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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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La quatrième, madame Branchu, que j'ai vue et qui n'était ni grande ni belle, m'a semblé la tragédie lyrique incarnée. Son soprano, d'une puissance extraordinaire, se prêtait comme nul autre aux accents doux. Elle chantait le pianissimo d'une façon irréprochable, qui tenait à l'extrême facilité d'émission de sa voix dans le medium; et l'instant d'après, cette même voix remplissait de ses éclats la vaste salle de l'Opéra et couvrait les plus violents tutti de l'orchestre. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle se faisait illusion à elle-même; une fois en scène, elle croyait fermement être Alceste, Clytemnestre, Iphigénie, la Vestale, Statira. Elle m'a assuré avoir eu dans sa jeunesse une extrême facilité de vocalisation, que Garat, son maître, l'avait empêchée de développer, l'avertissant que si elle se livrait à ce genre d'études elle ne chanterait jamais bien le style large.

Elle disait les vers avec une pureté remarquable; talent nécessaire pour bien chanter comme pour bien composer dans le grand genre dramatique. Je fus témoin d'une ovation qu'elle obtint un jour dans une soirée de bénéfice à l'Opéra-Comique, en jouant le rôle de la femme de Sylvain, dans un opéra de Grétry, dont le dialogue parlé est en vers.

J'étais alors presque un enfant. Je me souviens du triste tableau que me fit madame Branchu de la carrière du compositeur français. «Ce n'est rien, me dit-elle, que d'écrire un bel opéra, il faut le faire jouer. Ce n'est rien encore, il faut le faire bien jouer; et ce n'est guère d'en obtenir une représentation excellente, il faut amener le public à le comprendre. Gluck n'eût jamais pu devenir ce qu'il est devenu à Paris sans la protection directe et active de la reine Marie-Antoinette, à qui il avait appris la musique à Vienne, et qui conservait pour son maître une affectueuse reconnaissance. Cette haute protection et le génie de Gluck et la valeur immense de ses œuvres ne l'ont pas empêché d'être accablé d'injures par le marquis de Carracioli, par Marmontel, par La Harpe et cent autres gens d'esprit. Vous me parlez d'Alceste, ce chef-d'œuvre fut très-froidement accueilli à sa première représentation; le public ne sentit, ne comprit rien.

«En France, le plus grand mérite musical est presque sans valeur pour celui qui le possède; trop peu de gens peuvent le reconnaître et trop de gens ont intérêt à le nier ou à le cacher. Les hommes puissants qui tiennent en leurs mains le sort des artistes sont trop aisément trompés, et se trouvent dans l'impossibilité de découvrir d'eux-mêmes la vérité. Tout n'est que hasard dans cette terrible carrière. Les compositeurs rencontrent quelquefois même des ennemis parmi leurs interprètes. Moi qui vous parle, quand on commença les études de la Vestale, j'ai fait partie pendant quinze jours d'une cabale contre Spontini. Ses merveilleux récitatifs me donnaient trop de peine à apprendre, ils me paraissaient inchantables; à la vérité, j'ai promptement et bien changé d'opinion. Enfin, ce que je sais de la carrière du compositeur me la fait regarder comme presque impraticable chez nous. Si mon fils voulait la suivre, je l'en détournerais de tout mon pouvoir.»…

Après sa retraite de l'Opéra en 1826 ou 1827, madame Branchu alla vivre en Suisse. Vingt ans après, je me trouvais à Paris dans un magasin de musique où elle entra. Pendant qu'on lui cherchait un morceau qu'elle venait acheter, elle me regarda assez attentivement, puis ressortit sans m'adresser la parole. Elle ne m'avait pas reconnu.

Notre monde musical seul n'avait pas changé.

Ces souvenirs, réveillés avec beaucoup d'autres par la récente représentation d'Alceste, ne sont pas tout à fait étrangers à mon sujet; ils me conduisent naturellement à parler de la grande artiste qui vient d'aborder avec tant de succès ce rôle presque inabordable de la reine de Thessalie.

