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Faust

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Faust
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Faust
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Is reading Luana Maranz
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L'ORDONNATEUR DU BROCKEN

Vous êtes encore là? C'est inouï. Disparaissez donc! Nous avons tout éclairci, mais la canaille des Diables est ingouvernable. Nous avons la sagesse en partage, nous travaillons de toutes nos forces; et néanmoins le creuset n'est pas encore nettoyé. Combien de temps n'y ai-je pas consacré, et jamais rien ne s'épure. C'est inouï!

LA BELLE

Hé bien, cesse donc de nous ennuyer ici.

L'ORDONNATEUR DU BROCKEN

Esprits, je vous le dis en face, le despotisme d'esprit m'est intolérable; mon esprit ne peut l'exercer. (On continue de danser.) Aujourd'hui, je le vois, je ne gagnerai rien: cependant c'est toujours un nouveau voyage de fait, et je n'ai pas perdu l'espoir de mettre, à mon dernier, les Diables et les poètes en déroute.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il va se plonger tout-à-l'heure dans une mare, c'est la façon dont il se soulage; et quand une sangsue s'est gorgée de son sang, il est alors guéri des Esprits et de l'esprit. (À Faust qui a quitté la danse.) Pourquoi lâches-tu la jolie fille qui t'excitait à la danse par des chants si agréables?

FAUST

Ah! au milieu de ses chants, une souris rouge lui est sortie de la bouche.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Voilà quelque chose de bien redoutable! On n'y regarde pas de si près: que la souris soit rouge ou grise, il n'importe. Qui va tenir compte de pareille bagatelle dans un moment comme celui-ci, à l'heure du berger?

FAUST

Mais que vois-je?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Hé?

FAUST

Méphisto, ne vois-tu pas une jeune fille pâle et belle, qui se tient seule dans l'éloignement? Elle s'avance à pas lents; on dirait, à sa démarche, qu'elle a les fers aux pieds… Je jurerais que c'est ma bonne Marguerite elle-même.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Laisse cet objet, on ne se trouve jamais bien de le regarder. C'est une figure magique, inanimée, un fantôme. Il n'est pas bon de le rencontrer sur sa route; son regard fixe glace le sang de l'homme, et le convertit presque en pierre: tu as bien entendu raconter l'histoire de Méduse?

FAUST

Assurément ce sont là les yeux d'un mort, qu'une main amie n'a point fermés; c'est là le sein que Marguerite m'a livré, c'est le corps charmant que j'ai possédé.

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est de la magie, homme simple, fou que tu es: car chacun y croit reconnaître sa maîtresse.

FAUST

Quels transports!.. Quelles tortures!.. Je ne puis m'arracher de ce spectacle… Mais quoi de plus étrange que le ruban rouge qui entoure ce beau cou, et qui n'est pas plus large que le dos d'un couteau!

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est juste, je le vois comme toi. Elle peut même porter sa tête sous son bras, puisque Persée la lui a coupée. Bah! laisse cette chimère. Viens plutôt sur la colline en face: elle est aussi agréablement disposée que le Prater de Vienne; et je me trompe fort, ou j'y vois un théâtre dans toutes les règles. Qu'y a-t-il donc là?

UN SERVANT

On commence à l'instant une nouvelle pièce, la dernière pièce de sept: on est ici dans l'usage d'en donner ce nombre, ni plus, ni moins. Un amateur l'a écrite, et ce sont des amateurs qui la jouent. Pardonnez, messieurs, si je disparais; c'est que je suis l'amateur qui lève le rideau.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Que je vous trouve sur le Blocksberg27, à la bonne heure; au moins vous y êtes à votre place28.

SONGE
D'UNE NUIT DE SABBAT, ou
LES NOCES D'OR D'OBERON ET TITANIA
INTERMÈDE
DIRECTEUR DE THÉATRE
 
De Mieding29 enfants intrépides,
Nous avons ce soir congé net.
Vieille montagne et vals humides,
Telle est la scène du ballet.
 
