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Ernest. – Alors, que proposez-vous?

Gilbert. – Il me semble qu'avec le développement de l'esprit critique, nous deviendrons capables de nous rendre compte, non seulement de notre propre vie, mais encore de la vie collective de la race et ainsi, de nous rendre absolument modernes, au vrai sens du mot modernité. Car celui pour qui le présent est uniquement la chose présente ne connaît rien de l'époque où il vit. Pour comprendre le dix-neuvième siècle, il faut comprendre chacun des siècles qui l'ont précédé et qui contribuèrent à sa formation. Pour connaître sur soi-même quelque chose, il faut savoir tout des autres. Il n'est aucun état d'âme avec lequel on ne puisse sympathiser, aucun mode éteint de vie qu'on ne puisse ressusciter. Est-ce impossible? Je ne crois pas. En nous révélant le mécanisme absolu de toute action et nous libérant ainsi de l'encombrant fardeau de responsabilité morale dont nous nous étions chargés, le principe scientifique d'hérédité est devenu, pour ainsi dire, le garant de la vie contemplative. Il nous a montré que nous n'étions jamais moins libres que lorsque nous essayions d'agir. Il nous a pris dans les filets du chasseur; il a écrit sur le mur la prophétie de notre destin. Nous ne pouvons le surveiller: il est en nous. Nous ne pouvons le voir, si ce n'est en un miroir qui reflète l'âme. C'est Némésis sans son masque. C'est la dernière des Parques et la plus terrible. C'est le seul des Dieux dont nous connaissions le nom réel.

Et cependant, tandis que dans la sphère de la vie pratique et externe, il a dépouillé de sa liberté l'énergie et de son choix l'activité, dans la sphère subjective où l'âme est à l'œuvre, il vient à nous, ce terrible fantôme, avec, en ses mains, des dons multiples: tempéraments étranges et subtiles susceptibilités, ardeurs farouches et glaciales indifférences, dons multiformes et complexes de pensées qui se contredisent et de passions en lutte avec elles-mêmes. Et ainsi, ce n'est pas notre vie que nous vivons, mais la vie des morts et l'âme qui nous habite n'est pas une simple entité spirituelle, nous rendant personnel et individuel, créée pour notre service et entrant en nous pour notre joie. C'est quelque chose qui habita des lieux effroyables et fit sa demeure en d'anciens sépulcres. Elle souffre de maladies nombreuses et garde souvenir de curieux péchés. Elle est plus sage que nous et sa sagesse est amère. Elle nous remplit de désirs impossibles et nous fait poursuivre ce que nous savons ne pouvoir atteindre. Il est cependant une chose, Ernest, qu'elle peut faire pour nous. Elle peut nous tirer de l'ambiance dont la beauté s'obnubile pour nous dans la brume de la familiarité ou dont la laideur ignoble et les prétentions sordides nuisent à la perfection de notre développement. Elle peut nous aider à quitter le siècle où nous sommes nés pour aller vivre en d'autres époques sans nous y sentir en exil. Elle peut nous apprendre à échapper à notre expérience et à connaître celles d'êtres plus grands que nous. La douleur de Léopardi vociférant contre la vie devient notre douleur. Théocrite souffle en son chalumeau et nous rions avec les lèvres des nymphes et des bergers. Sous la peau de loup de Pierre Vidal nous courons, éperdus, devant la meute et, sous l'armure de Lancelot, nous fuyons du bosquet de la Reine. Nous avons murmuré le secret de notre amour sous la coule d'Abélard et sous le vêtement taché de Villon, nous avons mis en chanson notre honte. Nous pouvons voir l'aurore avec les yeux de Shelley, et la lune devient amoureuse de notre jeunesse, quand nous errons avec Endymion. Nôtre est l'angoisse de l'Atys et nôtre la faible rage et les nobles tristesses du Danois. Croyez-vous que ce soit l'imagination qui nous permette de vivre ces vies sans nombre? Oui, c'est l'imagination, et l'imagination est le résultat de l'hérédité. C'est simplement, concentrée, l'expérience de la race.

