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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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VII
SYMPHONIE EN LA

La septième symphonie est célèbre par son allegretto4. Ce n'est pas que les trois autres parties soient moins dignes d'admiration; loin de là. Mais le public ne jugeant d'ordinaire que par l'effet produit, et ne mesurant cet effet que sur le bruit des applaudissements, il s'ensuit que le morceau le plus applaudi passe toujours pour le plus beau (bien qu'il y ait des beautés d'un prix infini qui ne sont pas de nature à exciter de bruyants suffrages); ensuite, pour rehausser davantage l'objet de cette prédilection, on lui sacrifie tout le reste. Tel est, en France du moins, l'usage invariable. C'est pourquoi, en parlant de Beethoven, on dit l'Orage de la symphonie pastorale, le finale de la symphonie en ut mineur, l'andante de la symphonie en la, etc., etc.

Il ne paraît pas prouvé que cette dernière ait été composée postérieurement à la Pastorale et à l'Héroïque, plusieurs personnes pensent au contraire qu'elle les a précédées de quelque temps. Le numéro d'ordre qui la désigne comme la septième ne serait en conséquence, si cette opinion est fondée, que celui de sa publication.

Le premier morceau s'ouvre par une large et pompeuse introduction où la mélodie, les modulations, les dessins d'orchestre, se disputent successivement l'intérêt, et qui commence par un de ces effets d'instrumentation dont Beethoven est incontestablement le créateur. La masse entière frappe un accord fort et sec, laissant à découvert, pendant le silence qui lui succède, un hautbois, dont l'entrée, cachée par l'attaque de l'orchestre, n'a pu être aperçue, et qui développe seul en sons tenus la mélodie. On ne saurait débuter d'une façon plus originale. A la fin de l'introduction, la note mi dominante de la, ramenée après plusieurs excursions dans les tons voisins, devient le sujet d'un jeu de timbres entre les violons et les flûtes, analogue à celui qu'on trouve dans les premières mesures du finale de la symphonie héroïque. Le mi va et vient, sans accompagnement, pendant six mesures, changeant d'aspect chaque fois qu'il passe des instruments à cordes aux instruments à vent; gardé définitivement par la flûte et le hautbois, il sert à lier l'introduction à l'allegro, et devient la première note du thème principal, dont il dessine peu à peu la forme rhythmique. J'ai entendu ridiculiser ce thème à cause de son agreste naïveté. Probablement le reproche de manquer de noblesse ne lui eût point été adressé, si l'auteur avait, comme dans sa pastorale, inscrit en grosses lettres, en tête de son allegro: Ronde de Paysans. On voit par là que, s'il est des auditeurs qui n'aiment point à être prévenus du sujet traité par le musicien, il en est d'autres, au contraire, fort disposés à mal accueillir toute idée qui se présente avec quelque étrangeté dans son costume, quand on ne leur donne pas d'avance la raison de cette anomalie. Faute de pouvoir se décider entre deux opinions aussi divergentes, il est probable que l'artiste, en pareille occasion, n'a rien de mieux à faire que de s'en tenir à son sentiment propre, sans courir follement après la chimère du suffrage universel.

La phrase dont il s'agit est d'un rhythme extrêmement marqué, qui, passant ensuite dans l'harmonie, se reproduit sous une multitude d'aspects, sans arrêter un instant sa marche cadencée jusqu'à la fin. L'emploi d'une formule rhythmique obstinée n'a jamais été tenté avec autant de bonheur; et cet allegro, dont les développements considérables roulent constamment sur la même idée, est traité avec une si incroyable sagacité; les variations de la tonalité y sont si fréquentes, si ingénieuses; les accords y forment des groupes et des enchaînements si nouveaux, que le morceau finit avant que l'attention et l'émotion chaleureuse qu'il excite chez l'auditeur aient rien perdu de leur extrême vivacité.

