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Le meunier d'Angibault

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III.
LE MENDIANT

Ce fut bien pis lorsqu'on sortit des sables pour descendre dans les terres grasses et fortes de la Vallée-Noire. Aux lisières de ce plateau stérile, madame de Blanchemont avait admiré l'immense et admirable paysage qui se déroulait sous ses pieds pour se relever jusqu'aux cieux en plusieurs zones d'horizons boisés d'un violet pâle, coupé de bandes d'or par les rayons du couchant. Il n'est guère de plus beaux sites en France. La végétation, vue en détail, n'y est pourtant pas d'une grande vigueur. Aucun grand fleuve ne sillonne ces campagnes où le soleil ne se mire dans aucun toit d'ardoise. Point de montagnes pittoresques, rien de frappant, rien d'extraordinaire dans cette nature paisible; mais un développement grandiose de terres cultivées, un morcellement infini de champs, de prairies, de taillis et de larges chemins communaux offrant la variété des formes et des nuances, dans une harmonie générale de verdure sombre tirant sur le bleu; un pêle-mêle de clôtures plantureuses, de chaumines cachées sous les vergers, de rideaux de peupliers, de pacages touffus dans les profondeurs; des champs plus pâles et des haies plus claires sur les plateaux faisant ressortir les masses voisines; enfin, un accord et un ensemble remarquables sur une étendue de cinquante lieues carrées, que du haut des chaumières de Labreuil ou de Corlay on embrasse d'un seul regard.

Mais notre voyageuse eut bientôt perdu de vue ce magnifique panorama. Une fois engagée dans les versants de la Vallée-Noire, on change de spectacle. Descendant et gravissant tour à tour des chemins encaissés de buissons élevés, on ne côtoie point de précipices, mais ces chemins sont des précipices eux-mêmes. Le soleil, en s'abaissant derrière les arbres, leur donne une physionomie particulière étrangement gracieuse et sauvage. Ce sont des fuyants mystérieux sous d'épais ombrages, des traînes d'un vert d'émeraude qui conduisent à des impasses ou à des mares stagnantes, des tournants rapides qu'on ne peut plus remonter quand on les a descendus en voiture, enfin, un enchantement continuel pour l'imagination, avec des dangers très-réels cour ceux qui vont, à l'aventure, essayer, autrement qu'à pied, et tout au plus à cheval, ces détours séduisants, capricieux et perfides.

Tant que le soleil fut sur l'horizon, l'automédon aux crins roux se tira assez bien d'affaire. Il suivit le chemin le plus battu, et par conséquent le plus rude, mais aussi le plus sûr. Il traversa deux ou trois ruisseaux en s'attachant aux traces de roues de charrettes empreintes sur les rives. Mais quand le soleil fut couché, la nuit se fit vite dans ces chemins creux, et le dernier paysan auquel on s'adressa répondit d'un air d'insouciance:

– Marchez! marchez! vous n'avez plus qu'une petite lieue, et le chemin est toujours bon.

Or, c'était le sixième paysan qui, depuis environ deux heures, annonçait qu'on n'avait plus qu'une petite lieue à faire, et ce chemin, toujours si bon, était tel que le cheval était exténué, et les voyageurs au bout de leur patience. Marcelle elle-même commençait à craindre de verser; car si le patachon et son bidet choisissaient en plein jour leur passage avec beaucoup d'adresse, il était impossible, qu'en pleine nuit, ils pussent éviter ces fausses voies que la coupure inégale des terrains rend aussi dangereuses que pittoresques, et qui, en s'interrompant tout à coup, vous exposent à un saut de dix ou douze pieds à pic. Le gamin n'avait jamais pénétré aussi avant dans la Vallée-Noire; il s'impatientait, jurait comme un possédé chaque fois qu'il était forcé de retourner sur ses pas pour reprendre la voie; il se plaignait de la soif, de la faim, se lamentait sur la fatigue de son cheval, tout en le rouant de coups, et se donnait des airs de citadin pour vouer à tous les diables ce pays sauvage et ses stupides habitants.

