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Teverino

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– Laissez-la donc, curé, vous êtes impitoyable! dit Léonce, en faisant mine de s'asseoir auprès de l'oiselière.

– Cette fille, observa Sabina, ne peut pas rester ainsi endormie sous l'oeil de tout le monde.

– Pardon, cher Léonce, s'écria Teverino en s'approchant; mais il faut obéir aux intentions de milady et de M. l'abbé.

Et prenant la jeune fille dans ses bras, comme un petit enfant, il passa dans une pièce voisine, où il avait vu la négresse se retirer pour préparer son lit.

– Tenez, reine du Tartare, voici un objet qu'on vous confie et que votre noble maîtresse, la blanche Phoebé, vous ordonne de garder comme la prunelle de vos yeux.

Il déposa Madeleine sur le lit, et dit tout bas à la négresse, en se retirant: – Enfermez-vous, c'est l'ordre de milady.

Léonce affecta une grande indifférence à ce qui se passait autour de lui, et il suivit nonchalamment Sabina, qui, après avoir vainement attendu qu'il lui offrît son bras, accepta celui du marquis.

Ce dernier paraissait connaître la ville, bien qu'il n'y fût connu de personne, pas même de l'hôte del Leon-Bianco. Il conduisit Sabina prendre des glaces dans un café qui touchait aux vieilles murailles; car c'était une petite place anciennement fortifiée et qui portait encore la trace des boulets de la France républicaine. Il fit servir en plein air, sur une plate-forme, d'où l'on dominait les fossés et un pêle-mêle d'antiques constructions massives, rongées de lierre et de mousse. A quelque distance se dressait une tour en ruines, dont la lune argentait la silhouette élancée, et qui servait de repoussoir au vaste paysage perdu dans une vague blancheur. Le ciel était magnifique. Léonce s'éloigna et se mit à errer dans les décombres, plongé, en apparence, dans la contemplation d'une si belle nuit et d'un si beau lieu.

– Je crois bien, dit Teverino en essayant la force de ses doigts sur un débris de ciment qu'il ramassa sous ses pieds, que cette construction est d'origine romaine.

– Je n'en veux rien savoir, répondît Sabina; j'aime mieux n'en pas douter, et rêver ici un passé grandiose, que de faire des observations archéologiques. On ne jouit de rien quand on veut s'assurer de quelque chose.

– Eh bien, vous êtes dans la vraie poésie, admirable Française! s'écria Teverino en s'asseyant vis-à-vis d'elle, et je veux me perdre avec vous dans ce paradis de l'intelligence où le divin Alighieri fut introduit par la divine Béatrix. Quand cette comparaison m'est venue tantôt sur les lèvres, je ne me rendais pas compte de la justesse de mon inspiration. Oui, vous avez la lumière de l'esprit jointe à l'idéale beauté, et jamais je n'ai rencontré de femme aussi extraordinaire que vous. C'est la première fois que je quitte l'Italie, et je n'y avais pas connu de Française essentiellement différente de nos femmes, comme vous l'êtes. La femme du Midi a bien des instincts de poète ou d'artiste, mais dans le caractère plus que dans l'intelligence; et d'ailleurs, son éducation bornée, sa vie lascive et paresseuse ne lui permettent pas de se rendre compte de ses émotions comme vous savez le faire, vous, Madame! Et comme vous exprimez vos pensées, même dans notre langue, à laquelle vous donnez une forme étrange, toujours noble, et saisissante! Oui, vos sentiments sont des idées, et il me semble, en causant avec vous, que je vous suis dans une région inconnue aux autres êtres. Vous jugez toutes choses, rien ne vous est étranger, et votre science ne vous empêche pas de vous émouvoir et de vous passionner comme ces pauvres créatures qui aiment et admirent sans discernement. Votre imagination est encore aussi riche que si vous n'aviez pas la connaissance de tous les secrets de l'humanité, et, au delà de votre sagesse étonnante, l'idéal vous transporte toujours vers l'infini! En vérité, mon cerveau s'enflamme au foyer du vôtre, et il me semble que je m'élève au-dessus de moi-même en vous écoutant!