On sait l'effet extraordinaire que madame Viardot produisit, il y a quelques mois, en chantant au Conservatoire quelques fragments d'Alceste; ce fut alors la cantatrice seulement qui fut applaudie. A l'Opéra, c'est aussi l'actrice éminente, l'artiste enthousiaste, inspirée et savante, qui a excité pendant toute la durée de trois grands actes l'émotion de l'assemblée. En lutte avec les révoltes de sa voix, comme Gluck l'est avec la monotonie de son poëme, ils sont restés les plus forts tous les deux. Madame Viardot a été admirable de douloureuse tendresse, d'énergie, d'accablement; sa démarche, ses quelques gestes en entrant dans le temple; son attitude brisée pendant la fête du second acte; son égarement au troisième; son jeu de physionomie au moment de l'interrogatoire que lui fait subir Admète; son regard fixe pendant le chœur des ombres: «Malheureuse, où vas-tu?» toutes ces attitudes de bas-reliefs antiques, toutes ces belles poses sculpturales ont excité la plus vive admiration. Dans l'air: «Divinités du Styx!» la phrase «pâles compagnes de la mort» a excité des applaudissements qui ont presque empêché d'entendre la mélodie suivante: «Mourir pour ce qu'on aime,» qu'elle a dite avec une profonde sensibilité. Au dernier acte, l'air «Ah! divinités implacables,» chanté avec cet accent de résignation désolée si difficile à trouver, a été interrompu trois fois par les applaudissements. En un mot, Alceste est pour madame Viardot un nouveau triomphe, et celui qui se trouvait pour elle le plus difficile à obtenir6. Michot (Admète) a surpris tout le monde comme chanteur et comme acteur. Sa voix de ténor haut, qui lui permet de tout chanter en sons de poitrine, convient parfaitement au rôle. Il a dit ses airs et la plupart de ses difficiles récitatifs d'une belle manière et avec ces accents émus qu'on entend trop rarement. Citons surtout l'air «Non, sans toi je ne puis vivre!» dont la dernière phrase, reprise sur quatre notes aiguës:

 
Je ne puis vivre;
Tu le sais, tu n'en doutes pas,
 

a remué toute la salle. Il a bien fait ressortir la tendre sérénité de celui:

 
Bannis la crainte et les alarmes.
 

Le dernier, qui est la clef de voûte du rôle, et dont Michot a parfaitement rendu les principaux passages, celui-ci surtout:

 
Je pousserais des cris que tu n'entendrais pas.
 

perd la moitié de son effet à être chanté si lentement. C'est une andante, et pour Gluck, andante ne veut pas dire lent, il indique un mouvement d'une certaine animation relative à la nature du sentiment qu'il s'agit d'exprimer, quelque chose qui va, qui marche. Ici, d'ailleurs, le caractère de la partie de chant, celui du dessin d'accompagnement des seconds violons, le tissu général du morceau, indiquent une sorte d'agitation que les paroles, en outre, exigent impérieusement.

Il en est de même de quelques récitatifs qui veulent être dits sans emphase et non posés, et de quelques autres dont l'entraînement passionné ne permet pas une telle largeur dans le débit. Ainsi les vers:

 
Parle, quel est celui dont la pitié cruelle
L'entraîne à s'immoler pour moi?
 

doivent absolument être jetés avec une sorte de précipitation anxieuse. Nourrit père, qui, à mon sens, ne valait pas Michot, produisait dans ce rôle de grands effets précisément par cette rapidité de débit. Les artistes, en général, répondent, quand on la leur demande: «Il est très-difficile, en chantant si vite, de trouver le moyen de poser la voix.» Sans doute c'est difficile, mais l'art consiste à vaincre les difficultés; s'il en était autrement, à quoi serviraient les études? Le premier venu, doué d'une voix quelconque, serait un chanteur.

Ce n'est pour Michot qu'un léger effort à faire; quand il voudra l'animer davantage, il doublera l'effet de ce rôle d'Admète qui lui fait le plus grand honneur.

La splendide voix de Cazaux ne pouvait manquer de faire merveilles dans le rôle du grand prêtre; aussi Cazaux a-t-il été couvert d'applaudissements pendant et après sa scène:

 
Apollon est sensible à nos gémissements,
 

et au passage:

 
Perce d'un rayon éclatant
Le voile affreux qui l'environne.
 