Ernest. – Mais où donc est ici la fonction de l'esprit critique?

Gilbert. – La culture que cette transmission des expériences de la race rend possible ne peut être rendue parfaite que par le seul esprit critique, et l'on peut dire même qu'elle ne fait qu'un avec lui. Quel est, en effet, le vrai critique, sinon celui qui porte en soi les rêves, les idées et les sentiments de myriades de générations et auquel nulle forme de pensée n'est étrangère, nulle interprétation émotionnelle obscure? Et quel est l' «homme de culture» véritable, sinon celui qui, par une délicate érudition et une élimination laborieuse, a rendu l'instinct conscient de lui-même et intelligent et peut séparer l'œuvre possédant la distinction de celle qui ne l'a pas, et ainsi, par contact et comparaison, se rend maître des secrets de style et d'école, comprend leurs significations, écoute leurs voix et développe cet esprit de curiosité désintéressée qui est la véritable racine comme la véritable fleur de la vie mentale, et qui, ayant ainsi atteint à la clarté intellectuelle, ayant appris «le meilleur de ce qui est su et pensé dans le monde», vit – et cette parole n'est pas de fantaisie – avec les Immortels.

Oui, Ernest, la vie contemplative, la vie qui a pour but non pas agir, mais être, et non pas simplement être, mais devenir; c'est là ce que peut nous donner l'esprit critique. Les dieux vivent ainsi, ou ils méditent sur leurs propres perfections, comme nous l'apprend Aristote, ou bien, selon l'imagination d'Epicure, observent avec les yeux calmes du spectateur la tragi-comédie du monde qu'ils ont fait. Nous pourrions, nous aussi, vivre comme eux, et assister en témoins, avec des émotions appropriées, aux scènes variées qu'offrent l'homme et la nature. Nous pourrions nous spiritualiser en nous détachant de l'action et devenir parfaits en répudiant l'énergie. Il m'a souvent semblé que Browning a senti quelque chose de cela. Shakespeare jette Hamlet dans la vie active et lui fait accomplir sa mission par l'effort. Browning nous aurait donné un Hamlet qui aurait accompli sa mission par la pensée. L'incident et l'événement étaient pour lui irréels ou sans signification. Il fit de l'âme le protagoniste de la tragédie de la vie et considéra l'action comme l'élément dépourvu de dramatique d'une pièce. Pour nous, en tous cas, la ΒΙΟΣ ΘΕΩΡΗΤΙΚΟΣ est le véritable idéal. De la haute tour de la Pensée, nous pouvons regarder l'univers. Calme, étant à lui-même un centre, et complet, le critique esthète contemple la vie, et nulle flèche tirée au hasard ne peut pénétrer entre les joints de son armure. Lui, du moins, est sauf. Il a découvert comment vivre.

Un tel mode de vie est-il immoral? Oui, tous les arts sont immoraux, excepté ces formes inférieures d'art sensuel ou didactique qui cherchent à exciter à l'action pour le bien ou pour le mal. Car l'action, quelle qu'elle soit, appartient à la sphère de l'éthique; le but de l'art est simplement de créer un état d'âme. Un tel mode de vie est-il sans applications pratiques? Ah! il n'est pas si facile d'être impratique que l'imaginent les ignorants Philistins. Il serait heureux pour l'Angleterre qu'il en fût ainsi. Il n'est pas un pays au monde qui n'ait autant que le nôtre besoin de gens impratiques. Chez nous, la Pensée est dégradée par sa constante association avec la pratique. Qui donc parmi ceux qui s'agitent dans l'effort et le tumulte de l'existence réelle, bruyant politicien ou socialiste braillard ou pauvre prêtre à l'esprit étroit aveuglé par les souffrances de cette négligeable partie de notre société où lui-même a fixé sa place, peut sérieusement se dire capable de formuler un jugement intellectuel désintéressé sur n'importe quoi? Chaque profession comporte un préjugé. La nécessité d'avoir une carrière force chacun à prendre parti. Nous vivons dans une époque de gens accablés de travail et d'une éducation rudimentaire, une époque où les gens sont si laborieux qu'ils en deviennent absolument stupides et, si dur que cela paraisse, je ne puis m'empêcher de dire que de tels gens méritent leur sort. Le moyen certain de ne rien savoir de la vie c'est d'essayer de se rendre utile.