C'est par un tel flux de phrases élogieuses que Teverino versa le poison de la flatterie dans l'âme de la fière lady. Il y avait loin de cette admiration sans bornes et manifestée avec cet entrain italien qui ressemble tant à l'émotion, à la philosophique taquinerie de Léonce. Ce qui lui prêtait un charme irrésistible, c'est que Teverino était à peu près convaincu de ce qu'il disait. Il n'avait guère rencontré de femmes cultivées à ce point, et cette nouveauté avait pour son esprit de recherche avide et d'observation incessante un attrait véritable. Il voulait mettre cette supériorité féminine à l'aise, afin de la voir se manifester dans tout son éclat, et, sachant fort bien que de tels dons sont unis à un grand orgueil, il le caressait par d'ingénieuses adulations. Il était bien difficile, pour ne pas dire impossible, – que lady G… distinguât cette passion de connaître de la passion d'aimer. Elle n'avait jamais trouvé d'homme aussi blasé et aussi naïf en même temps que Teverino; Léonce était beaucoup moins avide d'esprit et beaucoup moins tranquille de coeur auprès d'elle. Elle ne vit donc que la moitié du caractère de cet Italien, véritable dilettante de jouissance intellectuelle, qui, sans compromettre le calme de son propre coeur, attaquait vivement le sien pour l'observer comme un type nouveau dans sa vie.

Elle parla longtemps avec lui, et de quoi, entre un beau jeune homme et une belle jeune femme, si ce n'est d'amour? Il n'est point de théorie plus inépuisable dans un tête-à-tête de ce genre, au clair de la lune. La femme se plaint de la vie, pleure des illusions, trace l'idéal de l'amour, et fait pressentir des transports qu'elle voile sous un transparent mystère de défiance et de pudeur. L'homme s'exalte, renie les préjugés, et condamne les crimes de ses semblables. Il veut justifier et réhabiliter le sexe masculin dans sa personne. Par mille adroites insinuations, il s'offre pour expier et réparer le péché originel, tandis que, par mille détours plus adroits encore, on élude son hommage et on le ramène à une nouvelle ferveur. Ceci est le résumé banal de tout entretien de cette nature entre gens civilisés. C'est le résumé de ce qui s'était passé, avec plus d'art encore et de dissimulation, entre Sabina et Léonce, le matin même. Mais avec Teverino Sabina eut moins d'effroi et plus de douceur. Au lieu de reproches et d'inculpations agitées, elle n'eut que le tranquille parfum de l'encens à respirer. Aussi courut-elle un danger beaucoup plus grand, celui de donner de la tendresse à qui ne lui demandait que de l'imagination.

Comme l'aventurier, au fort de ses dithyrambes, parlait haut dans la nuit sonore, Sabina fut un peu effrayée de voir reparaître Léonce au bas du rempart.

– Voici Léonce! dit-elle pour réprimer sa faconde.

– Il est bien soucieux et rêveur, ce soir, le pauvre Léonce! dit Teverino en baissant la voix.

– Je ne l'ai jamais vu si maussade, reprit-elle; on dirait qu'il s'ennuie avec nous.

– Non, Madame; il est amoureux et jaloux.

– De l'oiselière, sans doute? dit-elle d'un ton dédaigneux.

– Non, de vous; vous le savez bien.

– Vous vous trompez, marquis. Il y a quinze ans que nous nous connaissons, et il n'a jamais songé à me faire la cour.

– Eh bien, Madame, je vous jure qu'il y pense sérieusement aujourd'hui.

– Ne faites pas cette plaisanterie, elle me blesse.

– N'est-il pas un galant homme, un grand artiste, un aimable et beau garçon? Son amour vous était dû, et vous ne pouvez pas en être offensée.

– J'en serais mortellement peinée, car je ne pourrais le partager.

– Cela est effrayant, Madame. En ce cas, je vois bien que nul homme ne sera aimé de vous; car nul homme ne peut se flatter d'égaler Léonce.

