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Les nuits mexicaines

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Il prenait plaisir pendant leurs longues courses dans la plaine à perfectionner le comte dans l'art de l'équitation, lui faisait comprendre les défectuosités des principes de l'école française et s'appliquait à en faire, comme il avait la prétention justifiée du reste de l'être lui-même, un véritable hombre de a caballo et un jinete de première force.

Nous devons ajouter que son élève profitait parfaitement de ses leçons, et non seulement était en peu de temps devenu un parfait cavalier, mais encore, grâce toujours au digne mayordomo, un tireur émérite.

Le comte avait, d'après les conseils de son professeur, adopté depuis peu le costume mexicain, costume élégant, commode et qu'il portait avec une grâce sans pareille.

Don Andrés de la Cruz s'était joyeusement frotté les mains en voyant celui qu'il considérait déjà presque comme son gendre, prendre le costume du pays, preuve à ses yeux certaine de l'intention du comte de se fixer au Mexique; il avait même à cette occasion essayé d'amener adroitement la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus au cœur, c'est-à-dire le mariage du jeune homme avec doña Dolores. Mais le comte toujours sur ses gardes avait, ainsi que plusieurs fois déjà il l'avait fait, évité ce sujet scabreux, et don Andrés s'était retiré en hochant la tête et eu murmurant:

– Il faut cependant que nous nous expliquions?

C'était au moins la dixième fois depuis l'arrivée du comte à l'hacienda que don Andrés de la Cruz se promettait ainsi d'avoir avec lui une explication, mais jusque-là, le jeune homme s'était toujours arrangé de façon à l'éluder.

Un jour que le comte, retiré dans son appartement, s'était laissé aller à lire plus tard que d'habitude, au moment de fermer son livre et de se mettre au lit, en levant les yeux par hasard, il lui sembla voir passer une ombre devant la porte-fenêtre qui donnait dans la huerta.

La nuit était avancée, depuis plus de deux heures déjà tous les habitants de l'hacienda étaient ou devaient être livrés au sommeil: quel était donc ce rôdeur, que sa fantaisie poussait à se promener si tard?

Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi, Ludovic résolut de s'en assurer.

Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître l'ombre suspecte.

La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour, l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue distance on distinguait parfaitement les objets.

Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle étoile.

Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune miroiter devant ses yeux?

Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.

Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis ensuite pour s'orienter.

– Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.

Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et les branches, et il regarda.

Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de surprise.

L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña Dolores de la Cruz.

Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une conversation des plus intéressantes.

Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait complètement.

– Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!

Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre, cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait être qu'un amant.

Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant pour écouter.

C'était la jeune fille qui parlait:

– Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je redoute toujours un malheur.

– Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.

Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:

– Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?

– Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?

– Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux, répondit-elle.

– Est-il ici ce soir?

– Oui.

– Toujours aussi hargneux?

– Plus qu'il ne l'a jamais été.

– Et le Français?

– Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.

– C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix tremblante, depuis quelques jours il semble triste.

– Il s'ennuie?

– Je le crains.

– Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux? C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.

Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme; lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.

– Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais est-ce donc bien nécessaire, mon ami?

– Indispensable, Dolores.

– Diable! Il est familier, dit le comte.

– J'obéirais donc, reprit la jeune fille.

– Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.

L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois le mot adieu et s'éloigna à grands pas.

Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.

– Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!

Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière découverte l'avait bouleversé.

Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le matin, son agitation parut céder à la lassitude.

– Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même je lui demanderai un entretien.

Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte ferma les yeux et s'endormit.

En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.

– Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.

– C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.

– Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?

– Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à monsieur le comte aussitôt son réveil.

– Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il en se décidant enfin à l'ouvrir.

Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:

«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores attendra le señor comte dans son appartement. »

– Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.

VII
LE RANCHO

L'État de Puebla est formé par un plateau de plus de vingt-cinq lieues de circonférence, traversé par les hautes Cordillères de l'Anahuac.

Les plaines, dont la ville est environnée, sont fort accidentées, coupées de ravines, semées de monticules et fermées à l'horizon par des montagnes couvertes de neiges éternelles.