L'effet harmonique le plus hautement blâmé par les partisans de la discipline scolastique, et le plus heureux en même temps, est celui de la résolution de la dissonance dans l'accord de sixte et quinte sur la sous-dominante du ton de mi naturel. Cette dissonance de seconde placée dans l'aigu sur un tremolo très-fort, entre les premiers et les seconds violons, se résout d'une manière tout à fait nouvelle: on pouvait faire rester le mi et monter le fa dièse sur le sol, ou bien garder le fa en faisant descendre le mi sur le ; Beethoven ne fait ni l'un ni l'autre; sans changer de basse, il réunit les deux parties dissonantes dans une octave sur le fa naturel, en faisant descendre le fa dièze d'un demi-ton, et le mi d'une septième majeure; l'accord, de quinte et sixte majeure qu'il était, devenant ainsi sixte mineure, sans la quinte qui s'est perdue sur le fa naturel. Le brusque passage du forte au piano, au moment précis de cette singulière transformation de l'harmonie, lui donne encore une physionomie plus tranchée et en double la grâce. N'oublions pas, avant de passer au morceau suivant, de parler du crescendo curieux au moyen duquel Beethoven ramène son rhythme favori un instant abandonné: il est produit par une phrase de deux mesures (, ut dièse, si dièse, si dièse, ut dièse) dans le ton de la majeur, répétée onze fois de suite au grave par les basses et altos, pendant que les instruments à vent tiennent le mi, en haut, en bas et dans le milieu, en quadruple octave, et que les violons sonnent comme un carillon les trois notes mi, la, mi, ut, répercutées de plus en plus vite, et combinées de manière à présenter toujours la dominante, quand les basses attaquent le ou le si dièse et la tonique ou sa tierce pendant qu'elles font entendre l'ut. C'est absolument nouveau, et aucun imitateur, je crois, n'a encore essayé fort heureusement de gaspiller cette belle invention.

Le rhythme, un rhythme simple comme celui du premier morceau, mais d'une forme différente, est encore la cause principale de l'incroyable effet produit par l'allegretto. Il consiste uniquement dans un dactyle suivi d'un spondée, frappés sans relâche, tantôt dans trois parties, tantôt dans une seule, puis dans toutes ensemble; quelquefois servant d'accompagnement, souvent concentrant l'attention sur eux seuls, ou fournissant le premier thème d'une petite fugue épisodique à deux sujets dans les instruments à cordes. Ils se montrent d'abord dans les cordes graves des altos, des violoncelles et des contre-basses, nuancés d'un piano simple, pour être répétés bientôt après dans un pianissimo plein de mélancolie et de mystère; de là ils passent aux seconds violons, pendant que les violoncelles chantent une sorte de lamentation dans le mode mineur; la phrase rhythmique s'élevant toujours d'octave en octave, arrive aux premiers violons, qui, par un crescendo, la transmettent aux instruments à vent dans le haut de l'orchestre, où elle éclate alors dans toute sa force. Là-dessus la mélodieuse plainte, émise avec plus d'énergie, prend le caractère d'un gémissement convulsif; des rhythmes inconciliables s'agitent péniblement les uns contre les autres; ce sont des pleurs, des sanglots, des supplications; c'est l'expression d'une douleur sans bornes, d'une souffrance dévorante… Mais une lueur d'espoir vient de naître: à ces accents déchirants succède une vaporeuse mélodie, pure, simple, douce, triste et résignée comme la patience souriant à la douleur. Les basses seules continuent leur inexorable rhythme sous cet arc-en-ciel mélodieux; c'est, pour emprunter encore une citation à la poésie anglaise,

 
«One fatal remembrance, one sorrow, that throws
Its black shade alike o'er our joys and our woes.»
 

