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Le fils du Soleil

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IX.–UNE VISITE

Une heure avant l'arrivée des bomberos à l'estancia, un visiteur s'était présenté qui avait été accueilli avec empressement par don Luis et sa fille. Ce visiteur, âgé de vingt-huit ans, d'une taille élégante, avait les manières du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait à l'une des familles les plus riches et les plus considérables de Buenos-Ayres. La mort de ses parents l'avait, dans ce pays où l'or est si commun, doté d'une fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-à-dire environ deux millions et demi.

La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires d'Espagne et liées l'une à l'autre par d'anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité. Le jeune homme et la jeune fille avaient été élevés ensemble. Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l'Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes, dona Linda, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin. Depuis leur enfance, et comme à leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et naïf entraînement de la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur.

Don Fernando était parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait gardé le sien dans son coeur.

Depuis quelques jours à peine, le jeune homme était de retour à Buenos-Ayres, et, après avoir visité en touriste les villes les plus renommées de l'univers civilisé, il s'était hâté de mettre ordre à ses affaires, puis il avait frété une goëlette et avait fait voile pour le Carmen, brûlant du désir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il n'avait pas vue depuis trois années, sa Lindita, cette jolie enfant qui sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme accomplie.

Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le renseignement de Tio Lucas, le vieux nègre, il courut à franc étrier jusqu'à l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et sa fille furent extrême. Lindita fut surtout heureuse, car tous les jours elle pensait à Fernando et le voyait à travers ses souvenirs, mais en même temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine de volupté et de douleur. Fernando s'en aperçut, il comprit qu'on l'aimait encore, et son bonheur égala celui de dona Linda.

–-Allons, allons, mes enfants, dit le père en souriant, embrassez-vous, je vous le permets.

Dona Linda tendit à Fernando son front rougissant qu'il effleura respectueusement de ses lèvres.

–-Qu'est-ce que c'est que ce baiser-là? reprit don Luis: voyons pas d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est beau garçon; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s'il vous plaît, que je n'aie pas deviné pour qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, et, si vous êtes sages, on vous mariera dans quelques jours.

Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, se jetèrent dans les bras du digne homme pour y cacher leur émotion.

–-Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout à la joie de nous revoir après une séparation si longue, la dernière, car nous voici réunis pour toujours.

–-Oui! pour toujours! répétèrent les jeunes gens.

–-Puisque voilà l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando, vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela vous convient-il?

–-Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, à condition que ce sera bientôt, mon père.

–-Voilà bien les amoureux! ils sont pressés, impatients. Chacun son tour; j'ai été comme cela, j'étais heureux alors. Nos enfants nous remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur.

Alors commença entre les trois personnages une de ces douces et intimes causeries où se mêlaient les souvenirs du passé et la certitude d'un bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans sa chambre; Linda et son père suivirent la vieille dame auprès des bomberos.

Don Luis, surpris et irrité de l'arrivée inopinée de don Juan Perez, résolut de se débarrasser de lui et d'en finir avec cet homme mystérieux.

–-Vous ne m'attendiez pas de sitôt? dit don Juan en sautant de son cheval et saluant le maître du logis.

–-Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai bonne mémoire, vous nous aviez parlé d'un voyage.

–-Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on fera le lendemain? Ainsi, vous-même, continua-t-il en suivant don Luis au salon, hier, vous ne songiez nullement à quitter le Carmen.

–-Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent forcés, d'un moment à l'autre, à l'improviste, de nous rendre sur nos propriétés.

–-Même chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps contraints de vivre en gentilhomme campagnard.

–-Ainsi vous habitez votre estancia?

–-Oui, nous voilà voisins, vous serez condamné à ma présence, à moins que…

–-Vous serez toujours reçu chez moi.

–-Vous êtes mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un fauteuil.

–-Peut-être, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre voisinage.

–-Et pourquoi?

–-Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen.

–-Vous n'êtes donc venu ici qu'en passant?

–-Pas précisément. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le disiez tout à l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le lendemain?

Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant d'engager le fer et de se porter des coups décisifs, se tâtaient réciproquement par des feintes vite parées.

–-Me sera-t-il permis de présenter mes hommages à dona Linda? demanda don Juan.

–-Elle ne tardera pas à venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger d'une jeune fille d'une rare beauté qui dix ans, a été l'esclave des Indiens, et que ses frères nous ont amenée, voici une heure à peine, après l'avoir miraculeusement sauvée des mains des païens.

–-Ah! fit don Juan d'une voix étouffée.

–-Oui, continua don Luis sans remarquer l'émotion du jeune homme. Elle se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma fille, elle en raffole déjà, et en ce moment elle est en train de la débarrasser de ses affublements indiens et de la vêtir d'une façon présentable.

–-Fort bien, mais êtes-vous sûr que cette femme soit ce qu'elle semble être? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette…

–-Maria.

–-Cette Maria est peut-être une espionne indienne.

–-Dans quel but?

–-Que sais-je? Peut-on compter sur rien?

–-Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont amenée.

–-Surveillez-la, croyez-moi.

–-Mais elle est Espagnole.

–-Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier de l'armée chilienne? Aujourd'hui le voilà chef d'une des principales nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols.

–-Pincheira, c'est autre chose.

–-A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison.

Comme don Juan prononçait ces mots, dona Linda parut, accompagnée de don Fernando.

–-Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous présenter don Fernando Bustamente; et à vous, don Fernando, don Juan Perez.

Les deux hommes d'inclinèrent l'un devant l'autre en se lançant un regard incisif comme une lame d'épée.

–-Je crois, dit don Juan, avoir eu déjà le plaisir de rencontrer monsieur.

–-Bah! ce n'est pas en Amérique, à coup sûr, car voilà trois ans que don Fernando l'a quitté.

–-En effet, don Luis, c'est à Paris.

–-Votre mémoire est fidèle, monsieur, répondit son Fernando; nous nous sommes trouvés ensemble chez la marquise de Lucaney.

–-J'ignorais votre retour en Amérique.

–-Depuis quelques jours, je suis arrivé à Buenos-Ayres; ce matin, j'étais au Carmen, et me voilà!

–-Déjà ici! ne put s'empêcher de dire don Juan.

–-Oh! fit avec intention le père de Linda, cette visite un peu Brusque était si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonnée de grand coeur à don Fernando.

–-Ah! murmura don Juan pour répondre quelque chose, car il comprit qu'il avait devant lui un rival.

Dona Linda, nonchalamment étendue sur un canapé, suivait la conversation avec anxiété, tout en jouant avec un éventail qui tremblait dans sa main.

–-J'ose espérer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous renouerons ici la connaissance incomplète commencée dans les salons de madame Lucaney.

–-Mon Dieu! se hâta de répondre don Luis pour couper la parole à don Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussitôt son mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui c'est la mode dans un certain monde.

–-Son mariage! fit don Juan avec un étonnement parfaitement joué –Vous l'ignoriez?

–-Oui.

–-Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la tête, je suis comme ces deux enfants; veuillez m'excuser.

–-Monsieur!

–-Certainement. N'êtes-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons rien de caché pour vous. Don Fernando Bustamente épouse ma fille. Oh! c'est une union projetée depuis longtemps.

Don Juan Perez pâlit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir. Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secrètes pensées; mais, sentant que tous les yeux étaient fixés sur lui, le jeune homme fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans émotion apparente, il dit à la jeune fille:

 

–-Soyez, mademoiselle, heureuse… comme je le désire. Le premier souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien.

–-Je vous remercie, monsieur, répondit dona Lina, trompée par l'accent de don Juan.

–-Quant à vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus précieuse du riche écrin de la république argentine.

–-Je m'efforcerai, senor, d'être digne d'elle; je l'aime tant!

–-Ils s'aiment tant! fit le père avec une bonhomie cruelle.

Les jeunes amoureux s'envoyèrent un regard humide d'amour, plein d'espérance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le regard des deux fiancés ne furent inaperçus par don Juan, que, sans en laisser rien paraître, reçut ce double coup de poignard et cacha sa douleur sous un sourire.

