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La Comédie humaine, Volume 5

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– Qu'est-ce que cela me fait! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou d'Esther, la plus céleste créature du monde.



– Qu'est-ce que c'est qu'Esther tout court? demanda Goupil. Je t'aime trop pour te laisser

dindonner

 par des créatures.



– Esther est la passion du fameux Nucingen, et ma folie est inutile, car elle a positivement refusé de m'épouser.



– Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil.



– Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais pas de pareilles expressions, dit langoureusement Désiré.



– Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n'être qu'une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelle Bongrand eût peut-être été pris, j'irais briser cette poupée comme Varney brise Amy Robsart dans Kenilworth! Ta femme doit être une d'Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver à la députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne te laisserai pas commettre de bêtises.



– Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré.



– Eh! bien, que complotez-vous donc là? dit Zélie à Goupil en hélant les deux amis restés au milieu de sa vaste cour.



Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva tout aussi lestement qu'un jeune homme à la maison où s'était accompli, pendant la semaine, l'étrange événement qui préoccupait alors toute la ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendre cette histoire et la communication du notaire aux héritiers parfaitement claires.



Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteur d'instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes, était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de sa vieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvais sujet. A son lit de mort, il n'eut pas la consolation de voir cet enfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoir débuté aux Italiens sous un nom supposé, s'était enfui avec une jeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon, vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observer qu'il avait refusé d'épouser la mère pour ne faire aucun tort à madame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux la moitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté par Érard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel, Joseph Mirouët; mais Grimm lui dit un soir qu'après s'être engagé dans un régiment prussien, l'artiste avait déserté prenant un faux nom et déjouait toutes les recherches.



Joseph Mirouët, doué par la nature d'une voix séduisante, d'une taille avantageuse, d'une jolie figure, et par-dessus tout compositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze ans cette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite. Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères, qu'il saisit en 1806 l'occasion de redevenir Français. Il s'établit alors à Hambourg, où il épousa la fille d'un bon bourgeois, folle de musique, qui s'éprit de l'artiste dont la gloire était toujours en perspective, et qui voulut s'y consacrer. Mais après quinze ans de malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin de l'opulence; son naturel dépensier reparut; et, tout en rendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d'années. La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l'existence la plus horrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s'engager comme musicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand des hasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom de Mirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait des obligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant la capitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où sa femme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteur voulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musique ne survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et de misères. En mourant, l'infortuné musicien légua sa fille au docteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour ce qu'il appelait les momeries de l'Église. Après avoir vu périr successivement ses enfants par des avortements, dans des couches laborieuses ou pendant leur première année, le docteur avait attendu l'effet d'une dernière expérience. Quand une femme malingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, il n'est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dans ses enfantements comme s'était conduite Ursule Minoret, malgré les soins, les observations et la science de son mari. Le pauvre homme s'était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mort pendant l'année 1792, victime de l'état nerveux de la mère, s'il faut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans le phénomène inexplicable de la génération, l'enfant tient au père par le sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer aux jouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisance fut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternité trompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteur avait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de ces fleurs qui font la joie d'une maison; il accepta donc avec bonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta sur l'orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ans il assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieux détails de la vie d'Ursule; il ne voulait pas que la nourrice lui donnât à teter, la levât, la couchât sans lui. Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. Après avoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte et d'espérance, les travaux et les joies d'une mère, il eut le bonheur de voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l'artiste français une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L'heureux vieillard suivit avec les sentiments d'une mère les progrès de cette chevelure blonde, d'abord duvet, puis soie, puis cheveux légers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Il baisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d'une pellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutons de rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s'essayait au langage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, sur toutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble être l'aurore de la pensée et qu'elle terminait par un rire, il restait devant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy les raisons, que tant d'autres appellent des caprices, cachées sous les moindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l'enfant est à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, un mouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d'Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu'il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature: il dit quelquefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres ils font taire leurs manies, et pour eux se souviennent de tout leur passé. Leur expérience, leur indulgence, leur patience, toutes les acquisitions de la vie, ce trésor si péniblement amassé, ils le livrent à cette jeune vie par laquelle ils se rajeunissent, et suppléent alors à la maternité par l'intelligence. Leur sagesse, toujours éveillée, vaut l'intuition de la mère; ils se rappellent les délicatesses qui chez elle sont de la divination, et ils les portent dans l'exercice d'une compassion dont la force se développe sans doute en raison de cette immense faiblesse. La lenteur de leurs mouvements remplace la douceur maternelle. Enfin chez eux comme chez les enfants, la vie est réduite au simple; et, si le sentiment rend la mère esclave, le détachement de toute passion et l'absence de tout intérêt permettent au vieillard de se donner en entier. Aussi n'est-il pas rare de voir les enfants s'entendre avec les vieilles gens. Le vieux militaire, le vieux curé, le vieux docteur, heureux des caresses et des coquetteries d'Ursule, ne se lassaient jamais de lui répondre ou de jouer avec elle. Loin de les impatienter, la pétulance de cette enfant les charmait, et ils satisfaisaient à tous ses désirs en faisant de tout un sujet d'instruction. Ainsi cette petite grandit environnée de vieilles gens qui lui souriaient et lui faisaient comme plusieurs mères autour d'elle, également attentives et prévoyantes. Grâce à cette savante éducation, l'âme d'Ursule se développa dans la sphère qui lui convenait. Cette plante rare rencontra son terrain spécial, aspira les éléments de sa vraie vie et s'assimila les flots de son soleil.



