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La Comédie humaine, Volume 5

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– Je sens que je m'en vais, dit le vieillard au notaire à la fin de la soirée. Je vous prie donc de venir demain pour rédiger le compte de tutelle que je dois rendre à Ursule, afin de ne pas en compliquer ma succession. Dieu merci! je n'ai pas fait tort d'une obole à mes héritiers, et n'ai disposé que de mes revenus. Messieurs Crémière, Massin et Minoret, mon neveu, sont membres du conseil de famille institué pour Ursule, ils assisteront à cette reddition de comptes.

Ces paroles entendues par Massin et colportées dans le bal y répandirent la joie parmi les trois familles qui depuis quatre ans vivaient en de continuelles alternatives, se croyant tantôt riches, tantôt déshéritées.

– C'est une langue qui s'éteint, dit madame Crémière.

Quand, vers deux heures du matin, il ne resta plus dans le salon que Savinien, Bongrand et le curé Chaperon, le vieux docteur dit en leur montrant Ursule, charmante en habit de bal, qui venait de dire adieu aux jeunes demoiselles Crémière et Massin: – C'est à vous, mes amis, que je la confie! Dans quelques jours je ne serai plus là pour la protéger; mettez-vous tous entre elle et le monde, jusqu'à ce qu'elle soit mariée… J'ai peur pour elle.

Ces paroles firent une impression pénible. Le compte, rendu quelques jours après en conseil de famille, établissait le docteur Minoret reliquataire de dix mille six cents francs, tant pour les arrérages de l'inscription de quatorze cents francs de rente dont l'acquisition était expliquée par l'emploi du legs du capitaine de Jordy que pour un petit capital de cinq mille francs provenant des dons faits, depuis quinze ans, par le docteur à sa pupille, à leurs jours de fête ou anniversaires de naissance respectifs.

Cette authentique reddition de compte avait été recommandée par le juge de paix qui redoutait les effets de la mort du docteur Minoret, et qui, malheureusement, avait raison. Le lendemain de l'acceptation du compte de tutelle qui rendait Ursule riche de dix mille six cents francs et de quatorze cents francs de rente, le vieillard fut pris d'une faiblesse qui le contraignit à garder le lit. Malgré la discrétion qui enveloppait la maison du docteur, le bruit de sa mort se répandit en ville où les héritiers coururent par les rues comme les grains d'un chapelet dont le fil est rompu. Massin, qui vint savoir les nouvelles, apprit d'Ursule elle-même que le bonhomme était au lit. Malheureusement le médecin de Nemours avait déclaré que le moment où Minoret s'aliterait serait celui de sa mort. Dès lors, malgré le froid, les héritiers stationnèrent dans les rues, sur la place ou sur le pas de leurs portes, occupés à causer de cet événement attendu depuis si longtemps, et à épier le moment où le curé porterait au vieux docteur les sacrements dans l'appareil en usage dans les villes de province. Aussi, quand, deux jours après, l'abbé Chaperon, accompagné de son vicaire et des enfants de chœur, précédé du sacristain portant la croix, traversa la Grand'rue, les héritiers se joignirent-ils à lui pour occuper la maison, empêcher toute soustraction et jeter leurs mains avides sur les trésors présumés. Lorsque le docteur aperçut, à travers le clergé, ses héritiers agenouillés qui, loin de prier, l'observaient par des regards aussi vifs que les lueurs des cierges, il ne put retenir un malicieux sourire. Le curé se retourna, les vit et dit alors assez lentement les prières. Le maître de poste, le premier, quitta sa gênante posture, sa femme le suivit; Massin craignit que Zélie et son mari ne missent la main sur quelque bagatelle, il les rejoignit au salon, et bientôt tous les héritiers s'y trouvèrent réunis.

– Il est trop honnête homme pour voler l'extrême-onction, dit Crémière, ainsi nous voilà bien tranquilles.

– Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs de rente, répondit madame Massin.