Après quelques alternatives semblables d'angoisse et de résignation, l'orchestre, comme fatigué d'une si pénible lutte, ne fait plus entendre que des débris de la phrase principale; il s'éteint affaissé. Les flûtes et les hautbois reprennent le thème d'une voix mourante, mais la force leur manque pour l'achever; ce sont les violons qui la terminent par quelques notes de pizzicato à peine perceptibles; après quoi, se ranimant tout à coup comme la flamme d'une lampe qui va s'éteindre, les instruments à vent exhalent un profond soupir sur une harmonie indécise et… le reste est silence. Cette exclamation plaintive, par laquelle l'andante commence et finit, est produite par un accord (celui de sixte et quarte) qui tend toujours à se résoudre sur un autre, et dont le sens harmonique incomplet est le seul qui pût permettre de finir, en laissant l'auditeur dans le vague et en augmentant l'impression de tristesse rêveuse où tout ce qui précède a dû nécessairement le plonger. – Le motif du scherzo est modulé d'une façon très-neuve. Il est en fa majeur et, au lieu de se terminer, à la fin de la première reprise: en ut, en si bémol, en ré mineur, en la mineur, en la bémol, ou en ré bémol, comme la plupart des morceaux de ce genre, c'est au ton de la tierce supérieure, c'est à la naturel majeur que la modulation aboutit. Le scherzo de la symphonie pastorale, en fa comme celui-ci, module à la tierce inférieure, en ré majeur. Il y a quelque ressemblance dans la couleur de ces enchaînements de tons; mais l'on peut remarquer encore d'autres affinités entre les deux ouvrages. Le trio de celui-ci (presto meno assaï), où les violons tiennent presque continuellement la dominante, pendant que les hautbois et les clarinettes exécutent une riante mélodie champêtre au-dessous, est tout à fait dans le sentiment du paysage et de l'idylle. On y trouve encore une nouvelle forme de crescendo, dessinée au grave par un second cor, qui murmure les deux notes la, sol dièse, dans un rhythme binaire, bien que la mesure soit à trois temps, et en accentuant le sol dièse, quoique le la soit la note réelle. Le public paraît toujours frappé d'étonnement à l'audition de ce passage.

 

Le finale est au moins aussi riche que les morceaux précédents en nouvelles combinaisons, en modulations piquantes, en caprices charmants. Le thème offre quelques rapports avec celui de l'ouverture d'Armide, mais c'est dans l'arrangement des premières notes seulement, et pour l'œil plutôt que pour l'oreille; car à l'exécution rien de plus dissemblable que ces deux idées. On apprécierait mieux la fraîcheur et la coquetterie de la phrase de Beethoven, bien différentes de l'élan chevaleresque du thème de Gluck, si les accords frappés à l'aigu par les instruments à vent dominaient moins les premiers violons chantant dans le médium, pendant que les seconds violons et les altos accompagnent la mélodie en dessous par un trémolo en double corde. Beethoven a tiré des effets aussi gracieux qu'imprévus, dans tout le cours de ce final, de la transition subite du ton d'ut dièse mineur à celui de ré majeur. L'une de ses plus heureuses hardiesses harmoniques est, sans contredit, la grande pédale sur la dominante mi, brodée par un ré dièze d'une valeur égale à celle de la bonne note. L'accord de septième se trouve amené quelquefois au-dessus, de manière à ce que le ré naturel des parties supérieures tombe précisément sur le ré dièse des basses; on peut croire qu'il en résultera une horrible discordance, ou tout au moins un défaut de clarté dans l'harmonie; il n'en est pas ainsi cependant, la force tonale de cette dominante est telle, que le ré dièze ne l'altère en aucune façon, et qu'on entend bourdonner le mi exclusivement. Beethoven ne faisait pas de musique pour les yeux. La coda, amenée par cette pédale menaçante, est d'un éclat extraordinaire, et bien digne de terminer un pareil chef-d'œuvre d'habileté technique, de goût, de fantaisie, de savoir et d'inspiration.

VIII
SYMPHONIE EN FA

Celle-ci est en fa comme la pastorale, mais conçue dans des proportions moins vastes que les symphonies précédentes. Pourtant si elle ne dépasse guère, quant à l'ampleur des formes, la première symphonie (en ut majeur), elle lui est au moins de beaucoup supérieure sous le triple rapport de l'instrumentation, du rhythme et du style mélodique.

Le premier morceau contient deux thèmes, l'un et l'autre d'un caractère doux et calme. Le second, le plus remarquable selon nous, semble éviter toujours la cadence parfaite, en modulant d'abord d'une façon tout à fait inattendue (la phrase commence en ré majeur et se termine en ut majeur), et en se perdant ensuite, sans conclure sur l'accord de septième diminuée de la sous-dominante.

On dirait, à entendre ce caprice mélodique, que l'auteur, disposé aux douces émotions, en est détourné tout à coup par une idée triste qui vient interrompre son chant joyeux.