Ernest. – Une doctrine charmante, Gilbert.

Gilbert. – Je n'en suis pas sûr, mais elle a, du moins, le mérite assez mince d'être vraie. Le désir de faire du bien aux autres, enfante une abondante moisson de fats, et c'est le moindre des maux dont il est cause. Le fat offre une étude psychologique très intéressante et bien que de toutes les poses, celle morale soit la plus désagréable, en avoir une est bien quelque chose. C'est une reconnaissance formelle de l'importance de traiter la vie à un point de vue défini et raisonné. Que la Sympathie Humanitaire soit en guerre contre la Nature en assurant la survivance de ce qui est avorté, c'est ce qui peut faire prendre en dégoût ses faciles vertus à l'homme de science. L'économiste politique peut la blâmer avec force de placer l'imprévoyant sur le même niveau que le prévoyant et de dépouiller ainsi la vie de l'excitant au travail le plus puissant, parce que le plus sordide. Mais aux yeux du penseur le véritable dommage causé par cette sympathie émotionnelle est qu'elle limite la connaissance et nous empêche ainsi de résoudre le moindre problème social. Nous nous efforçons à présent de retarder la crise prochaine, la révolution en marche, comme mes amis les Fabianistes l'appellent, au moyen de dons et d'aumônes. Eh bien, quand arrivera cette révolution ou cette crise, nous serons impuissants, parce que nous ne saurons rien. Et ainsi, Ernest, ne nous laissons pas tromper. L'Angleterre ne sera jamais civilisée tant qu'elle ne se sera pas annexé l'Utopie. Il est plus d'une de ses colonies qu'elle pourait abandonner avec avantages pour une si belle contrée. Nous avons besoin de gens impratiques qui voient au delà du moment et pensent au delà du jour. Ceux qui essayent de conduire le peuple ne peuvent y réussir qu'en suivant la populace. C'est par la voix de quelqu'un qui crie dans le désert, que doivent être préparés les chemins des dieux.

 

Mais peut-être pensez-vous que dans ce fait de regarder pour la seule joie du regard et de contempler dans un seul but de contemplation, il y a quelque chose qui comporte de l'égoïsme. Si vous le pensez, ne le dites pas. Cela convient bien à une époque absolument égoïste comme la nôtre, de déifier le sacrifice. Cela convient bien à une époque aussi complètement avare que celle où nous vivons de mettre au-dessus des délicates vertus intellectuelles, ces vertus plates et émotionnelles qui sont pour elle d'un bénéfice pratique immédiat. Ils manquent également leur but, ces philanthropes et sentimentalistes de nos jours qui passent leur temps à bavarder sur nos devoirs à l'égard du voisin. Car le développement de la race dépend du développement de l'individu et là où la culture du moi a cessé d'être l'idéal, le niveau intellectuel s'abaisse aussitôt et finit souvent par descendre à zéro. Si vous rencontrez à dîner un homme qui a passé sa vie à se faire à lui-même son éducation – un type rare aujourd'hui, je l'admets, mais qu'on peut cependant encore rencontrer de temps en temps – vous vous levez de table plus riche, avec la conscience qu'un haut idéal a pour un moment touché et sanctifié vos jours. Mais, mon cher Ernest, s'asseoir près d'un homme qui a passé sa vie à tenter de faire l'éducation des autres, quelle terrible expérience! Combien épouvantable cette ignorance, résultat inévitable de l'habitude fatale de donner des opinions! Dans quelles étroites limites l'esprit de cet être paraît enfermé? Comme il nous fatigue et doit se fatiguer lui-même avec ses répétitions sans fin et ses fades réitérations? A quel point manque en lui tout élément de croissance intellectuelle! Dans quel cercle vicieux il se meut sans arrêt.

