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Les soirées de l'orchestre

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Je n'essaierai pas de vous dépeindre ces cris de chacal, ces râles d'agonisant, ces gloussements de dindon, au milieu desquels, malgré mon extrême attention, il ne m'a été possible de découvrir que quatre notes appréciables (, mi, si, sol). Je dirai seulement qu'il faut reconnaître la supériorité de la small footed Lady et de son maître de musique. Évidemment les chanteurs de la maison chinoise sont des artistes, et ceux de la jonque ne sont que des mauvais amateurs. Quant à la danse de ces hommes étranges, elle est digne de leur musique. Jamais d'aussi hideuses contorsions n'avaient frappé mes regards. On croit voir une troupe de diables se tordant, grimaçant, bondissant, au sifflement de tous les reptiles, au mugissement de tous les monstres, au fracas métallique de tous les tridents et de toutes les chaudières de l'enfer… On me persuadera difficilement que le peuple chinois ne soit pas fou…

Il n'y a pas de ville au monde, j'en suis convaincu, où l'on consomme autant de musique qu'à Londres. Elle vous poursuit jusque dans les rues, et celle-là n'est quelquefois pas la pire de toutes; plusieurs artistes de talent ayant découvert que l'état de musicien ambulant est incomparablement moins pénible et plus lucratif que celui de musicien d'orchestre dans un théâtre, quel qu'il soit. Le service de la rue ne dure que deux ou trois heures par jour, celui des théâtres en prend huit ou neuf. Dans la rue, on est au grand air, on respire, on change de place et l'on ne joue que de temps en temps un petit morceau; au théâtre, il faut souffrir d'une atmosphère étouffante, de la chaleur du gaz, rester assis et jouer toujours, quelquefois même pendant les entr'actes. Au théâtre, d'ailleurs, un musicien de second ordre n'a guère que 6 livres (150 fr.) par mois; ce même musicien en se lançant dans la carrière des places publiques est à peu près sûr de recueillir en quatre semaines le double de cette somme, et souvent davantage. C'est ainsi qu'on peut entendre avec un plaisir très-réel, dans les rues de Londres, de petits groupes de bons musiciens anglais, blancs comme vous et moi, mais qui ont jugé à propos, pour attirer l'attention, de se barbouiller de noir. Ces faux Abyssiniens s'accompagnent avec un violon, une guitare, un tambour de basque, une paire de timbales et des castagnettes. Ils chantent de petits airs à cinq voix, très-agréables d'harmonie, d'un rhythme parfois original et assez mélodieux. Ils ont de plus une verve, une animation qui montre que leur tâche ne leur déplaît pas et qu'ils sont heureux. Et les shillings et même les demi-couronnes pleuvent autour d'eux après chacun de leurs morceaux. A côté de ces troupes ambulantes de véritables musiciens, on entend encore volontiers un bel Écossais, revêtu du curieux costume des Highlands, et qui, suivi de ses deux enfants portant comme lui le plaid et la cotte à carreaux, joue sur la cornemuse l'air favori du clan de Mac-Gregor. Il s'anime, lui aussi, il s'exalte aux sons de son agreste instrument; et plus la cornemuse gazouille, bredouille, piaille et frétille, plus ses gestes et ceux de ses enfants deviennent rapides, fiers et menaçants. On dirait qu'à eux trois, ces Gaëliques vont conquérir l'Angleterre.

Puis vous voyez s'avancer, tristes et somnolents, deux pauvres Indiens de Calcutta, avec leur turban jadis blanc et leur robe jadis blanche. Ils n'ont pour tout orchestre que deux petits tambours en forme de tonnelets, comme on en voyait par douzaines à l'Exposition. Ils portent l'instrument suspendu sur leur ventre par une corde, et le frappent doucement des deux côtés avec les doigts étendus de chaque main. Le faible bruit qui en résulte est rhythmé d'une façon assez singulière, et, par sa continuité, ressemble à celui d'un rapide tic-tac de moulin. L'un d'eux chante là-dessus, dans quelque dialecte des Indes, une jolie petite mélodie en mi mineur, n'embrassant qu'une sixte (du mi à l'ut), et si triste, malgré son mouvement vif, si souffrante, si exilée, si esclave, si découragée, si privée de soleil, qu'on se sent pris, en l'écoutant, d'un accès de nostalgie. Il n'y a encore là ni tiers, ni, quarts, ni demi-quarts de ton; et c'est du chant.