Plus d'une fois, voyant le chemin rapide, mais sec, Marcelle et ses gens avaient mis pied à terre; mais on ne pouvait marcher cinq minutes sans arriver à un de ces fonds où le chemin se resserre et se trouve entièrement occupé par une source à fleur de terre, sans écoulement, et formant une mare liquide impossible à franchir à pied pour une femme délicate. La Parisienne Suzette aimait mieux verser, disait-elle, que de laisser sa chaussure dans ces bourbiers, et Lapierre, qui avait passé sa vie en escarpins sur des parquets bien luisants, était tellement gauche et démoralisé, que madame de Blanchemont n'osait plus lui laisser porter son fils.

Le réponse ordinaire dû paysan, quand on lui demande n'importe quel chemin, c'est de vous dire: Marchez tout droit, toujours tout droit. C'est tout simplement une facétie, une espèce de calembour qui signifie qu'on doit marcher sur ses jambes, car il n'y a pas un seul chemin tout droit dans la Vallée-Noire. Les nombreux ravins de l'Indre, de la Vauvre, de la Couarde2, du Gourdon et de cent autres moindres ruisseaux qui changent de nom dans leur cours, et qui n'ont jamais été avilis sous le joug d'aucun pont ni chaussée, vous forcent à mille détours pour chercher un endroit guéable, de sorte que vous êtes souvent obligé de tourner le dos au lieu vers lequel vous vous dirigez.

Arrivés à un carrefour surmonté d'une croix, endroit sinistre que l'imagination des paysans peuple toujours de démons, de sorciers et d'animaux fantastiques, nos voyageurs embarrassés s'adressèrent à un mendiant qui, assis sur la pierre des morts3, leur criait d'une voix monotone: «Ames charitables, ayez pitié d'un pauvre malheureux!»

La grande taille voûtée de cet homme très-vieux, mais encore robuste, et armé d'un bâton énorme, avait un aspect peu rassurant, dans le cas d'une attaque seul à seul. On ne distinguait pas bien ses traits sévères, mais il y avait, dans l'inflexion de sa voix rauque, quelque chose de plus impérieux que suppliant. Son attitude triste et ses haillons immondes contrastaient avec l'intention évidemment facétieuse qui lui faisait porter un vieux bouquet et un ruban fané à son chapeau.

– Mon ami, lui dit Marcelle en lui donnant une pièce d'argent, indiquez-nous le chemin de Blanchemont, si vous le connaissez.

Au lieu de lui répondre, le mendiant continua gravement à prononcer à haute voix un Ave Maria en latin, qu'il avait entamé à son intention.

– Répondez donc, lui dit Lapierre, vous marmotterez vos patenôtres après.

Le mendiant tourna la tête vers le laquais d'un air de mépris, et continua son oraison.

– Ne parlez pas à cet homme-là, dit le patachon, c'est un vieux gueux qui bat la campagne et qui ne sait jamais où il va; on le rencontre partout, et nulle part on ne le trouve dans son bon sens.

– Le chemin de Blanchemont? dit enfin le mendiant lorsqu'il eut achevé sa prière; vous n'y êtes pas, mes enfants; il faut retourner et prendre le premier qui descend à droite.

– En êtes-vous sûr? dit Marcelle.

– J'y ai passé plus de six cents fois. Si vous ne me croyez pas, faites comme vous voudrez; ça m'est égal, à moi.

– Il paraît sûr de son fait, dit Marcelle à son conducteur. Écoutons-le; quel intérêt aurait-il à nous tromper?

– Bah! le plaisir de mal faire, répondit le patachon soucieux. Je me méfie de cet homme-là.

Marcelle insista pour suivre l'avis du mendiant, et bientôt la patache s'enfonça dans une traîne étroite, tortueuse et singulièrement rapide.

– Je dis, moi, reprit en jurant le patachon, dont le cheval trébuchait à chaque pas, que ce vieux sournois nous égare.

– Avancez, dit Marcelle, puisqu'il n'y a pas moyen de reculer.