– J'ai dans l'idée, dit Zélie, que depuis trois ans il ne plaçait plus, il aimait à thésauriser…

– Le trésor est sans doute dans sa cave? disait Massin à Crémière.

– Pourvu que nous trouvions quelque chose, dit Minoret-Levrault.

– Mais après ses déclarations au bal, s'écria madame Massin, il n'y a plus de doute.

– En tout cas, dit Crémière, comment ferons-nous? partagerons-nous? liciterons-nous? ou distribuerons-nous par lots? car enfin nous sommes tous majeurs.

Une discussion, qui s'envenima promptement, s'éleva sur la manière de procéder. Au bout d'une demi-heure, un bruit de voix confus, sur lequel se détachait l'organe criard de Zélie, retentissait dans la cour et jusque dans la rue.

– Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans la rue.

Ce tapage parvint aux oreilles du docteur qui entendit ces mots: – Mais la maison, la maison vaut trente mille francs! Je la prends, moi, pour trente mille francs! criés ou plutôt beuglés par Crémière.

– Eh! bien, nous la payerons ce qu'elle vaudra, répondit aigrement Zélie.

– Monsieur le curé, dit le vieillard à l'abbé Chaperon qui demeura auprès de son ami après l'avoir administré, faites que je demeure en paix. Mes héritiers, comme ceux du cardinal Ximénès, sont capables de piller ma maison avant ma mort, et je n'ai pas de singe pour me rétablir. Allez leur signifier que je ne veux personne chez moi.

Le curé, le médecin descendirent, répétèrent l'ordre du moribond, et, dans un accès d'indignation, y ajoutèrent de vives paroles pleines de blâme.

– Madame Bougival, dit le médecin, fermez la grille et ne laissez entrer personne; il semble qu'on ne puisse pas mourir tranquille. Vous préparerez un cataplasme de farine de moutarde, afin d'appliquer des sinapismes aux pieds de monsieur.

– Votre oncle n'est pas mort, et il peut vivre encore longtemps, disait l'abbé Chaperon en congédiant les héritiers venus avec leurs enfants. Il réclame le plus profond silence et ne veut que sa pupille auprès de lui. Quelle différence entre la conduite de cette jeune fille et la vôtre!

– Vieux cafard! s'écria Crémière. Je vais faire sentinelle. Il est bien possible qu'il se machine quelque chose contre nos intérêts.

Le maître de poste avait déjà disparu dans le jardin avec l'intention de veiller son oncle en compagnie d'Ursule et de se faire admettre dans la maison comme un aide. Il revint à pas de loup sans que ses bottes fissent le moindre bruit, car il y avait des tapis dans le corridor et sur les marches de l'escalier. Il put alors arriver jusqu'à la porte de la chambre de son oncle sans être entendu. Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparait le sinapisme.

– Sommes-nous bien seuls? dit le vieillard à sa pupille.

Ursule se haussa sur la pointe des pieds pour voir dans la cour.

– Oui, dit-elle; monsieur le curé a tiré la grille lui-même en s'en allant.

– Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes même sont comptées. Je n'ai pas été médecin pour rien: le sinapisme du docteur ne me fera pas aller jusqu'à ce soir. Ne pleure pas, Ursule, dit-il en se voyant interrompu par les pleurs de sa filleule; mais écoute-moi bien: il s'agit d'épouser Savinien. Aussitôt que la Bougival sera montée avec le sinapisme, descends au pavillon chinois, en voici la clef; soulève le marbre du buffet de Boulle, et dessous tu trouveras une lettre cachetée à ton adresse: prends-la, reviens me la montrer, car je ne mourrai tranquille qu'en te la voyant entre les mains. Quand je serai mort, tu ne le diras pas sur-le-champ; tu feras venir monsieur de Portenduère, vous lirez la lettre ensemble, et tu me jures en son nom et au tien d'exécuter mes dernières volontés. Quand il m'aura obéi, vous annoncerez ma mort, et la comédie des héritiers commencera. Dieu veuille que ces monstres ne te maltraitent pas!