L'andante scherzando est une de ces productions auxquelles on ne peut trouver ni modèle ni pendant: cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l'artiste; il l'écrit tout d'un trait, et nous nous ébahissons à l'entendre. Les instruments à vent jouent ici le rôle opposé de celui qu'ils remplissent ordinairement: ils accompagnent d'accords plaqués, frappés huit fois pianissimo dans chaque mesure, le léger dialogue a punta d'arco des violons et des basses. C'est doux, ingénu et d'une indolence toute gracieuse, comme la chanson de deux enfants cueillant des fleurs dans une prairie par une belle matinée de printemps. La phrase principale se compose de deux membres, de trois mesures chacun, dont la disposition symétrique se trouve dérangée par le silence qui succède à la réponse des basses; le premier membre finit ainsi sur le temps faible, et le second sur le temps fort. Les répercussions harmoniques des hautbois, des clarinettes, des cors et des bassons, intéressent si fort, que l'auditeur ne prend pas garde, en les écoutant, au défaut de symétrie produit dans le chant des instruments à cordes par la mesure de silence surajoutée.

Cette mesure elle-même n'existe évidemment que pour laisser plus longtemps à découvert le délicieux accord sur lequel va voltiger la fraîche mélodie. On voit encore, par cet exemple, que la loi de la carrure peut être quelquefois enfreinte avec bonheur. Croirait-on que cette ravissante idylle finit par celui de tous les lieux communs pour lequel Beethoven avait le plus d'aversion: par la cadence italienne? Au moment où la conversation instrumentale des deux petits orchestres, à vent et à cordes, attache le plus, l'auteur, comme s'il eût été subitement obligé de finir, fait se succéder en tremolo, dans les violons, les quatre notes, sol, fa, la, si bémol (sixte, dominante, sensible et tonique), les répète plusieurs fois précipitamment, ni plus ni moins que les Italiens quand ils chantent Felicità, et s'arrête court. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette boutade.

Un menuet avec la coupe et le mouvement des menuets d'Haydn remplace ici le scherzo à trois temps brefs que Beethoven inventa, et dont il a fait dans toutes ses autres compositions symphoniques un emploi si ingénieux et si piquant. A vrai dire, ce morceau est assez ordinaire, la vétusté de la forme semble avoir étouffé la pensée. Le finale, au contraire, étincelle de verve, les idées en sont brillantes, neuves et développées avec luxe. On y trouve des progressions diatoniques à deux parties en mouvement contraire, au moyen desquelles l'auteur obtient un crescendo d'une immense étendue et d'un grand effet pour sa péroraison. L'harmonie renferme seulement quelques duretés produites par des notes de passage, dont la résolution sur la bonne note n'est pas assez prompte, et qui s'arrêtent même quelquefois sur un silence.

En violentant un peu la lettre de la théorie, il est facile d'expliquer ces discordances passagères; mais, à l'exécution, l'oreille en souffre toujours plus ou moins. Au contraire, la pédale haute des flûtes et des hautbois sur le fa, pendant que les timbales accordées en octave martellent cette même note en dessous, à la rentrée du thème, les violons faisant entendre les notes ut, sol, si bémol de l'accord de septième dominante, précédées de la tierce fa, la, fragment de l'accord de tonique, cette note tenue à l'aigu, dis-je, non autorisée par la théorie, puisqu'elle n'entre pas toujours dans l'harmonie, ne choque point du tout; loin de là, grâce à l'adroite disposition des instruments et au caractère propre de la phrase, le résultat de cette agrégation de sons est excellent et d'une douceur remarquable. Nous ne pouvons nous dispenser de citer, avant de finir, un effet d'orchestre, celui de tous, peut-être, qui surprend le plus l'auditeur à l'exécution de ce final: c'est la note ut dièse attaquée très-fort par toute la masse instrumentale, à l'unisson et à l'octave, après un diminuendo qui est venu s'éteindre sur le ton d'ut naturel. Ce rugissement est immédiatement suivi, les deux premières fois, du retour du thème en fa; et l'on comprend alors que l'ut dièze n'était qu'un ré bémol enharmonique, sixième note altérée du ton principal. La troisième apparition de cette étrange rentrée est d'un tout autre aspect; l'orchestre, après avoir modulé en ut, comme précédemment, frappe un véritable ré bémol suivi d'un fragment du thème en ré bémol, puis un véritable ut dièse, auquel succède une autre parcelle du thème en ut dièze mineur; reprenant enfin ce même ut dièze, et le répétant trois fois avec un redoublement de force, le thème rentre tout entier en fa dièse mineur. Le son qui avait figuré au commencement comme une sixte mineure devient donc successivement, la dernière fois, tonique majeure bémolisée, tonique mineure diésée, et enfin dominante.