– Dans quelle religion élèverez-vous cette petite? demanda l'abbé Chaperon à Minoret quand Ursule eut six ans.



– Dans la vôtre, répondit le médecin.



Athée à la façon de monsieur de Wolmar dans la

Nouvelle Héloïse

, il ne se reconnut pas le droit de priver Ursule des bénéfices offerts par la religion catholique. Le médecin, assis sur un banc au-dessous de la fenêtre du cabinet chinois, se sentit alors la main pressée par la main du curé.



– Oui, curé, toutes les fois qu'elle me parlera de Dieu, je la renverrai à son ami

Sapron

, dit-il en imitant le parler enfantin d'Ursule. Je veux voir si le sentiment religieux est inné. Aussi n'ai-je rien fait pour, ni rien contre les tendances de cette jeune âme; mais je vous ai déjà nommé dans mon cœur son père spirituel.



– Ceci vous sera compté par Dieu, je l'espère, répondit l'abbé Chaperon en frappant doucement ses mains l'une contre l'autre et les élevant vers le ciel comme s'il faisait une courte prière mentale.



Ainsi, dès l'âge de six ans, la petite orpheline tomba sous le pouvoir religieux du curé, comme elle était déjà tombée sous celui de son vieil ami Jordy.

 



Le capitaine, autrefois professeur dans une des anciennes écoles militaires, occupé par goût de grammaire et des différences entre les langues européennes, avait étudié le problème d'un langage universel. Ce savant homme, patient comme tous les vieux maîtres, se fit donc un bonheur d'apprendre à lire et à écrire à Ursule en lui apprenant la langue française et ce qu'elle devait savoir de calcul. La nombreuse bibliothèque du docteur permit de choisir entre les livres ceux qui pouvaient être lus par un enfant, et qui devaient l'amuser en l'instruisant. Le militaire et le curé laissaient cette intelligence s'enrichir avec l'aisance et la liberté que le docteur laissait au corps. Ursule apprenait en se jouant. La religion contenait la réflexion. Abandonnée à la divine culture d'un naturel amené dans des régions pures par ces trois prudents instructeurs, Ursule alla plus vers le sentiment que vers le devoir, et prit pour règle de conduite la voix de la conscience plutôt que la loi sociale. Chez elle, le beau dans les sentiments et dans les actions devait être spontané: le jugement confirmerait l'élan du cœur. Elle était destinée à faire le bien comme un plaisir avant de le faire comme une obligation. Cette nuance est le propre de l'éducation chrétienne. Ces principes, tout autres que ceux à donner aux hommes, convenaient à une femme, le génie et la conscience de la famille, l'élégance secrète de la vie domestique, enfin presque reine au sein du ménage. Tous trois procédèrent de la même manière avec cette enfant. Loin de reculer devant les audaces de l'innocence, ils expliquaient à Ursule la fin des choses et les moyens connus en ne lui formulant jamais que des idées justes. Quand, à propos d'une herbe, d'une