 

D'immenses champs d'aloès, véritables vignobles de ces contrées, puisque c'est avec cette plante que se fait le pulque, la boisson si chère aux Mexicains, s'étendent à perte de vue.

Rien n'est imposant à voir comme ces aloès énormes dont les feuilles, armées de pointes redoutables sont épaisses, dures, lustrées et ont jusqu'à six et même huit pieds de long.

En partant de Puebla sur la route de México, à deux lieues en avant à peu près, se trouve la ville de Cholula, autrefois fort importante, mais qui, aujourd'hui déchue de sa splendeur passée, ne compte plus que douze à quinze mille âmes.

Du temps des Aztèques, le territoire, qui aujourd'hui forme l'État de Puebla, était considéré par les habitants comme une Terre Sainte privilégiée, et le sanctuaire de la religion. Des ruines considérables, et surtout fort remarquables au point de vue archéologique, attestent encore aujourd'hui la vérité de ce que nous avançons; trois pyramides principales existent dans un espace fort restreint, sans parler des ruines qui se rencontrent à chaque pas sous les pieds des voyageurs.

De ces trois pyramides, une surtout est célèbre à juste titre, c'est celle à laquelle les habitants du pays donnent le nom de Monte hecho a mano, montagne construite à main d'homme, ou grand teocali de Cholula.

Cette pyramide, couronnée de cyprès et sur le sommet de laquelle s'élève aujourd'hui une chapelle dédiée à Nuestra Señora de los Remedios, est entièrement construite en briques; sa hauteur est de cent soixante-dix pieds, et sa base d'après les calculs de Humbolt offre une longueur de treize cent cinquante-cinq, un peu plus du double que la base de la pyramide de Chéops.

Monsieur Ampère fait observer, avec beaucoup de tact et de finesse, que l'imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau pour eux inconnu des pyramides égyptiennes, dont elle a rattaché la construction au déluge, et qu'il en a été de même au Mexique; et à ce propos il raconte une tradition recueillie en 1566 par Pedro del Río, sur les pyramides de Cholula et conservée dans ses manuscrits transportés aujourd'hui au Vatican.

Nous ferons à notre tour un emprunt au célèbre savant et nous rapporterons ici cette tradition telle qu'il la donne dans ses Promenades en Amérique.

«Lors de la dernière grande inondation, le pays d'Anahuac (le plateau du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui ne périrent pas dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géants, qui se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser. Un de ces géants nommé Xelhua [1], qui était architecte, éleva près de Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d'asile à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale. Les Dieux, voyant avec jalousie cet édifice dont la cime devait toucher les nuages, irrités de l'audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes contre la pyramide, d'où il arriva que beaucoup de constructeurs périrent et que l'œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au Dieu de l'air, Qualzalcoatl. »

Ne croirait-on pas lire le récit biblique de la construction de la Tour de Babel?

Il y a dans ce récit une erreur qui ne saurait être amputée au célèbre professeur, mais que, malgré notre humble qualité de romancier, nous croyons utile de rectifier.

Quetzalcoatl, le serpent couvert de plumes, dont la racine est Quetzalli plume et Coatl serpent et non pas Qualzalcoatl qui ne signifie rien et n'est même pas mexicain ou pour mieux dire aztèque, est le Dieu de l'air, le Dieu législateur par excellence: il était blanc et barbu, son manteau noir était semé de croix rouges, il apparut à Tula, dont il fut grand prêtre; les hommes qui l'accompagnaient portaient des vêtements noirs en forme de soutane, et comme lui étaient blancs.

Il traversait Cholula pour se rendre au pays mystérieux d'où étaient sortis ses ancêtres, lorsque les Cholulans le supplièrent de les gouverner et de leur donner des lois, il y consentit et demeura vingt ans parmi eux, puis, lorsqu'il considéra sa mission comme terminée provisoirement, il alla jusqu'à l'embouchure de la rivière Huasacoalco, et là il disparut subitement, après toutefois avoir promis aux Cholulans qu'il reviendrait un jour les gouverner.