C'est fort curieux.

IX
SYMPHONIE AVEC CHŒURS

Analyser une pareille composition est une tâche difficile et dangereuse que nous avons longtemps hésité à entreprendre, une tentative téméraire dont l'excuse ne peut être que dans nos efforts persévérants pour nous mettre au point de vue de l'auteur, pour pénétrer le sens intime de son œuvre, pour en éprouver l'effet, et pour étudier les impressions qu'elle a produites jusqu'ici sur certaines organisations exceptionnelles et sur le public. Parmi les jugements divers qu'on a portés sur cette partition, il n'y en a peut-être pas deux dont l'énoncé soit identique. Certains critiques la regardent comme une monstrueuse folie; d'autres n'y voient que les dernières lueurs d'un génie expirant; quelques-uns, plus prudents, déclarent n'y rien comprendre quant à présent, mais ne désespèrent pas de l'apprécier, au moins approximativement, plus tard; la plupart des artistes la considèrent comme une conception extraordinaire dont quelques parties néanmoins demeurent encore inexpliquées ou sans but apparent. Un petit nombre de musiciens naturellement portés à examiner avec soin tout ce qui tend à agrandir le domaine de l'art, et qui ont mûrement réfléchi sur le plan général de la symphonie avec chœurs après l'avoir lue et écoutée attentivement à plusieurs reprises, affirment que cet ouvrage leur paraît être la plus magnifique expression du génie de Beethoven: cette opinion, nous croyons l'avoir dit dans une des pages précédentes, est celle que nous partageons.

Sans chercher ce que le compositeur a pu vouloir exprimer d'idées à lui personnelles dans ce vaste poëme musical, étude pour laquelle le champ des conjectures est ouvert à chacun, voyons si la nouveauté de la forme ne serait pas ici justifiée par une intention indépendante de toute pensée philosophique ou religieuse, également raisonnable et belle pour le chrétien fervent, comme pour le panthéiste et pour l'athée, par une intention, enfin, purement musicale et poétique.

Beethoven avait écrit déjà huit symphonies avant celle-ci. Pour aller au delà du point où il était alors parvenu à l'aide des seules ressources de l'instrumentation, quels moyens lui restaient? l'adjonction des voix aux instruments. Mais pour observer la loi du crescendo, et mettre en relief dans l'œuvre même la puissance de l'auxiliaire qu'il voulait donner à l'orchestre, n'était-il pas nécessaire de laisser encore les instruments figurer seuls sur le premier plan du tableau qu'il se proposait de dérouler?.. Une fois cette donnée admise, on conçoit fort bien qu'il ait été amené à chercher une musique mixte qui pût servir de liaison aux deux grandes divisions de la symphonie; le récitatif instrumental fut le pont qu'il osa jeter entre le chœur et l'orchestre, et sur lequel les instruments passèrent pour aller se joindre aux voix. Le passage établi, l'auteur dut vouloir motiver, en l'annonçant, la fusion qui allait s'opérer, et c'est alors que, parlant lui-même par la voix d'un coryphée, il s'écria, en employant les notes du récitatif instrumental qu'il venait de faire entendre: Amis! plus de pareils accords, mais commençons des chants plus agréables et plus remplis de joie! Voilà donc, pour ainsi dire, le traité d'alliance conclu entre le chœur et l'orchestre; la même phrase de récitatif, prononcée par l'un et par l'autre, semble être la formule du serment. Libre au musicien ensuite de choisir le texte de sa composition chorale: c'est à Schiller que Beethoven va le demander; il s'empare de l'Ode à la Joie, la colore de mille nuances que la poésie toute seule n'eût jamais pu rendre sensibles, et s'avance en augmentant jusqu'à la fin de pompe, de grandeur et d'éclat.

Telle est peut-être la raison, plus ou moins plausible, de l'ordonnance générale de cette immense composition, dont nous allons maintenant étudier en détail toutes les parties.

