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Le Montonéro

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II
LA LETTRE

Le peintre s'était réfugié dans son appartement en proie à une agitation extrême.

Arrivé dans sa chambre à coucher, il s'enferma à double tour; puis, certain que provisoirement personne ne viendrait le relancer dans ce dernier asile, il se laissa tomber avec accablement sur une butaca; rejeta le corps en arrière, pencha la tête en avant, croisa les bras sur la poitrine, et, chose extraordinaire pour une organisation comme la sienne, il se plongea dans de sombres et profondes réflexions.

D'abord, il récapitula dans son esprit, bourrelé par les plus tristes pressentiments, tous les événements qui l'avaient assailli depuis son débarquement en Amérique.

La liste était longue et surtout peu réjouissante.

Au bout d'une demi-heure, l'artiste arriva à cette désolante conclusion que depuis le premier instant qu'il avait posé le pied dans le Nouveau Monde, le sort avait semblé prendre un malin plaisir à s'acharner sur lui et à le rendre le jouet des plus désastreuses combinaisons, quelques efforts qu'il eût faits pour rester constamment en dehors de la politique et à vivre en véritable artiste, sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui.

– Pardieu! s'écria-t-il en frappant du poing avec colère le bras de son fauteuil, il faut avouer que ce n'est pas avoir de chance! Dans des conditions comme celles-là, la vie devient littéralement impossible! Mieux aurait cent fois valu pour moi rester en France, où du moins on me laissait parfaitement tranquille et libre de vivre à ma guise! Jolie situation que la mienne, me voilà, sans savoir pourquoi, placé entre la fusillade et la potence! Mais c'est absurde cela! Ça n'a pas de nom! Le diable emporte les Américains et les Espagnols! Comme s'ils ne pouvaient pas se chamailler entre eux sans venir mêler à leur querelle un pauvre peintre qui n'en peut mais, et qui voyage en amateur dans leur pays! Ils ont encore une singulière façon d'entendre l'hospitalité, ces gaillards-là! Je leur en fais mon sincère compliment! Et moi qui étais persuadé, sur la foi des voyageurs, que l'Amérique était la terre hospitalière par excellence, le pays des mœurs simples et patriarcales! Fiez-vous donc aux histoires de voyages! On devrait brûler vif ceux qui prennent ainsi plaisir à induire le public en erreur! Que faire? Que devenir? J'ai huit jours devant moi, m'a dit ce vieux loup-cervier de diplomate, encore un auquel je conserverai une éternelle reconnaissance de ses procédés à mon égard! Quel charmant compatriote j'ai rencontré là! Comme j'ai eu la main heureuse avec lui! C'est égal, il me faut prendre un parti! Mais lequel? Je ne vois que la fuite! Hum, la fuite, ce n'est pas facile, je dois être surveillé de près. Malheureusement je n'ai pas le choix, voyons, combinons un plan de fuite. Scélérat de sort, va, qui s'obstine à faire de ma vie un mélodrame, quand, moi, je m'applique de toutes mes forces à en faire un vaudeville!

Sur ce, le jeune homme, chez lequel malgré lui la gaieté de son caractère prenait le dessus sur l'inquiétude qui l'agitait, se mit demi riant, demi sérieux à réfléchir de plus belle.

Il demeura ainsi plus d'une heure sans bouger de sa butaca et sans faire le moindre mouvement.

Il va sans dire qu'au bout de cette heure, il était tout aussi avancé qu'auparavant, c'est-à-dire qu'il n'avait rien trouvé.

– Allons, j'y renonce, quant à présent, s'écria-t-il en se levant brusquement; mon imagination me refuse absolument son concours; c'est toujours comme cela! C'est égal, moi qui désirais des émotions, je ne puis pas me plaindre; j'espère que, depuis quelque temps, mon existence en est émaillée, et des plus piquantes encore.

Il commença à se promener à grands pas dans sa chambre, pour se dégourdir les jambes, tordit machinalement une cigarette, puis il chercha dans sa poche son mechero afin de l'allumer.

Dans le mouvement qu'il fit en se fouillant, il sentit, dans la poche de côté de son gilet, un objet qu'il ne se rappelait pas y avoir mis, il le regarda.

– Pardieu! fit-il en se frappant le front, j'avais complètement oublié ma mystérieuse inconnue; ce que c'est que le chagrin, pourtant! Si cela dure seulement huit jours, je suis convaincu que je perdrai totalement la tête. Voyons quel est l'objet qu'elle a si adroitement laissé tomber sur mon chapeau.

