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Légendes rustiques

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La Grand'bête

Les enfants du père Germain revenaient chargés de fagots qu'ils avaient dérobés. Au sortir des tailles de Champeaux, ils entendirent tous les oiseaux du bois crier à la fois, et virent une bête qui était faite comme un veau, tout comme un lièvre aussi. C'était la grand'bête.

Maurice SAND.

Sous les noms de bigorne, de chien blanc, de bête navette, de vache au diable, de piterne, de taranne, etc., etc., un animal fabuleux se promène, de temps immémorial, dans les campagnes et pénètre même dans les habitations, on ne sait plus dans quel dessein, tant on lui fait bonne guerre pour le repousser, dès que sa présence est signalée dans une localité.

Dans nos provinces du centre, ce que l'on raconte de la Grand'bête s'accorde particulièrement avec ce qui est dit de la Taranne dans les provinces du nord. C'est le plus souvent une chienne de la taille d'une génisse. Les enfants et les femmes, qui ont l'imagination vive, lui ont bien vu des cornes, des yeux de feu, et l'assemblage hétérogène des formes de divers animaux; mais les gens calmes et clairvoyants ont décidé, en dernier ressort, que c'est une levrette, et tant de ces personnes sages l'on vue, qu'il faut bien adopter cette version la plus accréditée.

De toutes les antiques superstitions, celle-ci est la moins effacée. La Grand'bête a fait sa dernière apparition dans nos environs, il n'y a pas plus de cinq ou six ans, et il n'est pas prouvé qu'elle soit décidée à ne plus reparaître.

Dans mon enfance, j'allais souvent me promener, les soirs d'été, à une métairie appartenant à ma grand'mère et située dans les terres, à une demi-lieue de chez nous. Cette métairie a été longtemps le théâtre des grands sorcelages et des apparitions les mieux conditionnés. Je n'oublierai jamais une soirée où l'orage nous avait retenus, mon frère et moi, jusqu'à la grand'nuit, c'est-à-dire entre neuf et dix heures du soir. J'avais une dizaine d'années, mon frère avait quinze ans et faisait le brave. Quant à moi, je le confesse, j'avais grand'peur: la bête avait paru la veille, disait-on, autour de la ferme, et manquablement, c'est-à-dire infailliblement, elle allait reparaître dès que je jour aurait pris fin.

Je crois toujours voir les apprêts du combat. Les hommes s'armant de fourches de fer et de bâtons; le métayer prenant, au manteau de la cheminée, et chargeant de balles bénites son long fusil à un seul canon; sa vieille mère faisant ranger les enfants au fond de la chambre, entre les deux lits de serge jaune, et se mettant elle-même en prières avec ses brus et ses servantes, devant une image coloriée qui représentait je ne sais plus quel général de l'Empire que l'on prenait là pour un bon saint, les colporteurs de cette époque vendant n'importe quoi, comme figures de dévotion aux paysans.

Et puis, on ferma les portes et fenêtres, et on accota les battants; et, comme les petits enfants criaient, on les gourmanda et on les menaça de les mettre dehors s'ils ne se taisaient. Il fallait écouter l'approche de la bête. Les chiens qu'on laissait dehors ne manqueraient pas de hurler et les bœufs de bremer (de mugir) dans l'étable. En fait, les chiens aboyaient et se démenaient déjà à la vue de tous ces préparatifs. Les animaux comprennent très bien les sentiments intérieurs qui agitent une famille; les voix effrayées, les physionomies troublées, semblent leur révéler la cause du mouvement insolite qui se fait dans la maison.

Les gens de la ferme prétendaient que les animaux se rappelaient très bien, d'une année à l'autre, l'apparition des années précédentes et qu'ils avaient la révélation instinctive du mal que la bête pouvait leur faire. Aussi ne se jetaient-ils jamais sur elle et refusaient-ils de la poursuivre. De son côté, il était sans exemple qu'elle les eût mordus. Mais son souffle ou son influence les faisait périr, et jamais elle n'avait visité la métairie sans qu'il ne se déclarât, à la suite, une mortalité de bestiaux7.

Il semblait donc que les personnes fussent à l'abri de tout danger, car la bête n'attaque pas et fuit à la moindre hostilité. Mais tout ce qui se présente avec un caractère surnaturel, ébranle l'imagination des paysans et des enfants, plus que le danger palpable. Certes, l'attaque d'une bande de loups affamés nous eût moins épouvantés que l'éventualité de la visite de ce fantôme.