fleur, d'une étoile, elle allait droit à Dieu, le professeur et le médecin lui disaient que le prêtre seul pouvait lui répondre. Aucun d'eux n'empiéta sur le terrain des autres. Le parrain se chargeait de tout le bien-être matériel et des choses de la vie; l'instruction regardait Jordy; la morale, la métaphysique et les hautes questions appartenaient au curé. Cette belle éducation ne fut pas, comme il arrive souvent dans les maisons les plus riches, contrariée par d'imprudents serviteurs. La Bougival, sermonnée à ce sujet, et trop simple d'ailleurs d'esprit et de caractère pour intervenir, ne dérangea point l'œuvre de ces grands esprits. Ursule, créature privilégiée, eut donc autour d'elle trois bons génies à qui son beau naturel rendit toute tâche douce et facile. Cette tendresse virile, cette gravité tempérée par les sourires, cette liberté sans danger, ce soin perpétuel de l'âme et du corps, firent d'elle, à l'âge de neuf ans, une enfant accomplie et charmante à voir. Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. Dans l'année suivante, le vieux capitaine mourut, laissant au docteur et au curé son œuvre à continuer, après en avoir accompli la partie la plus difficile. Les fleurs devaient naître d'elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. Le gentilhomme avait, pendant neuf ans, économisé mille francs par an, pour léguer dix mille francs à sa petite Ursule afin qu'elle conservât de lui un souvenir pendant toute sa vie. Dans un testament dont les motifs étaient touchants, il invitait sa légataire à se servir uniquement pour sa toilette des quatre ou cinq cents francs de rente que rendrait ce petit capital. Quand le juge de paix mit les scellés chez son vieil ami, on trouva dans un cabinet où jamais il n'avait laissé pénétrer personne une grande quantité de joujoux dont beaucoup étaient brisés et qui tous avaient servi, des joujoux du temps passé pieusement conservés, et que monsieur Bongrand devait brûler lui-même, à la prière du pauvre capitaine. Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. L'abbé Chaperon employa toute une année à l'instruction de cette jeune fille, chez qui le cœur et l'intelligence, si développés, mais si prudemment maintenus l'un par l'autre, exigeaient une nourriture spirituelle particulière. Telle fut cette initiation à la connaissance des choses divines, que depuis cette époque où l'âme prend sa forme religieuse, Ursule devint la pieuse et mystique jeune fille dont le caractère fut toujours au-dessus des événements, et dont le cœur domina toute adversité. Ce fut alors aussi que commença secrètement entre cette vieillesse incrédule et cette enfance pleine de croyance une lutte pendant longtemps inconnue à celle qui la provoqua, mais dont le dénoûment occupait toute la ville, et devait avoir tant d'influence sur l'avenir d'Ursule en déchaînant contre elle les collatéraux du docteur.