HÉRAUT
 
Ce n'est qu'après cinquante années,
Que les noces sont d'or. Grand mal!
Mais les brouilles sont terminées30,
Puis l'or est un divin métal.
 
OBERON
 
Êtes-vous Esprits de ma trempe?
Sachez le montrer en ce jour.
La reine et le roi vont d'Amour
Rallumer la nocturne lampe.
 
PUCK31
 
Puck entre, et se meut de travers,
Et traîne son pied en spirales.
Plus loin dansent, par intervalles,
De légers couples dans les airs.
 
ARIEL32
 
Ariel, en gonflant sa joue,
Module un son aérien.
À faux souvent le flûteur joue,
Mais parfois il rencontre bien.
 
OBERON
 
Qui veut la paix dans son ménage,
N'a qu'à prendre exemple de nous:
Pour le bonheur du mariage
Il faut séparer les époux.
 
TITANIA
 
Le mari sa femme importune?
La femme boude son mari?
Au fond du Nord conduisez l'une,
Menez l'autre au fond du Midi.
 
ORCHESTRE, TUTTI

(Fortissimo.)

 
Insectes lourds suçant les roses,
Becs de mouche, nez de cirons,
Grenouilles, crapauds et grillons:
Voilà, messieurs, nos virtuoses.
 
SOLO
 
Le basson nous vient par le bac:
D'une outre enflée il a la mine.
Entendez-vous le chnec-chnic-chnac
Qui sort de sa large narine?
ESPRIT qui vient de se former.
Prends cet embryon dans ce coin,
Mets-lui des ailes à la tête:
Ce n'est rien, c'est moins qu'une bête;
Mais c'est un poème au besoin33.
 
UN PETIT COUPLE
 
Sur les fleurs, le long des rigoles,
Tu cours et sautilles vraiment
On ne saurait plus lestement;
Mais aux cieux jamais tu ne voles34.
 
VOYAGEUR CURIEUX
 
Dois-je bien en croire mes yeux?
N'est-ce point une mascarade?
Rencontrer dans ma promenade
Oberon, le plus beau des Dieux!
 
ORTHODOXE
 
Quoi! pas de griffes, pas de queue!
C'est pourtant, à ce que je vois,
Comme les Dieux des Grecs sans foi35,
Un Diable on le sent d'une lieue.
 
ARTISTE DU NORD
 
Ce que je fis jusqu'à ce jour
N'est qu'ébauches, traits de génie;
Mais attendez, en Italie
Je me prépare à faire un tour.
 
PURISTE36
 
Ah! mon malheur ici m'amène.
Quels désordres immodérés!
Dans cette foule, sur la plaine,
Il n'en est que deux de poudrés.
 
JEUNE SORCIÈRE
 
La poudre, ainsi que la chemise,
Sied aux femmes sur le retour.
Sur un bouc je suis, nue, assise,
Car mon corps ne craint pas le jour.
 
MATRONES
 
Nous avons trop de savoir-vivre
Pour rabattre ici vos grands airs.
Votre jeunesse vous enivre,
Mais attendons l'âge… et les vers.
 
MAÎTRE DE CHAPELLE
 
Ne voilez point la beauté nue…
Becs de mouche, nez de cirons.
Grenouilles crapauds et grillons,
En mesure, ou bien je vous tue.
 
GIROUETTE tournée d'un côté
 
Réunion charmante à voir.
Les femmes les plus agréables,
Et les hommes les plus aimables!
Tous jeunes gens riches d'espoir.
 
GIROUETTE tournée de l'autre côté
 
Si la terre ne s'ouvre vite,
Et ne les coule tous à fond,
La tête me tourne, et d'un bond
Dans l'enfer je me précipite.
 
XÉNIES37
 
Vrais insectes nous sommes là,
Tenant une maligne pince,
Pour rendre honneur au puissant prince,
À Satan, notre cher papa.
 