Pourtant j'eus comme un regret et une déception quand, au lieu de la bête, arriva notre précepteur qui, s'inquiétant pour mon frère et moi, de la nuit et de l'orage, venait nous chercher, sans autre arme qu'un parapluie. Il se moqua beaucoup de la bête blanche et des préparatifs du combat. Il nous emmena en riant, et nous n'eûmes plus, hélas, ni peur ni espoir de voir cette fameuse bête, à laquelle nous avions cru pendant une heure.

J'ai à mon service un bon et honnête paysan, de trente-cinq ans environ, c'est-à-dire né sur le déclin de ces croyances dans le pays. Sincère, robuste et courageux, il a été laboureur dans cette métairie de l'Aunière, hantée, de temps immémorial, par tous les diables des légendes rustiques. Je lui demande s'il y a jamais vu quelque chose d'extraordinaire. Il commence par dire que non. Mais, comme il ne sait pas mentir, je vois bien qu'il craint d'être rallié et qu'il lui en coûte de répondre. J'insiste sans affectation et, peu à peu, il me raconte ce qui va suivre.

«J'ai vu, dit-il, bien des choses dont je n'ai pas été épeuré, mais que personne ne peut m'ôter de la mémoire. J'avais une vingtaine d'année quand je fus en moisson pour la première fois à l'Aunière. Nous étions dix-huit à moissonner et nous soupions dehors devant la porte, du logis à cause de la grand'chaud. Après souper, nous nous en allions coucher à la paille, quand un de nous s'en retourne au devant de la maison, pour chercher son couteau qu'il avait perdu. Il s'en revint, toujours criant, et étant tous sortis de la grange, tous les dix-huit, et moi comme les autres, avons vu la levrette couchée tout au long sur la table où nous avions soupé. Sitôt qu'elle nous vit, elle fit un saut de plus de vingt pieds en l'air et se sauva à travers champs. Et nous de la galoper et de la voir courir et sauter tout le long des buissons, où elle disparut tout d'un coup, et où personne ne trouva ni elle ni marque de son corps. Les chiens ne voulurent jamais nous suivre ni seulement flairer du côté. Ils ne firent que trembler et hurler dans la cour. A présent, ajoute-t-il, si vous me demandez comment la bête était faite, je vous dirai que je ne l'ai vue qu'à la brune et qu'elle m'a paru toute blanche. Vous dire que c'était une levrette, je ne saurais; mais ça ressemblait à une levrette plus qu'à toute autre bête que j'aie jamais vue et, pour la grandeur, ça paraissait long, long, avec des jambes fines qui sautaient comme jamais je n'aurais cru qu'une bête pût sauter.»

Ce qu'il y a de sûr, c'est que le fermier de l'Aunière, le gros Martinet, perdit tant de bestiau, cette année-là, qu'il se mit dans l'idée de devenir médecin, afin de les guérir lui-même et de conjurer les sorts qu'on lui faisait, par d'autres sorts plus savants, et il s'en fut consulter le grand médecin qu'on appelle le sabotier du Bourg-Dieu, à plus de huit lieues d'ici. Quand il parla au sabotier pour la première fois, celui-ci lui dit: "Vous me venez quérir pour un bœuf malade qui s'appelle Chauvet, et vous avez en votre étable quatre paires de bœufs dont je vas vous dire tous les noms, tous les âges, toutes les couleurs."

Qui fut bien étonné? Ce fut Martinet qui s'entendit raconter et nommer tout ce qu'il avait de bestiaux, encore que jamais le grand sabotier ne fut venu au pays de chez nous.

– Allez-vous en à votre logis, qu'il lui dit, vous trouverez le bœuf Chauvet debout et sauvé. Mais, par malheur, son camarade Racinieux, que vous avez laissé en bonne santé, sera crevé quand vous rentrerez à la maison.

– Et ne pouvez-vous l'empêcher? dit Martinet.

– Non, il est trop tard. La mauvaise bête aura passé chez vous?

– C'est la vérité: ne pouvez-vous m'enseigner le moyen de purger mon bestiau de sa mauvaise air?

– Voire! fit le sorcier; mais il faudra que j'aille chez vous.

Ils vinrent à cheval, tous les deux et comme, dans ce temps-là, j'étais valet à la maison, j'entendis Martinet dire en arrivant:

– Vous avez donc encavé Racinieux à ce matin?

– Par malheur, oui, notre maître, que je lui dis: comment donc que vous savez ça?

– Et Chauvet mange de bon appétit, à cette heure?