Tout en parlant ainsi, le peintre avait retiré de sa poche la petite boule de papier et la considérait attentivement.

– C'est extraordinaire, continuait-il l'influence que les femmes prennent peut-être à notre insu sur notre organisation, à nous autres hommes, et combien la chose la plus futile qui nous vient de la plus inconnue d'entre elles, a tout de suite le privilège de nous intéresser.

Il demeura plusieurs instants à tourner et à retourner le papier dans sa main sans parvenir à se résoudre à briser la soie qui, seule, l'empêchait de satisfaire sa curiosité, tout en continuant in petto ses commentaires sur le contenu probable de cette missive.

Enfin, par un effort subit de volonté, il mit un terme à son hésitation et rompit avec ses dents le mince fil de soie; puis il déroula le papier avec précaution. Ce papier qui, ainsi que l'avait conjecturé le jeune homme, servait d'enveloppe, en contenait un autre plié avec soin et couvert sur toutes ses faces d'une écriture fine et serrée.

Malgré lui, le jeune homme éprouva un tressaillement nerveux en dépliant ce papier qui servait lui-même d'enveloppe à une bague.

Cette bague n'était qu'un simple anneau d'or dans lequel était enchâssé un rubis balai d'un grand prix.

– Qu'est-ce que ceci signifie? murmura le jeune homme en admirant la bague et l'essayant machinalement à tous ses doigts.

Mais bien que l'artiste eût la main fort belle, particularité dont, entre parenthèse, il était très fier, cependant cette bague était si mignonne que ce fut seulement au petit doigt qu'il parvint à la faire entrer, et encore avec une certaine difficulté.

– Cette personne s'est évidemment trompée, reprit le peintre; je ne puis garder cette bague, je la lui rendrai coûte que coûte; mais, pour cela, il faut que je connaisse cette personne, et je n'ai d'autre moyen, pour obtenir ce résultat, que de lire sa lettre; lisons-la donc.

L'artiste était en ce moment dans cette situation singulière d'un homme qui se voit glisser sur une pente rapide, au pied de laquelle est un précipice, et qui, ne se sentant pas la force de résister avec succès à l'impulsion qui le pousse, cherche à se prouver à lui-même qu'il a raison de s'abandonner au courant qui l'entraîne.

Mais, avant d'ouvrir ce papier, qu'il tenait en apparence d'une main si nonchalante et sur lequel il ne laissait errer que des regards dédaigneux, tant, bien qu'on en dise, l'homme, cet être fait censé à l'image de Dieu, demeure toujours comédien, même en face de lui-même, lorsque nul ne le peut voir, parce que, même alors, il essaye de donner le change à son amour-propre, l'artiste alla faire jouer le pêne de la serrure, afin de s'assurer que la porte était bien fermée et que nul ne le pourrait surprendre; puis il revint avec une lenteur calculée, s'asseoir sur la butaca et déplia le papier.

C'était bien une lettre, écrite d'une écriture fine, serrée, mais nerveuse et tourmentée, qui faisait tout de suite deviner une main de femme.

Le jeune homme lut d'abord des yeux assez rapidement et en feignant de n'apporter qu'un médiocre intérêt à cette lecture; mais bientôt, malgré lui, il se sentit dominé par ce qu'il apprenait; au fur et à mesure qu'il avançait dans sa lecture, il sentait croître son intérêt, et lorsqu'il fut enfin arrivé au dernier mot, il demeura les yeux fixés sur le léger papier qui tremblait froissé par ses doigts convulsifs, et un laps de temps assez long s'écoula avant qu'il réussît à vaincre l'émotion étrange que lui avait fait éprouver cette singulière lecture.

Voici ce que contenait cette lettre, dont l'original est longtemps demeuré entre nos mains et que nous traduisons textuellement et sans commentaires.

«Avant tout laissez-moi, señor, réclamer de votre courtoisie une promesse formelle, promesse à laquelle vous ne manquerez pas, 'en suis convaincue, si, ainsi que j'en ai le pressentiment, vous êtes un véritable caballero; j'exige que vous lisiez cette lettre sans l'interrompre, d'un bout à l'autre, avant de porter un jugement quel qu'il soit sur celle qui vous l'écrit.