HENNINGS38
 
Les entendez-vous, ces harpies,
Naïvement médire en chœur?
Puis elles sont assez hardies
Pour se vanter de leur bon cœur!
 
MUSAGÈTE39
 
Dans les danses de ces Sorcières,
Je ne me déplais certes pas;
Car je puis mieux guider leurs pas,
Que les pas des Muses légères.
 
CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS40
 
Ma foi! hurlons avec les loups.
Porte-moi sur cette montagne;
C'est un Parnasse d'Allemagne,
On y trouve place pour tous.
 
VOYAGEUR CURIEUX
 
Quel est ce grand qui court si vite,
Et qui se rengorge en courant?
Son nez partout il va fourrant.
– C'est qu'il fait la chasse au jésuite41.
 
GRUE
 
En eaux troubles je pêche aussi,
Quand je n'en ai de plus sortables.
C'est pourquoi vous voyez ici
L'homme pieux parmi les Diables.
 
MONDAIN
 
Oui, pour les pieux, croyez-moi,
Tout est instrument, véhicule:
Dans l'enfer, au nom de la foi,
Se tient plus d'un conventicule.
 
DANSEUR
 
Voici venir des chœurs nouveaux.
Les tambours battent, le ciel tonne…
Paix! le héron dans les roseaux
Redit sa chanson monotone.
 
DOGMATIQUE42
 
Sans en démordre, je maintien
Qu'au doute la raison s'oppose;
Car si le Diable n'était rien,
Comment serait-il quelque chose?
 
IDÉALISTE
 
L'imagination bientôt
Va prendre sur moi trop d'empire;
Et, si je suis tout, il faut dire
Que je suis aujourd'hui bien sot.
 
RÉALISTE
 
Je sonde l'Être et me démène
À tel point que j'en perds le sens:
Pour la première fois je sens
Ma démarche errer incertaine.
 
SUPERNATURALISTE
 
Oh! que j'ai de contentement
À voir défiler ces phalanges!
Car je peux rigoureusement
Conclure des Diables aux Anges.
 
SCEPTIQUE
 
Courant après maints feux follets,
Chacun voit de l'or dans du sable.
Puisque le doute sied au Diable43,
Ici je demeure et m'y plais.
 
MAÎTRE DE CHAPELLE
 
Amateurs sans goût, pures bêtes,
Becs de mouches, nez de cirons,
Grenouilles, crapauds et grillons,
Ah! quels virtuoses vous êtes
 
LES SOUPLES44
 
Quant à nous, rien ne nous arrête:
Sans-souci, voilà notre nom;
Nous marchons sur les pieds, sinon
Nous marchons très-bien sur la tête.
 
LES EMPÉTRÉS
 
Nous fûmes de bons pique-assiettes;
Mais ayant usé nos souliers
À faire aux princes des courbettes,
Maintenant nous allons nu-pieds.
 
FEUX-FOLLETS
 
Nous sommes enfants de la boue
Qui corrompt les dormantes eaux:
Mais en vrais paons faisons la roue,
Puisqu'ici l'on nous trouve beaux.
 
ÉTOILE TOMBANTE
 
Du haut des cieux que ma lumière
Tant de milliers d'ans éclaira;
Je tombe, et gis dans la poussière.
Sur mes pieds qui me remettra?
 
LES MASSIFS
 
Place! place! les herbes ploient,
Le sol cède, l'arbre se rompt.
Les Esprits, tout Esprits qu'ils soient,
Ont parfois des membres de plomb.
 
PUCK
 
Hé! seigneurs éléphants, de grâce,
Daignez marcher d'un pas moins lourd.
Que le moins leste dans ce jour
Soit Puck à la mobile face
 
ARIEL
 
Si la nature, si l'esprit
Vous a pourvus d'ailes divines,
Suivez-moi tous sur ces collines,
Où la rose à l'ombre fleurit.
 
ORCHESTRE

(Pianissimo.)

 
 
Un brouillard s'élève et voltige,
On entend gémir les roseaux…
C'est le vent qui rase les eaux,
Tout a fui comme un vain prestige.
 
