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L'éducation sentimentale

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«Tout dépend de vous, Monsieur ! Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.»

Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna. «Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?… En garde !»

Les adversaires étaient l’un devant l’autre, leurs témoins de chaque côté. Il cria le signal :

«Allons !»

Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l’attendait, l’oeil fixe. la main haute.

«Arrêtez, arrêtez !» cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d’un cheval au galop ; et la capote d’un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours :» Arrêtez, arrêtez !»

M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.

«Finissez donc ! le Vicomte saigne !»

«Moi ?» dit Cisy.

En effet, il s’était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.

«Mais c’est en tombant», ajouta le Citoyen.

Le Baron feignit de ne pas entendre.

Arnoux avait sauté du cabriolet.

«J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !»

Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.

«Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !» Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le Baron se tourna vers Joseph.

«Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. C’est fini, n’est-ce pas, Messieurs ? – Vicomte mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard.» Puis, avec un geste impérieux :» Allons ! pas de rancune ! Cela se doit !»

Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le Vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d’un côté, et Frédéric s’en alla de l’autre avec ses amis.

Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin, Arnoux proposa de s’y rendre pour boire un verre de bière.

«On pourrait même déjeuner», dit Regimbart.

Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu’on eût interrompu le duel au bon moment.

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de coeur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion «De grâce, n’en parlons plus !»

Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :» Quoi de neuf, Citoyen ?»

Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d’être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à l’écart sur une autre table.

Frédéric distingua ces mots :» Vous allez me souscrire. – Oui ! mais, vous, bien entendu… – Je l’ai négocié enfin pour trois cents ! – Jolie commission, ma foi !» Bref, il était clair qu’Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.

Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.

Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu’il était venu là, autrefois, bien souvent.

«Pas seul, sans doute ?» répliqua le Citoyen.

«Parbleu !»

«Quel polisson vous faites ! un homme marié !»

«Eh bien, et vous donc !» reprit Arnoux ; et, avec un sourire indulgent :» Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part, une chambre, où il reçoit des petites filles !»

Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart détestait» les mijaurées» et tenait avant tout au positif. La conclusion, fournie par le marchand de faïence fut qu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.

«Cependant, il aime la sienne !» songeait Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie.

Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d’un maître.

Il arriva un soir tout effaré.

Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdre haleine s’était heurté contre lui ; et, l’ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit «On vient de le prendre, je me sauve !» Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d’attentat politique.

Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s’était fait recevoir de la Société des Familles ; ses habitudes étaient connues ; la police le surveillait. Il s’était battu dans l’affaire de mai 1839, et, depuis lors se tenait à l’ombre, mais s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud, mêlant ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et s’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écoeuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on l’avait surpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la République.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, – à quinze ans, – dans la rue Transnonain, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là, le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait à ses yeux un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le coeur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir.

«Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier. Quelle abomination ! les Misérables !»

Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d’une grande angoisse.

«Il faudrait faire quelque chose, cependant Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe partout.»

Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.

Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.

Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.

Frédéric s’enquérait de son sort dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.

Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués à propos des décors des Funambules ou d’une amoureuse des Délassements.

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C’était l’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent :» Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque.», On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au Vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :

 

«D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Bazile, qui diable est-ce qu’on trompe ici»

C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.

Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires :» Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent.»

C’était bien elle, – ou à peu près, – vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.

Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.

Etait-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?

Son duel n’avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.

Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.

Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.

«Comment, tu viens ici, toi ?» avec l’air surpris et même contrarié de le voir.

«Pourquoi pas ?»

Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord, Frédéric s’avança dans le salon.

La lumière était faible. malgré les lampes posées dans les coins ; car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés d’ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occupaient jusqu’à hauteur d’homme les intervalles de la muraille ; et une théière d’argent avec un samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes s’élevait. On entendait des escarpins craquer sur le tapis.

Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d’été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, – tranquille comme une oeuvre d’art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.

M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s’entretenaient au bord des petits divans, çà et là les autres, debout, formaient un cercle au milieu.

Ils causaient de votes, d’amendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.

Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près d’elles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable, qu’il ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des Deux Mondes traînant sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu’il allait aux conférences de Saint-François, se plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une boule de gomme ; et cependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait, en dessous, avec ses prunelles d’un bleu pâle ; et miss John, l’institutrice à nez camus, en avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient s’écrier intérieurement

«Qu’il est beau !»

Mme Dambreuse se tourna vers lui «Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console, là-bas. Vous vous trompez ! l’autre !»

Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se rencontrèrent au milieu du salon, face à face ; elle lui adressa quelques mots, vivement, des reproches sans doute, à en juger par l’expression altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ; puis il alla se mêler au conciliabule des hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :

«J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ?»