Ernest. – Vous parlez avec une singulière émotion, Gilbert. Auriez-vous fait récemment cette expérience terrible, comme vous dites?

Gilbert. – Peu de nous y échappent. On dit que le maître d'école voit s'étendre la sphère de son autorité. Je désire vivement qu'il en soit ainsi. Mais le type dont il n'est, après tout, qu'un représentant et certainement celui de la plus mince importance, me semble réellement dominer nos vies et de même que le philanthrope est le fléau de la sphère éthique, le fléau de la sphère intellectuelle est l'homme si occupé du soin de faire l'éducation des autres qu'il n'a jamais eu le temps de faire la sienne. Non, Ernest, la culture de soi est le véritable idéal de l'homme. Gœthe le vit et nous lui devons pour ce fait plus qu'à aucun homme depuis le temps des Grecs. Les Grecs le virent et léguèrent à la pensée moderne, la conception de la vie contemplative en même temps que la méthode critique qui seule peut réaliser cette vie. Ce fut la seule chose qui rendit grande la Renaissance et nous donna l'humanisme. C'est la seule qui pourrait aussi grandir notre époque, car la réelle faiblesse de l'Angleterre ne réside ni dans des armements incomplets ou des côtes non fortifiées, ni dans la pauvreté rampant en des ruelles sans soleil, ou l'ivrognerie qui braille en des cours dégoûtantes, mais simplement dans le fait que ses idéals sont émotionnels et non intellectuels.

Je ne nie pas que l'idéal intellectuel ne soit difficile à atteindre; je nie encore moins qu'il ne soit et ne reste peut-être, pour des années à venir, impopulaire parmi la masse. Il est si facile aux gens d'avoir de la sympathie pour la souffrance. Il leur est si difficile d'en avoir pour la pensée. En vérité les gens ordinaires comprennent si peu ce qu'est en réalité la pensée qu'ils paraissent s'imaginer que lorsqu'ils ont dit qu'une théorie est dangereuse, elles ont prononcé sa condamnation alors que ce sont ces théories-là qui seules possèdent une véritable valeur intellectuelle. Une idée qui n'est pas dangereuse est indigne d'être une idée.

Ernest. – Gilbert, vous me bouleversez. Vous m'avez dit que tout art est dans son essence, immoral. Allez-vous me dire maintenant que toute pensée est dans son essence, dangereuse?

Gilbert. – Oui, dans la sphère pratique il en est ainsi. La sécurité de la société repose sur la coutume et l'instinct inconscient et la base de la stabilité de la société en temps qu'organisme sain, est l'absence complète de toute intelligence parmi ses membres. La grande majorité des gens savent si bien cela qu'ils se rangent naturellement, d'eux-mêmes, du côté de ce système splendide qui les élève à la dignité de machines et montrent une rage si farouche contre l'intrusion de la faculté intellectuelle dans toute question concernant la vie que l'on est tenté de définir l'homme, un animal raisonnable qui se fâche toujours quand on lui demande d'agir d'accord avec les préceptes de la raison. Mais détournons-nous de la sphère pratique et ne parlons plus de ces méchants philanthropes; il serait bien, en vérité, de les abandonner à la merci du sage aux yeux en amande de la Rivière Jaune, Chuang-Tsu, qui a prouvé que ces officieux bien intentionnés et néfastes ont détruit la vertu simple et spontanée qui est en l'homme. C'est un sujet ennuyeux, et j'ai hâte de revenir à la sphère où la critique est libre.

Ernest. – La sphère de l'intellect?