JOUR NÉBULEUX. – UNE PLAINE
MÉPHISTOPHÉLÈS, FAUST45
FAUST

Dans la misère, dans le désespoir; entraînée long-temps sur une pente funeste, sur la pente de l'abîme et maintenant captive, jetée comme une criminelle au fond d'un cachot, où l'attendent d'effroyables supplices!.. La céleste, l'infortunée créature!.. Jusque-là… jusques à ce point!.. Traître, méprisable Esprit, tu me l'as caché!.. Reste donc, reste ici, roule avec colère, dans leur orbite, tes yeux de Démon! Reste et brave-moi par ton insupportable présence!.. Captive, dans une irréparable misère; livrée aux mauvais Esprits et à la justice barbare des hommes!.. Et pendant ce temps, tu me fais courir à de hideux divertissements, tu me caches sa détresse toujours croissante, et tu la laisses périr sans secours!

 
MÉPHISTOPHÉLÈS

Elle n'est pas la première.

FAUST

Chien, abominable monstre!.. Rends-lui, Esprit infini, rends à ce vermisseau cette forme de chien, sous laquelle il s'est amusé tant de fois à rôder pendant la nuit, pour mordre les jambes du voyageur paisible, et se jeter sur ses épaules quand il l'avait renversé: rends-lui cette forme favorite que devant moi dans le sable il rampe sur son ventre, et que je le foule aux pieds, l'infame! – «Ce n'est pas la première!» – Horrible idée, idée incompréhensible à toute âme humaine! Que plus d'une créature ait été plongée dans l'abîme d'une telle misère; que la première, dans les agonies de sa mort, n'ait pas payé pour toutes les autres aux regards de l'éternelle pitié! La misère d'une seule a suffi pour glacer jusqu'à la moelle de mes os; et toi, tu souris tranquillement, en parlant du sort affreux de quelques milliers d'entre elles!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous sommes à peine à l'a. b. c. de notre esprit, que déjà, vous autres hommes, vous l'avez perdu. Pourquoi fais-tu société avec nous, si tu n'en peux supporter les conséquences? Tu veux voler, et tu crains le vertige!.. D'ailleurs est-ce moi qui me suis jeté à ta tête, ou toi à la mienne?

FAUST

Ne grince pas tes dents de tigre si près de moi, tu me fais horreur!.. Esprit sublime, toi qui m'as jugé digne de te contempler, toi qui connais mon cœur et mon âme, pourquoi m'as-tu attelé au même joug que ce misérable, qui se nourrit de désastres, qui se complaît dans la destruction?

MÉPHISTOPHÉLÈS

As-tu fini?

FAUST

Sauve-la ou malheur à toi, la plus effroyable malédiction sur toi, aux siècles des siècles!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je ne peux pas dénouer les chaînes de la vengeance, je ne peux pas ouvrir les verrous. – «Sauve-la» – Lequel donc de nous deux l'a précipitée dans l'abîme? Est-ce moi ou toi? (Faust lance autour de lui des regards furieux.) Vas-tu prendre en main le tonnerre? Heureusement qu'il ne vous fût point confié, chétifs mortels! Foudroyer l'innocent qui vous résisterait, ce serait un petit plaisir que vous vous donneriez quelquefois.

FAUST

Conduis-moi dans sa prison, il faut qu'elle en sorte!

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est t'exposer à un grand péril; as-tu déjà oublié le meurtre, dont ta main ensanglanta cette ville? Sur la demeure de la victime planent des Esprits vengeurs, qui épient le retour de l'assassin.

FAUST

Et c'est de toi qu'il faut l'entendre? Ruine et mort de tout un monde sur toi, monstre!.. Conduis-moi dans sa prison, te dis-je, et délivre-la!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Eh bien, je t'y conduirai; et, quant à ce que je peux faire pour sa délivrance, le voici… Ai-je, moi, tout pouvoir dans le ciel et sur la terre?.. J'endormirai le geôlier, et je te mettrai en possession de la clef; il faudra ensuite la main d'un homme, pour ouvrir les portes: charge-t'en. Je serai là avec des chevaux enchantés, prêt à vous emmener tous les deux. C'est tout ce que je puis faire.