– Vous vous trompez, marquis; il a toutes sortes de perfections dont je le tiendrais quitte, s'il ne lui manquait une toute petite qualité, qu'on peut espérer de trouver ailleurs.

– Laquelle?

– La faculté d'aimer naïvement, sans orgueil et sans défiance.

En disant ces paroles, elle s'était levée pour aller à la rencontre de Léonce, et, à la manière dont elle s'appuya avec abandon sur le bras de Teverino, celui-ci se dit: «Vaincre ce grand courage n'est pas si difficile que je croyais.»

Sabina s'était imaginé parler bien bas; mais, comme elle venait de descendre les degrés qui conduisaient dans l'amphithéâtre verdoyant des anciens fossés, elle ne se rendit pas compte de la sonorité de ce lieu, et elle ne se douta point que Léonce eût tout entendu. Il fut tellement blessé et affecté de ses dernières paroles, qu'il eut la force de dissimuler et de reprendre le calme de son rôle. Il y réussit au point de faire croire à Teverino lui-même qu'il s'était trompé, et à lady G… qu'elle avait raison de lui attribuer une grande froideur. Il leur proposa de monter au sommet de la tour démantelée, leur promettant, sur ce point culminant, une vue magnifique et un air encore plus pur que celui des remparts. Ils firent donc cette tentative. Léonce passa le premier pour leur frayer le chemin qu'il venait d'explorer seul, pour écarter les ronces; et les avertir à chaque marche écroulée ou glissante de l'escalier en spirale.

Malgré ces précautions, l'ascension était assez pénible et même dangereuse pour une femme aussi délicate et aussi peu aguerrie contre le vertige que l'était lady G… mais la force et l'adresse du marquis lui donnaient une confiance singulière, et, ce qu'elle n'eût jamais osé entreprendre de sang-froid, elle l'accomplit d'enthousiasme, tantôt appuyée sur son épaule, tantôt les mains enlacées aux siennes, tantôt soulevée dans ses bras robustes.

Dans ce trajet émouvant, plus d'une fois leurs chevelures s'effleurèrent, plus d'une fois leurs haleines se confondirent, plus d'une fois Teverino sentit battre contre sa poitrine haletante de fatigue un coeur ému de honte et de tendresse. La lune pénétrant par les larges arcades brisées de la tour, projetait de vives clartés sur l'escalier, interrompues de distance en distance par l'épaisseur des murs. Dans ces intervalles de lumière et d'obscurité, tantôt on se trouvait bien près et tantôt bien loin de Léonce, qui, feignant de ne rien voir, ne perdait pourtant rien de l'émotion croissante de ses deux compagnons. Enfin l'on se trouva au faîte de l'édifice. Un mur circulaire de huit pieds de large, sans aucune balustrade, en formait le couronnement, et Léonce en fit tranquillement le tour, mesurant de l'oeil cette muraille lisse qui allait perdre sa base cyclopéenne dans les fossés à cent pieds au-dessous de lui. Mais Sabina fut saisie d'une terreur insurmontable et pour elle-même et pour Teverino qui, debout auprès d'elle, s'efforçait en vain de la rassurer. Elle s'assit sur la dernière marche, et ne respira tranquille que lorsque le marquis se fut assis à ses côtés et l'eut entourée de ses deux bras, comme d'un rempart inexpugnable. Les chouettes effarouchées s'élevaient dans les airs en poussant des cris de détresse. Léonce, sous prétexte de découvrir leurs nids et de porter des petits à l'oiselière, pour voir comment elle se tirerait de leur éducation, redescendit l'escalier et alla fureter dans les étages inférieurs, où bientôt le craquement de ses pas sur le gravier cessa de se faire entendre.