Gilbert. – Oui. Vous vous souvenez que j'ai parlé du critique comme étant à sa manière aussi créateur que l'artiste dont l'œuvre, en effet, peut n'avoir de valeur qu'autant qu'elle fournit au critique la suggestion de quelque nouvel état de pensée et de sentiment qu'il peut réaliser avec une distinction de forme égale ou peut-être plus grande, et par l'usage d'un nouveau moyen d'expression rendre d'une beauté différente et plus parfaite. Eh bien! vous m'avez paru un peu sceptique devant cette théorie. Mais peut-être vous ai-je froissé?

Ernest. – Je ne suis pas, en réalité, sceptique à ce sujet; mais je dois avouer que je sens très fortement qu'une œuvre comme celle que d'après votre description produit le critique – et il faut sans aucun doute admettre qu'une telle œuvre existe – est, par nécessité, purement subjective, tandis que l'œuvre la plus grande est toujours objective, objective et impersonnelle.

Gilbert. – La différence entre l'œuvre objective et l'œuvre subjective n'appartient qu'à la forme externe. Elle est accidentelle, non essentielle. Toute création artistique est absolument suggestive; le paysage même que regardait Corot n'était, comme il le dit lui-même, qu'un état de son esprit; et ces grandes figures du drame grec ou anglais qui nous semblent posséder une existence réelle en dehors des poètes qui les firent et les modelèrent, sont en dernière analyse simplement les poètes eux-mêmes, non tels qu'ils croyaient être, mais tels qu'ils croyaient ne pas être, et tels qu'ils furent toutefois, pour un instant, d'étrange façon, grâce à cette pensée même, car nous ne pouvons jamais sortir de nous-mêmes, et il ne peut y avoir dans une création ce qui n'était pas dans le créateur. Bien mieux, je dirai que plus une création paraît être objective, plus elle est en réalité subjective. Shakespeare a pu rencontrer Rosencrantz et Guildenstern dans les blanches rues de Londres, ou vu les serviteurs de maisons rivales se battre sur la place publique, mais Hamlet sortit de son âme et Roméo de sa passion. C'était des éléments de sa nature auxquels il donna une forme visible, des impulsions qui s'agitaient si puissamment en lui, qu'il dut, comme par force, les laisser réaliser leur énergie non sur le plan inférieur de la vie réelle où ils eussent été entravés et contraints et ainsi rendus imparfaits; mais sur ce plan imaginatif de l'art où l'Amour peut, en vérité, trouver dans la Mort son riche accomplissement, où l'on peut poignarder l'écouteur aux portes derrière les tentures, et se battre dans une tombe fraîchement ouverte, et faire boire au roi son propre poison, et voir l'esprit de son père à la faible clarté de la lune, s'avancer majestueusement tout revêtu d'acier, d'une muraille de brume à une autre muraille. L'action, limitée, aurait laissé Shakespeare non satisfait et inexprimé, et de même que c'est parce qu'il n'a rien fait, qu'il a été capable d'achever tout, de même c'est parce qu'il ne nous parle jamais de lui dans ses pièces que ses pièces nous le révèlent d'une façon absolue et nous montrent sa véritable nature et son véritable tempérament de façon bien plus complète que les sonnets étranges et exquis dans lesquels il dévoile, pour des yeux limpides, le coin secret de son cœur. Oui, la forme objective est en fait la plus subjective. L'homme est moins lui-même quand il parle en personne. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité.

Ernest. – Le critique, alors, limité à la forme subjective, sera nécessairement moins apte à s'exprimer pleinement que l'artiste qui, lui, a toujours à sa disposition les formes qui sont impersonnelles et objectives.