FAUST

Partons donc!

LA NUIT. – UNE RASE CAMPAGNE
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, sur des chevaux noirs hennissant
FAUST

Que vois-je remuer autour de ce gibet?

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'ignore ce qu'ils veulent faire.

FAUST

Ils vont et viennent, ils se baissent et se relèvent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est une assemblée de Sorciers.

FAUST

Ils sèment et consacrent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

En avant! En avant!

UN CACHOT
FAUST, un trousseau de clefs dans une main, une lampe dans l'autre, debout devant une petite porte en fer
FAUST

Il y a long-temps que je n'ai éprouvé une horreur si profonde; toutes les misères de l'humanité sont concentrées en moi seul. C'est ici qu'elle habite, derrière ce mur humide; et duel fût son crime? une douce illusion. Tu trembles de l'approcher, tu crains de la revoir!.. Entrons, mon abattement ne fait que hâter sa mort.

(Il détache une des clefs. On entend chanter au-dedans du cachot.)

 
Ma mère, la catin,
Qui m'a tuée!..
Mon père, le coquin,
Qui m'a mangée!..
Ma jeune sœur,
À la faveur
De la nuit sombre,
En un lieu frais
Que je connais,
À l'ombre,
Jeta mes os,
Dans des roseaux,
Sous un saule,
À l'eau.
Là, je devins petit oiseau,
Et vole, vole!
 
FAUST, ouvrant la porte

Elle ne se doute pas que son amant l'écoute… J'entends le bruit des fers qui traînent à terre, et de la paille qui se froisse.

(Il entre.)

(MARGUERITE paraît, s'enveloppant dans sa couverture.)

MARGUERITE

Dieu, Dieu, ils viennent!.. Affreuse mort!

FAUST bas

Silence, je viens te délivrer.

MARGUERITE se traînant jusqu'à lui

Si tu es un homme, sois touché de mon infortune.

FAUST

Tes cris vont réveiller les gardes.

(Il saisit les chaînes pour les détacher.)

MARGUERITE à genoux

Bourreau, qui t'a donné cette puissance sur moi?.. Tu viens déjà me chercher, dès minuit? Aie pitié de moi, et laisse-moi vivre encore. Demain, au point du jour, ne sera-ce pas assez tôt? (Elle se relève.) Je suis si jeune, si jeune… et déjà il faut mourir… J'étais belle aussi, et ce fût ma perte… Mon ami était alors près de moi; il est bien loin maintenant; ma guirlande est arrachée, ses fleurs sont dispersées… Ne me saisis pas avec tant de violence, épargne-moi; que t'ai-je fait?.. Ne me laisse pas pleurer en vain… Je ne t'ai jamais vu de ma vie!

FAUST

Comment résister à tant de douleurs?

MARGUERITE

Je suis tout-à-fait en ta puissance; permets-moi une fois seulement d'allaiter encore mon enfant. Je l'ai serré contre mon cœur toute la nuit; ils me l'ont pris pour me faire du chagrin, et ils disent à présent que je l'ai tué… Jamais je ne reprendrai ma gaité: ils chantent des chansons sur moi… C'est bien méchant de leur part!.. Un vieux conte finit comme cela: Que veulent-ils donc dire?

FAUST se jette à ses pieds

Ton amant est à tes genoux, il vient briser tes horribles chaînes.

MARGUERITE faisant de même

Oui, mettons-nous à genoux, pour implorer les saints… Vois-tu, sous ces degrés et sur le seuil de cette porte, les chaudières bouillantes de l'enfer? Vois-tu le Malin qui grince les dents de colère, et qui fait un épouvantable bruit?

FAUST à haute voix

Marguerite! Marguerite!