La musique des Indiens de l'Orient doit néanmoins peu différer de celle des Chinois, si l'on en juge par les instruments envoyés par l'Inde à l'Exposition universelle. J'ai examiné parmi ces machines puériles, des mandolines à quatre et à trois cordes, et même à une corde, dont le manche est divisé par des sillets comme chez les Chinois; les unes sont de petite dimension, d'autres ont une longueur démesurée. Il y avait de gros et de petits tambours, dont le son diffère peu de celui qu'on produit en frappant avec les doigts sur la calotte d'un chapeau; un instrument à vent à anche double, de l'espèce de nos hautbois, et dont le tube sans trous ne donne qu'une note. Le principal des musiciens qui accompagnèrent à Paris, il y a quelques années, les Bayadères de Calcutta, se servait de ce hautbois primitif. Il faisait ainsi bourdonner un la pendant des heures entières, et ceux qui aiment cette note en avaient largement pour leur argent. La collection des instruments orientaux de l'Exposition contenait encore des flûtes traversières exactement pareilles à celle du maître de musique de la small footed Lady; une trompette énorme et grossièrement exécutée, sur un patron qui n'offre avec celui des trompettes européennes que d'insignifiantes différences; plusieurs instruments à archet aussi stupidement abominables que celui dont se servait sur la jonque le démon chinois dont je vous ai parlé; une espèce de tympanon dont les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir être frappées par des baguettes; une ridicule petite harpe à dix ou douze cordes, attachées au corps de l'instrument sans clefs pour les tendre, et qui doivent en conséquence se trouver constamment en relations discordantes; et enfin une grande roue chargée de gongs ou tam-tams de petites dimensions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou et la tête des chevaux de rouliers. Admirez cet arsenal!! Je conclus pour finir, que les Chinois et les Indiens auraient une musique semblable à la nôtre, s'ils en avaient une; mais qu'ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les plus profondes de la barbarie et dans une ignorance enfantine où se décèlent à peine quelques vagues et impuissants instincts; que, de plus, les Orientaux appellent musique ce que nous nommons charivari, et que pour eux, comme pour les sorcières de Macbeth, l'horrible est le beau.

VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE

On joue l'Iphigénie en Tauride de Gluck.

Tout l'orchestre, pénétré d'un respect religieux pour cette œuvre immortelle, semble craindre de n'être pas à la hauteur de sa tâche. Je remarque l'attention profonde et continue des musiciens à suivre de l'œil les mouvements de leur chef, la précision de leurs attaques, leur vif sentiment des accents expressifs, la discrétion de leurs accompagnements, la variété qu'ils savent établir dans les nuances.

Le chœur, lui aussi, se montre irréprochable. La scène des Scythes, au premier acte, excite l'enthousiasme du public spécial qui se presse dans la salle. L'acteur chargé du rôle d'Oreste est insuffisant et presque ridicule; Pylade chante comme un agneau. L'Iphigénie seule est digne de son rôle. Quand vient son air «O malheureuse Iphigénie!» dont le coloris antique, l'accent solennel, la mélodie et l'accompagnement si dignement désolés rappellent les sublimités d'Homère, la simple grandeur des âges héroïques, et remplissent le cœur de cette insondable tristesse que fait toujours naître l'évocation d'un illustre passé, Corsino pâlissant, cesse de jouer. Il appuie ses coudes sur ses genoux et cache sa figure entre ses deux mains, comme abîmé dans un sentiment inexprimable. Peu à peu je vois sa respiration devenir plus pressée, le sang affluer à ses tempes qui rougissent, et à l'entrée du chœur des femmes avec ces mots: «Mêlons nos cris plaintifs à ses gémissements!» au moment où cette longue clameur des prêtresses s'unit à la voix de la royale orpheline et retentit au milieu du conflit des sons déchirants de l'orchestre, deux ruisseaux de larmes jaillissent violemment de ses yeux, il éclate en sanglots tels que je me vois forcé de l'emmener hors de la salle.