Gilbert. – Pas nécessairement et, certainement, pas du tout, s'il reconnaît que chaque mode de critique est, en son plus haut développement, simplement un état, et que nous ne sommes jamais plus sincères envers nous-mêmes que lorsque nous sommes inconséquents! Le critique esthète, fidèle uniquement aux principes de beauté en toutes choses, recherchera toujours de nouvelles impressions, prenant aux diverses écoles le secret de leur charme, s'inclinant peut-être devant des autels étrangers, ou souriant, si c'est sa fantaisie, à de bizarres nouveaux dieux. Ce que d'autres personnes appellent le passé d'un homme, est sans doute pour elles de la plus haute importance, mais ne regarde en rien absolument cet homme lui-même. L'homme qui s'occupe de son passé ne mérite pas d'avoir un futur. Quand on a trouvé l'expression d'un état d'âme, on en a fini avec lui; vous riez, mais croyez bien qu'il en est ainsi. Hier, ce fut le Réalisme qui nous charma, on obtint de lui ce nouveau frisson qu'il avait pour but de produire, on l'analysa, on l'expliqua, et on s'en fatigua. Au coucher du soleil, vinrent le Luministe en peinture, et le Symboliste en poésie, et l'esprit médiéval, cet esprit qui appartient non pas à l'époque mais au tempérament, se réveilla soudain dans la Russie blessée, et nous émut pour un moment par la terrible fascination de la douleur. Aujourd'hui c'est le Roman que l'on acclame, et déjà les feuilles frémissent dans la vallée et sur les sommets pourpres des collines marche la Beauté aux sveltes pieds d'or. Les anciens modes de création, bien entendu, persistent. Les artistes se reproduisent eux-mêmes ou reproduisent les autres, ennuyeuse répétition. Mais la Critique avance toujours et le critique développe toujours.

Le critique n'est pas davantage, en réalité, limité à la forme subjective de l'expression. La méthode du drame est sienne aussi bien que celle de l'épopée. Il peut se servir du dialogue comme celui qui fit parler Milton à Marvel sur la nature de la comédie et de la tragédie, et s'entretenir des lettres Sidney et Lord Brooke sous les chênes de Penshurst; il peut adopter la narration dans le goût de M. Pater, dont les Portraits Imaginaires – n'est-ce pas le titre du volume? – nous présentent chacun, sous le masque fantaisiste de la fiction, quelque morceau de critique subtil et délicat, l'un sur le peintre Watteau, un autre sur la philosophie de Spinoza, un troisième sur les éléments païens des débuts de la Renaissance, et le dernier et, sous certains rapports, le plus suggestif, sur la source de cet Aufklärung, cette illumination, qui se leva comme une aube sur l'Allemagne, au siècle dernier, et à laquelle doit tant notre propre culture. Oui, certes, le dialogue, cette merveilleuse forme littéraire que, de Platon à Lucien, de Lucien à Giordano Bruno et de Bruno à ce vieux grand païen qui ravissait tant Carlyle, les critiques créateurs du monde ont toujours employé, ne peut jamais, comme mode d'expression, perdre son attraction pour le penseur. Il peut, grâce à lui, exposer l'objet sous tous les aspects et nous le montrer en le faisant en quelque sorte tourner comme un sculpteur présentant son œuvre, obtenant de cette façon toute la richesse et toute la vérité d'effets qui viennent de ces «parallèles» soudainement suggérés par l'idée centrale en marche et illuminent réellement l'idée d'une façon plus complète, ou de ces heureuses pensées intérieures qui parachèvent plus pleinement le plan central et même lui apportent quelque chose du charme délicat du hasard.

Ernest. – Et, grâce à lui, il peut inventer un antagoniste imaginaire et le convertir quand il lui plaît par quelque argument absurde de sophiste.