»Vous avez juré, n'est-ce pas? C'est bien; je vous remercie de cette preuve de confiance et je commence sans plus de préambules.

»Vous êtes, señor, si, ainsi que je le suppose, je ne me suis pas trompée dans mes observations, Français d'Europe, c'est-à-dire fils d'un pays où la galanterie et le dévouement aux dames passent avant toute chose et sont tellement de tradition, que ces deux qualités forment, pour ainsi dire, le côté le plus saillant du caractère des hommes.

»Moi aussi je suis, non pas Française, mais née en Europe, c'est-à-dire, bien qu'inconnue de vous, votre amie, presque votre sœur sur cette terre lointaine, comme telle 'ai droit à votre protection et je viens hardiment la réclamer de votre prud'homie.

»Comme je ne veux pas que vous me preniez tout d'abord pour une aventurière, surtout après la façon un peu en dehors des convenances sociales dont j'entre en relations avec vous, je dois vous apprendre en deux mots, non pas mon histoire, ce serait vous faire perdre, sans raisons plausibles, un temps précieux; mais vous dire qui je suis et par quels motifs je suis contrainte de mettre pour un instant de côté, vis-à-vis de vous, cette timidité pudique qui n'abandonne jamais les femmes dignes de ce nom; puis, je vous ferai savoir quel est le service que je réclame de vous.

»Mon mari, le marquis de Castelmelhor, commande une division de l'armée brésilienne, qui, dit-on, est depuis quelques jours entrée sur le territoire buenos-airien.

 

»Venant du haut Pérou avec ma fille et quelques serviteurs, dans l'intention de rejoindre mon mari au Brésil, car j'ignorais les événements qui se sont accomplis depuis peu, j'ai été surprise, enlevée et déclarée prisonnière de guerre par une montonera buenos-airienne; et emprisonnée, avec ma fille, dans la maison devant laquelle vous passez en vous promenant deux fois par jour.

»S'il ne s'agissait pour moi que d'une détention plus ou moins longue, me confiant ans toute la puissante bonté de Dieu, je me résignerais à la subir sans me plaindre.

»Malheureusement, un sort terrible me menace, un danger affreux est suspendu, non seulement sur ma tête, mais sur celle de ma fille, mon innocente et pure Eva.

»Un ennemi implacable a juré notre perte, il nous a hautement accusées d'espionnage; et, dans quelques jours, demain peut-être, car cet homme jouit d'un immense crédit sur les membres du gouvernement de ce pays, nous comparaîtrons devant un tribunal réuni pour nous juger et dont le verdict ne peut être douteux: la mort des traîtres, le déshonneur! La marquise de Castelmelhor ne saurait se résoudre à une pareille infamie.

»Dieu, qui jamais n'abandonne les innocents qui se confient à lui dans leur détresse, m'a inspiré de m'adresser à vous; señor, car vous seul pouvez me sauver.

»Le voudrez-vous? Je le crois. Étranger à ce pays, ne partageant ni les préjugés ni les idées étroites, ni la haine de ses habitants contre les Européens, vous devez faire cause commune avec nous et essayer de nous sauver, serait-ce même au péril de votre vie.

»J'ai longtemps hésité avant de vous écrire cette lettre. Bien que vos manières fussent celles d'un homme comme il faut, que l'expression loyale de votre physionomie et votre jeunesse même me prévinssent en votre faveur, je redoutais de me confier à vous; mais lorsque j'ai su que vous étiez Français, mes craintes se sont évanouies pour faire place à la plus entière confiance.

»Demain, entre dix et onze heures du matin, présentez-vous hardiment à la porte de la maison, frappez; lorsqu'on vous aura ouvert, dites que vous avez appris qu'on demandait un professeur de piano dans le couvent et que vous venez offrir vos services.

»Surtout soyez prudent, nous sommes surveillées avec le plus grand soin. Peut-être serait-il bon que vous vous déguisassiez pour éviter d'être reconnu au cas où vos démarches seraient épiées.

»Souvenez-vous que vous êtes le seul espoir de deux femmes innocentes qui, si vous leur refusez votre appui, mourront en vous maudissant, car leur salut dépend de vous.

»A demain, entre dix et onze heures du matin.

»La plus infortunée des femmes.

»Marquise "LEONA DE CASTELMELHOR.»