–-Pardieu! mon voisin, reprit le père, vous assisterez, ce soir, au repas de fiançailles, et vous nous abandonnerez votre soirée.

–-Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent à mon estancia, et, à mon grand regret, je vous quitte.

–-Si, cependant, ma fille se joignait à moi…

–-Je refuserais la senorita.

–-Vous entendez, mon père; ni vous ni moi n'obtiendrons rien.

–-Si moi-même, dit don Fernando, j'osais…

–-Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus pénible pour moi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque toujours aussi vite qu'il est rare à atteindre, et que c'est folie de n'en point profiter.

–-Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le malheur à présent.

Perez ouvrit sur elle ses yeux où passa une expression indéfinissable, et il répondit en hochant la tête:

–-Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton français…

–-Lequel?

–-«Entre la coupe et les lèvres, il y a encore place pour un malheur.»

–-Oh! le vilain dicton! s'écria Linda un peu troublée. Mais je ne suis pas française, moi, et je n'ai rien à redouter.

–-C'est juste, mademoiselle.

Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'élança hors du salon.

–-Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme?

–-Il a le regard profond comme un abîme, sa parole est acérée; et, je ne sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis sûr qu'il me hait.

–-Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli.

–-Peut-être vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer?

–-Qui vous assure qu'il ne médite pas un crime?

–-Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme.

–-Quien sabe? répondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan qui l'avait déjà fait frissonner.

X.–PAR MONTS ET PAR VAUX

Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez était en proie à une de ces colères froides et concentrées que s'amassent lentement dans l'âme et éclatent enfin avec une force terrible. Ses éperons ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde.

Où allait-il ainsi?

Il ne le savait pas lui-même; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inquiéter du galop de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant, ses tempes battaient à rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet état de surexcitation dura plusieurs heures; son cheval avait dévoré l'espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s'arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et roula sur le sable.

Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard égaré. Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité: une heure de plus d'une telle angoisse, il serait devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante.

La nuit était venue. D'épais ténèbres pesaient sur la terre; un silence funèbre régnait dans le désert où le hasard l'avait conduit.

–-Où suis-je? dit-il en cherchant à s'orienter.

Mais la lune, cachée par les nuages, se répandait aucune clarté; le vent soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et dans les profondeurs de ce désert, les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux rauques miaulements des chats sauvages.

Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement; pris de pitié pour le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les revolvers contenus dans les arçons, et, détachant une gourde pleine de rhum suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le un peu rafraîchi, s'était relevé, et, avec k'instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s'était désaltéré.

–-Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d'ici, car là-bas, on m'attend, il faut que j'y sois!

Mais un rugissement profond résonna à courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes. Le poil du cheval s'était hérissé et don Juan avait tremblé.

–-Malédiction! s'écria-t-il, je suis à un abreuvoir de cougouars.

En ce moment, à dix pas de lui, il aperçut deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange.

Don Juan était un homme d'un courage éprouvé, audacieux et téméraire à l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit noire, entouré de bêtes féroces comme un cercle fatal, il sentit malgré lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents étaient serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de se laisser choir. Ce découragement rapide disparut devant une volonté forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par l'espérance si ancrée dans le coeur de l'homme, se prépara à une lutte inégale.

Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables.

–-Tant mieux! pensa le cavalier; il échappera peut-être.

Un effroyable concert de cris et de hurlements s'éleva de toutes parts au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le ciel; la lune éclaira le désert de sa lueur triste et blafarde.

Non loin, le Rio-Négro coulait entre deux rives escarpées et don Juan vit s'étendre à perte de vue les masses compactes d'une forêt vierge, chaos inextricable de rochers entassés pêle-mêle et de fissures d'où surgissaient des bouquets d'arbres. Çà et là, des lianes s'enchevêtraient les unes dans les autres, décrivaient les paraboles les plus bizarres, et n'arrêtaient leurs ramifications qu'à la rivière. Le sol, composé de sable et de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, fuyait sous le pied.

Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plans d'une immense forêt, la seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient révéler d'horreur et de mystères. Auprès de la forêt, jaillissait d'entre les rochers une source limpide, dont les bords étaient foulés par de nombreuses traces de griffes de bête fauves. Cette source leur serait, en effet, d'abreuvoir, quand, au soleil couché, elles quittaient leurs tanières pour chercher leur pâture et se désaltérer. De plus, témoignage vivant de cette supposition, deux magnifiques cougouars, mâle et femelle, arrêtés sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs petits.

–-Hum! fit don Juan, voilà de dangereux voisins. Et machinalement il détourna les yeux. Une panthère allongée sur un roc dans la position d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflammés. Don Juan, bien armé, suivant la coutume américaine, avait une carabine d'une justesse remarquable, qu'il avait posée auprès de lui appuyé droite sur un rocher.

–-Bon! dit-il, la lutte sera sérieuse, au moins.

Il épaula son fusil, mais, au moment où il allait faire feu, un miaulement plaintif lui fit lever la tête. Une dizaine de pajeros et de subaracayas (chats sauvages de haute taille), perchés sur des branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups rouges tombaient en arrêt à quelques pas de lui.

Posés sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de caracaras, l'oeil à demi éteint, semblaient attendre l'heure de la curée.

Don Juan s'élança sur une pointe, et de là, s'aidant des mains et des genoux, il gagna après des difficultés inouïes, une espèce de terrasse naturelle, située à vingt pieds du sol. L'affreux concert formé par les habitants de la forêt, qu'attirait à la suite des uns des autres la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit même du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairières de la forêt. La lune s'effaça encore derrière les nuages, et don Juan se retrouva dans sa première obscurité, mais, s'il ne distinguait pas auprès de lui les bêtes féroces, il les devinait et les sentait presque, il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris qui se rapprochaient toujours.

Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre coups de feu furent suivis de quatre râlements d'agonie et du bruit produit de branche en branche par la chute des chats sauvages blessés. Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes qu'ils disputèrent aux urubus et aux vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva à l'oreille du vaillant chasseur, et une masse impossible à distinguer clairement fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les ténèbres, et la panthère, le crâne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats sauvages livraient à la panthère blessée, et, ivre de son triomphe et de son danger même, il lâcha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis acharnés qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux, cessant leur lutte comme d'un commun accord, sautèrent sur l'homme, leur ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel don Juan semblait les défier tous. Ils grimpèrent, bondirent sur les anfractuosités du roc. Les chats sauvages arrivèrent les premiers; à mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.

Cette lutte d'un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait je ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un cauchemar, se débattait en vain contre des nuées d'assaillants toujours renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et fétide des chats sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars et les miaulements railleurs des panthères emplissaient ses oreilles d'une effroyable mélodie qui lui donnait le vertige. Des centaines d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des vautours et des urubus fouettaient son front baigné d'une sueur froide.

En lui tout sentiment intime du moi s'était évanoui, il ne pensait plus; sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique; ses mouvements étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d'un balancier.

Déjà, plusieurs griffes s'étaient profondément enfoncées dans ses chairs; des chat sauvages l'avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux corps à corps pour leur faire lâcher prise; son sang coulait de vingt blessures, non mortelles à la vérité, mais l'heure approchait que la force humaine ne peut dépasser, où don Juan serait tombé de son rocher et aurait péri sous la dent des bêtes fauves.

A cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême s'élança de sa poitrine, cri d'agonie et de désespoir d'une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dernière protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l'aide de Dieu.

 

Il cria. Un cri répondit au sien!

Don Juan, étonné et n'osant compter sur un miracle dans un désert où nul être humain n'avait encore pénétré, se crut sous l'impression d'un rêve ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa poitrine et sentant se rallumer l'espérance dans son âme, il jeta un second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier.

–-Courage!

Cette fois ce n'était pas l'écho qui lui répondait. Courage! Ce seul mot lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au géant Antée, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et renaître à la vie qui lui échappait déjà. Il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis.