Pendant les six premiers mois de l'année 1824, Ursule passa presque toutes ses matinées au presbytère. Le vieux médecin devina les intentions du curé. Le prêtre voulait faire d'Ursule un argument invincible. L'incrédule, aimé par sa filleule comme il l'eût été de sa propre fille, croirait à cette naïveté, serait séduit par les touchants effets de la religion dans l'âme d'une enfant dont l'amour ressemblait à ces arbres des climats indiens toujours chargés de fleurs et de fruits, toujours verts et toujours embaumés. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureux raisonnement. On ne résiste pas aux charmes de certaines images. Aussi le docteur eut-il les yeux mouillés de larmes, sans savoir pourquoi, quand il vit la fille de son cœur partant pour l'église, habillée d'une robe de crêpe blanc, chaussée de souliers de satin blanc, parée de rubans blancs, la tête ceinte d'une bandelette royale attachée sur le côté par un gros nœud, les mille boucles de sa chevelure ruisselant sur ses belles épaules blanches, le corsage bordé d'une ruche ornée de comètes, les yeux étoilés par une première espérance, volant grande et heureuse à une première union, aimant mieux son parrain depuis qu'elle s'était élevée jusqu'à Dieu. Quand il aperçut la pensée de l'éternité donnant la nourriture à cette âme jusqu'alors dans les limbes de l'enfance, comme après la nuit le soleil donne la vie à la terre; toujours sans savoir pourquoi, il fut fâché de rester seul au logis. Assis sur les marches de son perron, il tint pendant longtemps ses yeux fixés sur la grille entre les barreaux de laquelle sa pupille avait disparu en lui disant: – Parrain, pourquoi ne viens-tu pas? Je serai donc heureuse sans toi? Quoique ébranlé jusque dans ses racines, l'orgueil de l'encyclopédiste ne fléchit point encore. Il se promena cependant de façon à voir la procession des communiants, et distingua sa petite Ursule brillante d'exaltation sous le voile. Elle lui lança un regard inspiré qui remua, dans la partie rocheuse de son cœur, le coin fermé à Dieu. Mais le déiste tint bon, il se dit: – Momeries! Imaginer que, s'il existe un ouvrier des mondes, cet organisateur de l'infini s'occupe de ces niaiseries!.. Il rit et continua sa promenade sur les hauteurs qui dominent la route du Gâtinais, où les cloches sonnées en volée répandaient au loin la joie des familles.



Le bruit du trictrac est insupportable aux personnes qui ne savent pas ce jeu, l'un des plus difficiles qui existent. Pour ne pas ennuyer sa pupille, à qui l'excessive délicatesse de ses organes et de ses nerfs ne permettait pas d'entendre impunément ces mouvements et ce parlage dont la raison est inconnue, le curé, le vieux Jordy quand il vivait et le docteur attendaient toujours que leur enfant fût couchée ou en promenade. Il arrivait alors assez souvent que la partie était encore en train quand Ursule rentrait: elle se résignait alors avec une grâce infinie et se mettait auprès de la fenêtre à travailler. Elle avait de la répugnance pour ce jeu, dont les commencements sont en effet rudes et inaccessibles à beaucoup d'intelligences, et si difficiles à vaincre que, si l'on ne prend pas l'habitude de ce jeu pendant la jeunesse, il est presque impossible plus tard de l'apprendre. Or le soir de sa première communion, quand Ursule revint chez son tuteur, seul pour cette soirée, elle mit le trictrac devant le vieillard.



– Voyons, à qui le dé? dit-elle.



– Ursule, reprit le docteur, n'est-ce pas un péché de te moquer de ton parrain le jour de ta première communion?



– Je ne me moque point, dit-elle en s'asseyant; je me dois à vos plaisirs, vous qui veillez à tous les miens. Quand monsieur Chaperon était content, il me donnait une leçon de trictrac, et il m'a donné tant de leçons que je suis en état de vous gagner… Vous ne vous gênerez plus pour moi. Pour ne pas entraver vos plaisirs, j'ai vaincu toutes les difficultés, et le bruit du trictrac me plaît.