Le premier morceau, empreint d'une sombre majesté, ne ressemble à aucun de ceux que Beethoven écrivit antérieurement. L'harmonie en est d'une hardiesse quelquefois excessive: les dessins les plus originaux, les traits les plus expressifs, se pressent, se croisent, s'entrelacent en tout sens, mais sans produire ni obscurité, ni encombrement; il n'en résulte, au contraire, qu'un effet parfaitement clair, et les voix multiples de l'orchestre qui se plaignent ou menacent, chacune à sa manière et dans son style spécial, semblent n'en former qu'une seule; si grande est la force du sentiment qui les anime.

 

Cet allegro maestoso, écrit en mineur, commence cependant sur l'accord de la, sans la tierce, c'est-à-dire sur une tenue des notes la, mi, disposées en quinte, arpégées en dessus et en dessous par les premiers violons, les altos et les contre-basses, de manière à ce que l'auditeur ignore s'il entend l'accord de la mineur, celui de la majeur, ou celui de la dominante de . Cette longue indécision de la tonalité donne beaucoup de force et un grand caractère à l'entrée du tutti sur l'accord de ré mineur. La péroraison contient des accents dont l'âme s'émeut tout entière; il est difficile de rien entendre de plus profondément tragique que ce chant des instruments à vent sous lequel une phrase chromatique en tremolo des instruments à cordes s'enfle et s'élève peu à peu, en grondant comme la mer aux approches de l'orage. C'est là une magnifique inspiration.

Nous aurons plus d'une occasion de faire remarquer dans cet ouvrage des agrégations de notes auxquelles il est vraiment impossible de donner le nom d'accords; et nous devrons reconnaître que la raison de ces anomalies nous échappe complétement. Ainsi, à la page 17 de l'admirable morceau dont nous venons de parler, ou trouve un dessin mélodique de clarinettes et de bassons, accompagné de la façon suivante dans le ton d'ut mineur: la basse frappe d'abord le fa dièse portant septième diminuée, puis la bémol portant tierce, quarte et sixte augmentée, et enfin sol, au-dessus duquel les flûtes et les hautbois frappent les notes mi bémol, sol, ut, qui donneraient un accord de sixte et quarte, résolution excellente de l'accord précédent, si les seconds violons et les altos ne venaient ajouter à l'harmonie les deux sons fa naturel et la bémol, qui la dénaturent et produisent une confusion fort désagréable et heureusement fort courte. Ce passage est peu chargé d'instrumentation et d'un caractère tout à fait exempt de rudesse: je ne puis donc comprendre cette quadruple dissonance si étrangement amenée et que rien ne motive. On pourrait croire à une faute de gravure, mais en examinant bien ces deux mesures et celles qui précèdent, le doute se dissipe et l'on demeure convaincu que telle a été réellement l'intention de l'auteur.

Le scherzo vivace qui suit ne contient rien de semblable; on y trouve, il est vrai, plusieurs pédales hautes et moyennes sur la tonique, passant au travers de l'accord de dominante; mais j'ai déjà fait ma profession de foi au sujet de ces tenues étrangères à l'harmonie, et il n'est pas besoin de ce nouvel exemple pour prouver l'excellent parti qu'on en peut tirer quand le sens musical les amène naturellement. C'est au moyen du rhythme surtout que Beethoven a su répandre tant d'intérêt sur ce charmant badinage; le thème si plein de vivacité, quand il se présente avec sa réponse fuguée entrant au bout de quatre mesures, pétille de verve ensuite lorsque la réponse, paraissant une mesure plus tôt, vient dessiner un rhythme ternaire au lieu du rhythme binaire adopté en commençant.

Le milieu du scherzo est occupé par un presto à deux temps d'une jovialité toute villageoise, dont le thème se déploie sur une pédale intermédiaire tantôt tonique et tantôt dominante, avec accompagnement d'un contre-thème qui s'harmonise aussi également bien avec l'une et l'autre note tenue, dominante et tonique. Ce chant est ramené en dernier lieu par une phrase de hautbois, d'une ravissante fraîcheur, qui, après s'être quelque temps balancée sur l'accord de neuvième dominante majeure de , vient s'épanouir dans le ton de fa naturel d'une manière aussi gracieuse qu'inattendue. On retrouve là un reflet de ces douces impressions si chères à Beethoven, que produisent l'aspect de la nature riante et calme, la pureté de l'air, les premiers rayons d'une aurore printanière.