 

Teverino n'était plus aussi maître de lui-même qu'il avait pu l'être en prenant des glaces un quart d'heure auparavant, avec Sabina, dans un isolement moins complet. D'ailleurs, Léonce paraissait si indifférent aux conséquences possibles de l'aventure, qu'il commençait à ne plus s'en faire un cas de conscience aussi grave. Cependant, l'étonnante loyauté de ce bizarre personnage luttait encore contre l'attrait de la beauté et l'orgueil d'une pareille conquête. Il réussit à dissiper les terreurs de Sabina, et, pour l'en distraire, il lui proposa d'entendre un hymne à la nuit, dont il improviserait les paroles, et qu'il se sentait l'envie de chanter en ce lieu magnifique. Il lui avait déjà donné un échantillon de sa voix, qui faisait désirer d'en entendre davantage. Elle y consentit, tout en lui disant que tant qu'elle le verrait débout sur ce piédestal gigantesque, elle aurait un affreux battement de coeur.

– Eh bien! répondit-il, je suis toujours certain d'être écouté avec émotion, et beaucoup de chanteurs de profession auraient besoin d'un semblable théâtre.

La facilité et même l'originalité de son improvisation lyrique, l'heureux choix de l'air, la beauté incomparable de sa voix, et ce don musical naturel, qui remplaçait chez lui la méthode par le goût, la puissance et le charme, agirent bientôt sur Sabina d'une manière irrésistible. Des torrents de larmes s'échappèrent de ses yeux, et lorsqu'il revint s'asseoir auprès d'elle, il la trouva si exaltée et si attendrie en même temps, qu'il se sentit comme vaincu lui-même. Il l'entoura de ses bras en lui demandant si elle avait encore peur; elle s'y laissa tomber en lui répondant d'une voix entrecoupée par les larmes: «Non, non, je n'ai plus peur de vous.»

En ce moment leurs lèvres se rencontrèrent; mais aussitôt les pas de Léonce résonnant sous la voûte de l'escalier à peu de distance, les rappelèrent brusquement à eux-mêmes. On distinguait dans la lointain les battements de mains de plusieurs personnes qui, du bord des remparts où elles su promenaient, avaient entendu ce chant admirable planer dans les airs comme la voix du génie des ruines. Elles applaudissaient avec transport l'artiste inconnu dispensateur d'une jouissance si chère aux oreilles italiennes; mais ces applaudissements firent tressaillir Sabina encore plus que l'approche de Léonce. Il lui sembla que c'était comme une ironique fanfare sonnée sur son imminente défaite, et elle eut besoin de constater qu'elle était assise de manière à demeurer, même de très-loin, invisible aux regards curieux, pour se rassurer contre la honte d'une pareille faiblesse.

X.
LO QUE PUEDE UN SASTRE

Nos voyageurs firent le tour des murailles en dehors de la ville, et quand ils arrivèrent à l'auberge du Lion-Blanc, où ils entrèrent par une petite porte donnant sur des jardins, onze heures sonnaient à l'horloge de la place. Un attroupement de bourgeois et d'artisans s'était formé devant la principale entrée de l'hôtellerie, et l'hôte paraissait soutenir une discussion animée.

– Que voulez-vous, Seigneuries? répondit-il aux interrogations de Léonce et de Teverino, en poussant la porte au nez des curieux; les gens de la ville prétendent qu'un grand chanteur est logé dans ma maison, que c'est au moins le signor Rubini, qui, pour se soustraire aux importunités de nos dilettanti, cache son nom et sa présence, et que je suis le complice de son incognito. Les uns veulent absolument qu'il se montre au balcon pour recevoir les félicitations du public qui l'a entendu chanter, il n'y a pas plus d'une demi-heure, du côté des remparts; d'autres parcourent toute la ville, entrent dans tous les cafés, demandant à grands cris le signor Rubini; enfin, je ne sais plus que faire. J'ai eu l'honneur de voir passer plusieurs fois dans ma maison le signor Rubini; je sais bien qu'il n'y est pas.

Cet incident donna à Teverino l'idée d'une facétie en même temps que le désir de tenter une épreuve sur Sabina.

– Écoutez, dit-il à son hôte, je chante passablement, et c'est moi qui tout à l'heure exerçais ma voix du côté de la grande tour. Je suis le marquis de Montefiore. Est-ce que vous ne m'aviez pas encore reconnu?

