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La Comédie humaine, Volume 5

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– Elle l'a fait exprès, dit Sylvie en regardant mademoiselle Habert et ceux qui jouaient avec elle.

– Je vous assure que votre cousine est fort mal, dit le colonel.

– Elle était très-bien dans vos bras, dit Sylvie au colonel avec un affreux sourire.

– Le colonel a raison, dit madame de Chargebœuf, vous devriez faire venir un médecin. Ce matin, à l'église, chacun parlait en sortant de l'état de mademoiselle Lorrain qui est visible.

– Je meurs, dit Pierrette.

Desfondrilles appela Sylvie et lui dit de défaire la robe de sa cousine. Sylvie accourut en disant: – C'est des giries! Elle défit la robe; elle allait toucher au corset, Pierrette alors trouva des forces surhumaines; elle se redressa et s'écria: – Non! non! j'irai me coucher.

Sylvie avait tâté le corset, et sa main y avait senti les papiers. Elle laissa Pierrette se sauver, en disant à tout le monde: – Eh! bien, que dites-vous de sa maladie? ce sont des frimes! Vous ne sauriez imaginer la perversité de cette enfant.

Après la soirée, elle retint Vinet, elle était furieuse, elle voulait se venger; elle fut grossière avec le colonel quand il lui fit ses adieux. Le colonel jeta sur Vinet un certain regard qui le menaçait jusque dans le ventre, et semblait y marquer la place d'une balle. Sylvie pria Vinet de rester. Quand ils furent seuls, la vieille fille lui dit: – Jamais, ni de ma vie, ni de mes jours, je n'épouserai le colonel!

– Maintenant que vous en avez pris la résolution, je puis parler. Le colonel est mon ami, mais je suis plus le vôtre que le sien: Rogron m'a rendu des services que je n'oublierai jamais. Je suis aussi bon ami qu'implacable ennemi. Certes, une fois à la Chambre, on verra jusqu'où je saurai parvenir, et Rogron sera Receveur-Général de ma façon… Eh! bien, jurez-moi de ne jamais rien répéter de notre conversation? Sylvie fit un signe affirmatif. – D'abord ce brave colonel est joueur comme les cartes.

– Ah! fit Sylvie.

– Sans les embarras où sa passion l'a mis, il eût été Maréchal de France peut-être, reprit l'avocat. Ainsi, votre fortune, il pourrait la dévorer! mais c'est un homme profond. Ne croyez pas que les époux ont ou n'ont pas d'enfants à volonté: Dieu donne les enfants, et vous savez ce qui vous arriverait. Non, si vous voulez vous marier, attendez que je sois à la Chambre, et vous pourrez épouser ce vieux Desfondrilles, qui sera Président du Tribunal. Pour vous venger, mariez votre frère à mademoiselle de Chargebœuf, je me charge d'obtenir son consentement; elle aura deux mille francs de rente, et vous serez alliés aux Chargebœuf comme je le suis. Croyez-le, les Chargebœuf nous tiendront un jour pour cousins.

– Gouraud aime Pierrette, fut la réponse de Sylvie.

– Il en est bien capable, dit Vinet, et capable de l'épouser après votre mort.

– Un joli petit calcul, dit-elle.

– Je vous l'ai dit, c'est un homme rusé comme le diable! mariez votre frère en annonçant que vous voulez rester fille pour laisser votre bien à vos neveux ou nièces, vous atteignez d'un seul coup Pierrette et Gouraud, et vous verrez quelle mine il vous fera.

– Ah! c'est vrai, s'écria la vieille fille, je les tiens. Elle ira dans un magasin et n'aura rien. Elle est sans le sou, qu'elle fasse comme nous, qu'elle travaille!

Vinet sortit après avoir fait entrer son plan dans la tête de Sylvie, dont l'entêtement lui était connu. La vieille fille devait finir par croire que ce plan venait d'elle. Vinet trouva sur la place le colonel fumant un cigare, et qui l'attendait.

– Halte! lui dit Gouraud. Vous m'avez démoli, mais il y a dans la démolition assez de pierres pour vous enterrer.

– Colonel!

– Il n'y a pas de colonel, je vais vous mener bon train; et d'abord, vous ne serez jamais Député…

– Colonel!

