Perdus Pour Toujours

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Le métro va d’une station à l’autre, quelques passagers descendent et d’autres montent au fur et à mesure. La dame à l’air de faire le voyage jusqu’au bout. « Quel âge a-t-elle ? », me demande-t-elle après avoir une fois de plus caressé les cheveux de Becca. « Elle va avoir quatre ans d’ici peu », lui réponds-je, en sachant bien ce qui va suivre.

« Oh, qu’elle est grande, et si jolie, elle parait plus âgée. » Je la remercie et lui dis qu’effectivement elle est assez grande. Elle me demande si c’est ma fille, je lui dis que je suis son oncle sans entrer dans les détails, ce qui apparemment la satisfait et car elle passe à une nouvelle question. « Ses cheveux ont une couleur peu courante, ce n’est pas une couleur tout de même ? » Quelle patience ! Je ne sais pas comment les gens peuvent un instant imaginer qu’il est possible de colorer les cheveux d’une enfant de trois ans. Mais après le nom bizarre, la question sur la couleur de cheveux peu courante était évidente. Je lui dis que non, en essayant de ne pas perdre patience, que la couleur de ses cheveux est naturelle, qu’elle l’a hérité de sa mère qui avait les mêmes… Oh, je me rends compte de mon erreur, de la conjugaison de mon verbe au passé, mais c’est trop tard, et ma tête doit le confirmer. Je ne peux ainsi pas éviter la question suivante :

« Sa mère est morte ? » me questionne-t-elle dans un murmure, salivant déjà des détails de notre mélodrame familial. Je regarde en panique Becca, mais elle n’y prête pas attention car sur la banquette opposée, il y a une autre petite fille dans les bras de son grand-père et elles se font des grimaces l’une à l’autre. Je peux ainsi mentir comme je veux, même si c’est sans grande conviction : « Non, ce que je voulais dire c’est que les cheveux de sa mère sont plus foncés maintenant, ils ne sont plus aussi clairs qu’avant ». C’est un mensonge, elle a toujours eu la même couleur, mais bon, je lui dis cela pour éviter d’entrer dans une conversation de condoléances et que la dame se mette à réconforter Becca, ce qui l’aurait sûrement attristée. Cela a dû satisfaire mon interlocutrice concernant ses connaissances en termes de variations de couleur de cheveux au fil des ans, car elle a une fois de plus caressé la tête de Becca en abandonnant le sujet, visiblement déçue puisqu’elle n’a finalement rien appris d’intéressant.

Entre-temps, nous arrivons à l’arrêt Marquês où nous devons changer de métro et où nous avons dû faire une des sorties les plus rapides des annales du métro. Nous montons jusqu’au hall où se trouve la billetterie et prenons les escaliers pour descendre de l’autre côté. Nous arrivons pile à temps pour prendre le métro de Campo Grande qui est beaucoup moins rempli et où personne n’a l’air de vouloir discuter avec nous. Le métro est un des nouveaux véhicules en circulation, avec des écrans LCD installés en haut de chaque fenêtre, qui retransmettent des publicités sans interruption, alternant avec les habituelles affiches plastifiées, pour les annonceurs qui ne peuvent pas se payer des publicités vidéo. Les wagons sentent encore le neuf, les tagueurs n’ont encore laissé que peu de marques ou de signatures à l’encre indélébile qu’ils ont l’habitude d’utiliser pour être sûrs que personne ne puisse les effacer, comme si ces marques étaient magiques et représentaient une partie d’eux-mêmes. Les publicités des écrans sont muettes avec des sous-titres occasionnels, entièrement pensées et adaptées pour être retransmises dans le métro, tandis que le système sonore nous distrait avec une compilation de musiques jazz parmi lesquelles je reconnais Benny Goodman, Sidney Bechet, Stan Getz, Louis Armstrong et Chet Baker ; aujourd’hui la personne qui a choisi avait bon goût.