Ursule gagna. Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. Le lendemain Minoret, qui jusqu'alors avait refusé de faire apprendre la musique à sa pupille, se rendit à Paris, y acheta un piano, prit des arrangements à Fontainebleau avec une maîtresse et se soumit à l'ennui que devaient lui causer les perpétuelles études de sa pupille. Une des prédictions de feu Jordy le phrénologiste se réalisa: la petite fille devint excellente musicienne. Le tuteur, fier de sa filleule, faisait en ce moment venir de Paris une fois par semaine un vieil Allemand nommé Schmucke, un savant professeur de musique, et subvenait aux dépenses de cet art, d'abord jugé par lui tout à fait inutile en ménage. Les incrédules n'aiment pas la musique, céleste langage développé par le catholicisme, qui a pris les noms des sept notes dans un de ses hymnes: chaque note est la première syllabe des sept premiers vers de l'hymne à saint Jean. Quoique vive, l'impression produite sur le vieillard par la première communion d'Ursule fut passagère. Le calme, le contentement que les œuvres de la résolution et la prière répandaient dans cette âme jeune furent aussi des exemples sans force pour lui. Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d'une sérénité parfaite. En accomplissant ses bienfaits sans l'espoir d'une moisson céleste, il se trouvait plus grand que le catholique, auquel il reprochait toujours de faire de l'usure avec Dieu.



– Mais, lui disait l'abbé Chaperon, si les hommes voulaient tous se livrer à ce commerce, avouez que la société serait parfaite? il n'y aurait plus de malheureux. Pour être bienfaisant à votre manière, il faut être un grand philosophe; vous vous élevez à votre doctrine par le raisonnement, vous êtes une exception sociale; tandis qu'il suffit d'être chrétien pour être bienfaisant à la nôtre. Chez vous, c'est un effort; chez nous, c'est naturel.



– Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout.



Cependant, à douze ans, Ursule, dont la finesse et l'adresse naturelle à la femme étaient exercées par une éducation supérieure et dont le sens dans toute sa fleur était éclairé par l'esprit religieux, de tous les genres d'esprit le plus délicat, finit par comprendre que son parrain ne croyait ni à un avenir, ni à l'immortalité de l'âme, ni à une providence, ni à Dieu. Pressé de questions par l'innocente créature, il fut impossible au docteur de cacher plus longtemps ce fatal secret. La naïve consternation d'Ursule le fit d'abord sourire; mais en la voyant quelquefois triste, il comprit tout ce que cette tristesse annonçait d'affection. Les tendresses absolues ont horreur de toute espèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères. Parfois le docteur se prêta comme à des caresses aux raisons de sa fille adoptive dites d'une voix tendre et douce, exhalées par le sentiment le plus ardent et le plus pur. Les croyants et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se comprendre. La filleule, en plaidant la cause de Dieu, maltraitait son parrain, comme un enfant gâté maltraite quelquefois sa mère. Le curé blâma doucement Ursule, et lui dit que Dieu se réservait d'humilier ces esprits superbes. La jeune fille répondit à l'abbé Chaperon que David avait abattu Goliath. Cette dissidence religieuse, ces regrets de l'enfant qui voulait entraîner son tuteur à Dieu, furent les seuls chagrins de cette vie intérieure, si douce et si pleine, dérobée aux regards de la petite ville curieuse. Ursule grandissait, se développait, devenait la jeune fille modeste et chrétiennement instruite que Désiré avait admirée au sortir de l'église. La culture des fleurs dans le jardin, la musique, les plaisirs de son tuteur, et tous les petits soins qu'Ursule lui rendait, car elle avait soulagé la Bougival en s'occupant de lui, remplissaient les heures, les jours, les mois de cette existence calme. Néanmoins, depuis un an, quelques troubles chez Ursule avaient inquiété le docteur; mais la cause en était si prévue, qu'il ne s'en inquiéta que pour surveiller la santé. Cependant cet observateur sagace, ce profond praticien crut apercevoir que les troubles avaient eu quelque retentissement dans le moral. Il espionna maternellement sa pupille, ne vit autour d'elle personne digne de lui inspirer de l'amour, et son inquiétude passa.

 



En ces conjonctures, un mois avant le jour où ce drame commence, il arriva dans la vie intellectuelle du docteur un de ces faits qui labourent jusqu'au tuf le champ des convictions et le retournent; mais ce fait exige un récit succinct de quelques événements de sa carrière médicale qui donnera d'ailleurs un nouvel intérêt à cette histoire.