– Je dispose de dix voix, et l'élection dépend de…

– Colonel, écoutez-moi donc? N'y a-t-il que la vieille Sylvie? Je viens d'essayer de vous justifier, vous êtes atteint et convaincu d'écrire à Pierrette, elle vous a vu sortant de chez vous à minuit pour venir sous ses fenêtres…

– Bien trouvé!

– Elle va marier son frère à Bathilde, et réserver sa fortune à leurs enfants.

– Rogron en aura-t-il?

– Oui, dit Vinet. Mais je vous promets de vous trouver une jeune et agréable personne avec cent cinquante mille francs. Êtes-vous fou? pouvons-nous nous brouiller? Les choses ont, malgré moi, tourné contre vous; mais vous ne me connaissez pas.

– Eh! bien, il faut se connaître, reprit le colonel. Faites-moi épouser une femme de cinquante mille écus avant les élections, sinon votre serviteur. Je n'aime pas les mauvais coucheurs, et vous avez tiré à vous toute la couverture. Bonsoir.

– Vous verrez, dit Vinet en serrant affectueusement la main au colonel.

Vers une heure du matin, les trois cris clairs et nets d'une chouette, admirablement bien imités, retentirent sur la place; Pierrette les entendit dans son sommeil fiévreux, elle se leva toute moite, ouvrit sa fenêtre, vit Brigaut, et lui jeta un peloton de soie auquel il attacha une lettre. Sylvie, agitée par les événements de la soirée et par ses irrésolutions, ne dormait pas; elle crut à la chouette.

– Ah! quel oiseau de mauvais augure. Mais, tiens! Pierrette se lève! Qu'a-t-elle?

En entendant ouvrir la fenêtre de la mansarde, Sylvie alla précipitamment à sa fenêtre, et entendit le long de ses persiennes le frôlement du papier de Brigaut. Elle serra les cordons de sa camisole et monta lestement chez Pierrette, qu'elle trouva détortillant la soie et dégageant la lettre.

– Ah! je vous y prends, s'écria la vieille fille en allant à la fenêtre et voyant Brigaut qui se sauvait à toutes jambes. Vous allez me donner cette lettre.

– Non, ma cousine, dit Pierrette qui, par une de ces immenses inspirations de la jeunesse, et soutenue par son âme, s'éleva jusqu'à la grandeur de la résistance que nous admirons dans l'histoire de quelques peuples réduits au désespoir.

– Ah! vous ne voulez pas?.. s'écria Sylvie en s'avançant vers sa cousine et lui montrant un horrible masque plein de haine et grimaçant de fureur.

Pierrette se recula pour avoir le temps de mettre sa lettre dans sa main, qu'elle tint serrée par une force invincible. En voyant cette manœuvre, Sylvie empoigna dans ses pattes de homard la délicate, la blanche main de Pierrette, et voulut la lui ouvrir. Ce fut un combat terrible, un combat infâme, comme tout ce qui attente à la pensée, seul trésor que Dieu mette hors de toute puissance, et garde comme un lien secret entre les malheureux et lui. Ces deux femmes, l'une mourante et l'autre pleine de vigueur, se regardèrent fixement. Les yeux de Pierrette lançaient à son bourreau ce regard du Templier recevant dans la poitrine des coups de balancier en présence de Philippe-le-Bel, qui ne put soutenir ce rayon terrible, et quitta la place foudroyé. Sylvie, femme et jalouse, répondait à ce regard magnétique par des éclairs sinistres. Un horrible silence régnait. Les doigts serrés de la Bretonne opposaient aux tentatives de sa cousine une résistance égale à celle d'un bloc d'acier. Sylvie torturait le bras de Pierrette, elle essayait d'ouvrir les doigts; et n'obtenant rien, elle plantait inutilement ses ongles dans la chair. Enfin, la rage s'en mêlant, elle porta ce poing à ses dents pour essayer de mordre les doigts et de vaincre Pierrette par la douleur. Pierrette la défiait toujours par le terrible regard de l'innocence. La fureur de la vieille fille s'accrut à un tel point qu'elle arriva jusqu'à l'aveuglement; elle prit le bras de Pierrette, et se mit à frapper le poing sur l'appui de la fenêtre, sur le marbre de la cheminée, comme quand on veut casser une noix pour en avoir le fruit.