Le métro de Lisbonne arrive parfois à nous surprendre avec ces petites choses, qui ne compensent cependant par aucun moyen le manque d’ascenseurs ou d’escalators du quai jusqu’à la rue dans toutes les stations, mais qui servent tout de même à rendre nos voyages plus supportables.

Parfois je me demande si je suis le seul à penser à cela et je me demande en même temps comment font les personnes qui ont des bébés, des enfants dans les bras ou les personnes handicapées ; elles ne doivent sûrement pas pouvoir aller où elles veulent ou doivent alors aller d’autobus en autobus ou prendre leur voiture, qui ne sont vraiment pas les manières les plus rapides pour se déplacer à Lisbonne.

Becca me tire la manche et j’arrête alors immédiatement de penser aux escalators et autre ascenseurs inexistants pour écouter ce qu’elle veut me dire. « Kalle, on peut manger une glace ? », à cette heure de la matinée ? « Non bébé, il est encore trop tôt » Elle ne se montre pas satisfaite de ma réponse et revient tout de suite à la charge : « Et cet après-midi on pourra manger une glace ? Tu sais les grandes ? » Je lui dis que oui, en sachant très bien qu’elle n’aura pas oublié et que cet après-midi je devrai évidement lui acheter une glace. Grande, de préférence – même si ce qualificatif dans ce cas est assez subjectif : un jour c’est un grand cornetto, un autre jour ça peut être un solero et encore un autre jour ça peut être un perna-de-pau qui ne mérite pas tellement cette distinction.

Nous sortons à Campo Pequeno, je l’aide à monter les escaliers jusqu’à la billetterie et ensuite jusqu’à la rue – ce serait plus facile si elle n’insistait pas pour tout faire toute seule. Parfois, je me dis qu’il serait mieux si elle que je la porte encore dans les bras.

Nous remontons l’avenue, tournons à droite et plus ou moins au milieu de la rue nous entrons dans l’école maternelle Luso-Espagnole Sancho Pança, ouverte, il y a près de trente ans, par une amie de ma grand-mère qui a déménagé à Lisbonne avec son mari.

La plupart des éducatrices sont espagnoles, bien qu’il y ait aussi quelques portugaises. Les enfants se parlent espagnol entre eux. Ce sont en majorité des enfants d’espagnols ou de sud-américains qui, pour une raison ou une autre, sont à Lisbonne, ou comme dans le cas de Becca, ont de la famille en Espagne et qu’il est important de ne pas perdre le contact avec la langue. C’est une petite maison sympathique du début de XXème siècle que Madame Pilar a petit à petit transformé en un sympathique foyer pour les enfants âgés d’un à sept ans. Ce qu’il y a de mieux dans cette école, c’est son énorme jardin, plein de jouets en bois et en plastique ainsi qu’un grand bac à sable pour que les enfants puissent jouer. Becca adore passer ses journées là-bas.

Au début – Becca a commencé la crèche peu avant son premier anniversaire – ma mère et ma sœur avait peur qu’autant de contact avec l’espagnol lui fasse oublier le suédois, qu’elles cherchaient à lui enseigner à la maison. Cependant, nous nous sommes vite aperçus qu’il n’y avait aucun risque que cela se produise. Elle utilisait les mots suédois qu’elle apprenait avec elles et moi et les mots espagnols et portugais avec mon père et ma grand-mère – la plupart du temps en semblant savoir distinguer les langues les unes des autres mais aussi les personnes avec qui les utiliser.

Les premiers temps, nous faisions attention à ce que ce soient les mêmes personnes qui lui parlent les mêmes langues, mais maintenant, et par la force des choses, j’alterne d’une langue à l’autre pour la maintenir intéressée et en général elle ne se trompe pas. Nous pensions encore que la langue la plus difficile à maintenir serait le portugais, mais avec tant d’enfants bilingues à l’école, et tous les autres rencontrés avec qui elle ne parle que portugais, en peu de temps elle parlait les trois langues avec la même aisance.