C'était la vérité, tout comme le sabotier l'avait connaissu. Le bœuf malade était guéri; son camarade qui, au départ du maître, ne se sentait de rien, était crevé et encavé.

Alors Martinet voyant le grand talent du sabotier, le retint à la maison huit jours durant, et apprit de lui le sorcelage. Ils ne se couchaient point de toute la nuit, et s'en allaient dans les champs et sur les chemins, et on entendait des voix qu'on ne connaissait point et un sabat abominable.

Et le sabotier nous mena tous de jour dans le patural des bœufs et nous fit voir la chose qui leur donnait des maladies. C'était un crapaud que celui que l'on avait vu en levrette blanche avait arrangé avec des charmes et des empoisonnements sous une motte de gazon. Et quand les bœufs passaient à côté, ils commençaient de souffler et de maigrir.

 

Alors Martinet devint grand savant, comme chacun sait. Il eut les plus beaux élèves du pays et fut appelé comme médecin dans tout le canton. C'est comme ça et non autrement qu'il a pu vous payer sa ferme et se retirer du grand dommage où les mauvaises choses l'avaient mis.

Seulement, Martinet eut des ennuis de sa femme qui ne voulait point qu'il se donnât au sorcelage et qui faisait mauvaise mine au grand sabotier. Un jour, il quitta la maison en disant à Martinet: "Si l'affaire que nous avons ensemble tourne bien, je vous le ferai assavoir demain matin, d'une manière que vous comprendrez, vous tout seul." Et, de vrai, le lendemain matin, comme nous étions à manger la soupe, il se fit un grand air de vent qui donna une bouffée dont la maison trembla, et un coq noir entra dans la chambre et se jeta dans le feu où il fut tout brûlé en un instant. La femme du logis voulait sauver le coq, mais Martinet la retint par le bras en lui disant: "N'y touché pas!" et elle en resta toute apeurée. De même qu'une autrefois, comme le sabotier était là, et qu'elle venait de tirer ses vaches, son lait devint tout noir et on fut obligé de le jeter. Dont elle pleura, maudissant le sabotier. Mais son mari lui dit: "Rends-toi à lui, et une autre fois, offre-lui de ton lait, de ton fromage et de tout ce qui est ici." Ce qu'elle fit par la suite avec grande crainte et honnêteté.

Voilà comment la grand'bête a été chassée de la métairie et aussi l'homme sans tête, qui se promenait à côté sur le vieux chemin de Verneuil, et la chasse à baudet qui passait si souvent au-dessus de la maison. Seulement, Martinet a eu bien des peines dans son corps pour soumettre toutes ces mauvaises choses. Il a été souvent battu par les follets et ils lui ont enlevé de la tête et fait perdre plus de dix chapeaux et bonnets. Et, enfin, il a eu le mal d'yeux bien souvent, à cause de la boule de feu qui se mettait devant lui en voyage sur le cou de sa jument8

Les trois hommes de pierre

On prétend que certains individus de cette race stupide, crient aux passants attardés: Veux-tu des bras? veux-tu des bras? Si on a l'imprudence de leur répondre: Oui, ils reprennent: Donne-nous tes jambes! Et comme ils sont charmeurs, on reste là tant qu'il leur plaît. Un malin que la frayeur avait jeté à la renverse, eut l'esprit de leur dire: Prenez mes jambes, si vous voulez; elles sont mortes.– Ils ne surent point répliquer, et l'homme put se sauver de leur charme.

Maurice SAND.

Dans la région de l'Indre qui touche à la Creuse, la nature change d'aspect, les vallons s'enfouissent, les plateaux s'élèvent, la végétation prend de l'essor, les eaux se précipitent, les talus profonds se hérissent de rochers. Les traditions et les légendes sont pourtant plus rares dans cette région pittoresque que dans nos plaines; mais elles sont généralement tristes, et, sauf ce qui se rapporte à Gargantua, je n'ai pas trouvé par là ce fonds d'humour berrichonne qui mêle souvent l'ironie aux terreurs du monde fantastique.