– Au secours! au secours! cria Pierrette, on me tue!

– Ah! tu cries, et je te prends avec un amoureux au milieu de la nuit?..

Et elle frappait sans pitié.

– Au secours! cria Pierrette qui avait le poing en sang.

En ce moment des coups furent violemment frappés à la porte. Également lassées, les deux cousines s'arrêtèrent.

Rogron, éveillé, inquiet, ne sachant ce dont il s'agissait, se leva, courut chez sa sœur et ne la vit pas; il eut peur, descendit, ouvrit et fut comme renversé par Brigaut, suivi d'une espèce de fantôme. En ce moment même les yeux de Sylvie aperçurent le corset de Pierrette, elle se souvint d'y avoir senti des papiers; elle sauta dessus comme un tigre sur sa proie, entortilla le corset autour de son poing, et le lui montra en lui souriant comme un Iroquois sourit à son ennemi avant de le scalper.

– Ah! je meurs, dit Pierrette en tombant sur ses genoux. Qui me sauvera?

– Moi, s'écria une femme en cheveux blancs qui offrit à Pierrette un vieux visage de parchemin où brillaient deux yeux gris.

– Ah! grand'mère, tu arrives trop tard, s'écria la pauvre enfant en fondant en larmes.

Pierrette alla tomber sur son lit, abandonnée par ses forces et tuée par l'abattement qui, chez une malade, suivit une lutte si violente. Le grand fantôme desséché prit Pierrette dans ses bras comme les bonnes prennent les enfants, et sortit suivie de Brigaut sans dire un seul mot à Sylvie, à laquelle elle lança la plus majestueuse accusation par un regard tragique. L'apparition de cette auguste vieille dans son costume breton, encapuchonnée de sa coiffe, qui est une sorte de pelisse en drap noir, accompagnée du terrible Brigaut, épouvanta Sylvie: elle crut avoir vu la mort. La vieille fille descendit, entendit la porte se fermer, et se trouva nez à nez avec son frère, qui lui dit: – Ils ne t'ont donc pas tuée?

– Couche-toi, dit Sylvie. Demain matin nous verrons ce que nous devons faire.

Elle se remit au lit, défit le corset, et lut les deux lettres de Brigaut, qui la confondirent. Elle s'endormit dans la plus étrange perplexité, ne se doutant pas de la terrible action à laquelle sa conduite devait donner lieu.

 

Les lettres envoyées par Brigaut à madame veuve Lorrain l'avaient trouvée dans une joie ineffable, et que leur lecture troubla. Cette pauvre septuagénaire mourait de chagrin de vivre sans Pierrette auprès d'elle; elle se consolait de l'avoir perdue en croyant s'être sacrifiée aux intérêts de sa petite fille. Elle avait un de ces cœurs toujours jeunes que soutient et anime l'idée du sacrifice. Son vieux mari, dont la seule joie était cette petite fille, avait regretté Pierrette; tous les jours il l'avait cherchée autour de lui. Ce fut une douleur de vieillard de laquelle les vieillards vivent et finissent par mourir. Chacun peut alors juger du bonheur que dut éprouver cette pauvre vieille confinée dans un hospice en apprenant une de ces actions rares, mais qui cependant arrivent encore en France. Après ses désastres, François-Joseph Collinet, chef de la maison Collinet, était parti pour l'Amérique avec ses enfants. Il avait trop de cœur pour demeurer ruiné, sans crédit, à Nantes, au milieu des malheurs que sa faillite y causait. De 1814 à 1824, ce courageux négociant, aidé par ses enfants et par son caissier, qui lui resta fidèle et lui donna les premiers fonds, avait recommencé courageusement une autre fortune. Après des travaux inouïs couronnés par le succès, il vint, vers la onzième année, se faire réhabiliter à Nantes en laissant son fils aîné à la tête de sa maison transatlantique. Il trouva madame Lorrain de Pen-Hoël à Saint-Jacques, et fut témoin de la résignation avec laquelle la plus malheureuse de ses victimes y supportait sa misère.