Dans l'adagio cantabile, le principe de l'unité est si peu observé qu'on pourrait y voir plutôt deux morceaux distincts qu'un seul. Au premier chant en si bémol à quatre temps, succède une autre mélodie absolument différente en ré majeur et à trois temps; le premier thème, légèrement altéré et varié par les premiers violons, fait une seconde apparition dans le ton primitif pour ramener de nouveau la mélodie à trois temps, sans altérations ni variations, mais dans le ton de sol majeur; après quoi le premier thème s'établit définitivement et ne permet plus à la phrase rivale de partager avec lui l'attention de l'auditeur. Il faut entendre plusieurs fois ce merveilleux adagio pour s'accoutumer tout à fait à une aussi singulière disposition. Quant à la beauté de toutes ces mélodies, à la grâce infinie des ornements dont elles sont couvertes, aux sentiments de tendresse mélancolique, d'abattement passionné, de religiosité rêveuse qu'elles expriment, si ma prose pouvait en donner une idée seulement approximative, la musique aurait trouvé dans la parole écrite une émule que le plus grand des poëtes lui-même ne parviendra jamais à lui opposer. C'est une œuvre immense, et quand on est entré sous son charme puissant, on ne peut que répondre à la critique, reprochant à l'auteur d'avoir ici violé la loi de l'unité: tant pis pour la loi!

Nous touchons au moment où les voix vont s'unir à l'orchestre. Les violoncelles et les contre-basses entonnent le récitatif dont nous avons parlé plus haut, après une ritournelle des instruments à vent, rauque et violente comme un cri de colère. L'accord de sixte majeure, fa, la, , par lequel ce presto débute, se trouve altéré par une appogiature sur le si bémol, frappée en même temps par les flûtes, les hautbois et les clarinettes; cette sixième note du ton de ré mineur grince horriblement contre la dominante et produit un effet excessivement dur. Cela exprime bien la fureur et la rage, mais je ne vois pas ici encore ce qui peut exciter un sentiment pareil, à moins que l'auteur, avant de faire dire à son coryphée: Commençons des chants plus agréables, n'ait voulu, par un bizarre caprice, calomnier l'harmonie instrumentale. Il semble la regretter, cependant, car entre chaque phrase du récitatif des basses, il reprend, comme autant de souvenirs qui lui tiennent au cœur, des fragments des trois morceaux précédents; et de plus, après ce même récitatif, il place dans l'orchestre, au milieu d'un choix d'accords exquis, le beau thème que vont bientôt chanter toutes les voix, sur l'ode de Schiller. Ce chant, d'un caractère doux et calme, s'anime et se brillante peu à peu, en passant des basses, qui le font entendre les premières, aux violons et aux instruments à vent. Après une interruption soudaine, l'orchestre entier reprend la furibonde ritournelle déjà citée et qui annonce ici le récitatif vocal.

Le premier accord est encore posé sur un fa qui est censé porter la tierce et la sixte, et qui les porte réellement; mais cette fois l'auteur ne se contente pas de l'appogiature si bémol, il y ajoute celles du sol, du mi et de l'ut dièze, de sorte que TOUTES LES NOTES DE LA GAMME DIATONIQUE MINEURE se trouvent frappées en même temps et produisent l'épouvantable assemblage de sons: fa, la, ut dièse, mi, sol, si bémol, .

Le compositeur français Martin, dit Martini, dans son opéra de Sapho, avait, il y a quarante ans, voulu produire un hurlement d'orchestre analogue, en employant à la fois tous les intervalles diatoniques, chromatiques et enharmoniques, au moment où l'amante de Phaon se précipite dans les flots: sans examiner l'opportunité de sa tentative et sans demander si elle portait ou non atteinte à la dignité de l'art, il est certain que son but ne pouvait être méconnu. Ici, mes efforts pour découvrir celui de Beethoven sont complétement inutiles. Je vois une intention formelle, un projet calculé et réfléchi de produire deux discordances, aux deux instants qui précèdent l'apparition successive du récitatif dans les instruments et dans la voix; mais j'ai beaucoup cherché la raison de cette idée, et je suis forcé d'avouer qu'elle m'est inconnue.