Plus on avançait, plus le chemin devenait quasi impossible; mais il était trop étroit pour retourner la voiture: deux haies splendides la serraient de près. Après avoir fait, des miracles de force et de dévouement, le petit cheval arriva au bas, sous un massif de vieux chênes qui paraissait être la lisière d'un bois. Le chemin s'élargit tout à coup, et l'on se vit en face d'une grande flaque d'eau dormante qui ne ressemblait guère au gué d'une rivière. Le patachon s'y engagea pourtant; mais, au beau milieu, il enfonça tellement qu'il voulut tirer de côté; ce fut le dernier exploit de son maigre Bucéphale. La patache pencha jusqu'au moyeu, et l'animal s'abattit en brisant ses traits. Il fallut le dételer. Lapierre se mit dans l'eau jusqu'aux genoux, en gémissant comme un homme à l'agonie; et, quand il eut aidé le patachon à se tirer d'affaire, tous leur efforts furent vains (ils n'étaient forts ni un ni l'autre) pour relever la voiture. Alors le patachon sauta lestement sur sa bête, et pestant contre le sorcier de mendiant, jurant par tous les diables de l'enfer il partit au grand trot, promettant d'aller chercher du secours, mais d'un ton qui faisait présager qu'il se reprocherait fort peu de laisser ses voyageurs dans le bourbier jusqu'au jour.

 

La patache n'avait pas été culbutée. Nonchalamment penchée dans le marécage, elle était encore fort habitable, et Marcelle s'arrangea sur la banquette du fond avec son fils étendu sur elle pour le faire dormir plus commodément, car il y avait longtemps qu'Édouard demandait son souper et son lit, et quelques friandises, mises en réserve dans la poche de Suzette, ayant apaisé sa faim, il ne se fit pas prier pour commencer son somme. Madame de Blanchemont jugeant que le petit conducteur ne se presserait pas de revenir, dans le cas où il trouverait un bon gîte, engagea Lapierre à aller voir aux environs s'il ne découvrirait pas quelqu'une de ces chaumières si bien tapies sous la feuillée, si bien fermées et silencieuses après le coucher du soleil, qu'il faut les toucher pour les voir, et les prendre d'assaut pour y trouver l'hospitalité à cette heure indue. Le vieux Lapierre n'avait qu'un souci: c'était de trouver du feu pour se sécher les pieds, et se garantir d'un rhumatisme. Il ne se fit donc pas prier pour sortir du marais, après s'être toutefois assuré que la patache, appuyée sur le tronc renversé d'un vieux saule, ne risquait pas d'enfoncer davantage.

La plus désolée était Suzette qui avait grand'peur des voleurs, des loups et des serpents, trois fléaux inconnus dans la Vallée-Noire, mais qui ne sauraient sortir de l'esprit d'une femme de chambre en voyage. Cependant le sang-froid enjoué de sa maîtresse l'empêcha de se livrer tout haut à ses terreurs, et, s'étant calée de son mieux sur la banquette de devant, elle prit le parti de pleurer en silence.

– Eh bien! qu'avez-vous donc, Suzette? lui dit Marcelle lorsqu'elle s'en aperçut.

– Hélas! Madame, répondit-elle en sanglotant, n'entendez-vous pas chanter les grenouilles? Elles vont venir sur nous et remplir la voiture…

– Et nous dévorer, sans doute? reprit madame de Blanchemont en éclatant de rire.

En effet, les vertes habitantes du marécage, un instant troublées par la chute du cheval et les clameurs du phaéton, avaient repris leur psalmodie monotone. On entendait aussi aboyer et hurler les chiens, mais si loin, qu'il n'y avait guère lieu de compter sur une prompte assistance. La lune ne se levait pas encore, mais les étoiles brillaient dans l'eau stagnante du marécage qui avait repris sa limpidité. Une brise tiède soufflait dans les grands roseaux qui s'élevaient en touffes épaisses sur la rive.

– Allons, Suzette, dit Marcelle qui se livrait déjà à une rêverie poétique, on n'est pas si mal que je l'aurais cru dans un bourbier, et si vous le voulez bien, vous y dormirez comme dans votre lit.

– Il faut que Madame ait perdu l'esprit, pensa Suzette, pour se trouver bien dans une pareille situation.

O ciel! Madame! s'écria-t-elle après un moment de silence, il me semble que j'entends hurler un loup! Est-ce que nous ne sommes pas au milieu d'une forêt?

– La forêt n'est, je crois, qu'une saulée, répondit Marcelle, et, quant au loup qui hurle, c'est un homme qui chante. S'il se dirigeait de notre côté, il pourrait nous aider à gagner la terre ferme.

– Et si c'était un voleur?

– En ce cas, c'est un voleur bienveillant qui chante pour nous avertir de prendre garde à nous. Écoutez, Suzette, sans plaisanterie, il vient par ici, la voix se rapproche.