Mais même ainsi, j’ai pensé qu’il valait mieux lui trouver une enseignante de suédois afin de la maintenir exposée à la langue, car même si nous avons une tonne de DVD avec des dessins animés et des films en suédois, je ne pense pas qu’elle puisse beaucoup apprendre avec Pippi et Bamse.

Je la laisse à Ana, qui est une des éducatrices de son groupe, et qui semble presque avoir plus de peine de me voir partir que Becca. Quelle différence par rapport à avant ! Quand elle a commencé à venir, il fallait que nous restions un peu avec elle, et ensuite on pouvait la laisser seule et venir la chercher quand elle commençait à pleurer et à réclamer sa mère. Cela a duré pratiquement un mois. Maintenant, dès qu’elle voit Carmen ou Ana, c’est comme si je m’étais évaporé, je n’existe purement et simplement plus. Et si elles ne lui disent pas de me dire au revoir, elle ne le fait même pas. Même si c’est vrai que c’est bien, c’est quand même un peu triste de les voir devenir indépendants. Un jour elle me demandera les clés de la voiture et me dira de ne pas l’attendre avant le petit-déjeuner…

Qui aurait pu penser il y a quelques années que je dirais ça aujourd’hui, la paternité, encore que ce n’est qu’un prêt, fait vraiment changer les gens.

DEUX

J’arrive au bureau rue Garrett un peu après huit heures, comme d’habitude, c’est moi qui ouvre la porte et désactive l’alarme qui orne depuis un an l’entrée principale. Les services de nettoyage n’arrivent pas avant neuf heures, les secrétaires embauchent à neuf heures et demie et les autres avocats aux environs de dix heures. Nous occupons les quatre derniers étages de cet immeuble reconstruit et transformé depuis l’incendie de quatre-vingt-huit – pas celui ayant détruit le reste du Chiado. Mon bureau se situe dans la partie arrière du troisième étage, le même qui était celui de mon père, avec vue sur le fleuve.

L’entreprise s’est énormément développée ces dernières années, mon père disait qu’elle s’était trop développée, trop vite et que l’idée originale d’être un cabinet d’avocat dévoué à ses clients et aux causes justes s’est perdue dans cette soif du bénéfice au pourcentage généré par les grandes affaires.

 

Et il s’agit bien de grandes affaires dont le cabinet Gomez, Meirelles, Nebuloni, Nogueira, Castro, et Associés, également connu sous la formule GM2NC+A, s’occupe : élu meilleur cabinet d’avocats au Portugal selon les lecteurs d’EuroBusiness depuis 6 ans, membre de toutes les associations juridiques et d’avocats dont toute personne diplômée de droit pourrait être membre sans avoir commis de crime ou être automatiquement exclu des autres, et détenant un budget publicitaire qui dépasse la centaine de milliers d’euros, réparti dans plusieurs revues d’analyse et d’affaires européennes et américaines. De plus, on ne peut pas dire que l’on ne fasse pas tout notre possible pour maintenir cette position.

Le cabinet d’avocats Meirelles et Nebuloni a été fondé par mon père et par Joaquim Meirelles au début des années quatre-vingt, et ne s’est appelé ainsi que pour une question alphabétique, étant donné que la majorité des dépenses engagées ainsi que la part majoritaire appartenaient à mon père, qui d’une certaine manière avait hérité du bureau et de pratiquement tous les clients de mon oncle-grand-père. L’idée était de se consacrer à des causes qui en vaillent la peine et ils y sont parvenus de manière exclusive pendant quelques années. Mais ensuite, Meirelles en a eu marre de faire moins d’argent que les autres avocats qu’il connaissait (et pourtant ils ne se faisaient pas si peu d’argent que ça, je n’ai jamais manqué de rien et à cette époque, ma mère qui terminait son doctorat ne travaillait pas). Il a donc insisté auprès de mon père pour qu’ils engagent plus d’associés afin de diversifier les domaines de droit dont s’occupait l’entreprise.