Il a été tout à fait à la hauteur de l'inspiration de Gluck quand il a dit avec sa voix tonnante:

 
Le marbre est animé,
Le saint trépied s'agite.
 

Je ne crois pas pouvoir lui adresser un plus flatteur éloge.

Je l'engage à travailler son d'en haut, qu'il attaque toujours un peu bas.

Borchardt, qui débutait dans le petit rôle d'Hercule, a reçu un accueil qui doit l'encourager. Sa stature, sa voix robuste, le caractère de sa tête, conviennent parfaitement au personnage. L'étendue de sa voix de baryton-basse lui permet, en outre, d'attaquer sans danger les notes hautes du rôle, impossibles à atteindre pour la plupart des chanteurs. Borchardt est une bonne acquisition pour l'Opéra.

Mademoiselle de Taisy avait eu la complaisance de se charger du solo de la jeune Grecque dans la fête. Elle a dit avec une grâce exquise ce ravissant morceau épisodique placé au milieu du chœur:

 
Parez vos fronts de fleurs nouvelles.
 

Autrefois c'était une choriste qui, chantant indignement faux avec une petite voix aigre, venait défigurer cette charmante page et jeter du ridicule sur l'ensemble de l'exécution.

 

L'exemple de mademoiselle de Taisy doit être suivi; désormais tout solo, court ou non, sera chanté, il faut l'espérer, par un artiste. Koenig s'acquitte bien aussi de son petit rôle du confident Évandre; enfin Coulon a fait frissonner la salle dans son air du dieu infernal:

 
Caron t'appelle.
 

Le ténor frais et jeune de Grisy convient tout à fait au blond Phoebus, dont on avait à tort voulu confier d'abord le court récitatif de la fin à une voix de basse.

Les chœurs bien exercés, sous la direction de M. Massé, ne laissent rien à désirer. Les choristes qui chantent au loin, derrière le théâtre, suivent avec une régularité parfaite la mesure de l'orchestre, qu'ils ne peuvent entendre cependant. Il y a quinze jours, cet ensemble eût été impossible; le métronome électrique n'était pas encore introduit à l'Opéra. Quant à M. Dietsch, la reprise d'Alceste a été pour lui l'occasion d'un succès qui comptera dans sa vie. Il n'a pas, ce me semble, commis la moindre erreur de mouvement et il a fait observer toutes les nuances avec un scrupule intelligent. Aussi, de toutes parts, entendait-on dans la salle louer l'exécution de l'orchestre, sa discrétion dans les accompagnements, son ensemble, sa précision, sa force imposante. Jamais la scène du temple ne fut exécutée nulle part de la sorte. La marche religieuse a été applaudie à trois reprises; l'auditoire, recueilli, était entièrement absorbé par la contemplation de ce divin morceau. MM. Dorus et Altès ont trouvé précisément le degré de force qu'il faut y donner aux sons graves de la flûte et qui revêtent la mélodie d'un si chaste coloris. Autrefois, quand j'entendis Alceste, le premier flûtiste de l'Opéra, qui n'était ni modeste ni le premier dans son art, comme M. Dorus, détruisait complétement ce bel effet d'instrumentation. Il ne voulait pas que la seconde flûte jouât avec lui, et il transposait, pour mieux dominer l'orchestre, sa partie à l'octave supérieure, se moquant parfaitement de l'intention de Gluck. Et on le laissait faire. Après une telle incartade, il méritait d'être renvoyé de l'Opéra et condamné à six mois de prison.

Il ne faut pas oublier le petit solo de hautbois de M. Cras, dans l'air: «Grands dieux, du destin qui m'accable,» dont il joue seulement un peu trop piano les deux dernières mesures, et moins encore la belle ritournelle de clarinette de celui «Ah! malgré moi,» exécutée par M. Leroy avec les beaux sons et le beau style dont ce virtuose a le secret.

Les danses gracieuses ont été dessinées par M. Petipa. M. Cormon a su vaincre avec un rare bonheur les difficultés de la mise en scène. Tout y est réglé avec une intelligence parfaite des exigences de la musique, dont les metteurs en scène ne tiennent pas compte ordinairement, et avec un grand goût de l'antique. C'est la première fois que l'on voit à l'Opéra des démons et des ombres assez ingénieusement costumés et groupés pour paraître fantastiques et non ridicules.