– J'ai parfaitement reconnu votre illustrissime Seigneurie aussitôt qu'elle est descendue de voiture, répondit l'hôte, incapable d'avouer qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais vu la figure de Teverino; si je ne l'ai pas saluée par son nom, c'est que j'ai craint de trahir l'incognito que les personnes de qualité ont parfois la fantaisie de garder en voyage.

– Eh bien, reprit le prétendu marquis, persévérez dans votre louable discrétion jusqu'à ce que j'aie quitté la ville, et, en récompense, je ne passerai jamais chez vous sans m'arrêter pour y prendre quelque chose. J'ai la fantaisie de me permettre une innocente plaisanterie envers les habitants mélomanes de votre noble cité. Allumez des flambeaux sur la galerie, et annoncez que l'artiste, dont on a entendu la voix, va se rendre aux désirs du bienveillant public.

– Que prétends-tu? lui demanda Léonce, tandis que l'hôte courait exécuter ses ordres, te faire passer pour Rubini?

– Il le peut, dit Sabina avec entraînement.

– Signora, lui répondit l'aventurier en portant la main de lady G… à ses lèvres, en signe de gratitude pour cet éloge, je n'ai pas une pareille prétention, et je veux donner une petite leçon à des auditeurs assez sots pour faire une si grossière méprise; et puis je yeux terminer les plaisirs de votre journée par une comédie qui vous divertira peut-être. Toutes nos chambres donnent sur cette galerie qui longe la place. Tenez-vous dans la vôtre et regardant par la fente de votre porte, et ne me trahissez pas, vous, Léonce, en ayant l'air de me connaître.

Quand tout fut disposé comme l'entendait Teverino Sabina, cachée avec Léonce derrière un rideau, vit paraître, sur la galerie éclairée, un personnage misérable les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l'oeil hagard la démarche traînante, et vêtu de méchants habits beaucoup trop étroits pour lui. Il lui fallut quelques minutes pour reconnaître, sous ce travestissement ridicule, l'élégant Tiberino de Montefiore. Tout était changé, étriqué, appauvri dans son air et dans sa personne. La veste du plus jeune fils de l'hôte bridait sa poitrine et la faisait paraître rentrée, un pantalon court et trop étroit lui allongeait les jambes; ses mains pendaient sans grâce sur ses flancs paresseux; une casquette qu'on eût dit ramassée au coin de la borne, une mauvaise guitare passée en sautoir, un gros bâton de pèlerin, tout lui donnait l'aspect d'un misérable histrion ambulant. Sabina essaya de rire; mais son coeur se serra sans qu'elle pût en apprécier la cause, et Léonce, surpris de ce défi jeté à son indiscrétion, se demanda quelle pouvait être l'audacieuse fantaisie de son complice.

A l'aspect de ce triste personnage, la foule rassemblée au-dessous de la galerie, et qui avait commencé par battre des mains à son approche, changea tout à coup ses cris d'admiration en huées et en sifflets, menaçant d'enfoncer les portes et de rosser l'hôte del Leon-Bianco, pour lui apprendre à se moquer ainsi de ses honorables concitoyens.

– Un petit moment, gracieux public, dit Teverino après avoir apaisé la rumeur par des gestes mêlés d'impertinence et d'humilité, prenez pitié d'un pauvre artiste qui a osé profiter de la circonstance pour vous exhiber ses petits talents. S'il ne réussit pas à vous amuser, il s'offrira lui-même à votre courroux et tendra le dos aux poignées de monnaie dont il vous plaira de l'accabler.

Tout public est capricieux et mobile. Les lazzis de Teverino eurent bientôt adouci celui de la petite ville, et, à défaut du grand chanteur, on consentit à écouter le misérable saltimbanque. Il demanda un sujet d'improvisation et débita plusieurs centaines de vers ronflants avec une emphase burlesque; après quoi il se mit à miauler, à aboyer, à hennir, à contrefaire le cri de divers animaux, a siffler des variations sur un air des rues, et à imiter la voix de pulcinella, le tout avec une facilité merveilleuse, et s'accompagnant en même temps du grattement monotone et discordant de la guitare.