En peu de temps tout a changé, un nouvel associé a été engagé, Pedro Inácio Gomez, présenté à Mereilles par une connaissance et décrit comme un jeune homme avec un grand avenir. Malgré le fait d’être un jeune diplômé, PIG, comme il a commencé à être appelé derrière son dos, débarquait avec toutes ses connaissances concernant le domaine de l’entreprise et semblait avoir une liste interminable d’oncles et de tantes avec de l’argent et la volonté de traiter avec le monde entier sur n’importe quel sujet. Le volume de travail a continué à augmenter et très rapidement le cabinet s’est à nouveau agrandit avec deux nouveaux associés, Jorge Lemos Nogueira et Francisca Castro, l’un diplômé en droit et l’autre en gestion des entreprises et avec chacun de l’expérience en tant qu’indépendant.

À cette époque, il n’y avait déjà plus que mon père qui s’occupait des causes qui au début furent le but ultime du cabinet – ce qui, parfois, donnait prétexte à des discussions enflammées concernant les conflits d’intérêts et le véritable intérêt de l’entreprise – car Meirelles, qui, soit dit en passant, penchait toujours du côté du fiscal plutôt que de n’importe quel autre domaine du droit. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’il se ne s’est ensuite consacré qu’a ceci, à l’enseignement et au doctorat qu’il était entre-temps en train de préparer.

Cependant, le bureau de la rue Braamcamp, même après la location de l’étage, devenait trop petit et quand on leur a offert le squelette brulé de l’immeuble de la rue Garrett, en paiement des services rendus à l’ancien propriétaire qui était décédé, personne ne s’y opposé. En moins de deux ans, l’immeuble avait été reconstruit, agrandi et adapté aux exigences d’un cabinet moderne, les quatre derniers étages étaient réservés à la société, qui à cette époque était connue sous le nom de MNGN&C, et le reste était loué à d’autres entreprises.

Les années quatre-vingt-dix du siècle passé ont continué à être des années de croissance, en volume d’affaires ainsi qu’en nombre de personnes recrutées. Au début du nouveau millénaire, la société employait déjà un nombre appréciable d’avocats en plus des associés, et était très recherchée par les jeunes diplômés désirant une carrière d’avocat – et ce sûrement grâce à l’exigence de mon père et au soutien inconditionnel de Meirelles. Ce cabinet était l’un des seuls qui offrait salaires et horaires décents dès le premier jour. Les autres associés, dans la lignée de la longue tradition des stages non-rémunérés – qui se rafraîchit à chaque nouvelle fournée d’avocats portugais qui commence à travailler à son compte ou dans une société – s’y sont initialement opposés, mais ont ensuite fini par accepter quand ils ont commencé à voir les résultats qui justifiaient totalement le coût des salaires des stagiaires.

Je ne doute pas que mon père était satisfait de l’entreprise qu’il avait aidé à créer – indépendamment des discussions occasionnelles sur le type de droit qui devait y être pratiqué – et de la qualité des services rendus aux clients qui, au final, est la véritable mesure d’un professionnel et la raison pour laquelle ils nous gardent en tant qu’avocat ou conseil. C’est dommage qu’il ne soit plus parmi pour nous pour voir la société aujourd’hui, mais c’est peut-être mieux comme ça. Après l’accident, il s’est passé quelques vilaines choses qu’il n’aurait sans doute pas appréciées.

J’avais déjà terminé mes études et étais sur le point de conclure mon stage à l’époque de l’accident. C’est pour cela que j’ai pu lui succéder pour la part et le poste dans le cabinet (comme il était prévu dès le départ et qui avait été accepté par tous les associés, même les plus récents). Cependant, Gomez, de manière inattendue, est revenu sur les promesses faites et a commencé à contester la situation, en vue d’acquérir la part pour lui-même. Entre autres choses, il a affirmé être le meilleur gestionnaire de clients et que son poste dans la société devrait refléter cette condition, que (sans vouloir m’offenser comme il m’a dit) je n’avais pas suffisamment d’expérience pour détenir une part d’associé, etc. etc. Sans succès.

