Free

L'éducation sentimentale

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Chapitre 5

Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte de subrogation 188, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu’il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l’écoeura.

Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ; d’autres se trouvaient à côté ; c’étaient les prospectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.

Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse, et de demander la place de secrétaire. Cette Place, bien sûr, n’allait pas sans l’achat d’un certain nombre d’actions. Il reconnut la folie de son projet et se dit :

«Oh non ! ce serait mal.»

Alors, il chercha comment s’y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n’était rien pour Frédéric ! Mais, s’il l’avait eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clerc s’indigna que la fortune de l’autre fût grande.

«Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh je me moque bien de ses quinze mille francs !»

Pourquoi les avait-il Prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n’en doutait pas.» Voilà une chose de plus à quoi sert l’argent !» Des pensées haineuses l’envahirent.

Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.

Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capital des entreprises ? et, puisque avec elle on triomphe de tout…

«Ah ! ce serait drôle !»

Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :

«Bah ! est-ce que j’ai peur ?»

Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l’irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle) éblouissait l’avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.

«Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s’est trop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m’assure qu’elle est sa maîtresse ! Il me l’a nié. Donc, je suis libre !»

Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C’était une épreuve de ses forces qu’il voulait faire ; – si bien qu’un jour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et s’imaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle, où il y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de l’imitation et de l’audace.

Il fit annoncer» le docteur Deslauriers.»

Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun médecin.

«Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau.»

Ce nom parut la troubler.

«Tant mieux !» pensa l’ancien clerc ;» puisqu’elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi !» s’encourageant par l’idée reçue qu’il est plus facile de supplanter un amant qu’un mari.

Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d’un ton doucereux :

«Vous aviez déjà… quelques embarras… dans vos affaires !»

Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai.

Il se mit à causer de choses et d’autres, de son logement, de la fabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :

«Ah ! des portraits de famille, sans doute ?»

Il remarqua celui d’une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.

«Elle a l’air d’une excellente personne, un type méridional.»

Et, sur l’objection qu’elle était de Chartres.

«Chartres ! jolie ville.»

Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant au portrait, y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries indirectement. Elle n’en fut pas choquée. Il prit confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuis longtemps.

«C’est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on n’imagine pas…»

«Oui ! je sais», dit-elle, en haussant les épaules.

Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.

«Son histoire de kaolin, vous l’ignorez peut-être, a failli tourner très mal, et même sa réputation…»

Un froncement de sourcils l’arrêta.

Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune…

«Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je n’ai rien !» N’importe ! On ne savait pas… Une personne d’expérience pouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites -, et il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroitaient.

Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :

«Voyons l’affaire, je vous prie !»

Il exhiba le dossier.

«Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains d’un huissier qui fera un commandement, rien n’est plus simple : dans les vingt-quatre heures…» (Elle restait impassible, il changea de manoeuvre.)» Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il n’en a aucun besoin !»

«Comment ! M. Moreau s’est montré assez bon…»

«Oh ! d’accord !»

Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.

«Je le croyais votre ami, monsieur ?»

«Cela ne m’empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien peu… comment dirais-je ? la sympathie…»

Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.

Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle, qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.

«Que faites-vous, monsieur !»

Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.

Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à l’étrangler. Il se contint ; et, avec la mine d’un vaincu, demandant grâce :

«Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas comme lui…»

«De qui donc parlez-vous ?»

«De Frédéric !»

«Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !»

«Oh ! pardon !… pardon !»

Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :

«Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne, pour apprendre avec plaisir…»

Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :

«Il va se marier.»

«Lui !»

«Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.»

Elle porta la main sur son coeur, comme au choc d’un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette, Deslauriers n’attendit pas qu’on le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.

Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’approcha de la fenêtre pour respirer.

De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l’appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d’elle. C’était comme une désertion immense.

«Il va se marier ! est-ce possible ?»

Et un tremblement nerveux la saisit.

«Pourquoi cela ? est-ce que je l’aime ?»

Puis, tout à coup :

«Mais oui, je l’aime !… je l’aime !»

Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n’en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.

La même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l’île. La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaient côte à côte, et Frédéric disait :

«Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne ?»

«Comme vous étiez bon pour moi !» répondit-elle.» Vous m’aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur l’escarpolette !»

«Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ?»

«Ma foi, je n’en sais rien !»

«Et votre roquet Moricaud !»

«Il s’est noyé, le pauvre chéri !»

«Et le Don Quichotte, dont nous coloriions ensemble les gravures»

«Je l’ai encore !»

Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant qu’elles défilaient toutes autour du choeur, et que la cloche tintait.

Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque elle ne trouva rien à répondre ; et, une minute après :

«Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles !»

Frédéric objecta ses nombreux travaux.

«Qu’est-ce donc que vous faites ?»

Il fut embarrassé de la question, puis dit qu’il étudiait la politique.