Il y a à peine un siècle, les Indiens, en portant leurs offrandes à la chapelle de la Vierge élevée sur la pyramide, priaient encore Quetzalcoatl dont ils attendaient pieusement le retour parmi eux; nous n'oserions pas assurer aujourd'hui que cette croyance soit complètement éteinte.

La pyramide de Cholula ne ressemble en rien à celles qui se rencontrent en Égypte: recouverte de terre dans toutes les parties, c'est une colline parfaitement boisée, au sommet de laquelle il est facile de monter non seulement à cheval, mais encore en voiture.

En certains endroits, la terre, en s'écroulant, a laissé à découvert, les briques cuites au soleil qui ont servi à la construction.

Une chapelle chrétienne s'élève sur le sommet de la pyramide à la place même où était bâti le temple dédié à Quetzalcoatl.

Nous en sommes fâchés pour certains auteurs qui ont avancé qu'une religion d'amour a remplacé un culte barbare et cruel; il eût été plus logique de dire qu'une religion vraie s'est substituée à une fausse.

Jamais le sommet de la pyramide de Cholula n'a été souillé de sang humain, jamais aucun homme n'y a été immolé au Dieu qu'on adorait dans le temple aujourd'hui détruit, par la raison toute simple que ce temple était dédié à Quetzalcoatl et que les seules offrandes présentées sur l'autel de ce Dieu, consistaient en produit de la terre, tels que des fleurs et les prémices des moissons, et cela par ordre exprès du Dieu législateur, ordre que ses prêtres se seraient bien gardé d'enfreindre.

C'était vers quatre heures du matin, les étoiles commençaient à disparaître dans les profondeurs du ciel, l'horizon se nuançait de larges bandes grisâtres qui changeaient incessamment et s'irisaient peu à peu de toutes les couleurs du prisme pour se fondre enfin dans une nuance d'un rouge sanglant; le jour se levait, le soleil allait paraître. En ce moment deux cavaliers sortirent de Puebla et s'engagèrent au grand trot sur la route de Cholula.

Tous deux étaient enveloppés avec soin dans leurs zarapés et paraissaient bien armés.

A une demi-lieue de la ville environ, ils tournèrent brusquement par la droite et s'engagèrent dans un étroit sentier tracé dans un champ d'agave.

Ce sentier, fort mal entretenu, de même que toutes les voies de communication au Mexique, formait des détours sans nombre et était coupé par tant de ravins et de fondrières, que ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés qu'il était possible de s'y diriger sans risquer de se rompre vingt fois le cou en dix minutes. Çà et là, passaient des arroyos, qu'il fallait traverser dans l'eau jusqu'au ventre du cheval; puis, c'était des monticules à monter et à descendre; enfin, après vingt-cinq minutes au moins de cette course difficile, les deux voyageurs atteignirent le pied d'une espèce de pyramide grossièrement travaillée à main d'homme, entièrement boisée et haute d'une quarantaine de pieds environ au-dessus du sol de la plaine.

Cette colline artificielle portait à son sommet un rancho de vaquero, auquel on parvenait au moyen de degrés taillés de distance en distance sur les flancs du monticule.

Arrivé là, l'inconnu s'arrêta et mit pied à terre, son compagnon l'imita aussitôt.

Alors les deux hommes abandonnèrent les chevaux à eux-mêmes, enfoncèrent le canon de leurs fusils dans une anfractuosité de la base de la montagne et donnèrent une pesée, en faisant levier avec la crosse de l'arme.

Bien que la pesée ne fût pas faite avec une grande force, cependant une énorme pierre, qui paraissait complètement adhérer au sol, se détacha lentement, tourna sur des gonds invisibles et démasqua l'entrée d'un souterrain qui s'enfonçait en pente douce sous le sol.

Ce souterrain recevait sans doute de l'air et du jour par une grande quantité d'imperceptibles fissures, car il était sec et parfaitement clair.

– Vas López, dit l'inconnu.

– Allez-vous là-haut? répondit l'autre.

– Oui, tu m'y rejoindras dans une heure, à moins que tu ne m'aies vu avant.