Vers la fin du dix-huitième siècle, la Science fut aussi profondément divisée par l'apparition de Mesmer, que l'Art le fut par celle de Gluck. Après avoir retrouvé le magnétisme, Mesmer vint en France, où depuis un temps immémorial les inventeurs accourent faire légitimer leurs découvertes. La France, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde.



– Si l'homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement Hahnemann.



– Allez en France, disait M. de Metternich à Gall, et si l'on s'y moque de vos bosses, vous serez illustre.



Mesmer eut donc des adeptes et des antagonistes aussi ardents que les piccinistes contre les gluckistes. La France savante s'émut, un débat solennel s'ouvrit. Avant l'arrêt, la Faculté de médecine proscrivit en masse le prétendu charlatanisme de Mesmer, son baquet, ses fils conducteurs et ses théories. Mais, disons-le, cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte par d'énormes prétentions pécuniaires. Mesmer succomba par l'incertitude des faits, par l'ignorance du rôle que jouent dans la nature les fluides impondérables alors inobservés, par son inaptitude à rechercher les côtés d'une science à triple face. Le magnétisme a plus d'application; entre les mains de Mesmer, il fut, par rapport à son avenir, ce que le principe est aux effets. Mais si le trouveur manqua de génie, il est triste pour la raison humaine et pour la France d'avoir à constater qu'une science contemporaine des sociétés, également cultivée par l'Égypte et par la Chaldée, par la Grèce et par l'Inde, éprouva dans Paris en plein dix-huitième siècle le sort qu'avait eu la vérité dans la personne de Galilée au seizième, et que le magnétisme y fut repoussé par les doubles atteintes des gens religieux et des philosophes matérialistes également alarmés. Le magnétisme, la science favorite de Jésus et l'une des puissances divines remises aux apôtres, ne paraissait pas plus prévu par l'Église que par les disciples de Jean-Jacques et de Voltaire, de Locke et de Condillac. L'Encyclopédie et le Clergé ne s'accommodaient pas de ce vieux pouvoir humain qui sembla si nouveau. Les miracles des convulsionnaires étouffés par l'Église et par l'indifférence des savants, malgré les écrits précieux du conseiller Carré de Montgeron, furent une première sommation de faire des expériences sur les fluides humains qui donnent le pouvoir d'opposer assez de forces intérieures pour annuler les douleurs causées par des agents extérieurs. Mais il aurait fallu reconnaître l'existence de fluides intangibles, invisibles, impondérables, trois négations dans lesquelles la science d'alors voulait voir une définition du vide. Dans la philosophie moderne le vide n'existe pas. Dix pieds de vide, le monde croule! Surtout pour les matérialistes, le monde est plein, tout se tient, tout s'enchaîne et tout est machiné. «Le monde, disait Diderot, comme effet du hasard, est plus explicable que Dieu. La multiplicité des causes et le nombre incommensurable de jets que suppose le hasard, expliquent la création. Soient donnés l'Énéide et tous les caractères nécessaires à sa composition, si vous m'offrez le temps et l'espace, à force de jeter les lettres, j'atteindrai la combinaison Énéide.» Ces malheureux, qui déifiaient tout plutôt que d'admettre un Dieu, reculaient aussi devant la divisibilité infinie de la matière que comporte la nature de forces impondérables. Locke et Condillac ont alors retardé de cinquante ans l'immense progrès que font en ce moment les sciences naturelles sous la pensée d'unité due au grand Geoffroy Saint-Hilaire. Quelques gens droits, sans système, convaincus par des faits consciencieusement étudiés, persévérèrent dans la doctrine de Mesmer, qui reconnaissait en l'homme l'existence d'une influence pénétrante, dominatrice d'homme à homme, mise en œuvre par la volonté, curative par l'abondance du fluide, et dont le jeu constitue un duel entre deux volontés, entre un mal à guérir et le vouloir de guérir. Les phénomènes du somnambulism