J'ai nommé Gargantua, et, à ce propos, je demanderai aux érudits si, avant la publication du livre (c'est ainsi, je crois, qu'on disait du temps de Rabelais pour désigner le grand, le seul, le délirant succès littéraire de l'époque), il n'y avait pas, dans les provinces, une légende populaire de Gargantua, dont le grand satirique se serait emparé, comme Goethe de la légende de Faust, et comme Molière de la légende de la Statue du Commandeur. Cette locution des enthousiastes contemporains de Rabelais, le livre, était-elle uniquement une formule d'admiration exclusive? Ne signifiait-elle pas aussi une distinction à établir entre le poème éclatant et la légende obscure? Les ogres remis à la mode par Perrault sont bien les mêmes géants que la chevalerie pourfendait au moyen-âge. Gargantua ne serait-il pas de la même famille, et son nom n'aurait-il pas été ramassé par l'auteur de Pantagruel parmi d'autres types populaires aujourd'hui oubliés pour n'avoir existé que dans les contes de la veillée, de nos ancêtres?

En Berry, où aucune tradition historique n'est restée dans la mémoire des paysans, sinon à l'état de mythe, on est très surpris de retrouver une sorte d'histoire locale très précise de Gargantua tout à fait en dehors du poème de Rabelais, bien que dans la même couleur. A Montlevic, une petite éminence isolée dans la plaine a été formée par le pied de Gargantua. Fourvoyé dans nos terres argileuses, le géant secoua son sabot en ce lieu, et y laissa une colline.

Sur la Creuse, aux limites du Berry, on retrouve Gargantua9 enjambant le vaste et magnifique ravin où la rivière s'engouffre, entre le clocher du Pin et celui de Ceaulmont, planté sur les bords escarpés de l'abîme. Un bac rempli de moines vint à passer entre les jambes du géant. Il crut voir filer une truite, se baissa, prit l'embarcation entre deux doigts, avala le tout, trouva les moines gros et gras, mais rejeta le bateau en se plaignant de l'arête du poisson.

Ceux qui vous racontent ces choses n'ont certes jamais lu le livre, et pas plus qu'eux leurs aïeux n'ont su son existence. Le nom de Rabelais leur est aussi inconnu que ceux de Pantagruel et de Panurge. Le frère Jean des Entomeures, ce type si populaire par sa nature et son langage, n'est pas arrivé davantage à la popularité de fait. Ces personnages sont l'œuvre du poète; mais je croirais que Gargantua est l'œuvre du peuple et que, comme tous les grands créateurs, Rabelais a pris son bien où il l'a trouvé.

Les superstitions des villages et des chaumières de la Creuse, dans le bas Berry, admettent donc les géants, qui, par opposition, tiennent peu de place dans les chroniques du haut pays. Le haut pays est découvert et ondulé; le bas pays, raviné et encaissé, est assis sur la roche qui sert de contre-forts aux escarpements du terrain. Ces roches micaschisteuses, de formes bizarres, prennent volontiers l'aspect de figures gigantesques; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles paraissent risibles au pêcheur de mauvaise foi qui va, durant la nuit, lever les nasses de ses confrères. Ce n'est pas le joyeux Gargantua qui lui apparaît: ce sont les trois hommes de pierre, que dans le jour, il appelait les rochers du moine, et qu'il voyait sans frayeur se mirer debout et immobiles sur le bord de l'eau transparente.

Une nuit, Chauvat, du moulin d'en bas, les vit remuer, descendre de leur immense piédestal et se promener sur le rivage en gesticulant; mais quels horribles gestes, et quelle marche terrifiante! Ils ne paraissaient avoir ni pieds ni jambes, et pourtant ils allaient plus vite que les eaux de la Creuse, et les cailloux broyés criaient sous leur poids. Il s'enfuit jusqu'à sa maison et s'y barricada de son mieux; mais les hommes de pierre l'avaient suivi, et comme c'était un mécréant qui ne songea point à se recommander à Dieu, le plus petit de ces colosses appuya son coude sur le pignon de la maison qui s'écrasa comme une motte de beurre.

Chauvat épouvanté, se sauva dans sa grange; mais le second des hommes de pierre y posa la main et la fendit en quatre comme si c'eût été une vieille huguenote en terre de Bazaiges.

Chauvat eut le temps de se sauver et il se réfugia sur la grande écluse qui coupe la rivière en biais d'un bord à l'autre. Là il se crut sauvé; mais les trois hommes de pierre prirent ce chemin pour s'en retourner à leur place ordinaire sur l'autre rive, et il se vit forcé de rester là, ou de se jeter dans la rivière qui est très profonde de chaque côté de l'écluse; car de courir plus vite que les géants n'avançaient, il n'y fallait point songer.

Il se rangea et se fit tout petit, n'osant souffler, couché de son long au ras de la chaussée, espérant que ces méchants blocs ne l'apercevraient point. Le premier passa; puis vint le second qui passa aussi. Chauvat commençait à respirer. Enfin vint le troisième, qui était, de beaucoup, le plus grand et le plus lourd, et qui fit mine de passer de même que les autres. Mais la chaussée était glissante et l'homme de pierre glissa.