Enfin, après cent ans et plus, voici l'Alceste placée presque dans son jour, et admirée et comprise; et bien des gens répètent depuis lundi le mot de l'abbé Arnault. Quelqu'un disant devant lui qu'Alceste était tombée à sa première représentation: «Oui, répliqua-t-il, tombée du ciel.»

Mais cette reprise d'Alceste, bien qu'elle ne soit pas de tout point irréprochable, constitue seulement une exception à la règle. En général, quand un ancien chef-d'œuvre est remis en scène après la mort de l'auteur, c'est le roi Lear qui n'est plus roi; le théâtre c'est le palais de ses filles, Goneril et Régane, où fourmillent des serviteurs irrévérencieux qui maltraitent les officiers de l'hôte illustré, lui manquent à lui-même de respect, et sont toujours prêts à dire, si l'on se plaint de leurs indignes procédés: «Oui, nous avons mis Kent dans les Ceps; il commandait ici en maître, et cela nous déplaît. Oui, nous avons chassé vingt-cinq des chevaliers de Lear; ils étaient incommodes et encombraient le palais. Il en reste vingt-cinq autres, et c'est assez. Quel besoin avait le roi de cinquante chevaliers pour le servir? Quel besoin a-t-il de vingt-cinq, de vingt, de dix, d'un seul même? Ceux du palais ne sont-ils pas suffisants pour satisfaire les caprices du vieillard entêté, impérieux et chagrin?» jusqu'à ce que Lear, poussé à bout par tant d'outrages, sorte enfin courroucé, renonçant à cette hospitalité parricide, et, seul avec son fidèle Kent et son fou, dans la nuit et l'orage, sur la bruyère déserte, délirant de douleur, s'écrie: «Foudres du ciel, grondez, frappez ma tête blanche! crevez sur moi, froids nuages! ouragans, arrachez et dispersez ma chevelure! vous le pouvez, je vous pardonne, à vous, vous n'êtes pas mes filles!..» Et nous qui sommes les fous dévoués, avec le fidèle Kent, le noble Edgard et la douce Cordelia, nous ne pouvons que gémir et environner la majesté mourante de notre amour et de nos respects. O Shakspeare! Shakspeare! grand outragé! toi qui eus pour rivaux les ours combattant dans les cirques de Londres et les bambins du théâtre du Globe, c'était pour toi, mais c'était aussi pour tes successeurs de tous les temps, de tous les lieux, que tu mettais dans la bouche de ton Hamlet ces amères paroles:

«Vous me déchirez de la passion comme des lambeaux de vieille étoffe. – C'est trop long, dites-vous; c'est comme votre barbe, on pourra raccourcir le tout en même temps. – N'écoute pas cet idiot; il lui faut une ballade, quelque conte licencieux, ou il s'endort. – N'allez pas ajouter des sottises à vos rôles pour exciter les applaudissements des imbéciles du parterre.» Et tant d'autres.

Et l'on raille un grand maître, encore vivant par bonheur, pour les murailles fortifiées qu'il élève autour de ses œuvres, pour ses impitoyables exigences, pour ses prévisions inquiètes, pour sa méfiance de tous les instants et de tous les hommes. Ah! qu'il a bien raison, le savant musicien, le savant homme, de toujours imposer pour la représentation de ses nouvelles œuvres des conditions ainsi formulées: Vous me donnerez tels chanteurs, telles cantatrices, tant de choristes, tant de musiciens, tels musiciens et tels choristes; ils feront tant de répétitions sous ma direction; on ne répétera rien autre que mon ouvrage pendant tant de mois; je dirigerai ces études comme je l'entendrai, etc., etc., etc., etc., ou vous me payerez cinquante mille francs!