Néanmoins, je n’ai pas voulu créer de problème ni l’éloigner, car il est vrai qu’il ramène toujours de bons clients dans l’entreprise, j’ai trouvé que le mieux était d’aller le voir et, avec l’accord de Meirelles, nous avons suggéré de modifier le nom de la société pour la formule par laquelle elle est connue aujourd’hui, et non pas selon les parts relatives. Il a fini par accepter. Au final, ce qui l’intéressait plus que de détenir la position majoritaire, était de sembler la détenir. Gomez est obnubilé par les apparences. Même s’il fait comme si de rien n’était, il fait tout pour avoir une photo dans les magazines Lux, Caras ou VIP (de préférence avec une amie qui a un décolleté plongeant), et vous pouvez être sûr que dès qu’il y apparaît, plusieurs exemplaires se trouvent comme par magie dans la salle d’attente du cabinet.

Je dois dire que j’ai été déçu de lui, je le savais égoïste, mais je ne m’étais pas aperçu qu’il pouvait également être mesquin. Enfin, en vérité, rien n’a changé, il a l’air satisfait d’avoir son nom en premier et il n’a jamais abordé le sujet à nouveau, continuant à se comporter comme si de rien n’était – ce qui est typique chez Gomez.

Il est dix heures et demie du matin et je suis dans mon bureau avec la porte ouverte, comme d’habitude. Le bureau commence doucement à se réveiller et de temps en temps quelqu’un passe la tête pour me saluer. Je n’ai pas pour habitude d’exiger qu’on vienne systématiquement me faire le baisemain, si bien qu’aujourd’hui je n’ai pas encore vu Gabriela, la secrétaire que j’ai également héritée de mon père et avec qui je m’entends assez bien – ce qui selon moi est essentiel.

Deux des murs de mon cabinet sont recouverts d’étagères en bois pleines de livres de droit, de codes dans différentes versions et de modèles de navires en plastique et de ferrys, qui étaient la passion de mon oncle-grand-père et que mon père et moi avons décidé de laisser. Le seul mur qui n’est pas entièrement occupé par des étagères est celui où se trouve la porte, y sont exposés les diplômes des quatre générations d’avocats qui sont passés par ce cabinet à travers ses diverses localisations.

À ma droite se trouve, pour moi, ce qu’il y a de plus agréable, une fenêtre du sol au plafond avec vue sur le fleuve au sommet d’un paysage dénivelé aux tons rouge brique, décoré par ci par là d’une cheminée ou d’une antenne de télévision, désuète depuis l’avènement du câble.

Depuis que je suis arrivé, je suis accroché à l’ordinateur ainsi qu’à mes livres. Les questions du premier des fax arrivé vendredi s’avèrent plus complexes qu’à première vue. Une question de droit des sociétés avec des ramifications en droit familial et fiscal qui va sûrement m’occuper une bonne partie de la journée.

Mais voici qu’entre Gomez dans mon bureau, d’un air pseudo-majestueux qui le caractérise, de quelqu’un qui pense être le roi du monde. Il arbore un demi-sourire sous ses yeux bleu clair sans expression qui élargissent encore plus son visage dodu, au milieu duquel trône un énorme nez rouge. Ses cheveux blonds sont tirés sur la droite afin de tenter de cacher une désertification capillaire avancée qui lui domine le haut de la tête, mais sans grand résultat. Il porte un costume bleu foncé, une chemise blanche aux manchettes simples avec des boutons chers, mais de mauvais goût, ornés d’un motif nautique, une cravate en soie bordeaux YSL, attachée d’un nœud simple que pourrait être mieux fait, où divers types de nœuds marins y sont apparemment brodés en relief, une ceinture en écailles et des chaussures Church’s noires, pas très bien cirées. Son ventre lui tombe abondamment sur la ceinture et le costume, qui, bien qu’il soit habilement taillé, lui pouvait aller mieux. Il passe sa vie à dire qu’il est au régime, mais comme il ne fait rien de plus, il oscille seulement entre gros et plus gros.