– Bon, c'est entendu.

Il siffla alors les chevaux, ceux-ci accoururent, et, sur un signe de López, entrèrent dans le souterrain sans faire la moindre difficulté.

– A bientôt, dit López.

L'inconnu lui fit un geste affirmatif, le domestique entra à son tour, fit retomber la pierre derrière lui, et elle se rajusta si complètement sur le roc, qu'il n'exista plus la moindre solution de continuité et qu'il aurait été impossible de retrouver l'entrée qu'elle cachait, même en sachant son existence, si l'on n'en eût pas d'abord connu la position exacte.

L'inconnu était demeuré immobile, les yeux fixés sur la plaine environnante, cherchant sans doute à s'assurer s'il était bien seul et s'il n'avait rien à redouter des regards indiscrets.

Lorsque la pierre eut retombé en place, il jeta son fusil sur l'épaule et se mit à gravir à pas lents les degrés, plongé, en apparence, dans une sombre méditation.

Du sommet du monticule, la vue embrassait un vaste horizon: d'un côté, Zapotèques, Cholula, des haciendas et des villages; de l'autre, Puebla, avec ses nombreuses coupoles peintes et arrondies, qui la faisaient ressembler à une ville orientale; puis, les regards s'égaraient sur les champs d'aloès, de blé indien et d'agaves, au milieu desquels serpentait, en traçant une ligne jaune, la grande route de México.

L'inconnu demeura un instant pensif, les regards dirigés vers la plaine, complètement déserte à cette heure matinale et que les premiers rayons du soleil commençaient à dorer de chatoyants reflets; puis, après avoir exhalé un soupir étouffé, il poussa la claie recouverte d'une peau de bœuf qui servait de porte au rancho et disparut dans l'intérieur.

Le rancho n'avait, au dehors, que l'apparence misérable d'une cabane tombant à peu près en ruines; cependant l'intérieur était plus confortablement installé qu'on aurait eu le droit de s'y attendre dans un pays où les exigences de la vie, pour la basse classe du peuple surtout, sont réduites au plus strict nécessaire.

La première pièce, car le rancho en avait plusieurs, servait de parloir et de salle à manger et communiquait à un appentis placé au dehors et qui tenait lieu de cuisine. Les murs de cette salle, blanchis à la chaux, étaient ornés, non pas de tableaux, mais de six ou huit de ces gravures enluminées, fabriquées à Épinal et dont cette ville inonde l'univers; elles représentaient différents épisodes des guerres de l'Empire, et étaient proprement encadrées et mises sous verre. Dans un angle, à six pieds de hauteur environ, une statuette représentant Nuestra Señora de Guadalupe, patronne du Mexique, était placée sur une console en palissandre bordée de piquants, sur lesquels étaient fichés des cierges de cire jaune, dont trois étaient allumés. Six equipales, quatre butacas, un buffet chargé de différents ustensiles de ménage et une table assez grande, placée au milieu de la salle, complétaient l'ameublement de cette pièce, égayée par deux fenêtres à rideaux rouges.

Le sol était recouvert d'un petate d'un travail assez délicat.

Nous avons oublié de mentionner un meuble assez important pour sa rareté et que certes on aurait été loin de s'attendre à rencontrer en pareil lieu; ce meuble était un coucou de la Forêt Noire, surmonté d'un oiseau quelconque qui prévenait, en chantant, la sonnerie des heures et des demies.

Ce coucou faisait face à la porte d'entrée et était placé juste entre les deux fenêtres.

Une porte s'ouvrait à droite sur les pièces intérieures.

Au moment où l'inconnu entra dans le rancho, la salle était déserte.

Il appuya son fusil dans un angle de la pièce, se débarrassa de son chapeau qu'il posa sur la table, ouvrit une fenêtre devant laquelle il traîna une butaca sur laquelle il s'assit, puis il tordit une cigarette de paille de maïs, l'alluma et se mit à fumer aussi tranquillement et avec autant de laisser-aller que s'il se fût trouvé chez lui, non pas toutefois sans avoir d'abord jeté un regard sur le coucou en murmurant:

 

– Cinq heures et demie! Bon, j'ai le temps, il n'arrivera pas encore.