MARGUERITE d'un air attentif

C'était la voix de mon ami. (Elle s'élance brusquement, ses fers tombent.) Où est-il? Je l'ai entendu appeler, je suis libre, personne ne m'arrêtera; je veux me jeter à son cou, me reposer sur son cœur; il a appelé Marguerite, il était près de la porte; au milieu des hurlements et du fracas de l'enfer, à travers l'amère ironie du Démon, j'ai reconnu sa douce voix, sa voix si tendre!

FAUST

C'est moi-même.

MARGUERITE

C'est toi? Oh! dis-le encore une fois! (Elle le saisit.) C'est lui, c'est lui! Où est la douleur? Où est l'angoisse des fers et du cachot? C'est toi… tu viens me sauver… je suis sauvée!.. Je revois la rue où je t'aperçus pour la première fois, elle est là; et voici le beau jardin où, Marthe et moi nous t'attendions.

FAUST s'efforçant de l'entraîner

Viens avec moi, viens.

MARGUERITE

Oh! reste, reste; j'aime tant à être où tu es!

(Elle l'embrasse.)

FAUST

Hâte-toi; si tu tardes encore, nous le paierons bien cher!

MARGUERITE

Comment, tu ne peux plus m'embrasser? Absent depuis si peu de temps, mon ami ne sait déjà plus m'embrasser?.. Pourquoi ai-je donc le cœur si serré près de toi? Quand je me souviens qu'une seule de tes paroles, qu'un seul de tes regards m'ouvrait le ciel, et que tu m'embrassais jusqu'à m'étouffer… Embrasse-moi donc, ou je vais t'embrasser la première. (Elle se pend à son cou.) Oh! ciel! tes lèvres sont froides, elles sont muettes… Qu'as-tu fait de ton amour? Qui me l'a ravi?

(Elle se détourne de lui.)

FAUST

Viens, suis-moi, douce amie; prends courage. Je t'aime avec transport, je t'aime avec fureur! Suis-moi, je ne te demande que cela.

MARGUERITE le regardant fixement

Est-ce donc toi? Est-ce toi, bien sûr?

FAUST

Oui, c'est moi. Viens, viens.

MARGUERITE

Tu brises mes chaînes, et tu me reprends dans tes bras!.. D'où vient que tu n'as pas horreur de moi?.. Mais sais-tu bien, mon ami, qui tu délivres?

FAUST

Viens, viens, te dis-je. Déjà la nuit est moins sombre.

MARGUERITE

J'ai tué ma mère; mon enfant, je l'ai noyé. Ne te fût-il pas donné, à toi, comme à moi? Oui, à toi… C'est toi! j'ai peine à le croire. Donne-moi ta main… ce n'est pas un songe… ta main chérie!.. Oh! mais elle est humide; essuie-la, je crois qu'il y a du sang… Ah! Dieu! qu'as-tu fait?.. Rengaine ton épée, je t'en supplie!

FAUST

Ce qui est fait est fait, laisse là le passé, tu me feras mourir.

MARGUERITE

Non, il faut que tu vives, toi. Je vais te décrire les tombeaux que tu dois élever demain. Donne à ma mère la meilleure place, mets mon frère tout près d'elle, moi un peu de côté… pas trop loin pourtant, et mon enfant à ma droite. Du reste, personne ne doit reposer près de moi… Reposer à tes côtés, c'eût été pour moi un grand bonheur; mais il ne m'appartient plus; j'ai beau m'efforcer de me rapprocher de toi, il me semble toujours que tu me repousses violemment… Et cependant c'est bien toi; et tu me regardes avec tant de bonté, de tendresse!

FAUST

Si tu sens que c'est moi, viens donc!

MARGUERITE

Dehors?

FAUST

À la liberté.

MARGUERITE

Dehors, il y a mon tombeau; la mort me guette. – «Viens donc!» – J'irai d'ici dans la couche éternelle, et je ne ferai pas un pas de plus… Tu pars déjà? O Henri, si je pouvais t'accompagner!