Il traverse l’espace entre la porte et mon bureau en acajou des années trente, il s’assied sur un des vieux fauteuils en cuir où, avant avec mon père, et maintenant avec moi, ont l’habitude de s’asseoir les clients qui collaborent avec nous depuis l’époque de mon oncle-grand-père, et dit, « Vous êtes encore ici ? À l’heure à laquelle vous arrivez, vous pourriez déjà être sur le chemin du retour. » Il se met à rire tout seul de sa propre blague et sans attendre il continue sur un ton qui lui parait plus sérieux : « Tenez, une chose, Carl (il n’arrive pas à m’appeler Kalle), vous n’avez pas grand-chose à faire, n’est-ce pas ? Il vit avec l’idée qu’il n’y a que lui qui travaille réellement.

« Et bien si vous voulez vraiment que je vous dise… » Mais il ne me laisse pas poursuivre.

« Je suppose que non, je suppose que non. Vous devez ainsi avoir énormément de temps libre. Mais je vais vous donner de quoi faire. Bien, comme vous le savez, un séminaire sur le futur des zones d’exonération fiscale dans le cadre de la coopération internationale croissante contre le trafic de drogues, le blanchiment d’argent et le financement des groupes terroristes qui se sont vérifiés ces dernières années, a lieu à Funchal de mercredi à vendredi. Le bureau y est inscrit et j’étais supposé y aller, mais j’ai un empêchement (probablement une fête chez un mondain quelconque avec le droit à sa photo dans une revue) et je me vois dans l’impossibilité de m’y rendre. Que diriez-vous d’y aller ? Ce genre d’évènement est très intéressant, vous pourriez y rencontrer énormément de gens originaires de différents pays et comme vous parlez toutes ces langues vous allez sûrement adorer. »

Je pense d’abord à lui dire non sans entrer dans les détails, mais finalement je change d’avis : « Vous avez sûrement raison, mais n’oubliez- vous pas un petit détail ? » Il me regarde comme un âne, sans comprendre de quoi je parle.

« Quel détail ? » Cet homme est vraiment bête, ou alors il fait semblant : « Becca », lui dis-je en soupirant et à lui de me répondre : « Mais vous n’avez pas de baby-sitter ou de voisine qui a l’habitude de rester avec elle quand vous partez en weekend ? Comment vous vous débrouillez avec les filles qui vous draguez en boite de nuit ? » Typique de Gomez, court, grossier et dérangeant, alors qu’il se croit poli et respectueux et hyper-bcbg. Je règle cela en laissant passer, encore une fois, pensant que ce n’est pas sa faute s’il est né imbécile. « Là n’est pas la question, mais plutôt qu’il s’agit là de trois jours et de trois nuits, et je ne peux pas la laisser seule tout ce temps. C’est hors de question. Mais très bien, je vais me rendre à votre place à Madère. Cependant j’emmène Becca avec moi. Elle va adorer le voyage. »

Lui passe un éclair dans les yeux puis il reprend son demi-sourire en plastique. « Vous allez voir, cela va être très intéressant ! D’ailleurs, vous me donnerez une copie de vos notes (qu’il ne va, sans doute, même pas lire). Autre chose, le billet de la petite... (Celle-là je l’attendais) ... c’est vous qui allez le payer, n’est-ce pas ? » Gomez est toujours égal à lui-même. Les dépenses des autres sont les dépenses des autres, alors que les siennes, même personnelles, sont toujours les dépenses de la société.