– Dieu vous pardonne! lui dit la vieille, puisque sur le bord de ma tombe vous me donnez les moyens d'assurer le bonheur de ma petite-fille; mais moi, je ne pourrai jamais faire réhabiliter mon pauvre homme!

Monsieur Collinet apportait à sa créancière capital et intérêts au taux du commerce, environ quarante-deux mille francs. Ses autres créanciers, commerçants actifs, riches, intelligents, s'étaient soutenus; tandis que le malheur des Lorrain parut irrémédiable au vieux Collinet, qui promit à la veuve de faire réhabiliter la mémoire de son mari, dès qu'il ne s'agissait que d'une quarantaine de mille francs de plus. Quand la Bourse de Nantes apprit ce trait de générosité réparatrice, on y voulut recevoir Collinet, avant l'Arrêt de la Cour Royale de Rennes; mais le négociant refusa cet honneur et se soumit à la rigueur du Code de Commerce. Madame Lorrain avait donc reçu quarante-deux mille francs la veille du jour où la Poste lui apporta les lettres de Brigaut. En donnant sa quittance, son premier mot fut: – Je pourrai donc vivre avec ma Pierrette et la marier à ce pauvre Brigaut, qui fera sa fortune avec mon argent! Elle ne tenait pas en place, elle s'agitait, elle voulait partir pour Provins. Aussi, quand elle eut lu les fatales lettres, s'élança-t-elle dans la ville comme une folle, en demandant les moyens d'aller à Provins avec la rapidité de l'éclair. Elle partit par la Malle quand on lui eut expliqué la célérité gouvernementale de cette voiture. A Paris, elle avait pris la voiture de Troyes, elle venait d'arriver à onze heures et demie chez Frappier, où Brigaut, à l'aspect du sombre désespoir de la vieille Bretonne, lui promit aussitôt de lui amener sa petite fille, en lui disant en peu de mots l'état de Pierrette. Ce peu de mots effraya tellement la grand'mère, qu'elle ne put vaincre son impatience, elle courut sur la place. Quand Pierrette cria, la Bretonne eut le cœur atteint par ce cri tout aussi vivement que le fut celui de Brigaut. A eux deux, ils eussent sans doute réveillé tous les habitants, si, par crainte, Rogron ne leur eût ouvert. Ce cri d'une jeune fille aux abois donna soudain à sa grand'mère autant de force que d'épouvante, elle porta sa chère Pierrette jusque chez Frappier, dont la femme avait arrangé à la hâte la chambre de Brigaut pour la grand'mère de Pierrette. Ce fut donc dans ce pauvre logement, sur un lit à peine fait, que la malade fut déposée; elle s'y évanouit, tenant encore son poing fermé, meurtri, sanglant, les ongles enfoncés dans la chair. Brigaut, Frappier, sa femme et la vieille contemplèrent Pierrette en silence, tous en proie à un étonnement indicible.

– Pourquoi sa main est-elle en sang? fut le premier mot de la grand'mère.

Pierrette, vaincue par le sommeil, qui suit les grands déploiements de force, et se sachant à l'abri de toute violence, déplia ses doigts. La lettre de Brigaut tomba comme une réponse.

– On a voulu lui prendre ma lettre, dit Brigaut en tombant à genoux et ramassant le mot qu'il avait écrit pour dire à sa petite amie de quitter tout doucement la maison des Rogron. Il baisa pieusement la main de cette martyre.

Il y eut alors quelque chose qui fit frémir les menuisiers, ce fut de voir la vieille Lorrain, ce spectre sublime, debout au chevet de son enfant. La terreur et la vengeance glissaient leurs flamboyantes expressions dans les milliers de rides qui fronçaient sa peau d'ivoire jauni. Ce front couvert de cheveux gris épars exprimait la colère divine. Elle lisait, avec cette puissance d'intuition départie aux vieillards près de la tombe, toute la vie de Pierrette, à laquelle elle avait d'ailleurs pensé pendant son voyage. Elle devina la maladie de jeune fille qui menaçait de mort son enfant chéri! Deux grosses larmes péniblement nées dans ses yeux blancs et gris auxquels les chagrins avaient arraché les cils et les sourcils, deux perles de douleur se formèrent, leur communiquèrent une épouvantable fraîcheur, grossirent et roulèrent sur les joues desséchées sans les mouiller.