– Oui, mon parrain.

Le maître de poste n'écouta point le reste de la scène; il détala sur la pointe des pieds, en se souvenant que la serrure du cabinet se trouvait du côté de la bibliothèque. Il avait assisté dans le temps au débat de l'architecte et du serrurier, qui prétendait que, si l'on s'introduisait dans la maison par la fenêtre donnant sur la rivière, il fallait par prudence mettre la serrure du côté de la bibliothèque, le cabinet devant être une espèce de plaisance pour l'été. Ébloui par l'intérêt et les oreilles pleines de sang, Minoret dévissa la serrure au moyen d'un couteau avec la prestesse des voleurs. Il entra dans le cabinet, y prit le paquet de papiers sans s'amuser à le décacheter, revissa la serrure, remit les choses en état, et alla s'asseoir dans la salle à manger en attendant que la Bougival montât le sinapisme pour quitter la maison. Il opéra sa fuite avec d'autant plus de facilité que la pauvre Ursule trouva plus urgent de voir appliquer le sinapisme que d'obéir aux recommandations de son parrain.

– La lettre! la lettre! cria d'une voix mourante le vieillard, obéis-moi, voici la clef. Je veux te voir la lettre à la main.

Ces paroles furent jetées avec des regards si égarés que la Bougival dit à Ursule: – Mais faites donc ce que veut votre parrain, ou vous allez causer sa mort.

Elle le baisa sur le front, prit la clef et descendit; mais, bientôt rappelée par les cris perçants de la Bougival, elle accourut. Le vieillard l'embrassa par un regard, lui vit les mains vides, se dressa sur son séant, voulut parler, et mourut en faisant un horrible dernier soupir, les yeux hagards de terreur! La pauvre petite, qui voyait la mort pour la première fois, tomba sur ses genoux et fondit en larmes. La Bougival ferma les yeux du vieillard et le disposa dans son lit. Quand, selon son expression, elle eut paré le mort, la vieille nourrice courut prévenir monsieur Savinien; mais les héritiers, qui se tenaient au bout de la rue entourés de curieux et absolument comme des corbeaux qui attendent qu'un cheval soit enterré pour venir gratter la terre et la fouiller de leurs pattes et du bec, accoururent avec la célérité de ces oiseaux de proie.

 

Pendant ces événements, le maître de poste était allé chez lui pour savoir ce que contenait le mystérieux paquet. Voici ce qu'il trouva.

A MA CHÈRE URSULE MIROUET, FILLE DE MON BEAU-FRÈRE NATUREL, JOSEPH MIROUET, ET DE DINAH GROLLMAN
Nemours, 15 janvier 1830

«Mon petit ange, mon affection paternelle, que tu as si bien justifiée, a eu pour principe non-seulement le serment que j'ai fait à ton pauvre père de le remplacer, mais encore ta ressemblance avec Ursule Mirouët, ma femme, de qui tu m'as sans cesse rappelé les grâces, l'esprit, la candeur et le charme. Ta qualité de fille du fils naturel de mon beau-père pourrait rendre des dispositions testamentaires faites en ta faveur sujettes à contestation…»

– Le vieux gueux! cria le maître de poste.

«Ton adoption aurait été l'objet d'un procès. Enfin, j'ai toujours reculé devant l'idée de t'épouser pour te transmettre ma fortune; car j'aurais pu vivre long-temps et déranger l'avenir de ton bonheur qui n'est retardé que par la vie de madame de Portenduère. Ces difficultés mûrement pesées, et voulant te laisser la fortune nécessaire à une belle existence…»

– Le scélérat, il a pensé à tout!

«Sans nuire en rien à mes héritiers…»

– Le jésuite! comme s'il ne nous devait pas toute sa fortune!