Par bonheur, Chauvat se ressouvint enfin de son baptême, et fit le signe de la croix en demandant l'assistance du ciel. L'homme de pierre trébucha et ne tomba point, sans quoi le pauvre pêcheur eût été écrasé comme une coquille d'œuf.

Les retournants sont, dans cette même partie du Berry, des hôtes très nombreux. Il est peu de maison qui ne soit hantée de quelque âme en peine. La Creuse, noire et rapide en certains endroits profonds, où elle coule sans obstacle, entraîne et charrie les esprits plaintifs des gens qui ont trouvé la mort dans ses flots. La nuit, on entend des cris déchirants; ce sont les noyés qui se lamentent et demandent des prières. Ailleurs, elle écume et gronde dans les rochers; on entend là les imprécations de ceux qui sont damnés sans rémission.

Le mot de retournant est bien l'équivalent de celui de revenant. Cependant quelques vieilles femmes vous diront que les âmes des suicidés (les noyés volontaires) sont condamnées à l'éternel travail de retourner les grosses pierres qui encombrent le lit des torrents. Au milieu d'une cascade de la Creuse, une de ces roches noires offre tellement la figure d'une barque échouée, que de loin, on s'y trompe. C'est une pierre retournée: on vous assure qu'elle est blanche en-dessous, et qu'elle a été amenée là de bien loin, par ceux qui retournent.

Ces légendes se rattachent, sans doute, au lugubre souvenir des désastres causés par les crues subites et terribles de la rivière. En 1845, une trombe de pluie gonfla si subitement les affluents torrentueux de la Creuse qui est, elle-même, en cet endroit, un torrent redoutable, que l'eau monta, dit-on, de plus de cent pieds, apportant toute une forêt récemment abattue sur ses rives. Aux approches de l'unique pont de la contrée, la forêt voyageuse s'arrêta deux heures, prise et serrée entre les deux rives à pic, et, à cette masse, vinrent se joindre d'autres masses de toits, de bateaux, de barrières et de débris de toute sorte, si bien que les enfants, qui ne doutent de rien, passaient d'une rive à l'autre, à pied sec sur cette montagne flottante, au-dessus des vagues en fureur. Tout-à-coup la montagne se précipita, emportant le pont qui l'avait retenue et balayant tout sur son passage, maisons, troupeaux, cultures et passants.

Pourtant le souvenir de ce désastre n'a pas suffi à peupler d'âmes en peine les bords et les îlots de la terrible rivière. Il s'y joint la tradition vague d'un combat de faux-saulniers contre les gens de la gabelle, au temps où les seigneurs et les bourgeois conduisaient, dans les sentiers escarpés, leurs mulets chargés de sel de contrebande. L'histoire du Berry ne dit rien de cette bataille. Les vieux paysans l'ont entendue raconter à leurs pères, qui la tenaient de leurs grands-pères. Beaucoup de gens, disent-ils, y périrent, et furent précipités des rochers dans la Creuse. C'est pourquoi l'on entend, dans les mauvaises nuits, des voix que personne ne connaît et qui crient sans relâche: Au sel! au sel! A ce cri, tous les mulets des pâturages voisins s'enfuient, les oreilles couchées et la queue entre les jambes, comme si le diable était après eux.

Dans cette même région, la croyance au grand serpent se réveille de temps à autre. On se soucie peu des milliers de vipères qui vivent dans les rochers et qui, dit-on, n'ont jamais fait de mal à personne; mais le serpent de quarante pieds de longueur et qui a la tête faite comme un homme, est celui dont on se préoccupe. C'est probablement le même qui, dans les temps anciens, mangea trois prisonniers dans le cachot de la grosse tour de Châteaubrun. Depuis, il s'est montré plusieurs fois, et l'année dernière, 1857, tout le pays était en émoi, parce qu'une bergère l'avait vu dans un buisson. Plus de cinquante chasseurs étaient sur pied pour le chercher; mais, comme de coutume, on ne le trouva point.

 
7On verra, plus tard, une certaine analogie entre cette croyance et celle du Chien de Monthulé.
8George Sand: Légendes rustiques (A. Morel et Cie, 1858).
9En Normandie, Mlle Amélie Bosquet nous apprend qu'on le retrouve à chaque pas et même sous le nom peut-être celtique de Gerguintua.