Tout en se parlant ainsi à lui-même, l'inconnu s'était laissé aller en arrière sur le dossier de sa butaca; ses yeux s'étaient fermés, sa main avait lâché le cigarillo et quelques minutes plus tard il dormait profondément.

Son sommeil durait depuis environ une demi-heure lorsqu'une porte, placée derrière lui, fut ouverte avec précaution et une charmante jeune femme, de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, entra à pas de loups dans la salle, avançant curieusement la tête en avant et fixant un regard bienveillant, presqu'attendri, sur le dormeur.

Le visage de cette jeune femme respirait la gaîté et la malice jointes à une extrême, bonté; ses traits sans être réguliers formaient un tout coquet et gracieux qui plaisait au premier coup d'œil; son teint, excessivement blanc, la distinguait des autres femmes de rancheros, indiennes cuivrées pour la plupart; son costume était celui qui appartient à sa classe, mais d'une propreté remarquable et porté avec une coquetterie mutine qui lui seyait à ravir.

Elle arriva ainsi tout doucement jusqu'auprès du dormeur, la tête retournée en arrière et le doigt posé sur la bouche, afin sans doute de recommander à deux personnes qui la suivaient, un homme et une femme d'un certain âge, de faire le moins de bruit possible.

Ces deux personnes accusaient, la femme cinquante et l'homme soixante ans à peu près; leurs traits, assez vulgaires, n'avaient rien de saillant, excepté une certaine expression d'énergique volonté répandue sur leur physionomie.

La femme portait le costume des rancheras mexicaines; quant à l'homme, c'était un vaquero.

Tous trois, arrivés près de l'inconnu, se placèrent devant lui et demeurèrent immobiles, le regardant dormir.

En ce moment, un rayon de soleil entra par la fenêtre ouverte et vint frapper le visage de l'inconnu.

– Vive Dieu! s'écria celui-ci, en français, en se relevant brusquement tout en ouvrant les yeux, je crois, le diable m'emporte, que je me suis endormi.

– Parbleu! Monsieur Olivier, répondit le ranchero dans la même langue, quel mal y a-t-il à cela?

– Ah! Vous voilà, mes bons amis, dit-il avec un gai sourire en leur tendant la main; joyeux réveil pour moi, puisque je vous trouve à mes côtés. Bonjour Louise, mon enfant, bonjour mère Thérèse, et toi, mon vieux Loïck, bonjour aussi! Vous avez des figures de prospérité qui font plaisir à voir.

– Que je suis fâchée que vous vous soyez ainsi éveillé, monsieur Olivier! dit la charmante Louise.

– D'autant plus que vous êtes fatigué sans doute, appuya Loïck.

– Bah, bah! Je n'y pense plus, vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, hein?

– Faites excuse, monsieur Olivier, répondit Thérèse, López nous avait appris votre arrivée.

– Ce diable de López ne peut pas retenir sa langue, dit gaîment Olivier, il faut toujours qu'il bavarde.

– Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas? demanda la jeune femme.

– Est-ce que cela se demande, fillette, dit le vaquero; il ferait beau voir, que monsieur Olivier nous refusât, par exemple.

– Allons bourru, dit en riant Olivier, ne grondez pas, je déjeunerai.

– Ah! C'est bien cela, s'écria la jeune femme.

Et aidée par Thérèse, qui était sa mère, comme Loïck était son père, elle se mit aussitôt à tout préparer pour le repas du matin.

– Mais vous savez, dit Olivier, rien de mexicain; je ne veux pas entendre parler ici de l'affreuse cuisine du pays.

– Soyez tranquille, répondit en souriant Louise; nous déjeunerons à la française.

– Bravo, voilà qui double mon appétit.

Pendant que les deux femmes allaient et venaient de la cuisine à la salle à manger pour préparer le déjeuner et mettre le couvert, les deux hommes étaient demeurés isolés auprès de la fenêtre et causaient entre eux.

– Êtes-vous toujours content? demanda Olivier à son hôte.