«Oui… un peu.»

Tout à coup Mme Dambreuse s’écria :

«Duchesse, ah ! quel bonheur !»

Et elle s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille d’un compagnon d’exil du comte d’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en 1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion.

Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes les peintures, d’après ces messieurs, étaient fort exagérées.

«Cependant», objecta Martinon,» la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre !»

Suivant M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier,» comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique». Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :

«Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.» Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :

«D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.»

«Pour acheter une voiture ?» reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main ; et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.

Elle le croyait l’amant de Rosanette l’allusion était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour mieux voir ce qu’elles pensaient, il se rapprocha d’elles, encore une fois.

De l’autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile, feuilletait un album. C’étaient des lithographies représentant des costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : – Femme de Séville, – Jardinier de Valence, – Picador andalou» ; et, descendant une fois jusqu’au bas de la page, il continua d’une haleine :

«Jacques Arnoux, éditeur. – Un de tes amis, hein ?»

«C’est vrai», dit Frédéric, blessé par son air.

Mme Dambreuse reprit :

«En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.» (Cela signifiait :» C’est votre maîtresse.»)

Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :

«Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.» Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric.

Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :

«Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?»

Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil de sembler lâche. Il avait envie de partir. La peur le retint. Un domestique enlevait les tasses de thé ; Mme Dambreuse causait avec un diplomate en habit bleu, deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes ; personne enfin ne s’occupait de lui. Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d’une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.

Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon s’éleva :

«A propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?

«Lui-même», dit Frédéric.

Martinon répéta, en criant très haut :

«Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal» Alors, on le questionna sur le complot ; sa place d’attaché au parquet devait lui fournir des renseignements.

Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s’écria :

«Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !»

«Cependant, monsieur», dit un propriétaire,» on n’est pas honnête quand on conspire !»

La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l’éternel exemple du père de famille, volant l’éternel morceau de pain chez l’éternel boulanger.

Un administrateur s’écria même :

«Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais !»

Frédéric invoqua le droit de résistance ; et. se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91. C’était même en vertu de ce droit-là qu’on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.

«D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu’on le renverse.»

«Mais c’est abominable !» exclama la femme d’un préfet.

Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.

Un industriel, ancien carbonaro tâcha de lui démontrer que les d’Orléans étaient une belle famille sans doute, il y avait des abus…

«Eh bien, alors ?»

«Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l’opposition nuisent aux affaires !»

«Je me moque des affaires !» reprit Frédéric.

La pourriture de ces vieux l’exaspérait ; et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns l’encourageaient ironiquement :» Allez donc ! continuez !» tandis que d’autres murmuraient :» Diable ! quelle exaltation !» Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et, comme il s’en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :

 

«Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !» Et Mme Dambreuse :

«A bientôt, n’est-ce pas ?»

Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d’indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Etait-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.

Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait. Frédéric avait le coeur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.

Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arranger les choses comme il voudrait.

Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine à des avances cordiales.

Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.

La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune ; et il ne paria point de l’ancienne promesse.

Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds, on pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaques Arnoux comme stellionataire , faire des poursuites au domicile contre la femme.

«Non ! non ! pas contre elle !» s’écria Frédéric ; et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité.

Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.

Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse. L’avocat devint rêveur.

«C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !»

«Mais tu pourras m’aider», reprit Frédéric. «Oui… . tiens… . parbleu ! certainement.» Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.

Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise.

«Ce ne serait peut-être pas bête !» dit Deslauriers Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque, d’ailleurs, était un vieux filou. Cela n’y faisait rien, selon l’avocat.

A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.

Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.

L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait une sorte d’angoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.

Il y avait chez sa mère tous les habitués d’autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun,» ces demoiselles Auger» ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise. C’était une femme, à présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d’argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit :» Tu m’aimeras, toi !» et, prenant sa revanche des déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion , donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.

Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.

Il l’avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à une surveillance active, ne risquait rien. D’ailleurs, le père Roque n’hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.

Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il n’avait rien à lui refuser. C’était sur ses instances qu’il avait si bien accueilli Frédéric.

En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d’autre jeune homme que celui-là.

Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d’un comte de Fouvens, apparentée, d’ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d’Etrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de Villeneuve-l’Archevêque, parlait d’un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.

Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s’en consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l’aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s’était féru de cette idée, qui ne faisait que s’accroître.

Maintenant, il fréquentait l’église et il avait séduit Mme Moreau par l’espoir du titre, surtout. Elle s’était gardée cependant de faire une réponse décisive.

Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement eut été pris, Frédéric passait pour» le futur» de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.