Nous sortons… je le reconduis chez lui… Assis tous les deux dans sa modeste chambre qu'éclaire la lune seulement, nous restons longtemps immobiles… Corsino lève un instant les yeux sur le buste de Gluck placé sur son piano… Nous nous regardons… la lune disparaît… Il soupire avec effort… se jette sur son lit… Je pars… nous n'avons pas dit un mot…

VINGT-TROISIÈME SOIRÉE

GLUCK ET LES CONSERVATORIENS DE NAPLES MOT DE DURANTE

On joue un, etc., etc., etc.

L'orchestre semble encore sous le coup des émotions de la veille; personne ne joue et pourtant on parle peu. On se ressouvient. On rumine le sublime. Corsino m'approche et me tend la main. «Mon pauvre ami, lui dis-je, j'ai été comme vous. Mais l'insensibilité brutale du public au milieu duquel j'ai vécu si longtemps a écrasé mon cœur; il n'a plus aujourd'hui cette force d'expansion que le vôtre possède, et quand le grand art expressif vous émeut comme il vous a ému hier soir, je n'éprouve plus qu'une angoisse cruelle. Songez, mon cher, qu'il m'est arrivé, il y a deux ans à peine, de diriger dans un concert l'exécution de cette même scène d'Iphigénie, et que saisi, tout en conduisant, d'une extase comparable à la vôtre, j'ai vu les auditeurs placés près de l'orchestre manifester l'ennui le plus profond; j'ai entendu ensuite la cantatrice, désespérée de son insuccès, maudire l'œuvre et l'auteur; j'ai subi les reproches d'une foule d'amateurs et d'artistes même fort distingués, pour avoir, disaient-ils, exhumé cette rapsodie!!!… Mis sur la voie de la vérité par cette rude et dernière épreuve, j'ai acquis bientôt après la certitude d'un fait aujourd'hui évident: le public des trois quarts de l'Europe est à cette heure aussi inaccessible que les matelots chinois au sentiment de l'expression musicale. Nous n'avons pas de plus sûr moyen pour connaître ce qui lui déplaît et l'obsède que d'examiner ce qui nous enivre et nous charme, et vice versâ. Ce que nous adorons il le blasphème, il savoure ce que nous… rejetons…

 

Maintenant admirez le malheur des règles d'harmonie que Gluck a si audacieusement violées dans la péroraison de cet air d'Iphigénie. C'est précisément à l'endroit du conflit de sons, prohibé sans réserve par les théoriciens, que l'effet le plus grand et le plus dramatique est produit.

On raconte qu'à ce sujet un jour, à Naples, où l'on représentait la Clemenza di Tito d'où ce morceau est tiré, les rapins d'un conservatoire, qui, en leur qualité de rapins, devaient naturellement détester Gluck, ravis de trouver dans son air cette succession d'harmonies dites fautives, s'empressèrent de porter à leur maître Durante la partition de l'asino tedesco, en la désignant à son indignation sans lui nommer l'auteur. Durante examina longtemps le passage et répondit simplement: «Aucune règle, il est vrai, ne justifie cette combinaison de sons; mais si c'est une faute, j'avoue qu'elle n'a pu être commise que par un homme d'un rare génie.» (Dimsky): – A la bonne heure! Durante a prouvé par ce seul mot qu'il était un vrai maître et un honnête homme. – C'est d'autant plus remarquable, que jamais ses compatriotes ne comprirent aucun des chefs-d'œuvre de cette école. L'accès, d'ailleurs, leur en est interdit, faute de chanteurs propres à les interpréter dans leur vrai style. – Avons-nous bien sujet de nous enorgueillir des nôtres? reprend Corsino. Excepté madame M – , je ne vois pas qui pouvait paraître supportable parmi les chanteurs d'hier soir. (Se tournant vers moi.) Y en a-t-il jamais eu de réellement dignes de leurs rôles à Paris? – Oui, Dérivis père, qui n'était point chanteur, faisait pourtant bien comprendre l'Oreste de Gluck; madame Branchu fut une incomparable Iphigénie, et Adolphe Nourrit m'a bien souvent électrisé dans le rôle de Pylade. La risible mollesse de votre ténor pastoral ne peut vous avoir laissé apercevoir l'exaltation héroïque de l'air «Divinité des grandes âmes» dans lequel Nourrit n'a jamais été égalé. – Oh! certes, nous avons dû deviner beaucoup de choses, il est vrai, mais quoi de plus difficile à bien rendre que de pareils ouvrages?.. On n'attribuera pas pourtant l'effet qu'a produit l'Iphigénie chez nous aux décors ni à la mise en scène. – Non certes, s'écrient plusieurs musiciens, car cette fois la ladrerie de notre théâtre, qui se donne toujours carrière quand il s'agit des anciens chefs-d'œuvre, a été poussée jusqu'à l'inconvenance, jusqu'au cynisme! – Combien coûtent les décors de la vilenie qu'on représente ce soir? – Quatre mille thalers!.. – Très-bien. Aux laides femmes le luxe des atours. La nudité ne convient qu'aux déesses.

VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE

On joue les Huguenots

«Les musiciens n'ont garde de lire ni de parler.» Encore une soirée musicale! dis-je à mes voisins dans un entr'acte, ce sera pour moi la dernière; je retourne à Paris. – Déjà? – Dans trois jours. – En ce cas, puisqu'après-demain on ferme le théâtre pour cause de réparations, il faut que nous dînions tous ensemble. – Volontiers, mais comme demain, en revanche, le théâtre est ouvert et qu'il nous gratifie de ce long et filandreux opéra récemment arrivé d'Italie, notre ami Corsino voudra bien clore nos soirées littéraires en lisant une Nouvelle qu'il vient de terminer, et dont j'ai chez lui parcouru indiscrètement quelques pages. – C'est convenu! – Silence! écoutons ce chœur prodigieux, et ce duo qui ne l'est pas moins!..

VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE

EUPHONIA, OU LA VILLE MUSICALE.
Nouvelle de l'avenir

On joue, etc., etc., etc.

A peine les premiers accords de l'ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de grosse caisse. Nous l'entendons néanmoins, grâce à l'énergie et au timbre singulier de sa voix.

– Il s'agit, messieurs, dit-il, d'une nouvelle de l'avenir. La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien.

EUPHONIA
OU LA VILLE MUSICALE

PERSONNAGES:

Xilef, compositeur, préfet des voix et des instruments à cordes de la ville d'Euphonia.

Shetland, compositeur, préfet des instruments à vent.

Mina, célèbre cantatrice danoise.

Madame Happer, sa mère.

Fanny, sa femme de chambre.

Première lettre
Sicile, 7 juin 2344.
XILEF A SHETLAND

Je viens de me baigner dans l'Etna; ô mon cher Shetland! quelle heure délicieuse j'ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur! son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l'escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m'en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d'une demi-lieue de l'endroit où je m'ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j'ai composée ce matin même sur un poëme en vieux français de Lamartine, que l'aspect des lieux où je suis m'a remis en mémoire. Ces vers me ravissent. Tu en jugeras; Enner m'a promis de traduire le Lac en allemand.