– Toujours, répondit celui-ci; don Andrés de la Cruz est un bon maître, d'ailleurs, comme vous le savez, j'ai peu de rapport avec lui.

– C'est vrai, vous n'avez affaire qu'à Ño Leo Carral.

– Je ne me plains pas de lui, c'est un digne homme tout mayordomo qu'il est; nous nous entendons parfaitement.

– Tant mieux! J'aurais été désolé qu'il en fût autrement, d'ailleurs c'est à ma recommandation que vous avez consenti à prendre ce rancho et s'il y avait quelque chose…

– Je n'hésiterais pas à vous en faire part, monsieur Olivier; mais de ce côté là tout va bien.

L'aventurier le regarda fixement.

– Il y a donc quelque chose qui va mal d'un autre côté? fit-il.

– Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia le vaquero avec embarras.

Olivier hocha la tête.

– Souvenez-vous, Loïck, lui dit-il sévèrement, des conditions que je vous ai imposées, lorsque je vous accordai votre pardon.

– Oh! Je ne les oublie pas, monsieur.

– Vous n'avez pas parlé?

– Non.

– Ainsi Dominique se croit toujours…

– Oui, toujours, répondit il en baissant la tête, mais il ne m'aime pas.

– Qui vous fait supposer cela?

– Je n'en suis que trop certain, monsieur, depuis que vous l'avez emmené dans les prairies, son caractère est complètement changé, les dix ans qu'il a passés loin de moi, l'ont rendu complètement indifférent.

– Peut-être est-ce un pressentiment, murmura sourdement l'aventurier.

– Oh! Ne dites pas cela, monsieur! s'écria-t-il avec épouvante, la misère est mauvaise conseillère; j'ai été bien coupable, mais si vous saviez combien je me suis repenti de mon crime.

– Je le sais, et voilà pourquoi je vous ai pardonné. Justice sera faite, un jour, du véritable coupable.

– Oui, monsieur, et je tremble, moi, misérable, d'être mêlé à cette sinistre histoire dont le dénouement sera terrible.

– Oui, fit avec une énergie concentrée l'aventurier, bien terrible en effet! Et vous y assisterez, Loïck.

Le vaquero poussa un soupir qui n'échappa pas à son interlocuteur.

– Je n'ai pas vu Dominique, dit-il, en changeant subitement de ton; est-ce qu'il dort encore?

– Oh! Non, vous l'avez trop bien instruit, monsieur; il est toujours le premier levé de nous autres.

– Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici, alors?

– Ah! dit avec hésitation le vaquero, il est sorti; dam, il est libre de ses actions, maintenant qu'il a vingt-deux ans!

– Déjà! murmura l'aventurier d'une voix sombre. Puis, secouant brusquement la tête:

– Déjeunons! dit-il.

Le repas commença sous d'assez tristes auspices, mais grâce aux efforts de l'aventurier, bientôt la gaîté première reparut, et la fin du déjeuner fut aussi joyeuse qu'on pouvait le souhaiter.

Tout à coup López entra brusquement dans le rancho.

– Señor Loïck, dit-il, voici votre fils; je ne sais ce qu'il amène, mais il vient à pied et conduit son cheval par la bride.

Chacun se leva de table et sortit du rancho. A une portée de fusil dans la plaine, on apercevait en effet un homme conduisant un cheval par la bride; un fardeau assez volumineux était attaché sur le dos de l'animal.

La distance empêchait de distinguer de quelle sorte était ce fardeau.

– C'est étrange, murmura Olivier à voix basse, après avoir pendant quelques minutes attentivement examiné l'arrivant, serait-ce lui? Oh! Je veux m'en assurer sans retard.

Et après avoir fait signe à López de le suivre, l'aventurier se précipita par les degrés, laissant abasourdis le vaquero et les deux femmes qui l'aperçurent bientôt courant, suivi de López, à travers la plaine, à la rencontre de Dominique.

Celui-ci avait aperçu les deux hommes et s'était arrêté pour les attendre.

Note_1_1Prononcez Chelhoua.