Le coryphée, après avoir chanté son récitatif, dont les paroles, nous l'avons dit, sont de Beethoven, expose seul, avec un léger accompagnement de deux instruments à vent et de l'orchestre à cordes en pizzicato, le thème de l'Ode à la Joie. Ce thème paraît jusqu'à la fin de la symphonie, on le reconnaît toujours, et pourtant il change continuellement d'aspect. L'étude de ces diverses transformations offre un intérêt d'autant plus puissant que chacune d'elles produit une nuance nouvelle et tranchée dans l'expression d'un sentiment unique, celui de la joie. Cette joie est au début pleine de douceur et de paix; elle devient un peu plus vive au moment où la voix des femmes se fait entendre. La mesure change; la phrase, chantée d'abord à quatre temps, reparaît dans la mesure à 6/8 et formulée en syncopes continuelles; elle prend alors un caractère plus fort, plus agile et qui se rapproche de l'accent guerrier. C'est le chant de départ du héros sûr de vaincre; on croit voir étinceler son armure et entendre le bruit cadencé de ses pas. Un thème fugué, dans lequel on retrouve encore le dessin mélodique primitif, sert pendant quelque temps de sujet aux ébats de l'orchestre: ce sont les mouvements divers d'une foule active et remplie d'ardeur… Mais le chœur rentre bientôt et chante énergiquement l'hymne joyeuse dans sa simplicité première, aidé des instruments à vent qui plaquent les accords en suivant la mélodie, et traversé en tous sens par un dessin diatonique exécuté par la masse entière des instruments à cordes en unissons et en octaves. L'andante maestoso qui suit est une sorte de choral qu'entonnent d'abord les ténors et les basses du chœur, réunis à un trombone, aux violoncelles et aux contre-basses. La joie est ici religieuse, grave, immense; le chœur se tait un instant, pour reprendre avec moins de force ses larges accords, après un solo d'orchestre d'où résulte un effet d'orgue d'une grande beauté. L'imitation du majestueux instrument des temples chrétiens est produite par des flûtes dans le bas, des clarinettes dans le chalumeau, des sons graves de bassons, des altos divisés en deux parties, haute et moyenne, et des violoncelles jouant sur leurs cordes à vide sol, , ou sur l'ut bas (à vide) et l'ut du médium, toujours en double corde. Ce morceau commence en sol, il passe en ut, puis en fa, et se termine par un point d'orgue sur la septième dominante de . Suit un grand allegro à 6/4, où se réunissent dès le commencement le premier thème, déjà tant et si diversement reproduit, et le choral de l'andante précédent. Le contraste de ces deux idées est rendu plus saillant encore par une variation rapide du chant joyeux, exécutée au-dessus des grosses notes du choral, non-seulement par les premiers violons, mais aussi par les contre-basses. Or, il est impossible aux contre-basses d'exécuter une succession de notes aussi rapides; et l'on ne peut encore là s'expliquer comment un homme aussi habile que l'était Beethoven dans l'art de l'instrumentation a pu s'oublier jusqu'à écrire, pour ce lourd instrument, un trait tel que celui-ci. Il y a moins de fougue, moins de grandeur et plus de légèreté dans le style du morceau suivant: une gaieté naïve, exprimée d'abord par quatre voix seules et plus chaudement colorée ensuite par l'adjonction du chœur, en fait le fond. Quelques accents tendres et religieux y alternent à deux reprises différentes avec la gaie mélodie, mais le mouvement devient plus précipité, tout l'orchestre éclate, les instruments à percussion, timbales, cymbales, triangle et grosse caisse, frappent rudement les temps forts de la mesure; la joie reprend son empire, la joie populaire, tumultueuse, qui ressemblerait à une orgie, si, en terminant, toutes les voix ne s'arrêtaient de nouveau sur un rhythme solennel pour envoyer, dans une exclamation extatique, leur dernier salut d'amour et de respect à la joie religieuse. L'orchestre termine seul, non sans lancer dans son ardente course des fragments du premier thème dont on ne se lasse pas.

4Qu'on appelle toujours l'adagio ou l'andante.