Nulle plume ne saurait exprimer l'expression d'étonnement mêlé d'épouvante peinte sur le visage du jeune homme lorsqu'il eût terminé la lecture de cette singulière missive, qui lui était parvenue d'une façon si extraordinaire.

Ainsi que nous l'avons dit, il demeura longtemps les yeux fixés sur le papier sans voir probablement les caractères qui y étaient écrits, le corps penché en avant, les mains crispées, en proie selon toute vraisemblance, à des réflexions qui n'avaient rien de fort gai.

Sans insister sur l'échec reçu par son amour-propre, échec toujours désagréable pour un homme qui a, pendant plusieurs heures, laissé galoper son imagination au riant pays des chimères, et qui s'est cru l'objet d'une passion subite et irrésistible, causée par sa beauté mâle et son apparence donjuanesque, le service que lui demandait l'inconnue ne laissait pas que de l'embarrasser fort, surtout dans la situation exceptionnelle où il se trouvait lui même en ce moment.

– Décidément, murmurait-il à voix basse en pétrissant avec colère, de la main droite, le bras de son fauteuil, le hasard s'acharne trop après moi; cela tombe dans l'absurde, me voilà maintenant posé en protecteur, moi qui aurais tant besoin de protection! Allons, le ciel n'est pas juste de laisser ainsi, sans rime ni raison, tourmenter à tout bout de champ un brave garçon qui ne soupire qu'après la tranquillité.

Il se leva et commença à marcher à grands pas dans sa chambre.

– Cependant, ajouta-t-il au bout d'un instant, ces dames sont dans une position effroyable, je ne puis les abandonner ainsi sans essayer de leur venir en aide, mon honneur y est engagé, un Français, malgré lui, représente la France en pays étranger. Mais que faire?

Il s'assit de nouveau et parut se plonger dans une sérieuse rêverie; enfin, au bout d'un quart d'heure à peu près; il se releva:

– C'est cela, dit-il, je ne vois que ce moyen si je ne réussis pas, je n'aurai rien à me reprocher, car j'aurai fait plus même que ma situation actuelle et surtout la prudence devraient me permettre de tenter.

Émile avait évidemment pris une résolution.

Il ouvrit la porte et descendit dans le patio.

Il faisait presque nuit, les peones, débarrassés de leurs travaux plus ou moins bien accomplis, se délassaient, à demi couchés sur des petates, fumant, riant et causant entre eux.

Le peintre n'eut pas besoin de chercher longtemps pour découvrir ses domestiques au milieu des vingt ou vingt-cinq individus groupés pêle-mêle sur les petates.

Il fit signe à l'un d'eux de le venir trouver chez lui, et il remonta aussitôt dans sa chambre.

L'Indien, au signe de son maître, s'était aussitôt levé et mis en devoir de lui obéir.

C'était un Indien guaranis, très jeune encore, il paraissait être âgé tout au plus de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux traits beaux, fins et intelligents, à la taille haute, à l'apparence robuste et aux manières libres et dégagées.

Il portait le costume des gauchos de la pampa et se nommait Tyro.

A l'appel de son maître, il avait jeté sa cigarette, ramassé son chapeau, relevé son poncho et s'était élancé vers l'escalier avec une vivacité de bon augure.

Le peintre aimait beaucoup ce jeune homme qui, bien que d'un caractère assez taciturne, comme tous ses congénères, semblait cependant lui porter de son côté une certaine affection.

Arrivé à la chambre à coucher, il ne dépassa pas la porte, mais, s'arrêtant sur le seuil, il salua respectueusement et attendit qu'il plût à son maître de lui adresser la parole.

– Entre et ferme la porte derrière toi, lui dit le peintre d'un ton amical, nous avons à causer de choses importantes.

– Secrètes, maître? répondit l'Indien.

– Oui.

– Alors, avec votre permission, maître, je laisserai au contraire la porte ouverte.

– Pourquoi donc ce caprice?

– Ce n'est pas un caprice, maître, tous ces cuartos sont rendus sourds par les petates qui recouvrent leur sol, un espion peut, sans être entendu, venir coller son oreille contre la porte et entendre tout ce que nous dirions, d'autant plus facilement que nous-mêmes, absorbés par notre propre conversation, nous n'aurions pas été avertis de sa présence au lieu que si toutes les portes demeurent ouvertes, personne n'entrera sans que nous le voyons, et nous ne risquerons pas d'être espionnés.