– Ils me l'ont tuée, dit-elle enfin en joignant les mains.

Elle tomba sur ses genoux qui frappèrent deux coups secs sur le carreau, elle se mit à faire sans doute un vœu à sainte Anne d'Auray, la plus puissante des madones de la Bretagne.

– Un médecin de Paris, dit-elle à Brigaut. Cours-y Brigaut, va!

Elle le prit par l'épaule et le fit marcher par un geste de commandement despotique.

– J'allais venir, mon Brigaut, je suis riche, tiens! s'écria-t-elle en le rappelant. Elle défit le cordon qui nouait les deux vestes de son casaquin sur sa poitrine, elle en tira un papier où quarante-deux billets de banque étaient enveloppés, et lui dit: Prends ce qu'il te faut! Ramène le plus grand médecin de Paris.

– Gardez, dit Frappier, il ne pourra pas changer un billet en ce moment, j'ai de l'argent, la diligence va passer, il y trouvera bien une place; mais auparavant ne vaudrait-il pas mieux consulter monsieur Martener, qui nous indiquerait un médecin à Paris? La diligence ne vient que dans une heure, nous avons le temps.

Brigaut alla réveiller monsieur Martener. Il amena ce médecin, qui ne fut pas peu surpris de savoir mademoiselle Lorrain chez Frappier. Brigaut lui expliqua la scène qui venait d'avoir lieu chez les Rogron. Le bavardage d'un amant au désespoir éclaira ce drame domestique au médecin, sans qu'il en soupçonnât l'horreur ni l'étendue. Martener donna l'adresse du célèbre Horace Bianchon à Brigaut, qui partit avec son maître, en entendant le bruit de la diligence. Monsieur Martener s'assit, examina d'abord les ecchymoses et les blessures de la main, qui pendait en dehors du lit.

Elle ne s'est pas fait elle-même ces blessures! dit-il.

– Non, l'horrible fille à qui j'ai eu le malheur de la confier la massacrait, dit la grand'mère. Ma pauvre Pierrette criait: Au secours! je meurs! à fendre le cœur à un bourreau.

– Mais pourquoi? dit le médecin en prenant le pouls de Pierrette. Elle est bien malade, reprit-il en approchant une lumière du lit. Ah! nous la sauverons difficilement, dit-il, après avoir vu la face. Elle a dû bien souffrir, et je ne comprends pas comment on ne l'a pas soignée.

– Mon intention, dit la grand'mère, est de me plaindre à la Justice. Des gens qui m'ont demandé ma petite-fille par une lettre, en se disant riches de douze mille livres de rentes, avaient-ils le droit d'en faire leur cuisinière, de lui faire faire des services au-dessus de ses forces?

– Ils n'ont donc pas voulu voir la plus visible des maladies auxquelles les jeunes filles sont parfois sujettes et qui exigeait les plus grands soins? s'écria monsieur Martener.

Pierrette fut réveillée et par la lumière que madame Frappier tenait pour bien éclairer le visage et par ses horribles souffrances que la réaction morale de sa lutte lui causait à la tête.

– Ah! monsieur Martener, je suis bien mal, dit-elle de sa jolie voix.

– D'où souffrez-vous, ma petite amie? dit le médecin.

– Là, fit-elle en montrant le haut de sa tête au-dessus de l'oreille gauche.

– Il y a un dépôt! s'écria le médecin après avoir pendant longtemps palpé la tête et questionné Pierrette sur ses souffrances. Il faut tout nous dire, mon enfant, pour que nous puissions vous guérir. Pourquoi votre main est-elle ainsi? ce n'est pas vous qui vous êtes fait de semblables blessures.

Pierrette raconta naïvement son combat avec sa cousine Sylvie.

– Faites-la causer, dit le médecin à la grand'mère, et sachez bien tout. J'attendrai l'arrivée du médecin de Paris, et nous nous adjoindrons le chirurgien en chef de l'hôpital pour consulter: tout ceci me paraît bien grave. Je vais vous faire envoyer une potion calmante que vous donnerez à mademoiselle pour qu'elle dorme, elle a besoin de sommeil.