FAUST

Tu le peux, tu n'as qu'à le vouloir, la porte est ouverte.

MARGUERITE

Pourquoi sortir, n'ayant rien à espérer? À quoi bon fuir, quand ils me guettent au passage?.. Il est si triste d'être réduite à mendier, et encore avec une mauvaise conscience! Il est si triste d'errer en pays étranger… et d'ailleurs ils sauraient bien m'y retrouver.

FAUST

Je reste auprès de toi.

MARGUERITE

Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars; suis d'abord le grand chemin le long du ruisseau, remonte ensuite le sentier au fond du bois, sur la gauche, à l'endroit de la bonde, dans l'étang; prends-le vite par la main, il la tendra vers toi, il se débat encore… Sauve-le! Sauve-le!

FAUST

Reviens à toi. Un seul pas, et tu es libre.

MARGUERITE

Si nous avions seulement passé la montagne! Là, ma mère est assise sur une pierre… Le froid me saisit à la nuque. Là, ma mère est assise sur une pierre, et elle branle la tête: elle ne fait point signe du doigt, elle ne cligne point de l'œil; sa tête est lourde… elle dort depuis si longtemps! Plus de réveil!.. Elle dormait autrefois pour nos plaisirs… C'étaient d'heureux temps!

FAUST

Puisque les pleurs, puisque les prières ne peuvent rien sur toi, je saurai t'emporter hors d'ici.

MARGUERITE

Laisse-moi! Non, je ne souffrirai point la violence; ne porte pas sur moi tes mains meurtrières, ne me saisis pas ainsi!.. Souviens-toi que j'ai tout fait pour te plaire.

FAUST

Le jour paraît. Mon amie, ma douce amie!

MARGUERITE

Le jour?.. Oui, il fait jour; mon dernier jour pénètre ici… Ce devait être mon jour de noces!.. Ne dis à personne, au moins, que tu étais déjà près de Marguerite… Oh! ma guirlande, où est-elle?.. Nous nous reverrons, mais non pas au bal… La foule se presse, et on ne l'entend pas; la place, les rues ne peuvent la contenir; la cloche sonne, le signal est donné46… Comme ils me prennent et m'enchaînent! Me voici déjà montée sur l'échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun des spectateurs le tranchant qui s'abat sur le mien… Le monde est muet comme un tombeau.

FAUST

Ah! pourquoi suis-je né?

(MÉPHISTOPHÉLÈS se montre à la porte.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Hors d'ici, ou vous êtes perdus. Que de paroles inutiles, que de délais et d'incertitudes! Mes chevaux frissonnent, l'aube blanchit l'horizon.

MARGUERITE

Qui s'élève de terre?.. C'est lui! C'est lui! Chassez-le. Que veut-il dans le saint lieu?.. Il veut mon âme!

FAUST

Il faut absolument que tu vives.

MARGUERITE

Justice de Dieu, je me suis abandonnée à toi.

MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust

Viens toi-même, ou je te laisse avec elle sous le couteau.

MARGUERITE

Je suis à toi, Père céleste! Anges, déployez vos saintes armées, protégez-moi… Henri, tu me fais horreur!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Elle est jugée.

VOIX d'en haut

Elle est sauvée.

MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust

Ici! À moi!

(Il disparaît avec Faust.)

VOIX du fond, s'affaiblissant par degrés

Henri! Henri!