– Ce que tu me fais observer là est assez sensé, mon bon Tyro, laisse donc les portes ouvertes; cette précaution ne saurait nuire, bien que je ne croie pas aux espions.

– Est-ce que le maître ne croit pas à la nuit, répondit l'Indien avec un geste emphatique; l'espion est comme la nuit, il aime se glisser dans les ténèbres.

– Soit, je ne discuterai pas avec toi; venons au motif qui m'a fait t'appeler.

– J'écoute, maître.

– Tyro, avant tout, réponds-moi franchement à la question que je vais t'adresser.

– Que le maître parle.

– Remarque bien que je ne t'en voudrai pas de ta franchise; fais surtout bien attention à la forme de ma question, afin d'y répondre en connaissance de cause; es-tu pour moi seulement un bon domestique, accomplissant strictement tes devoirs, ou bien un serviteur dévoué, sur lequel j'ai droit de compter à toute heure.

– Un serviteur dévoué, maître, un frère; un fils, un ami; vous avez guéri ma mère d'une maladie qui semblait incurable; quand vous avez acheté le rancho, au lieu de nous chasser elle et moi, vous avez conservé à la vieille femme son cuarto, sa huerta et son troupeau; moi, vous m'avez traité en homme, ne me commandant jamais avec rudesse et ne m'obligeant jamais à faire des choses honteuses ou déshonorantes, bien que je sois Indien; vous m'avez toujours considéré comme un être intelligent, et non pas comme un animal qui n'a que l'instinct. Je vous le répète, maître, je vous suis dévoué en tout et pour tout.

– Merci, Tyro, répondit le peintre avec une nuance d'émotion, je soupçonnais déjà ce que tu viens de me dire, mais je tenais à t'entendre me l'affirmer, car j'ai besoin de toi.

– Je suis prêt, que faut-il faire?

Malgré la franchise de cet aveu, le peintre français, peu au courant encore du caractère de ces races primitives, ne se souciait nullement de mettre l'Indien complètement dans la confidence de ses secrets.

Le trop de civilisation rend défiant.

Le Guaranis s'aperçut facilement de l'hésitation de l'artiste qui, peu habitué à dissimuler, laissait son visage refléter, comme un miroir, ses émotions intérieures.

– Le maître n'a rien à apprendre à Tyro, dit-il avec un sourire; l'Indien sait tout.

– Comment! s'écria le jeune homme avec un bond de surprise, tu sais tout?

– Oui, fit-il simplement.

– Pardieu! reprit-il, pour la rareté du fait, je ne serais pas fâché que tu m'apprisses ce tout dont tu parles si délibérément.

– C'est facile: que le maître écoute.

Alors, à la stupéfaction extrême du jeune homme, Tyro lui rapporta, sans omettre le plus léger détail, tout ce qu'il avait fait depuis son arrivée à San Miguel de Tucumán.

Cependant, peu à peu, Émile, par un effort de volonté extrême, parvint à reconquérir son sang-froid en réfléchissant et en reconnaissant avec une joie intérieure, que ce récit, si complet du reste, avait une lacune, lacune importante pour lui: il s'arrêtait au matin même, Tyro ignorait donc l'aventure du Callejón de las Cruces.

Cependant craignant que cette lacune ne provint que d'un oubli, il résolut de s'en assurer.

– C'est bien, lui dit-il, tout ce que tu me rapportes est exact, mais tu oublies de me parler de mes promenades à travers la ville.

– Oh! Quant à cela, répondit l'Indien avec un sourire, il est inutile de s'en occuper, le maître passe tout son temps à rêver en regardant le ciel et à se promener en gesticulant; on a reconnu au bout de deux jours que ce n'était pas la peine de le suivre.

– Diable! On me suivait donc, je ne savais pas avoir des amis qui me portassent un si grand intérêt.

Un sourire équivoque se dessina sur les lèvres spirituelles de l'Indien, mais il ne répondit pas.

– Tu connais sans doute la personne qui m'espionnait ainsi?

– Je la connais, oui, maître.

– Tu me diras son nom alors?

– Je le dirai, quand il sera temps de le faire, mais ce n'est qu'un instrument; d'ailleurs, si cette personne vous espionnait pour le compte d'un autre, moi, maître, je la surveillais pour le vôtre, et ce qu'elle a pu rapporter n'est que de peu d'importance; moi seul possède vos secrets, ainsi vous pouvez être tranquille.