«Je t'ai destiné le fruit des économies que j'ai faites pendant dix-huit années et que j'ai constamment fait valoir, par les soins de mon notaire, en vue de te rendre aussi heureuse qu'on peut l'être par la richesse. Sans argent, ton éducation et tes idées élevées feraient ton malheur. D'ailleurs, tu dois une belle dot au charmant jeune homme qui t'aime. Tu trouveras donc dans le milieu du troisième volume des Pandectes, in-folio, reliées en maroquin rouge, et qui est le dernier volume du premier rang, au-dessus de la tablette de la bibliothèque, dans le dernier corps, du côté du salon, trois inscriptions de rentes en trois pour cent, au porteur, de chacune douze mille francs…»

– Quelle profondeur de scélératesse! s'écria le maître de poste. Ah! Dieu ne permettra pas que je sois ainsi frustré.

«Prends-les aussitôt, ainsi que le peu d'arrérages économisés au moment de ma mort, et qui seront dans le volume précédent. Songe, mon enfant adoré, que tu dois obéir aveuglément à une pensée qui a fait le bonheur de toute ma vie, et qui m'obligerait à demander le secours de Dieu, si tu me désobéissais. Mais, en prévision d'un scrupule de ta chère conscience, que je sais ingénieuse à se tourmenter, tu trouveras ci-joint un testament en bonne forme de ces inscriptions au profit de monsieur Savinien de Portenduère. Ainsi, soit que tu les possèdes toi-même, soit qu'elles te viennent de celui que tu aimes, elles seront ta légitime propriété.

»Ton parrain,
»Denis Minoret.»

A cette lettre était jointe, sur un carré de papier timbré, la pièce suivante:

«CECI EST MON TESTAMENT

»Moi, Denis Minoret, docteur en médecine, domicilié à Nemours, sain d'esprit et de corps, ainsi que la date de ce testament le démontre, lègue mon âme à Dieu, le priant de me pardonner mes longues erreurs en faveur de mon sincère repentir. Puis, ayant reconnu en monsieur le vicomte Savinien de Portenduère une véritable affection pour moi, je lui lègue trente-six mille francs de rente perpétuelle trois pour cent, à prendre dans ma succession, par préférence à tous mes héritiers.

»Fait et écrit en entier de ma main, à Nemours, le onze janvier mil huit cent trente et un.

»Denis Minoret.»

Sans hésiter, le maître de poste, qui pour être bien seul s'était enfermé dans la chambre de sa femme, y chercha le briquet phosphorique et reçut deux avis du ciel par l'extinction de deux allumettes qui successivement ne voulurent pas s'allumer. La troisième prit feu. Il brûla dans la cheminée et la lettre et le testament. Par une précaution superflue, il enterra les vestiges du papier et de la cire dans les cendres. Puis, affriolé par l'idée de posséder trente-six mille francs de rente à l'insu de sa femme, il revint au pas de course chez son oncle, aiguillonné par la seule idée, idée simple et nette, qui pouvait traverser sa lourde tête. En voyant la maison de son oncle envahie par les trois familles enfin maîtresses de la place, il trembla de ne pouvoir accomplir un projet sur lequel il ne se donnait pas le temps de réfléchir en ne pensant qu'aux obstacles.

– Que faites-vous donc là? dit-il à Massin et à Crémière. Croyez-vous que nous allons laisser la maison et les valeurs au pillage? Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pas camper là! Vous, Crémière, courez donc chez Dionis et dites-lui de venir constater le décès. Je ne puis pas, quoique adjoint, dresser l'acte mortuaire de mon oncle… Vous, Massin, allez prier le père Bongrand d'apposer les scellés. Et vous, tenez donc compagnie à Ursule, mesdames, dit-il à sa femme, à mesdames Massin et Crémière. Ainsi rien ne se perdra. Surtout fermez la grille, que personne ne sorte!