Restée seule avec sa petite fille, la vieille Bretonne se fit tout révéler en usant de son ascendant sur elle, en lui apprenant qu'elle était assez riche pour eux trois, et lui promettant que Brigaut resterait avec elles. La pauvre enfant confessa son martyre en ne devinant pas à quel procès elle allait donner lieu. Les monstruosités de ces deux êtres sans affection et qui ne savaient rien de la Famille découvraient à la vieille femme des mondes de douleur aussi loin de sa pensée qu'ont pu l'être les mœurs des races sauvages de celle des premiers voyageurs qui pénétrèrent dans les savanes de l'Amérique. L'arrivée de sa grand'mère, la certitude d'être à l'avenir avec elle et riche, endormirent la pensée de Pierrette comme la potion lui endormit le corps. La vieille Bretonne veilla sa petite-fille en lui baisant le front, les cheveux et les mains, comme les saintes femmes durent baiser Jésus en le mettant au tombeau.

Dès neuf heures du matin, monsieur Martener alla chez le Président, auquel il raconta la scène de nuit entre Sylvie et Pierrette, puis les tortures morales et physiques, les sévices de tous genres que les Rogron avaient déployés sur leur pupille, et les deux maladies mortelles qui s'étaient développées par suite de ces mauvais traitements. Le Président envoya chercher le notaire Auffray, l'un des parents de Pierrette dans la ligne maternelle.

En ce moment la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaine était à son apogée. Les propos que les Rogron et leurs adhérents faisaient courir dans Provins sur la liaison connue de madame Roguin avec le banquier du Tillet, sur les circonstances de la banqueroute du père de madame Tiphaine, un faussaire, disait-on, atteignirent d'autant plus vivement le parti des Tiphaine, que c'était de la médisance et non de la calomnie. Ces blessures allaient à fond de cœur, elles attaquaient les intérêts au vif. Ces discours, redits aux partisans des Tiphaine par les mêmes bouches qui communiquaient aux Rogron les plaisanteries de la belle madame Tiphaine et de ses amies, alimentaient les haines, désormais combinées de l'élément politique. Les irritations que causait alors en France l'esprit de parti, dont les violences furent excessives, se liaient partout, comme à Provins, à des intérêts menacés, à des individualités blessées et militantes. Chacune de ces coteries saisissait avec ardeur ce qui pouvait nuire à la coterie rivale. L'animosité des partis se mêlait autant que l'amour-propre aux moindres affaires qui souvent allaient fort loin. Une ville se passionnait pour certaines luttes et les étendait de toute la grandeur du débat politique. Ainsi le Président vit dans la cause entre Pierrette et les Rogron un moyen d'abattre, de déconsidérer, de déshonorer les maîtres de ce salon où s'élaboraient des plans contre la monarchie, où le journal de l'Opposition avait pris naissance. Le Procureur du Roi fut mandé. Monsieur Lesourd, monsieur Auffray le notaire, subrogé-tuteur de Pierrette, et le Président examinèrent alors dans le plus grand secret avec monsieur Martener la marche à suivre. Monsieur Martener se chargea de dire à la grand'mère de Pierrette de venir porter plainte au subrogé-tuteur. Le subrogé-tuteur convoquerait le Conseil de Famille, et, armé de la consultation des trois médecins, demanderait d'abord la destitution du tuteur. L'affaire ainsi posée arriverait au Tribunal, et monsieur Lesourd verrait alors à porter l'affaire au criminel en provoquant une instruction. Vers midi, tout Provins était soulevé par l'étrange nouvelle de ce qui s'était passé pendant la nuit dans la maison Rogron. Les cris de Pierrette avaient été vaguement entendus sur la place, mais ils avaient peu duré; personne ne s'était levé, seulement chacun s'était demandé: – Avez-vous entendu du bruit et des cris sur les une heure? qu'était-ce? Les propos et les commentaires avaient si singulièrement grossi ce drame horrible que la foule s'amassa devant la boutique de Frappier, à qui chacun demanda des renseignements, et le brave menuisier peignit l'arrivée chez lui de la petite, le poing ensanglanté, les doigts brisés. Vers une heure après midi, la chaise de poste du docteur Bianchon, auprès de qui se trouvait Brigaut, s'arrêta devant la maison de Frappier, dont la femme alla prévenir à l'hôpital monsieur Martener et le chirurgien en chef. Ainsi les propos de la ville reçurent une sanction. Les Rogron furent accusés d'avoir maltraité leur cousine à dessein et de l'avoir mise en danger de mort. La nouvelle atteignit Vinet au Palais-de-Justice, il quitta tout et alla chez les Rogron. Rogron et sa sœur achevaient de déjeuner. Sylvie hésitait à dire à son frère sa déconvenue de la nuit, et se laissait presser de questions sans y répondre autrement que par: – Cela ne te regarde pas. Elle allait et venait de sa cuisine à la salle à manger pour éviter la discussion. Elle était seule quand Vinet apparut.