Plusieurs chevaux galopèrent dans le lointain; des coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruèrent à l'improviste au plus épais des bêtes fauves, dont ils firent un carnage horrible.

Tout à coup don Juan, attaqué par deux chats tigres, roula sur la plate forme en se débattant avec eux.

Les bêtes féroces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se hâtèrent d'allumer des feux afin de les tenir à distance le reste de la nuit. Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes, se mirent à la recherche du lutteur, dont les cris de détresse avaient appelé leur secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entouré de dix ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou d'un pajero étranglé.

–-Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouvé?

–-Oui, répondit-il, mais il parait mort.

–-Caraï! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. Où est-il?

–-Là, sur le rocher.

–-Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto?

–-Rien d'aussi facile.

–-Hâtez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour lui est peut-être une année de vie qui s'envole.

Quinto et Julian soulevèrent don Juan par les pieds et par la tête et, avec des précautions infinies, le transportèrent, de la forteresse improvisée où il avait si longtemps combattu, auprès de l'un des feux, sur un lit de feuilles préparé par Simon.

–-Canario! s'écria Sanchez à l'aspect misérable du jeune homme; le pauvre diable, comme ils l'ont arrangé! Il était temps de le secourir.

–-Croyez-vous qu'il va en réchapper? continua Quinto avec intérêt.

–-Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie n'est pas éteinte. Voyons-le donc.

Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui mit la lame devant les lèvres.

–-Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la tête.

–-Ses blessures, sont sérieuse? demanda Quinto.

–-Je ne crois pas. Il a été accablé de lassitude et d'émotion; il ne tardera pas à ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle. C'est sûrement lui, ajouta Sanchez à demi-voix.

–-D'où te vient son air soucieux, frère?

–-C'est cet homme, malgré son costume européen et toute l'apparence d'un blanc, ressemble…

–-A qui?

–-Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus à l'arbre de Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria.

–-Tu te trompes sans doute?

–-Pas le moins du monde, frères, répliqua l'aîné avec autorité Caché dans le creux de l'arbre, j'ai pu à loisir considérer ses traits qui sont gravés dans ma mémoire. D'ailleurs, je le reconnaîtrais à cette balafre que j'ai imprimée sur son visage avec mon sabre.

–-C'est vrai, dirent les autres étonnés.

–-Que faire?

–-Que signifie ce déguisement?

–-Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver.

Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des établissements, sont obligés de panser eux-mêmes leurs blessures, et ils acquièrent une certaine connaissance pratique de la médecine pour employer les remèdes les plus simples en usage parmi les Indiens.

Sanchez, aidé de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque insensible, remua légèrement et enfin ouvrit les yeux qui regardèrent sans voir.

–-Il est sauvé! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le meilleur médecin que je connaisse.

Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme pour retrouver la mémoire et la pensée, et d'une voix faible:

–-Qui êtes-vous? fit-il.

–-Des amis, monsieur; ne craignez rien.

–-Je suis rompu, j'ai les membres brisés.

–-Il n'en est rien, monsieur; à part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous.

–-Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle êtes-vous arrivés à temps pour me délivrer?

Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous étiez perdu.

–-Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en plus et qui déjà était parvenu à se mettre debout.

–-Voici la chose. Nous sommes bomberos.

Le jeune homme eut une espèce de tressaillement nerveux qu'il réprima soudain.

–-Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amenés de ce côté. Votre cheval s'enfuyait, ayant à ses trousses une bande de loups rouges; nous l'avons débarrassé de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu probable qu'un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du cavalier. Votre cri nous a guidés.

–-Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main à Sanchez.

–-Vous ne me devez rien, monsieur.

–-Mais…

–-Voici votre cheval, caballero.

–-Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir.

–-Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait la bride du cheval.

–-Que voulez-vous dire? insista don Juan.

Le bombero, répondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contractée hier avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas.

Le visage de don Juan se couvrit d'une pâleur affreuse –Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en lâchant la bride.

Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurité, Sanchez se tourna vers ses frères.

–-Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je suis heureux de ne plus rien devoir à cet homme.