulsif. Les Grecs furent une nation d'artistes parce que le sens de l'infini leur fut épargné. Comme Aristote, comme Gœthe, après avoir lu Kant, nous désirons le concret et, seul, le concret peut nous satisfaire.