Gilbert. – Ah! il est si facile de convertir les autres. Il est si difficile de se convertir soi-même. Pour arriver à ce que l'on croit véritablement, il faut parler avec des lèvres autres que les siennes. Pour connaître la vérité, il faut imaginer des myriades de faussetés. Qu'est-ce en effet que la Vérité? En matière de religion, simplement l'opinion qui a survécu. En matière de science, la dernière sensation. En matière d'art, notre dernier état d'âme. Et vous voyez maintenant, Ernest, que le critique dispose d'autant de formes objectives d'expression que l'artiste. Ruskin met sa critique en prose imaginative, superbe en ses changements et contradictions; Browning met la sienne en vers blancs et force le peintre et le poète à nous livrer leur secret; M. Renan se sert du dialogue, M. Pater de la fiction et Rossetti traduisit en musique de sonnets la couleur de Giorgione et le dessin d'Ingres, aussi bien que son dessin à lui et sa couleur, sentant avec l'instinct d'un homme possédant de multiples modes d'expression que l'art suprême est la littérature et que le médium le plus délicat et le plus parfait est celui des mots.

 

Ernest. – Eh bien, maintenant que vous avez établi que le critique dispose de toutes les formes objectives, je voudrais que vous m'indiquiez les qualités qui caractérisent le vrai critique.

Gilbert. – D'après vous quelles seraient ces qualités?

Ernest. – Je dirais qu'il doit être avant tout impartial.

Gilbert. – Ah non! pas impartial. Un critique ne peut l'être au sens ordinaire du mot. Ce n'est que sur les choses qui ne nous intéressent pas que nous pouvons donner une opinion impartiale et c'est sans doute la raison pourquoi une opinion impartiale est toujours absolument sans valeur. L'homme qui voit les deux côtés d'une question ne voit absolument rien. L'art est une passion et, en matière d'art, la Pensée est inévitablement colorée par l'émotion, ainsi fluide plutôt que fixée, et, dépendant d'états subtils et de mouvements exquis, ne peut être resserrée dans la rigidité d'une formule scientifique ou d'un dogme théologique. C'est à l'âme que parle l'Art et l'âme peut être prisonnière de l'esprit aussi bien que du corps. On ne devrait pas, évidemment, avoir de préjugés, mais comme un grand Français le remarqua, il y a un siècle, c'est l'affaire à chacun d'avoir sur ces sujets des préférences et quand on a des préférences on cesse d'être impartial. Il n'y a qu'un commissaire-priseur qui puisse admirer également et impartialement toutes les écoles d'art. Non, l'impartialité n'est pas une des qualités du vrai critique, ce n'est pas même une condition de la critique. Chaque forme d'art avec laquelle nous venons en contact nous domine au moment même à l'exclusion de toute autre forme. Il faut que nous nous abandonnions absolument à l'œuvre en question, quelle qu'elle soit, si nous voulons obtenir son secret. Il faut pendant ce temps que nous ne pensions à rien d'autre et nous ne pouvons pas, en vérité, faire autrement.

Ernest. – Le critique en tout cas sera raisonnable, n'est-ce pas?

Gilbert. – Raisonnable? Il y a deux façons de ne pas aimer l'art, Ernest. L'une consiste à ne pas l'aimer. L'autre à l'aimer raisonnablement. L'Art, en effet, comme le vit Platon, et non sans regret, crée chez celui qui l'écoute et celui qui le contemple une forme de divine folie. Il ne naît pas de l'inspiration, mais il rend les autres inspirés. La raison n'est pas la faculté à laquelle il s'adresse. Si l'on aime vraiment l'Art, on doit l'aimer par-dessus tout au monde, et contre un tel amour la raison, si on l'écoutait, ne saurait que vociférer. Il n'y a rien de sain dans le culte de la beauté. C'est une chose trop splendide pour être saine. Ceux qui l'ont pour note dominante de leur vie paraîtront toujours au monde de purs visionnaires.

Ernest. – Du moins, le critique sera-t-il sincère.