Les femmes, qui sentirent la justesse de cette observation, coururent dans la chambre d'Ursule et trouvèrent cette noble créature, déjà si cruellement soupçonnée, agenouillée et priant Dieu, le visage couvert de larmes. Minoret, devinant que les trois héritières ne resteraient pas longtemps avec Ursule, et craignant la défiance de ses cohéritiers, alla dans la bibliothèque, y vit le volume, l'ouvrit, prit les trois inscriptions, et trouva dans l'autre une trentaine de billets de banque. En dépit de sa nature brutale, le colosse crut entendre un carillon à chacune de ses oreilles, le sang lui sifflait aux tempes en accomplissant ce vol. Malgré la rigueur de la saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. Enfin ses jambes flageolaient au point qu'il tomba sur un fauteuil du salon comme s'il eût reçu quelque coup de massue à la tête.

– Ah! comme une succession délie la langue au grand Minoret, avait dit Massin en courant par la ville. L'avez-vous entendu? disait-il à Crémière. Allez ici! allez là? Comme il connaît la manœuvre.

– Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air…

– Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop de deux! Faites les commissions, j'y retourne.

Au moment où le maître de poste s'asseyait, il aperçut donc à la grille la figure allumée du greffier qui revenait avec une célérité de fouine à la maison mortuaire.

– Hé! bien, qu'y a-t-il? demanda le maître de poste en allant ouvrir à son cohéritier.

– Rien, je reviens pour les scellés, lui répondit Massin en lui lançant un regard de chat sauvage.

– Je voudrais qu'ils fussent déjà posés, et nous pourrions tous revenir chacun chez nous, répondit Minoret.

– Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit le greffier. La Bougival est capable de tout dans l'intérêt de la mijaurée. Nous y placerons Goupil.

– Lui! dit le maître de poste, il prendrait la grenouille et nous n'y verrions que du feu.

– Voyons, reprit Massin. Ce soir on veillera le mort, et nous aurons fini d'apposer les scellés dans une heure; ainsi nos femmes les garderont elles-mêmes. Nous aurons demain, à midi, l'enterrement. On ne peut procéder à l'inventaire que dans huit jours.

– Mais, dit le colosse en souriant, faisons déguerpir cette mijaurée, et nous commettrons le tambour de la mairie à la garde des scellés et de la maison.

– Bien! s'écria le greffier. Chargez-vous de cette expédition, vous êtes le chef des Minoret.

– Mesdames, mesdames, dit Minoret, veuillez rester toutes au salon; il ne s'agit pas d'aller dîner, mais de procéder à l'apposition des scellés pour la conservation de tous les intérêts.

Puis il prit sa femme à part pour lui communiquer les idées de Massin relativement à Ursule. Aussitôt les femmes, dont le cœur était rempli de vengeance et qui souhaitaient prendre une revanche sur la mijaurée, accueillirent avec enthousiasme le projet de la chasser. Bongrand parut et fut indigné de la proposition que Zélie et madame Massin lui firent, en qualité d'ami du défunt, de prier Ursule de quitter la maison.

– Allez vous-mêmes la chasser de chez son père, de chez son parrain, de chez son oncle, de chez son bienfaiteur, de chez son tuteur! Allez-y, vous qui ne devez cette succession qu'à la noblesse de son âme, prenez-la par les épaules et jetez-la dans la rue, à la face de toute la ville! Vous la croyez capable de vous voler? Eh! bien, constituez un gardien des scellés, vous serez dans votre droit. Sachez d'abord que je n'apposerai pas les scellés sur sa chambre; elle y est chez elle, tout ce qui s'y trouve est sa propriété; je vais l'instruire de ses droits, et lui dire d'y rassembler tout ce qui lui appartient… Oh! en votre présence, ajouta-t-il en entendant un grognement d'héritiers.

– Hein? dit le percepteur au maître de poste et aux femmes stupéfaites de la colérique allocution de Bongrand.

– En voilà un de magistrat! s'écria le maître de poste.