 

« Non, cela ne me semble pas correct. En fin de comptes, j’y vais seulement parce que vous me le demandez, et Becca vient, non pas parce que je le souhaite mais parce que je n’ai personne à qui la laisser et car je ne souhaite pas la laisser seule autant de temps » Et maintenant le coup fatal. « Dans ces conditions, je pense que c’est plutôt vous qui devriez payer le billet, vous ne trouvez pas ? » Je lui dis cela tout en arborant un sourire avec lequel il pourrait comprendre que je suis en train de plaisanter, mais même ainsi, il est sur le point de faire une attaque.

Pour Gomez, toute attaque à sa bourse, même imaginaire, est toujours vue comme une attaque à sa propre existence. « Humm, Bien, je ne suis pas d’accord. Étant donné qu’elle vient avec vous, et que vous représentez la société, le billet doit être payé par la société. Ainsi, ça me parait juste, » ajoute-il d’un air très sérieux, comme s’il s’agissait de son idée et qu’il la défendait au tribunal. « C’est bon pour vous ? Vous allez au séminaire à ma place, et ensuite vous me donnez une copie de vos notes. C’est une bonne affaire vous ne trouvez pas ? »

Comme s’il était en train de me faire une grande faveur en demandant d’aller à sa place à Funchal, assister à un séminaire qui correspond plus à ses intérêts qu’aux miens. Mais celle-ci je ne peux pas la laisser passer. « Oui je pense que c’est une très belle affaire, je l’accepte volontiers et je vous prête même mes notes. Par ailleurs, je les laisserai dans la bibliothèque afin qu’elles servent à tout le monde, en outre, vous me devrez une faveur » – non pas que cela me serve à quelque chose, car il sera difficile d’arriver à le convaincre de me la rendre, mais je trouve bien que ce soit dit.

La perplexité gravée sur son visage se prépare à me répondre lorsque Gabriela toque à la porte :

« Bonjour Patron, il y a deux fax qui viennent d’arriver pour toi, l’un après l’autre. Le premier est de Neil Allard et fait référence à une lettre de septembre qui est archivée dans ce dossier. L’autre vient de Suisse et je crois que c’est un premier contact mais comme c’est écrit en allemand je n’en suis pas sûre. Le facteur est passé et a laissé tout cela pour toi, il serait peut-être bon d’y jeter un coup d’œil. Comme d’habitude j’ai jeté les publicités. Ah oui, et quelqu’un a téléphoné de la part du couple Rémy pour dire qu’ils ne pourraient pas venir aujourd’hui. Ils te demandent si tu peux les recevoir la semaine prochaine à la même heure. »

Elle s’était avancée jusqu’au bureau et m’a laissé le courrier, le dossier et les fax à droite au coin du plateau de cuir ciré. Elle n’a pas encore remarqué Gomez que le fauteuil cache des gens qui rentrent. J’essaye d’attirer son regard afin de lui montrer qu’il est là. Elle me fait un clin d’œil, elle a compris mon signal. « Si tu as besoin de quelque chose, tu siffles, je retourne à mon bureau. » Elle va pour sortir et dit avec surprise : « Oh Maître Pedro, je ne vous avais pas vu. Bonjour. Susana a votre courrier, elle doit être en train de le mettre sur votre bureau. » Et sort sans plus tarder, laissant Gomez stupéfait et visiblement contrarié.

« Vous laissez votre secrétaire vous tutoyer ? Et vous lui laissez lire les fax qui vous sont adressés ? Comment lui permettez-vous tant de liberté ? Ce n’est pas normal, croyez-moi. Vous ne pouvez pas donner votre confiance au personnel. Les gens pourraient également penser qu’il y a quelque chose de plus entre vous. Une relation amoureuse avec sa secrétaire n’est vraiment pas une bonne chose… » Et il continue sur le même ton encore quelques minutes alors que je ne lui prête aucune attention.