«Ah !»

Et, sans en demander davantage :

«Cela vous occupe, mais moi !…»

Alors, elle lui conta l’aridité de son existence, n’ayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait monter à cheval.

 

«Le Vicaire prétend que c’est inconvenant pour une jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je voulais ; à présent, rien !»

«Votre père vous aime, pourtant !»

«Oui ; mais…»

Et elle poussa un soupir, qui signifiait :» Cela ne suffit pas à mon bonheur.»

Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ; et, lorsqu’on vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l’autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent, et l’horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s’étalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de l’île, toute la défense du jardin.

En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon d’ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes.

Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu’on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.

Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l’ombre des feuilles sur son visage.

Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l’émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.

Il s’en aperçut, et l’en complimenta ironiquement.

«Ne vous moquez pas de moi !» reprit-elle.

Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusqu’à ses chaussettes de soie :

«Comme vous êtes coquet !»

Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit :

«Oh ! comme vous êtes savant !»

Toute petite, elle s’était prise d’un de ces amours d’enfant qui ont à la fois la pureté d’une religion et la violence d’un besoin. Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit, fait battre son coeur et versé involontairement jusqu’au fond d’elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l’avait quittée en pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se confondant. L’absence l’avait idéalisé dans son souvenir ; il revenait avec une sorte d’auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.

Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n’excédait pas l’ordre des sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien qu’il écarta les deux bras, en se renversant la tête.

Un gros nuage passait alors sur le ciel.

«Il va du côté de Paris», dit Louise ;» vous voudriez le suivre, n’est-ce pas ?»

«Moi ! pourquoi ?»

«Qui sait ?»

Et, le fouillant d’un regard aigu :

«Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le mot), quelque affection.»

«Eh ! je n’ai pas d’affection !»

«Bien sûr ?»

«Mais oui, mademoiselle, bien sûr !»

En moins d’un an, il s’était fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric.

Après une minute de silence, il ajouta :

«Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ?»

«Non.»

«Pourquoi ?»

«Parce que.»

Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :

«Je n’ose pas.»

Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de s’asseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute d’eau :

«C’est comme le Niagara !»

Il vint à parier des contrées lointaines et de grands voyages. L’idée d’en faire la charmait. Elle n’aurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des lions.

Assis, l’un près de l’autre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant ; – et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s’échappant d’une barque, derrière l’écluse. Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur où l’eau coulait apparaissaient comme sous une gaze d’argent se déroulant toujours. Une longue barre d’écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se confondre en une seule nappe limpide.

Louise murmura qu’elle enviait l’existence des poissons.

«Ça doit être si doux de se rouler là-dedans, à son aise, de se sentir caressé partout.»

Et elle frémissait, avec des mouvements d’une câlinerie sensuelle.

Mais une voix cria :

«Où es-tu ?»

«Votre bonne vous appelle», dit Frédéric.

«Bien ! bien !»

Louise ne se dérangeait pas.

«Elle va se fâcher», reprit-il.

«Cela m’est égal ! et d’ailleurs…», Mlle Roque faisant comprendre, par un geste, qu’elle la tenait à sa discrétion.

Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :

«Si nous nous mettions dessous, à l’égaud ?»

Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la taquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses lèvres ; elle s’écarta pour bouder.

Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.

«Est-ce vrai ?» s’écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.

Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :

«Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ?» en lui passant le bras gauche autour de la taille.

Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.

Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :

«Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !»

Il resta immobile avec un grand air d’ébahissement. Elle éclata en sanglots, et s’enfonçant la tête dans sa poitrine :

«Est-ce que je peux vivre sans toi !»

Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :

«Veux-tu être mon mari ?»

«Mais…», répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse.» Sans doute… Je ne demande pas mieux.»

A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.

Il emmena son» jeune ami» pendant deux jours faire un petit voyage aux environs, dans ses propriétés ; et Frédéric, lorsqu’il revint, trouva chez sa mère trois lettres.

La première était un billet de M. Dambreuse l’invitant à dîner pour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné son incartade ?

La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d’avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce qu’elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d’ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation, et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger :» C’est inutile que tu reviennes !» appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.

Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s’en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.

D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait si fort, qu’il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dans l’éloignement.

Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt.

Chapitre 6

Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir ; c’était le soir, à la fin du mois d’août, le boulevard semblait vide, les passants se succédaient avec des mines refrognées, çà et là une chaudière d’asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes entièrement closes ; il arriva chez lui ; de la poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment d’abandon ; alors il songea à Mlle Roque.

L’idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient Et il l’apercevait debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à son bras dans une galerie florentine, s’arrêtant devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être s’épanouir aux splendeurs de l’Art et de la Nature ! Sortie de son milieu, en peu de temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.

Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changer d’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son coeur dans des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise l’avait chargé. C’était d’acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux qui étaient à la préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du fabricant, n’en voulait pas d’un autre. Frédéric avait peur, s’il retournait chez eux, de tomber encore une fois dans son vieil amour.

Ces réflexions l’occupèrent toute la soirée ; et il allait se coucher quand une femme entra.

«C’est moi», dit en riant Mlle Vatnaz.» Je viens de la part de Rosanette.»

Elles s’étaient donc réconciliées ?

«Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille… Ce serait trop long à vous conter.»

Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse, sa lettre s’étant promenée de Paris à Nogent Mlle Vatnaz ne savait point ce qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.

Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été dernier.

«On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher.»

Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de fortune, paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir à meilleur compte ; et elle le félicitait de son bon goût :

 

«Ah ! c’est mignon, extrêmement bien ! Il n’y a que vous pour ces idées.»

Puis, apercevant au chevet de l’alcôve une porte :

«C’est par là qu’on fait sortir les petites femmes, hein ?»

Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et sur le corsage de sa robe verte des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.

Elle lui dit d’une voix onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois carrés de papier :

«Vous allez me prendre ça !»

C’était trois places pour une représentation au bénéfice de Delmar.

«Comment ! lui ?»

«Certainement !»

Mlle Vatnaz, sans s’expliquer davantage, ajouta qu’elle l’adorait plus que jamais. Le comédien, à l’en croire, se classait définitivement parmi» les sommités de l’époque». Et ce n’était pas tel ou tel personnage qu’il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple ! Il avait» l’âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l’Art» Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places.

«Inutile que vous en parliez là-bas ! – Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.»

Et, sur le seuil :

«Adieu, homme aimé !»

«Aimé de qui ?» se demanda Frédéric.» Quelle singulière personne !»

Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos d’elle :» Oh ! ce n’est pas grand-chose !» comme faisant allusion à des histoires peu honorables.

Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait une maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les fenêtres, tout le long des marches un tapis de toile ; et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur de l’escalier délassait.

Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans l’antichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des fournisseurs sans doute attendaient, comme dans un vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au dos des chaises ; et parallèlement s’étendait une galerie, où des bâtons couleur d’or soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec le bruit intermittent d’une étrille que l’on heurtait contre une pierre.

Le domestique revint.» Madame allait recevoir monsieur» ; et il lui fit traverser une deuxième antichambre, puis un grand salon, tendu de brocatelle jaune, avec des torsades dans les coins qui se rejoignaient sur le plafond et semblaient continuées par les rinceaux du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans doute festoyé la nuit dernière. De la cendre de cigare était restée sur les consoles.

Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu’éclairaient confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le dessus des portes ; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre formaient divan, et le tuyau d’un narghilé de platine traînait dessus. La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres d’argent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui alourdissaient l’atmosphère.

Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin.

Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’il apportait» la chose en question», en lui présentant le billet de banque.

Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :

«Prenez-le donc»

Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :

«Vous êtes bien aimable.»

C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé.

«Asseyez-vous !» dit-elle,» là, plus près.» Et, d’un ton grave :» D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher, d’avoir risqué votre vie.»

«Oh ! ce n’est rien !»

«Comment, mais c’est très beau !»

Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.

«Elle se moque de moi, peut-être», songeait Frédéric.

il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.

«Eh non ! Restez !»

Il se rassit et la complimenta sur son costume.

Elle répondit, avec un air d’accablement :

«C’est le Prince qui m’aime comme ça ! Et il faut fumer des machines pareilles», ajouta Rosanette, en montrant le narghilé.» Si nous en goûtions ? voulez-vous ?»

On apporta du feu, le tombac s’allumant difficilement, elle se mit à trépigner d’impatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l’aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s’enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l’eau, et elle murmurait de temps à autre :

«Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !»

Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable l’idée de la Vatnaz lui revint.

Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.

«Parbleu !» reprit la Maréchale.» Elle est bienheureuse de m’avoir, celle-là !» sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.

Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle s’était fort étonnée qu’il n’accourût. pas se prévaloir de son action ; et, pour le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de tendresse ! C’était un raffinement qui l’émerveillait, et, dans un élan de coeur, elle lui dit :

«Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ?»

«Qui cela, nous ?»

«Moi et mon oiseau ; je vous ferais passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies.»

«Mille grâces !»

«Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.»

L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.

«Non ! cela est impossible.»

«A votre aise !»

Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l’aperçut ; et, pour lui marquer de l’intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans Une excellente position.

Elle fit un haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ? Etait-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ? «Oh ! moi, on m’aime toujours !»

Elle ajouta :

«Reste à savoir de quelle manière.»

Se plaignant , d’étouffer de chaleur», la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air d’esclave plein de provocations.

Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le Vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.

Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son chapeau.