Assise sur une petite causeuse, à demi évanouie, la tête renversée, ses nattes défaites, Ursule laissait échapper un sanglot de temps en temps. Ses yeux étaient troubles, elle avait les paupières enflées, enfin elle se trouvait en proie à une prostration morale et physique qui eût attendri les êtres les plus féroces, excepté des héritiers.

– Ah! monsieur Bongrand, après ma fête la mort et le deuil, dit-elle avec cette poésie naturelle aux belles âmes. Vous savez, vous, ce qu'il était: en vingt ans, pas une parole d'impatience avec moi! J'ai cru qu'il vivrait cent ans! Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère.

Ce peu d'idées exprimées attira deux torrents de larmes entrecoupées de sanglots, puis elle retomba comme une masse.

– Mon enfant, reprit le juge de paix en entendant les héritiers dans l'escalier, vous avez toute la vie pour le pleurer, et vous n'avez qu'un instant pour vos affaires: réunissez dans votre chambre tout ce qui dans la maison est à vous. Les héritiers me forcent à mettre les scellés…

– Ah! ses héritiers peuvent bien tout prendre, s'écria Ursule en se dressant dans un accès d'indignation sauvage. J'ai là tout ce qu'il y a de précieux, dit-elle en se frappant la poitrine.

– Et quoi? demanda le maître de poste qui de même que Massin montra sa terrible face.

– Le souvenir de ses vertus, de sa vie, de toutes ses paroles, une image de son âme céleste, dit-elle les yeux et le visage étincelants en levant une main par un superbe mouvement.

– Et vous y avez aussi une clef! s'écria Massin en se coulant comme un chat et allant saisir une clef qui tomba chassée des plis du corsage par le mouvement d'Ursule.

– C'est, dit-elle en rougissant, la clef de son cabinet, il m'y envoyait au moment d'expirer.

Après avoir échangé d'affreux sourires, les deux héritiers regardèrent le juge de paix en exprimant un flétrissant soupçon. Ursule, qui surprit et devina ce regard calculé chez le maître de poste, involontaire chez Massin, se dressa sur ses pieds, devint pâle comme si son sang la quittait; ses yeux lancèrent cette foudre qui peut-être ne jaillit qu'aux dépens de la vie, et, d'une voix étranglée: – Ah! monsieur Bongrand, dit-elle, tout ce qui est dans cette chambre me vient des bontés de mon parrain, on peut tout me prendre, je n'ai sur moi que mes vêtements, je vais sortir et n'y rentrerai plus.

Elle alla dans la chambre de son tuteur d'où nulle supplication ne put l'arracher, car les héritiers eurent un peu honte de leur conduite. Elle dit à la Bougival de lui retenir deux chambres à l'auberge de la Vieille-Poste, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé quelque logement en ville où elles pussent vivre toutes les deux. Elle rentra chez elle pour y chercher son livre de prières, et resta presque toute la nuit avec le curé, le vicaire et Savinien, à prier et à pleurer. Le gentilhomme vint après le coucher de sa mère, et s'agenouilla sans mot dire auprès d'Ursule, qui lui jeta le plus triste sourire en le remerciant d'être fidèlement venu prendre une part de ses douleurs.

– Mon enfant, dit monsieur Bongrand en apportant à Ursule un paquet volumineux, une des héritières de votre oncle a pris dans votre commode tout ce qui vous était nécessaire, car on ne lèvera les scellés que dans quelques jours, et vous recouvrerez alors ce qui vous appartient. Dans votre intérêt, j'ai mis les scellés à votre chambre.

 

– Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrant la main. Voyez-le donc encore une fois: ne dirait-on pas qu'il dort?

Le vieillard offrait en ce moment cette fleur de beauté passagère qui se pose sur la figure des morts expirés sans douleurs, il semblait rayonner.

– Ne vous a-t-il rien remis en secret avant de mourir? dit le juge de paix à l'oreille d'Ursule.