 

– Vous ne savez donc pas ce qui se passe? dit l'avocat.

– Non, dit Sylvie.

– Vous allez avoir un procès criminel sur le corps, à la manière dont vont les choses à propos de Pierrette.

– Un procès criminel! dit Rogron qui survint. Pourquoi? comment?

– Avant tout, s'écria l'avocat en regardant Sylvie, expliquez-moi sans détour ce qui a eu lieu cette nuit, et comme si vous étiez devant Dieu, car on parle de couper le poing à Pierrette. Sylvie devint blême et frissonna. – Il y a donc eu quelque chose? dit Vinet.

Mademoiselle Rogron raconta la scène en voulant s'excuser; mais, pressée de questions, elle avoua les faits graves de cette horrible lutte.

– Si vous lui avez seulement fracassé les doigts, vous n'irez qu'en Police Correctionnelle; mais s'il faut lui couper la main, vous pouvez aller en Cour d'Assises; les Tiphaine feront tout pour vous mener jusque-là.

Sylvie, plus morte que vive, avoua sa jalousie, et, ce qui fut plus cruel à dire, combien ses soupçons se trouvaient erronés.

– Quel procès! dit Vinet. Vous et votre frère vous pouvez y périr, vous serez abandonnés par bien des gens, même en le gagnant. Si vous ne triomphez pas, il faudra quitter Provins.

– Oh! mon cher monsieur Vinet, vous qui êtes un si grand avocat, dit Rogron épouvanté, conseillez-nous, sauvez-nous!

L'adroit Vinet porta la terreur de ces deux imbéciles au comble, et déclara positivement que madame et mademoiselle de Chargebœuf hésiteraient à revenir chez eux. Être abandonnés par ces dames serait une terrible condamnation. Enfin, après une heure de magnifiques manœuvres, il fut reconnu que, pour déterminer Vinet à sauver les Rogron, il devait avoir aux yeux de tout Provins un intérêt majeur à les défendre. Dans la soirée, le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf serait donc annoncé. Les bans seraient publiés dimanche. Le contrat se ferait immédiatement chez Cournant, et mademoiselle Rogron y paraîtrait pour, en considération de cette alliance, abandonner par une donation entre-vifs la nue propriété de ses biens à son frère. Vinet avait fait comprendre à Rogron et à sa sœur la nécessité d'avoir un contrat de mariage minuté deux ou trois jours avant cet événement, afin de compromettre madame et mademoiselle de Chargebœuf aux yeux du public et leur donner un motif de persister à venir dans la maison Rogron.

– Signez ce contrat, et je prends sur moi l'engagement de vous tirer d'affaire, dit l'avocat. Ce sera sans doute une terrible lutte, mais je m'y mettrai tout entier, et vous me devrez encore un fameux cierge!

– Ah! oui, dit Rogron.