En effet, une voix pleine, et d'une mâle harmonie, quoique rude et sans art, planait sur les champs silencieux, accompagnée comme en mesure par le pas lent et régulier d'un cheval; mais cette voix était encore éloignée et rien n'assurait que le chanteur marchât dans la direction du marécage, qui pouvait bien n'être qu'une impasse. Quand la chanson fut finie, soit que le cheval marchât sur l'herbe, soit que le villageois se fut détourné, on n'entendit plus rien.

En ce moment, Suzette, rendue à ses terreurs, vit une ombre silencieuse qui se glissait le long du marécage, et qui, reflétée dans l'eau, paraissait gigantesque. Elle laissa échapper un cri, et l'ombre, s'enfonçant dans le bourbier, vint droit vers la patache, quoique avec lenteur et précaution.

– N'ayez pas peur, Suzette, dit madame de Blanchemont qui, en ce moment, n'était pas très-rassurée elle-même; c'est notre vieux mendiant de tout à l'heure; il nous indiquera peut-être une maison d'où l'on pourra venir nous porter du secours.

– Mon ami, dit-elle avec beaucoup de présence d'esprit, mon domestique, qui est là, va aller auprès de vous pour que vous lui montriez le chemin d'une habitation quelconque.

– Ton domestique, ma petite? répondit familièrement le mendiant, il n'est pas là; il est déjà loin… Et d'ailleurs, il est si vieux, si bête, si faible, qu'il ne te servirait de rien ici.

Pour le coup, Marcelle eut peur.

IV.
LE MARÉCAGE

Cette réponse ressemblait à la bravade farouche d'un homme qui a de mauvaises intentions. Marcelle saisit Édouard dans ses bras, résolue à le défendre au prix de sa vie, s'il le fallait: et elle allait sauter dans l'eau du côté opposé à celui par lequel s'approchait le mendiant, lorsque la chanson rustique qui s'était fait déjà entendre reprit un second couplet, et cette fois à une distance très-rapprochée.

Le mendiant s'arrêta.

– Nous sommes perdues, murmura Suzette, voilà le reste de la bande qui arrive.

– Nous sommes sauvées, au contraire, lui répondit Marcelle, c'est la voix d'un brave paysan.

En effet, cette voix était pleine de sécurité, et ce chant calme et pur annonçait la paix d'une bonne conscience. Le pas du cheval se rapprochait aussi. Évidemment le villageois descendait le chemin qui conduisait au marécage.

Le mendiant recula jusqu'au bord et resta immobile, paraissant montrer plus de prudence que de frayeur.

Marcelle se pencha alors en dehors de la patache pour appeler le passant; mais il chantait trop fort pour l'entendre, et si son cheval, effrayé à l'aspect de la masse noire que la patache présentait devant lui, ne se fût arrêté en soufflant avec force, le maître eut passé à côté sans y faire attention.

– Que diable est-ce là? cria enfin une voix de stentor qui n'exprimait aucune crainte, et que madame de Blanchemont reconnut aussitôt pour celle du grand farinier. Holà hé! les amis! votre carrosse ne roule guère. Êtes vous tous morts là dedans, que vous ne dites rien?

Quand Suzette eut reconnu le meunier, dont la belle prestance l'avait déjà frappée agréablement le matin, malgré son peu de toilette, elle redevint fort gracieuse. Elle exposa le cas piteux où sa maîtresse et elle se trouvaient réduites, et le Grand-Louis, après avoir ri sans façon de leur mésaventure, assura que rien n'était plus facile que de les délivrer. Il alla d'abord se débarrasser d'un gros sac de blé qu'il portait sur son cheval, en travers devant lui, et apercevant le mendiant, qui ne paraissait pas songer à se cacher:

– Tiens, vous êtes donc là, père Cadoche? lui dit-il d'un ton bienveillant. Rangez-vous que je jette mon sac!

– J'étais là pour essayer d'aider à ces pauvres enfants! répondit le mendiant; mais il y a tant d'eau, que je n'ai pas pu avancer.