– Rien, dit-elle, il m'a seulement parlé d'une lettre…

– Bon! elle se trouvera, reprit Bongrand. Il est alors très-heureux pour vous qu'ils aient voulu les scellés.

Au petit jour, Ursule fit ses adieux à cette maison où son heureuse enfance s'était écoulée, surtout à cette modeste chambre où son amour avait commencé; et qui lui était si chère, qu'au milieu de son noir chagrin elle eut des larmes de regret pour cette paisible et douce demeure. Après avoir une dernière fois contemplé tour à tour ses fenêtres et Savinien, elle sortit pour se rendre à l'auberge, accompagnée de la Bougival qui portait son paquet, du juge de paix qui lui donnait le bras, et de Savinien, son doux protecteur. Ainsi, malgré les plus sages précautions, le défiant jurisconsulte se trouvait avoir raison: il allait voir Ursule sans fortune et aux prises avec les héritiers.

Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteur Minoret. Quand on y apprit la conduite des héritiers envers sa fille d'adoption, l'immense majorité la trouva naturelle et nécessaire: il s'agissait d'une succession, le bonhomme était cachotier, Ursule pouvait se croire des droits, les héritiers défendaient leur bien, et d'ailleurs elle les avait assez humiliés pendant la vie de leur oncle qui les recevait comme des chiens dans un jeu de quilles. Désiré Minoret, qui ne faisait pas merveille dans sa place, disaient les envieux du maître de poste, arriva pour le service. Hors d'état d'assister au convoi, Ursule était au lit en proie à une fièvre nerveuse autant causée par l'insulte que les héritiers lui avaient faite que par sa profonde affliction.

– Voyez donc cet hypocrite qui pleure! disaient quelques-uns des héritiers en se montrant Savinien vivement affligé de la mort du docteur.

– La question est de savoir s'il a raison de pleurer, répondit Goupil. Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont pas levés.

– Bah! dit Minoret qui savait à quoi s'en tenir, vous nous avez toujours effrayés pour rien.

Au moment où le convoi partit de l'église pour se rendre au cimetière, Goupil eut un amer déboire: il voulut prendre le bras de Désiré; mais en le lui refusant, le substitut renia son camarade en présence de tout Nemours.

– Ne nous fâchons point, je ne pourrais plus me venger, pensa le maître clerc dont le cœur sec se gonfla comme une éponge dans sa poitrine.

Avant de lever les scellés et de procéder à l'inventaire, il fallut le temps au procureur du roi, tuteur légal des orphelins, de commettre Bongrand pour le représenter. La succession Minoret, de laquelle on parla pendant dix jours, s'ouvrit alors, et fut constatée avec la rigueur des formalités judiciaires. Dionis y trouvait son compte, Goupil aimait assez à faire le mal; et comme l'affaire était bonne, les vacations se multiplièrent. On déjeunait presque toujours après la première vacation. Notaire, clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux de la cave.