Que n'es-tu là! nous courrions ensemble à cheval; je me sens plein de verdoyante jeunesse, de force, d'intelligence et de joie. La nature est si belle autour de moi! Cette plaine où fut Messine est un jardin enchanté; partout des fleurs; des bois d'orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. C'est l'odorante couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd'hui le lac vainqueur des feux de l'Etna. Étrange et terrible dut être cette lutte! Quel spectacle! La terre frémissant dans d'horribles convulsions, le grand mont s'affaissant sur lui-même, les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les cris, les râlements du volcan à l'agonie, les sifflements ironiques de l'onde qui accourt par mille issues souterraines, poursuit son ennemi, l'étreint, le serre, l'étouffe, le tue, et se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise!.. Eh bien! croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd'hui si ravissants, sont presque déserts! les Italiens les connaissent à peine! on n'en parle nulle part; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays qu'ils ne s'intéressent aux plus magnifiques spectacles de la nature qu'en raison des rapports qu'ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi l'Etna n'est pour les Italiens qu'un grand trou rempli d'eau dormante, et qui ne peut servir à rien. D'un bout à l'autre de cette terre si riche naguère en poëtes, en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l'art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu'ils le sont aujourd'hui dans le nord de l'Europe, dans toute l'Italie enfin, on ne voit qu'usines, ateliers, métiers, marchés, magasins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif de l'or et par la fièvre d'avarice, flots pressés de marchands, de spéculateurs; du haut en bas de l'échelle sociale on n'entend retentir que le bruit de l'argent; on ne parle que laines et cotons, machines, denrées coloniales; sur les places publiques sont en permanence des hommes armés de longues-vues, de télescopes, pour guetter l'arrivée des pigeons voyageurs ou des navires aériens.

La France, ce pays de l'indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l'Italie moderne. Et c'est là que notre ministre des chœurs a eu l'idée de m'envoyer pour trouver des chanteurs! Éternité des préjugés! Il faut que nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l'oranger fleurit encore, mais où l'art, mort depuis longtemps, n'a pas même laissé un souvenir.

J'ai rempli ma mission cependant, j'ai cherché des voix, et j'en ai trouvé un grand nombre. Mais quelles organisations! quelles idées! Je ne m'étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m'adressant à une jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, être douée d'un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter: «Chanter! pourquoi? que me donnerez-vous? pour combien de minutes? c'est trop peu, je n'ai pas le temps.» Si j'en déterminais d'autres moins avides à me faire entendre quelques notes, c'étaient des voix souvent puissantes et d'un timbre admirable, mais d'une inculture inouïe! pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi bémol, j'ai, au retour du thème, modulé subitement en , et, sans s'en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les hommes c'est bien pis; ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu'elle se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible: ils s'y arrêtent, ils s'y complaisent, ils la soufflent, la gonflent d'une abominable façon; on croit entendre les cris sinistres d'un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent seulement l'exagération modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C'est pourtant de l'Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Persiani, Tacchinardi, Crivelli, Pasta, Tamburini, ces dieux du chant orné! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils, s'ils revenaient au monde aujourd'hui? Il faut voir une représentation des choses qu'on appelle opéra en Italie, pour croire à la possibilité d'une insulte pareille faite à l'art et au bon sens. Les théâtres sont des marchés, des rendez-vous d'affaires, où l'on parle tellement haut qu'il est presque impossible d'entendre un son venu de la scène. (Les anciens critiques prétendent qu'il en était ainsi au temps des grands compositeurs et des grands virtuoses chantants qui firent la gloire de l'Italie, mais je n'en crois rien. A coup sûr, des artistes n'eussent pas supporté une telle ignominie.) Pour distraire un peu ces marchands brutaux, après que leurs tripotages de Bourse sont finis, on a eu l'aimable idée de placer des billards au milieu du parterre, et ces messieurs jouent, avec de grands cris à chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la prima donna s'époumonnent sur l'avant-scène. Avant-hier, on donnait à Palerme Il re Murate, espèce de pasticcio de vingt auteurs, de vingt époques différentes; après souper (car chacun soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller fumer et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, demandant instamment qu'on enlevât les billards pour improviser un bal; ce qui fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des violons et des trompettes, se mirent à sonner des valses dans le coin supérieur de l'amphithéâtre, et les groupes de valseurs tourbillonnèrent au parterre sans que la représentation fût en rien suspendue. Je crus que je mourrais de rire en voyant de mes yeux cet incroyable opéra-ballet.