– Comment tu possèdes mes secrets, s'écria le peintre, jeté de nouveau hors des gonds au moment où il s'y attendait le moins, quels secrets?

– La rose blanche et la lettre du Callejón de las Cruces; mais je vous répète que je suis seul à le savoir.

– C'est déjà trop, murmura le jeune homme.

– Un serviteur dévoué, répondit sérieusement l'Indien qui avait entendu l'aparté du peintre, doit tout connaître, afin, lorsque l'heure sonne où son assistance est nécessaire, d'être en mesure de venir en aide à son maître.

Il arriva alors à l'artiste ce qui arrive à la plupart des hommes en semblable circonstance. Voyant qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, il se décida à accorder sa confiance entière à l'Indien, et il lui avoua tout avec la plus grande franchise, franchise dont le Guaranis n'aurait pas eu à s'applaudir s'il en avait connu les motifs. Bien qu'il ne se l'avouât pas complètement à lui-même le peintre n'agissait que sous la pression de la nécessité et, reconnaissant l'inutilité de cacher la moindre chose à un serviteur si clairvoyant, il préférait se mettre de son plein gré complètement entre ses mains, espérant que cette façon d'agir l'engagerait à ne pas le trahir; il avait eu un instant la pensée de lui brûler la cervelle, mais, réfléchissant combien ce moyen était scabreux, surtout dans sa position, il préféra essayer de la douceur et d'une franchise feinte.

 

Heureusement pour lui, le peintre avait affaire à un homme honnête et réellement dévoué; ce qui, vis-à-vis de tout autre l'aurait probablement perdu, fut ce qui le sauva.

Tyro avait longtemps mené la vie des gauchos, chassé dans la pampa et exploré le désert dans toutes les directions; il connaissait à fond toutes les ruses indiennes: rien ne lui était plus facile que de servir de guide à son maître pour le conduire soit au Haut-Pérou, soit à Buenos Aires, soit au Chili, soit même au Brésil.

Lorsque la confiance fut bien établie entre les deux hommes, ce que le Français avait fait d'abord avec une feinte franchise, il ne tarda pas à s'y laisser aller avec toute la naïve droiture de son caractère, heureux de rencontrer dans ce pays, où tout le monde lui était hostile, un homme qui lui témoignât de la sympathie, dût cette sympathie être plus apparente que réelle. Il fut le premier à demander sérieusement conseil à son serviteur.

– Voici, ce qu'il faut faire, dit celui-ci: dans cette maison, tout m'est suspect; elle est remplie d'espions; feignez de vous mettre en colère contre moi et de me renvoyer. Demain, à l'heure de votre promenade habituelle, je me trouverai sur votre passage, et nous conviendrons de tout. Notre conversation a duré trop longtemps déjà, maître; les soupçons sont éveillés; je vais descendre comme si j'avais été rudoyé par vous. Suivez-moi jusqu'à l'entrée de l'appartement en parlant haut et en me disant des injures; puis, au bout d'un instant, vous descendrez et vous me congédierez devant tout le monde. Surtout, maître, ajouta-t-il en appuyant avec intention sur ces dernières paroles, soyez muet jusqu'à demain avec les habitants de cette maison; qu'ils ne soupçonnent pas notre entente, sinon, croyez-moi, vous êtes perdu.

Sur ces derniers mots, l'Indien se retira en appuyant le doigt sur sa bouche.

Tout se passa ainsi que cela avait été convenu entre le maître et le serviteur.

Tyro fut immédiatement chassé de la maison, dont il sortit en grommelant, et Émile remonta dans son appartement, laissant tous les peones stupéfaits et confondus d'une scène à laquelle ils ne s'attendaient nullement de la part d'un homme qu'ils étaient accoutumés à voir ordinairement si doux et si tolérant.

Le lendemain, à la même heure que chaque jour, le peintre sortit pour sa promenade habituelle, en ayant soin, tout en feignant la plus complète indifférence de se retourner de temps en temps pour s'assurer qu'il n'était pas suivi. Mais cette précaution était inutile, nul ne songeait à surveiller sa promenade, tant on la savait inoffensive.

Arrivé sur le bord de la rivière, à quelques centaines de pas de la ville, un homme, embusqué derrière un rocher, se présenta subitement à lui.

Le jeune homme étouffa un cri de surprise; il avait reconnu Tyro, le serviteur guaranis, congédié par lui la veille, suivant leur mutuelle convention.