En province, et surtout dans les petites villes, où chacun possède sa maison, il est assez difficile de se loger. Aussi, quand on y achète un établissement quelconque, la maison fait-elle presque toujours partie de la vente. Le juge de paix, à qui le procureur du roi recommanda les intérêts de l'orpheline, ne vit d'autre moyen, pour la retirer de l'auberge, que de lui faire acquérir dans la Grand'rue, à l'encoignure du pont sur le Loing, une petite maison à porte bâtarde ouvrant sur un corridor, et n'ayant au rez-de-chaussée qu'une salle à deux croisées sur la rue, et derrière laquelle il y avait une cuisine dont la porte-fenêtre donnait sur une cour intérieure d'environ trente pieds carrés. Un petit escalier éclairé sur la rivière par des jours de souffrance menait au premier étage, composé de trois chambres et au-dessus duquel se trouvaient deux mansardes. Le juge de paix prit à la Bougival deux mille francs d'économies pour payer la première portion du prix de cette maison, qui valait six mille francs, et il obtint des termes pour le surplus. Pour pouvoir placer les livres qu'Ursule voulait racheter, Bongrand fit détruire la cloison intérieure de deux pièces au premier étage, après avoir observé que la profondeur de la maison répondait à la longueur du corps de bibliothèque. Savinien et le juge de paix pressèrent si bien les ouvriers qui nettoyaient cette maisonnette, la peignaient et y mettaient tout à neuf, que vers la fin du mois de mars, l'orpheline put quitter son auberge, et retrouva dans cette laide maison une chambre pareille à celle d'où les héritiers l'avaient chassée, car elle fut meublée de ses meubles repris par le juge de paix à la levée des scellés. La Bougival, logée au-dessus, pouvait descendre à l'appel d'une sonnette placée au chevet du lit de sa jeune maîtresse. La pièce destinée à la bibliothèque, la salle du rez-de-chaussée et la cuisine encore vides, mises en couleur seulement, tendues de papiers frais et repeintes, attendaient les acquisitions que la filleule ferait à la vente du mobilier de son parrain. Quoique le caractère d'Ursule leur fût connu, le juge de paix et le curé craignirent pour elle ce passage si subit à une vie dénuée des recherches et du luxe auxquels le défunt docteur avait voulu l'habituer. Quant à Savinien, il en pleurait. Aussi avait-il donné secrètement aux ouvriers et au tapissier plus d'une soulte afin qu'Ursule ne trouvât aucune différence, à l'intérieur du moins, entre l'ancienne et la nouvelle chambre. Mais la jeune fille, qui puisait tout son bonheur dans les yeux de Savinien, montra la plus douce résignation. En cette circonstance, elle charma ses deux vieux amis et leur prouva, pour la millième fois, que les peines du cœur pouvaient seules la faire souffrir. La douleur que lui causait la perte de son parrain était trop profonde pour qu'elle sentît l'amertume de ce changement de fortune, qui cependant apportait de nouveaux obstacles à son mariage. La tristesse de Savinien, en la voyant si réduite, lui fit tant de mal, qu'elle fut obligée de lui dire à l'oreille en sortant de la messe, le matin de son entrée dans sa nouvelle maison: – L'amour ne va pas sans la patience, nous attendrons!

Dès que l'intitulé de l'inventaire fut dressé, Massin, conseillé par Goupil, qui se tourna vers lui par haine secrète contre Minoret en espérant mieux du calcul de cet usurier que de la prudence de Zélie, fit mettre en demeure madame et monsieur de Portenduère, dont le remboursement était échu. La vieille dame fut étourdie par une sommation de payer cent vingt-neuf mille cinq cent dix-sept francs cinquante-cinq centimes aux héritiers dans les vingt-quatre heures, et les intérêts à compter du jour de la demande, à peine de saisie immobilière. Emprunter pour payer était une chose impossible. Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau.

– Vous avez affaire à de mauvaises gens qui ne transigeront point, ils veulent poursuivre à outrance pour avoir la ferme des Bordières, lui dit l'avoué. Le mieux serait de laisser convertir la vente en vente volontaire, afin d'éviter les frais.

Cette triste nouvelle abattit la vieille Bretonne, à qui son fils fit observer doucement que si elle avait voulu consentir à son mariage du vivant de Minoret, le docteur aurait donné ses biens au mari d'Ursule. Aujourd'hui leur maison serait dans l'opulence au lieu d'être dans la misère. Quoique dite sans reproche, cette argumentation tua la vieille dame tout autant que l'idée d'une prochaine et violente dépossession. En apprenant ce désastre, Ursule, à peine remise de la fièvre et du coup que les héritiers lui avaient porté, resta stupide d'accablement. Aimer et se trouver impuissante à secourir celui qu'on aime est une des plus effroyables souffrances qui puissent ravager l'âme des femmes nobles et délicates.