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DE LA TRAGÉDIE DE FAUST 47
27Le Blocksberg est la plus haute cime du Brocken; aussi l'appelle-t-on souvent le grand Brocken.
28Ceci s'adresse sans doute aux philosophes, poètes et beaux-esprits, qui vont être tournés en ridicule dans l'intermède suivant.
29Mieding était un chef de troupe au théâtre de Weimar.
30Allusion aux querelles d'Oberon et de Titania, dans le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. M. de Goethe semble avoir eu en vue cette comédie, dans le titre et dans plusieurs détails de son intermède.
31Puck est un des personnages fantastiques, qui figurent dans le Songe d'une nuit d'été; c'est un Esprit à la suite d'Oberon, exécutant ses volontés et le divertissant par ses bouffonneries.
32Ariel est un petit Génie aérien aux ordres du magicien Prospero, dans la Tempête de Shakespeare.
33Critique des poèmes dans le genre vaporeux, à la mode en Allemagne.
34Peut-être le petit couple s'adresse-t-il à Wieland. Au moins, ce qu'il dit nous paraît s'appliquer merveilleusement à l'Oberon de ce poète, imitateur un peu terrestre du divin Arioste.
35Schiller ayant composé une ode fort belle, où il exprimait de poétiques regrets sur la disparition de la mythologie riante des Grecs, il y eut à ce propos grande rumeur parmi les théologiens allemands; prenant l'ode au sérieux, ces messieurs se fâchèrent tout de bon et crièrent à l'impiété. C'est à ce petit poème, intitulé les Dieux de la Grèce, que M. de Goethe fait allusion dans cet endroit.
36En Allemagne, comme en tout pays, il existe une classe de gens qui s'arroge exclusivement le sceptre de la critique, et juge en dernier ressort les ouvrages de littérature. Lorsqu'ils s'attaquent à un grand écrivain, ils n'osent l'aborder de front, mais ergotent sur chacune de ses phrases, pour tuer le colosse à coups d'épingles, s'il se peut. Quelques-uns de ces puristes se mirent, un jour, à refondre les ouvrages de Schiller et ceux de M. de Goethe, en les purgeant de tout ce qu'ils appelaient solécisme, et y substituant des tournures selon eux plus grammaticales. Néanmoins, on lit encore les originaux de préférence.
37Xenien était le titre d'un recueil d'épigrammes, publié par Schiller et M. de Goethe, où tout ce qu'il y avait d'auteurs allemands connus était passé en revue et moqué. La scène des Xénies était placée dans l'enfer.
38Hennings était une des victimes immolées dans les Xénies.
39Le Musagète paraît être le rédacteur d'un journal d'alors, qui avait pour titre les Muses et les Grâces.
40Le Génie du temps était le titre d'un autre journal, rédigé par Hennings, où M. de Goethe était toujours fort maltraité.
41Ce couplet semble dirigé contre Nicolaï, à cause d'un Voyage en Europe, où celui-ci rechercha avec soin et dénonça à l'opinion publique les hommes par lui soupçonnés d'appartenir à la société de Jésus, légèrement quelquefois.
42Là commence une série de philosophes, des différentes sectes qui partagent l'Allemagne et ont de tout temps partagé le monde. Nous ne nommerons point les individus, de peur de nous tromper; et d'ailleurs, les plaisanteries portant sur les doctrines plus encore que sur les hommes, elles gagneraient peu de chose à devenir personnelles.
43Dans le couplet allemand la pointe consiste en un jeu de mots, que nous n'avons pu conserver. Teufel, diable, et Zweyfel, doute, se prononçant de même, le sceptique se trouve bien en enfer, non pas seulement, comme nous l'avons dit, parce que le doute sied au Diable, mais parce qu'ils riment ensemble.
44Ce que nous venons de dire au sujet des philosophes, peut également s'appliquer aux gens désignés dans ce quatrain et dans les suivants. Ils parlent assez clairement d'eux-mêmes.
45Cette scène est la seule de tout l'ouvrage original, qui ne soit pas versifiée; il serait difficile d'en donner la raison. Peut-être est-ce pour qu'il ne soit pas dit que Faust ait manqué d'une des formes possibles de style. Tous les différents genres de vers ayant été employés (sauf les vers blancs, qui, appartenant à l'antiquité, ne convenaient point au sujet), il fallait bien, en effet, que la prose eût son tour et trouvât sa place.
46Littéralement, la baguette est rompue. Il est d'usage en Allemagne, lorsqu'on va mener un criminel au supplice, de rompre une baguette noire, et de la lui jeter au visage.
47Voyez plus haut la note 2.