A onze heures et demie, l'avocat eut plein pouvoir et pour le contrat et pour la conduite du procès. A midi, le Président fut saisi d'un référé intenté par Vinet contre Brigaut et madame veuve Lorrain, pour avoir détourné la mineure Lorrain du domicile de son tuteur. Ainsi le hardi Vinet se posait comme agresseur et mettait Rogron dans la position d'un homme irréprochable. Aussi en parla-t-il dans ce sens au Palais. Le Président remit à quatre heures à entendre les parties. Il est inutile de dire à quel point la petite ville de Provins était soulevée par ces événements. Le Président savait qu'à trois heures la consultation des médecins serait terminée; il voulait que le subrogé-tuteur, parlant pour l'aïeule, se présentât armé de cette pièce. L'annonce du mariage de Rogron avec la belle Bathilde de Chargebœuf et des avantages que Sylvie faisait au contrat aliéna soudain deux personnes aux Rogron: mademoiselle Habert et le colonel, qui tous deux virent leurs espérances anéanties. Céleste Habert et le colonel restèrent ostensiblement attachés aux Rogron, mais pour leur nuire plus sûrement. Ainsi, dès que monsieur Martener révéla l'existence d'un dépôt à la tête de la pauvre victime des deux merciers, Céleste et le colonel parlèrent du coup que Pierrette s'était donné pendant la soirée où Sylvie l'avait contrainte à quitter le salon, et rappelèrent les cruelles et barbares exclamations de mademoiselle Rogron. Ils racontèrent les preuves d'insensibilité données par cette vieille fille envers sa pupille souffrante. Ainsi les amis de la maison admirent des torts graves en paraissant défendre Sylvie et son frère. Vinet avait prévu cet orage; mais la fortune des Rogron allait être acquise à mademoiselle de Chargebœuf, et il se promettait dans quelques semaines de lui voir habiter la jolie maison de la place et de régner avec elle sur Provins, car il méditait déjà des fusions avec les Bréautey dans l'intérêt de ses ambitions. Depuis midi jusqu'à quatre heures, toutes les femmes du parti Tiphaine, les Garceland, les Guépin, les Julliard, Galardon, Guénée, la sous-préfète, envoyèrent savoir des nouvelles de mademoiselle Lorrain. Pierrette ignorait entièrement le tapage fait en ville à son sujet. Elle éprouvait, au milieu de ses vives souffrances, un ineffable bonheur à se trouver entre sa grand'mère et Brigaut, les objets de ses affections. Brigaut avait constamment les yeux pleins de larmes, et la grand'mère cajolait sa chère petite fille. Dieu sait si l'aïeule fit grâce aux trois hommes de science d'aucun des détails qu'elle avait obtenus de Pierrette sur sa vie dans la maison Rogron. Horace Bianchon exprima son indignation en termes véhéments. Épouvanté d'une semblable barbarie, il exigea que les autres médecins de la ville fussent mandés, en sorte que monsieur Néraud fut présent et invité, comme ami de Rogron, à contredire, s'il y avait lieu, les terribles conclusions de la consultation, qui, malheureusement pour les Rogron, fut rédigée à l'unanimité. Néraud, qui déjà passait pour avoir fait mourir de chagrin la grand'mère de Pierrette, était dans une fausse position de laquelle profita l'adroit Martener, enchanté d'accabler les Rogron et de compromettre en ceci monsieur Néraud, son antagoniste. Il est inutile de donner le texte de cette consultation, qui fut encore une des pièces du procès. Si les termes de la médecine de Molière étaient barbares, ceux de la médecine moderne ont l'avantage d'être si clairs que l'explication de la maladie de Pierrette, quoique naturelle et malheureusement commune, effraierait les oreilles. Cette consultation était d'ailleurs péremptoire, appuyée par un nom aussi célèbre que celui d'Horace Bianchon. Après l'audience, le Président resta sur son siége en voyant la grand'mère de Pierrette accompagnée de monsieur Auffray, de Brigaut et d'une foule nombreuse. Vinet était seul. Ce contraste frappa l'audience, qui fut grossie d'un grand nombre de curieux. Vinet, qui avait gardé sa robe, leva vers le Président sa face froide en assurant ses besicles sur ses yeux verts, puis, de sa voix grêle et persistante, il exposa que des étrangers s'étaient introduits nuitamment chez monsieur et mademoiselle Rogron, et y avaient enlevé la mineure Lorrain. Force devait rester au tuteur, qui réclamait sa pupille. Monsieur Auffray se leva, comme subrogé-tuteur, et demanda la parole.