En conséquence de ce mépris profond des Italiens pour la musique, ils n'ont plus de compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 et de 1820 par exemple, ne sont connus que d'un très-petit nombre de savants. Ils ont donné la dénomination assez plaisante d'operatori (opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques pièces d'argent, vont compiler dans les bibliothèques, les airs, duos, chœurs et morceaux d'ensemble de tous les maîtres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des personnages et aux paroles, qu'ils assemblent au moyen de soudures grossièrement faites, pour former la musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils n'en ont plus d'autres. J'ai eu la curiosité de questionner un operatore pour savoir pertinemment et avec détails de quelle manière se pratiquent leurs opérations, et voilà ce qu'il m'a répondu:

 

«Quand le directeur veut une partition nouvelle, il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario de la pièce et s'entendre avec eux sur les costumes qu'ils auront à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale pour les chanteurs, puisque c'est la seule qui attire un instant sur eux l'attention du public le jour de la première représentation. De là surgissaient autrefois des discussions terribles entre les virtuoses chantants et les directeurs. (Les auteurs ne sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet de ces débats. On leur achète un libretto comme on fait d'un pâté qu'on est libre de manger ou de jeter aux chiens après l'avoir payé.) Mais aujourd'hui les directeurs sont devenus plus raisonnables, ils ne tiennent plus à la vérité des costumes, ils ont senti qu'il ne fallait pas pour si peu mécontenter les artistes, et leur tâche se borne maintenant à les satisfaire tous à ce sujet, ce qui n'est pas aisé. On vient donc seulement, en lisant le scenario, savoir quel genre de costume les acteurs choisiront, et veiller à ce que deux d'entre eux n'aient pas l'intention de revêtir le même, car de cette coïncidence naissent souvent d'inexprimables fureurs; et c'est alors que la position de l'impresario devient embarrassante. Ainsi, pour l'opéra nouveau Il re Murate, Cretionne, chargé du rôle de Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous la cuirasse de Pompée, un ancien général qui vécut plus de trois cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d'un coup de canon à la bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre operatore n'est guère plus fort sur l'histoire ancienne que sur la musique.)

Mais justement Caponetti, qui joue Murat, avait la même idée, et il n'y aurait jamais eu moyen de les mettre d'accord, si Luciola, notre prima donna, n'avait proposé le grand bonnet à poil d'ours avec un panache blanc pour Napoléon, et le turban bleu avec une croix en diamants pour Murat. Ces coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir entre eux une assez notable différence pour leur permettre de porter tous les deux la cuirasse romaine; sans cela la pièce n'eût pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors commence pour l'operatore une tâche bien pénible, je vous assure, et bien humiliante pour lui, s'il a quelque connaissance de la musique et un peu d'amour-propre. Ces messieurs et ces dames examinent l'étendue et le tissu des mélodies, et d'après cette rapide inspection, l'un dit: Je ne veux pas chanter en fa ma phrase du trio, ce n'est pas assez brillant. Operatore! tu me la transposeras en fa dièze. – Mais, monsieur, c'est un trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primitif, comment faire? – Fais comme tu voudras, module avant et après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, je veux chanter ce thème en fa dièze. – Cette mélodie ne me plaît pas, dit la prima donna, j'en veux une autre. – Signora, c'est le thème du morceau d'ensemble, et toutes les parties de chant le reprenant successivement après vous, il faut bien que vous daigniez le chanter. – Comment, il faut! impertinent! Il faut que tu m'en donnes un autre, et tout de suite! voilà ce qu'il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas. – Hum! hum! tromba! tromba! già ribomba la tromba, crie la basse sur le supérieur. Ah! ah! mon n'est pas si fort qu'à l'ordinaire depuis ma dernière maladie, je dois le laisser revenir. Operatore! tu auras à m'ôter toutes ces notes, je ne veux plus de dans mes rôles jusqu'au mois de septembre; tu mettras des do et des si à la place. – Dis donc, Facchino, gronde le baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une application de la pointe de mon pied quelque part? Je m'aperçois que tu oublies mon mi bémol! il ne paraît qu'une vingtaine de fois dans mon air; fais-moi le plaisir d'ajouter au moins deux mi bémols dans toutes les mesures, je n'ai pas envie de perdre ma réputation! etc., etc. – Et pourtant, continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis passages dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière qu'on m'a toute gâtée, je n'ai jamais rien trouvé de mieux!