Quand il eut fini, une pluie de gros sous fit résonner le plancher de la galerie, et le public, l'accablant d'applaudissements ironiques, redemanda à grands cris le chanteur merveilleux. C'était un mélange confus de sifflets, de rires et de trépignements d'impatience. De mauvais plaisants demandaient la tête de l'hôte du Lion-Blanc.

– Eh bien, Messieurs, dit Teverino, il faut vous satisfaire; le grand chanteur m'a promis de se faire entendre si je réussissais à vous distraire de lui pendant quelques instants. Ma gageure est gagnée, et je vais lui porter vos hommages empressés.

Là-dessus, Teverino rentra dans sa chambre, et en ressortit bientôt peigné et paré. Seulement, dans l'intervalle, il fit adroitement éteindre une partie des lumières, de façon qu'on ne pouvait plus le voir assez distinctement pour constater que c'était le même homme. Il préluda sur la guitare avec un rare talent et chanta une barcarolle avec tant de charme, que la foule, enthousiasmée, cria bis avec fureur. Il consentit à recommencer, et quand ce fut fini, il se pencha sur la balustrade d'un air de protection aristocratique. Les cris d'enthousiasme firent place à un profond silence. «Amis, dit-il alors avec une distinction d'accent où l'on ne trouvait plus rien de l'emphase de l'histrion, j'ai consenti à me faire entendre, bien que je sois, par ma position, tout à fait indépendant des caprices d'un public de village et de toute espèce de public. Vous faisiez un tel vacarme sous mes fenêtres, qu'il m'était impossible de dormir, et que j'ai été forcé de transiger; mais pour vous punir de votre indiscrétion, je ne chanterai pas davantage, et si vous ne prenez le parti de vous retirer au plus vite dans vos maisons, je vous préviens que vous allez être inondés par les pompes à incendie que j'ai fait venir dans cet hôtel, et qui sont prêtes à fonctionner au premier cri de révolte.»

La foule, épouvantée, se dispersa en un clin d'oeil, persuadée qu'elle venait d'impatienter quelque haut personnage, et, dans son humble gratitude, on l'entendit battre des mains en se retirant à travers les rues.

Une demi-heure après, tout était silencieux dans la ville, et tout le monde couché à l'hôtel du Lion-Blanc, excepté Savina et Teverino qui causaient encore, penchés sur la balustrade de la galerie, commentant cette dernière aventure, et riant avec précaution, de peur d'éveiller leurs compagnons de voyage.

– Voyez ce que c'est que le préjugé, disait le bohémien. Cette foule imbécile ne se doute pas qu'elle a sifflé et applaudi le même homme.

– Faut-il vous avouer, marquis, répondit Sabina, que j'y aurais été trompée la première, si vous ne m'eussiez avertie?

– Bien vrai, Signora? Je suis heureux de vous avoir procuré un peu d'amusement.

– Je ne sais pas si je peux vous remercier de l'intention. La scène était bizarre, plaisante peut-être, et pourtant elle m'a fait mal.

– Nous y voilà, pensa Teverino; et il pria lady G… de s'expliquer.

– Quoi! vous ne comprenez pas, lui dit-elle d'une voix émue, qu'il est pénible de voir travestir la noblesse et la beauté?

– J'étais donc bien laid sous ces méchants habits? reprit-il moins touché du compliment que Sabina ne devait s'y attendre, après ce qui s'était passé entre eux.

– Je ne dis pas cela, répliqua-t-elle d'un ton moins tendre; mais toute l'élégance de vos manières ayant disparu, et toute la dignité de votre personne ayant fait place à je ne sais quoi de cynique et de honteux, je souffrais de vous voir ainsi, et je ne pouvais me persuader que ce fût vous!

 

– Et c'était moi, pourtant, c'était bien moi!..

– Non, marquis, c'était le personnage que vous vouliez représenter, et ce personnage n'avait rien de vous.