C'est seulement ainsi que les grandes compositions complexes de l'art musical peuvent être sauvées et garanties de la morsure des rats qui grouillent dans les théâtres, dans les théâtres de France, d'Angleterre, d'Italie, d'Allemagne même, de partout. Car, il ne faut pas se faire illusion, les théâtres lyriques sont tous les mêmes; ce sont les mauvais lieux de la musique, et la chaste muse qu'on y traîne ne peut y rentrer qu'en frémissant. Pourquoi cela? Oh! nous le savons trop, on l'a trop souvent dit, il n'y a nul besoin de le redire. Répétons seulement qu'une œuvre de la nature d'Alceste ne sera jamais dignement exécutée en l'absence de l'auteur, que sous la surveillance d'un artiste dévoué qui la connaît parfaitement, depuis longtemps familier avec le style du maître, possédant à fond toutes les questions qui se rattachent à la musique et aux études musicales, profondément pénétré de ce qu'il y a de grand et de beau dans l'art, et qui, jouissant d'une autorité justifiée par son caractère, ses connaissances spéciales et l'élévation de ses vues, l'exerce tantôt avec douceur, tantôt avec une rigidité absolue; qui ne connaît ni amis ni ennemis; un Brutus l'Ancien qui, une fois ses ordres donnés et les voyant transgressés, est toujours prêt à dire: I lictor, liga ad palum! Va, licteur, lie au poteau le coupable!» – Mais c'est M. ***, c'est mademoiselle ***, c'est madame ***. —I lictor!

Vous demandez l'établissement du despotisme dans les théâtres? me dira-t-on. Et je répondrai: Oui, dans les théâtres lyriques surtout, et dans les établissements qui ont pour objet d'obtenir un beau résultat musical au moyen d'un personnel nombreux d'exécutants de divers ordres, obligés de concourir à un seul et même but; il faut le despotisme, souverainement intelligent sans doute, mais le despotisme enfin, le despotisme militaire, le despotisme d'un général en chef, d'un amiral en temps de guerre. Hors de là il n'y a que résultats incomplets, contre sens, désordre et cacophonie.

LES INSTRUMENTS AJOUTÉS PAR LES MODERNES
AUX PARTITIONS DES MAITRES ANCIENS

On remarquait dernièrement à l'un des concerts du Conservatoire que, dans le duo de l'Armide de Gluck (Esprits de haine et de rage), les voix étaient très-souvent couvertes par de grands cris de trombones, et perdaient ainsi beaucoup de leur effet. Ces trombones ont été ajoutés à Paris par je ne sais qui, et d'une manière assez plate; on en a ajouté bien plus encore dans le même ouvrage à Berlin. Or, il n'est pas inutile de dire à ce sujet que, pour Armide comme pour Iphigénie en Aulide, Gluck n'a pas écrit une seule note de trombone. Il ne faut pas répondre que, s'il s'est abstenu d'employer cet instrument dans Armide, c'est qu'il n'y avait pas alors de trombones à l'orchestre de l'Opéra, car ils jouent un grand rôle dans Alceste, il y en a dans Orphée, partitions qui l'une et l'autre furent représentées avant Armide. Il y en a dans Iphigénie en Tauride.

Il est singulier qu'un compositeur, si grand qu'il soit, ne puisse pas écrire son orchestre comme il l'entend, et surtout qu'il ne soit pas libre de s'abstenir de l'emploi de certains instruments quand il le juge convenable. D'illustres maîtres eux-mêmes ont pris maintes fois la liberté de corriger l'instrumentation de leurs prédécesseurs, à qui ils faisaient ainsi l'aumône de leur science et de leur goût. Mozart a instrumenté les oratorios de Handel. La justice divine a voulu que plus tard les opéras de Mozart fussent à leur tour réinstrumentés en Angleterre et qu'on bourrât Figaro et Don Juan de trombones, d'ophicléides et de grosses caisses. Spontini m'avouait un jour avoir ajouté, avec bien de la discrétion il est vrai, des instruments à vent à ceux qui se trouvent déjà dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck. Deux ans après, se plaignant avec amertume devant moi des excès de ce genre dont il était témoin, des abominables grossièretés ajoutées à l'orchestre de pauvres morts qui ne pouvaient se défendre contre de telles calomnies, Spontini s'écria: «C'est indigne! affreux! Mais on me corrigera donc aussi, moi, quand je serai mort?..» – Ce à quoi je répondis tristement: «Hélas! cher maître, vous avez bien corrigé Gluck!»