Je regarde!.. sa musique… juge de mon étonnement en reconnaissant la belle prière du Moïse de Rossini, que nous exécutons quelquefois le soir au jardin d'Euphonia, avec un si majestueux effet. Le vieux maître de Pesaro qui faisait si bon marché, dit-on, de ses compositions, eût donné la preuve d'une rare philosophie ou plutôt d'une bien coupable indifférence en matière d'art, s'il eût pu prévoir sans indignation quel monstre grotesque l'une de ses plus belles inspirations deviendrait un jour! D'abord la simple et vibrante modulation de sol mineur en si bémol majeur, qui donne tant de splendeur au déploiement de la seconde phrase, a été changée pour celle horriblement dure et sèche de sol mineur en si naturel majeur; puis au lieu de l'accompagnement de harpe de Rossini, ils ont imaginé de placer une variation de flûte chargée de traits et de broderies ridicules, et enfin, à la dernière reprise du thème en sol majeur on a jugé à propos de substituer… quoi? Devine si tu peux et dis-le si tu l'oses!.. le refrain de l'air national français: «Aux armes, citoyens!» accompagné d'une douzaine de tambours et de quatre grosses caisses!!!

Il est prouvé que ce vieux Rossini, à qui certes les idées ne faisaient pas faute, ne négligeait pas, dans l'occasion, de s'emparer de celles d'autrui, quand le hasard voulait qu'une mélodie heureuse fût tombée en partage à un malotru; il l'avouait même sans façon, et se moquait encore de celui qu'il dépouillait. «E troppo buono per questo coglione!» disait-il, et il faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon la nature de l'idée du malotru. C'étaient autant de canons (sans calembour) pris sur l'ennemi, avec lesquels, comme le grand empereur, il érigeait sa colonne. Hélas! aujourd'hui, la colonne est brisée, et de ses fragments dont nous recueillons quelques-uns avec tant de respect, les Italiens fabriquent des ustensiles de cuisine et d'ignobles caricatures.

C'est donc ainsi que passent certaines gloires, sur les peuples même qu'elles ont réchauffés de leurs rayons les plus ardents! Nous conservons, il est vrai, nous autres Euphoniens, toutes celles que l'art a sérieusement consacrées; mais nous ne sommes pas le peuple, dans la haute acception du mot; nous formons même, il faut l'avouer, un très-petit fragment du peuple perdu dans la masse des nations civilisées. La gloire est un soleil qui illumine successivement certaine points de notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à travers l'espace, parcourt un cercle d'une telle immensité, que la science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude l'époque de son retour aux lieux qu'il abandonne. Ainsi, pour emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi en est-il des grandes mers et de leurs mystérieuses évolutions. Si, comme il est prouvé, les continents où s'agite à cette heure la triste humanité furent jadis submergés, n'en faut-il pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour couverts d'une végétation florissante, servant de couche et d'abri à des millions d'êtres vivants, peut-être même intelligents? Quand notre tour reviendra-t-il d'être de nouveau le fond de l'abîme?

Et le jour où cette catastrophe immense s'accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d'amour, force ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis?.. Qu'importe tout… .

Pardonne-moi, cher Shetland, cette digression géologique et cet accès de philosophie découragée… Je souffre, j'ai peur, j'attends, je rougis, mon cœur bat, j'interroge de l'œil tous les points de l'espace; le ballon de la poste n'arrive pas, et celui d'hier ne m'a rien apporté. Point de nouvelles de Mina! que lui est-il arrivé? Est-elle malade ou morte, ou infidèle!.. Je l'aime si cruellement! nous souffrons tant, nous autres enfants de l'art aux ailes de flammes, nous, élevés sur son giron brûlant; nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur et le cerveau pour y semer l'inspiration, cette âpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes se développeront!.. Nous mourons tant de fois avant la dernière!.. Shetland! je l'aime!.. je l'aime, comme tu l'aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui dont tu m'as fait la confidence! Et pourtant, malgré la grandeur et l'éclat de son talent, Mina m'apparaît souvent comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je? elle préfère le chant orné aux grands élans de l'âme; elle échappe à la rêverie; elle entendit un jour à Paris ta première symphonie d'un bout à l'autre sans verser une larme; elle trouve les adagios de Beethoven trop longs!..