– Mes manières et mon langage étaient affectés, j'en conviens; mais enfin c'était toujours ma figure, ma voix, mon esprit, mon coeur, ma personne, mon être, en un mot, qui se cachaient sous ces apparences. J'avais donc entièrement disparu à vos yeux? Cela est étrange!

– Ce que je trouve étrange, c'est que vous vous étonniez de ma stupeur. Les manières et le langage sont l'expression de l'esprit et du caractère, et l'être moral semble se transformer quand l'être extérieur se décompose.

– Et les habits y sont pour beaucoup aussi, dit Teverino avec une philosophique ironie.

– Les habits? dites-vous? Je ne crois pas.

– Si fait; pensez-y bien, Signora. Je suppose que je me présente de nouveau devant vous avec les habits râpés et mesquins du fils de notre hôte… supposons même que je sois ce fils, qui est, je crois, garde forestier ou employé à la gabelle…

– Où voulez-vous donc en venir? Achevez.

– Eh bien! je suppose que, conservant ma figure, mon coeur et mon esprit tels que Dieu les a faits, je vous apparaisse pour la première fois pauvrement accoutré et appartenant tout de bon à une condition très-humble…

– Votre supposition n'a pas le sens commun: on ne trouve guère dans ces races obscures le cachet de noblesse et de grâce qui vous distingue.

– Guère, c'est possible; mais enfin cela se trouve quelquefois. Il y a des dons naturels que Dieu semble avoir départis à de pauvres hères, comme pour railler les prétentions de l'aristocratie.

– Vous voilà dans les idées de Léonce; je ne les discute pas; mais ce que je puis vous répondre, c'est que de tels dons ont une rapide influence sur l'existence et la condition de celui qui les possède. Un pauvre hère, comme vous dites, lorsqu'il se sent investi providentiellement de l'intelligence et de la beauté, transforme activement le milieu fâcheux où le caprice du sort l'a jeté; il se fraie une route nouvelle; il aspire sans cesse à l'élégance de la vie, aux nobles occupations, aux jouissances de l'esprit, aux privilèges de la beauté, et il se place bientôt au rang qui semblait lui être dû.

– Il est très-vrai qu'il y aspire fortement, reprit Teverino, et très-vrai encore qu'il y arrive quelquefois; mais il est plus vrai encore de dire qu'il échoue la plupart du temps, parce que la société ne le seconde pas; parce que les préjugés le repoussent, parce qu'enfin il n'a pas contracté dans sa jeunesse l'habitude de se complaire dans la contrainte, et que son éducation première le ramène sans cesse vers l'insouciance, ennemie de la lutte et de l'esclavage.

– Eh bien! ce que vous dites là donne tort à votre premier raisonnement. Les habits ne prouvent donc rien, mais bien les habitudes, c'est-à-dire le langage et les manières.

– Habits, langage et manières, tout cela fait partie des habitudes de la vie: c'en est l'expression; et la condition de l'homme pauvre et obscur est la chose la plus significative pour le vulgaire; mais ce sont là des habitudes pour ainsi dire extérieures, et l'être moral n'en a pas moins de prix devant Dieu.

– Je ne conçois rien à de telles distinctions, marquis! Dans votre bouche, c'est un raisonnement généreux et désintéressé; mais dans la bouche du personnage que vous vous amusiez tout à l'heure à représenter, ce seraient d'insolentes et vaines prétentions. La philanthropie vous égare; l'être moral ne peut se détacher ainsi de l'être extérieur. Là où le langage est ridicule, les habitudes grossières, le désordre habituel, la mine impertinente et le métier ignoble, pouvez-vous espérer de découvrir un grand coeur et un grand esprit?

– Cela se pourrait, Madame; je persiste à le croire, malgré votre dédain pour la misère.