Le plus grand symphoniste qui ait jamais existé n'a pas échappé lui-même à ces inqualifiables outrages. Sans compter l'ouverture de Fidelio, trombonisée d'un bout à l'autre en Angleterre, où l'on trouve que Beethoven dans cette ouverture a employé les trombones avec trop de réserve, on a déjà commencé ailleurs à corriger l'instrumentation de la SYMPHONIE EN UT MINEUR…

Je vous dirai quelque jour, dans un travail spécial, le nom de tous ces ravageurs de chefs-d'œuvre…

LES SONS HAUTS ET LES SONS BAS
LE HAUT ET LE BAS DU CLAVIER

Je remarquais un jour dans un opéra une gamme descendante vocalisée, une roulade, sur ces mots: Je roulais dans l'abîme, dont l'intention imitative est des plus plaisantes.

Il est clair que le musicien a pensé qu'une roulade descendante exprimait parfaitement le mouvement d'un corps roulant de haut en bas. Les notes écrites sur la portée représentent en effet à l'œil cette direction descendante; si le système de la musique chiffrée venait à prévaloir, les signes de l'écriture musicale ne parleraient plus ainsi à l'œil. Bien plus, si, par un caprice de l'exécutant lecteur, il venait à tenir son cahier de musique à rebours, les notes représenteraient au contraire un mouvement ascendant.

N'est-il pas pitoyable que l'on puisse citer en musique de nombreux exemples de ces enfantillages causés par une fausse interprétation des mots?

On dit monter, descendre, pour exprimer le mouvement des corps qui s'éloignent du centre de la terre ou qui s'en rapprochent. Je défie que l'on trouve un autre sens à ces deux verbes. Or, le son, impondérable comme l'électricité, comme la lumière, peut-il, en tant que son plus ou moins grave, se rapprocher ou s'éloigner du centre de la terre?

On appelle son haut ou aigu le son produit par un corps sonore, exécutant, dans un temps donné, un certain nombre de vibrations; le son bas ou grave est celui qui résulte d'un nombre de vibrations moins grand, et par conséquent de vibrations plus lentes exécutées dans le même espace de temps. Voilà pourquoi l'expression de son grave ou lent est plus convenable que celle de son bas, qui ne signifie rien; de même celle de son aigu (qui perce l'oreille comme un corps aigu) est raisonnable, prise au figuré, tandis que celle de son haut est absurde. Car pourquoi le son produit par une corde exécutant trente-deux vibrations par seconde serait-il plus rapproché du centre de la terre que le son produit par une autre corde exécutant par seconde huit cents vibrations?

 

Comment le côté droit du clavier de l'orgue ou du piano est-il le haut du clavier, ainsi qu'on a l'habitude de l'appeler? Le clavier est horizontal. Quand un violoniste, tenant son violon à la manière ordinaire, veut produire des sons aigus, sa main gauche, en se rapprochant du chevalet, monte en effet; mais un violoncelliste, dont l'instrument est placé d'une façon contraire, se voit obligé de faire descendre sa main pour produire les mêmes sons aigus, dits sons hauts si improprement.

Il est pourtant vrai que ces abus de mots, dont le moindre examen attentif suffit à démontrer le ridicule, ont amené même de grands maîtres à écrire les plus incroyables non-sens, et par contre-coup ensuite des gens d'esprit, impatientés par de telles niaiseries, à confondre dans une réprobation commune toutes les images musicales et à ridiculiser celles même que le bon sens et le goût peuvent avouer et qui parlent le plus clairement à l'imagination de l'auditeur.

Je me souviens de la naïve sincérité avec laquelle un maître de composition faisait admirer à ses élèves l'accompagnement en gammes descendantes d'un passage d'Alceste, où le grand-prêtre, invoquant Apollon le dieu du jour, dit:

 
Perce d'un rayon éclatant
Le voile affreux qui l'environne.
 

«Voyez-vous, disait-il, cette gamme obstinée en triples croches descendant d'ut à ut dans les premiers violons? C'est le rayon, le rayon éclatant, qui descend à la voix du grand-prêtre.» Et ce qu'il y a de plus triste encore à avouer, c'est que Gluck évidemment a cru imiter ainsi le rayon.

6Ajoutons qu'elle n'a pris avec le texte de son rôle aucune des libertés qu'on a dû lui reprocher dans Orphée.