Une relation amoureuse avec Gabriela ? Enfin ! Je ne la trouve pas répugnante mais ce n’est pas l’idée, et d’ailleurs ce n’est pas mon genre. Ensuite, c’est vrai qu’elle est très sympathique et amicale, pour ne pas dire intelligente, belle et avec les bonnes formes au bon endroit, toutefois, elle est mariée, a deux enfants et est autant intéressée par moi que moi par elle. Ce qui signifie pas du tout. Il n’y a que l’esprit mal tourné de Gomez qui puisse imaginer une situation dans laquelle ma relation avec Gabriela pourrait allait plus loin qu’une simple relation de camarade de bureau. Quand il se tait enfin, j’en profite.

« Gabriela et moi nous sommes toujours tutoyés, et je ne vois pas de problème à cela et d’ailleurs elle non plus. Pour vous dire la vérité, à part vous, Lemos Nogueira et un ou deux associés qui préfèrent ainsi, je tutoie tout le monde dans le cabinet, même l’agent de sécurité. C’est bizarre que vous n’ayez jamais remarqué. Quant au fait qu’elle lise mes fax, et bien c’est ma secrétaire et cela me fait gagner du temps. Si je ne lui fais pas confiance à elle, à qui pourrais-je faire confiance ? » Gomez m’écoute d’un air totalement livide.

« Oui j’ai remarqué que vous tutoyez tout le monde, – dit-il à moitié énervé – mais cela est complétement différent. Que vous les tutoyiez d’accord mais qu’ils vous tutoient ce n’est pas possible. Cela peut créer des problèmes de discipline et rendre difficile de maintenir la distance, vous voyez ? »

Si cela dépendait de lui, il y aurait encore des esclaves et les salariés n’auraient le droit de faire que ce que les patrons, dans toute leur grandeur, les autoriseraient à faire, devant remercier un genou à terre la grandeur de leur don, pour plus qu’en réalité il puisse être insignifiante. Cet homme vit dans la préhistoire des relations humaines ; et le pire c’est que ça n’est pas le seul. Et il semblerait que de plus en plus de monde, peut-être parce qu’ils n’ont pas le choix, supportent ces manières. Je ne lui dis pas ce qu’il mérite, car cela ne mènerait à rien, tellement il est convaincu de sa vertu.

« Je pense que vous avez tort. Je n’ai jamais eu de problème avec personne ici du fait que je tutoie les gens. Bien au contraire, je pense que cela rend le quotidien plus agréable, en sentant moins la naphtaline, vous voyez ce que je veux dire ? Personne ne m’a jamais manqué de respect – et moi non plus d’ailleurs, mais cela ne l’intéresse pas – ou ne se met, de manière indisciplinée, à refuser tout ce que je lui demande dans le cadre du cabinet. Prenez l’exemple de nos collègues espagnols et de leurs employés, ils se tutoient sans que cela n’affecte en rien leur productivité en tant qu’avocats. » Cette référence aux espagnols était bien choisie car malgré son nom et son insistance permanente pour qu’il soit écrit avec un z, Gomez les déteste du plus profond de lui et tombe directement dans le panneau. « Par ailleurs, il y a plusieurs autres exemples d’organisations extrêmement hiérarchisées et très disciplinées dans lesquelles tout le monde se tutoie, du poste le plus bas au poste le plus élevé sans que cela ne remette en cause la hiérarchie et la discipline. » Je finis ainsi, en espérant qu’il ait compris. Fol espoir. L’homme ne se montre pas vaincu.

« Oui, oui je peux accepter que cela soit réel, bien que je ne puisse l’imaginer, – j’en ai marre de devoir lui ouvrir les yeux, pauvre âne, j’y pense mais ne dis rien – cependant, si tel est le cas, c’est à l’étranger. Au Portugal les choses sont différentes. Les personnes sont différentes. Le portugais de base est très indiscipliné et ne peut pas être laissé en liberté. Et ce même pour lui-même. »