– Ne me calomniez pas. Il est une misère que je plains et respecte: c'est celle de l'infirme, de l'ignorant, du faible, de tous ces êtres que le malheur de leur race jette à demi morts, physiquement ou moralement, dans le grand combat de la vie. Étiolés de corps ou d'esprit avant d'avoir pu se développer, ces malheureux sont bien les victimes du hasard, et nous nous devons de les plaindre et de les secourir; mais celui qui pouvait et qui n'a pas voulu est coupable, et ce n'est pas injustement que la société le repousse et l'abandonne.

– Soit, dit Teverino avec un mélange de hauteur et de bonté. Il faudrait être Dieu pour lire dans son coeur et pour savoir si, alors, il ne trouve pas en lui-même des consolations que le monde ignore; si, entre la suprême bonté et lui, il ne s'établit pas un commerce plus pur et plus doux que toutes les sympathies humaines et que toutes les protections sociales. Je me figure, moi, que les dons de Dieu servent toujours à quelque chose, et que les derniers sur la terre ne seront pas les derniers dans son royaume. Quelqu'un l'a dit autrefois… Mais je m'aperçois que je tourne à la prédication et que j'empiète sur les droits de notre bon curé. Je dois me contenter de vous avoir montré que je savais jouer la comédie. On m'a toujours dit que j'étais né comédien, et pourtant j'ai un coeur sincère qui m'a toujours entraîné contrairement aux lois de la prudence.

– Allons, vous êtes un mime incroyable, dit Sabina, et vous vous êtes tiré de cette farce italienne comme l'eût fait un écolier facétieux en vacances. J'admire l'enjouement et la jeunesse de votre caractère, et pourtant je vous avoue que j'en suis un peu effrayée.

– Vous me croyez frivole?

– Non, mais mobile et insouciant peut-être!

– En ce cas, vous ne me jugez pas perfide et dissimulé, malgré mon art pour les travestissements?

– Non, à coup sûr.

– Eh bien, j'aime mieux cela que d'être pris pour un hypocrite.

– Vous est-il donc indifférent d'inspirer un autre genre de méfiance?

– Je pourrais si aisément les vaincre tous qu'aucun ne m'inquiète. Mais comme on ne me mettra point à l'épreuve, je n'ai que faire de me disculper, n'est-il pas vrai, belle Sabina? Je serais ici un grand fat, si j'entreprenais de me faire apprécier.

– N'êtes-vous point jaloux d'estime et d'amitié?

– Estime et amitié! paroles françaises que nous ne comprenons guère, nous autres Italiens, entre une belle femme et un jeune homme. Moins subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait du vrai sentiment que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre estime et votre amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et auxquelles je préférerais le dédain et la haine.

– Expliquez cela.

– Comment et pourquoi n'aimez-vous point Léonce, cet homme excellent et charmant, qui vous aime avec passion?

– Il ne m'aime pas du tout, et voilà le secret de mon indifférence. Or, faut-il haïr et dédaigner un homme aussi accompli, parce qu'il n'est pas amoureux de moi? Ne dois-je pas dépouiller ici ma vanité de femme et rendre justice à son noble caractère et à son grand esprit, en lui vouant une affection plus tranquile et plus durable que l'amour?

– A la manière dont vous parlez de l'amour, on dirait que vous ne l'avez jamais connu, Signora. Une Italienne n'aurait pas tant de délicatesse et de générosité; elle mépriserait tout simplement, et tiendrait pour son ennemi l'homme capable de vivre avec elle dans cette espèce d'intimité grossière et offensante, que vous nommez amitié. Eh! tenez, Signora, de quelque race qu'elle soit, une femme est toujours femme avant tout. L'instinct de la vérité est plus puissant sur elle que les lois de la convenance et du bon goût. Votre amitié, c'est-à-dire votre dédain pour mon noble ami, ne repose que sur une erreur. Vous ne vous apercevez pas de son amour, – Estime et amitié! paroles françaises que nous ne comprenons guère, nous autres Italiens, entre une belle femme et un jeune homme. Moins subtils et plus passionnés, nous allons droit au fait du vrai sentiment que nous pouvons éprouver. Je vous confesse que votre estime et votre amitié pour Léonce sont choses que je n'envie pas, et auxquelles je préférerais le dédain et la haine.