Gilbert. – Une faible sincérité est dangereuse, une grande est absolument fatale. Le vrai critique, en effet, sera toujours sincère dans sa dévotion au principe de beauté, mais il recherchera la beauté à toute époque et dans chaque école et ne se laissera jamais limiter par quelque coutume établie de pensée ou un mode stéréotypé d'envisager les choses. Il se réalisera lui-même en des formes nombreuses, et de mille façons différentes, et sera toujours curieux de nouvelles sensations et de nouveaux points de vue. C'est par un changement constant, et par ce changement seul qu'il trouvera son unité véritable. Il ne consentira pas à être l'esclave de ses propres opinions. Qu'est-ce en effet que l'esprit sinon le mouvement dans la sphère intellectuelle? L'essence de la pensée comme l'essence de la vie, c'est la croissance. Il ne faut pas vous effrayer des mots, Ernest. Ce que les gens nomment le manque de sincérité, est simplement la méthode par laquelle nous pouvons multiplier nos personnalités.

Ernest. – J'ai peur de ne pas avoir été heureux dans mes suggestions.

Gilbert. – Des trois qualités mentionnées par vous, deux: la sincérité et l'impartialité, si elles n'appartiennent pas positivement à la morale, y touchent de fort près, et la première condition de la critique est que le critique soit en état de reconnaître que la sphère de l'Art et celle de l'Ethique sont absolument distinctes et séparées. Quand on les confond, le Chaos recommence. On les confond trop souvent aujourd'hui en Angleterre, et bien que nos modernes Puritains ne puissent détruire une belle chose, ils peuvent presque, cependant, grâce à leur prurit extraordinaire, souiller un moment la beauté. C'est, je regrette de le dire, principalement au moyen du journalisme que ces gens-là trouvent à s'exprimer. Je le regrette, parce qu'il y a beaucoup à dire en faveur du journalisme moderne. En nous donnant les opinions des gens incultes, il nous maintient en contact avec l'ignorance de la société. En relatant avec soin les événements courants de la vie contemporaine, il nous montre quelle est leur minime importance. En discutant invariablement l'inutile, il nous fait comprendre ce qui est nécessaire à la culture de l'esprit et ce qui ne l'est pas. Mais il ne devrait pas permettre au pauvre Tartuffe d'écrire des articles sur l'art moderne. Quand il le permet, il se ridiculise. Et cependant, les articles de Tartuffe et les notes de Chadband ont, du moins, ceci de bon. Ils servent à montrer combien est limité le domaine où l'éthique et les considérations éthiques peuvent prétendre exercer leur influence. La science est hors de l'atteinte de la moralité, car ses yeux sont fixés sur des vérités éternelles. L'art est également hors de cette atteinte, car ses yeux sont fixés sur des choses belles, immortelles et toujours changeantes. A la moralité appartiennent les sphères inférieures et les moins intellectuelles. Laissons passer pourtant ces Puritains déclamateurs; ils ont leur côté comique. Qui peut s'empêcher de rire quand un journaliste ordinaire propose d'un ton sérieux de limiter les sujets à la disposition de l'artiste? Il serait bon qu'une limite soit imposée, et elle le sera bientôt, je l'espère, à nos journaux et à nos journalistes, car ils nous donnent les faits tout nus, sordides et dégoûtants de la vie. Ils racontent avec une avidité dégradante les péchés de second ordre et, avec le soin méticuleux des illettrés, nous donnent des détails précis et prosaïques sur les faits et gestes de gens sans aucune espèce d'intérêt. Mais l'artiste qui accepte les faits de la vie et pourtant les mue en formes de beauté, en fait des modèles de pitié ou de terreur, montre leur couleur essentielle, leur prodige, leur véritable valeur au point de vue critique, édifiant ainsi en dehors d'eux un monde plus réel que la réalité même, et d'un sens plus élevé et plus noble – qui donc lui assignera des limites? Ce ne sera pas les apôtres de ce nouveau journalisme qui n'est que la vieille vulgarité «s'exposant sans entraves». Ni les apôtres de ce nouveau puritanisme, qui n'est que la lamentation de l'hypocrite, aussi mal écrite que mal proférée. La suggestion seule en est ridicule. Laissons ces méchantes gens et continuons à discuter les qualités artistiques nécessaires au vrai critique.