– Restez tranquille, mon vieux, et ne vous mouillez pas inutilement. À votre âge, c'est dangereux. Je tirerai bien ces femmes de là sans vous. Et il revint chercher madame de Blanchemont, en s'enfonçant dans la vase jusqu'au poitrail de sa bête: «Allons, Madame, dit-il gaiement, avancez un peu sur le brancard, et asseyez vous derrière moi; il n'y a rien de plus facile. Vous ne vous mouillerez pas seulement le bout des pieds, car vous n'avez pas les jambes si longues que votre serviteur. Faut-il que votre patachon soit bête pour vous avoir fourrées là dedans, quand, à deux pas sur la gauche, il n'y a pas six pouces de fange!»

– Je suis désolée de vous faire prendre un si vilain bain de jambes, dit Marcelle, mais mon enfant…

– Ah! le petit monsieur? C'est, juste! lui d'abord. Passez-le-moi… c'est cela… le voilà devant moi. Soyez tranquille, la selle ne le blessera pas, mon cheval n'en use guère, ni moi non plus. Allons, asseyez-vous derrière moi, ma petite dame, et n'ayez pas peur. La Sophie a les reins forts et les jambes sûres.

Le meunier déposa doucement la mère et l'enfant sur le gazon.

– Et moi, criait Suzette, allez-vous me laisser là dedans?

– Non pas, Mademoiselle, dit le Grand-Louis en retournant la chercher. Donnez-moi aussi vos paquets, nous sortirons tout, soyez tranquille.

– A présent, dit-il, quand il eut effectué le débarquement complet, ce patachon de malheur viendra chercher sa carcasse de voiture quand il voudra. Je n'ai ni traits ni cordes pour y atteler Sophie; mais je vas vous conduire où vous voudrez, mes petites dames.

– Sommes-nous bien loin de Blanchemont? demanda Marcelle.

– Diable, oui! votre patachon a pris un drôle de chemin pour vous y conduire! Il y a d'ici deux lieues de pays, et quand nous y arriverons tout le monde sera couché; ce ne sera pas chose aisée que de nous faire ouvrir. Mais si vous voulez, nous ne sommes qu'à une petite lieue de mon moulin d'Angibault; ça n'est pas riche, mais c'est propre, et ma mère est une bonne femme qui ne fera pas la grimace pour se relever, pour mettre des draps blancs dans les lits, et pour tordre le cou à deux poulets. Ça vous va-t-il? sans façon, allons, Mesdames! à la guerre comme à la guerre, au moulin comme au moulin. Demain matin on aura ramassé et décrotté la patache, qui ne s'enrhumera pas pour passer la nuit au frais, et on vous conduira à Blanchemont à l'heure que vous voudrez.

Il y avait de la cordialité et même une sorte de délicatesse dans la brusque invitation du meunier. Marcelle, gagnée par son bon coeur et par la mention qu'il avait faite de sa mère, accepta avec reconnaissance.

– C'est bien, vous me faites plaisir, dit le farinier; je ne vous connais pas, vous êtes peut-être la dame de Blanchemont, mais ça m'est égal; quand vous seriez le diable (et on dit que le diable se fait beau et joli quand il veut), je serais content de vous empêcher de passer une mauvaise nuit. Ah ça! je ne peux pas laisser mon sac de blé; je vas le charger sur Sophie, le petit s'asseoira dessus, la maman derrière; ça ne vous gênera pas, au contraire, ça vous servira à vous appuyer. La demoiselle viendra à pied avec moi, en causant avec le père Cadoche, qui n'est pas très-bien mis, mais qui a beaucoup d'esprit. Mais où a-t-il passé, ce vieux lézard? dit-il en cherchant des yeux le mendiant qui avait disparu. Holà hé! père Cadoche! Venez-vous coucher à la maison?.. Il ne répond pas; allons, ce n'est pas son idée pour ce soir. Marchons, Mesdames.

– Cet homme nous a beaucoup effrayées, dit Marcelle. Vous le connaissez donc?

– Depuis que je suis au monde. Ce n'est pas un méchant homme, et vous avez eu tort de le craindre.

– Il me semble pourtant qu'il nous a fait des menaces, et sa manière de tutoyer m'a paru peu amicale.

– Il vous a tutoyées? Vieux farceur! Il n'est pas honteux, celui-là! Mais c'est sa manière d'être; n'y faites pas attention. C'est un homme sans malice, un original! c'est le père Cadoche enfin, l'oncle à tout le monde, comme on l'appelle, et qui promet sa succession à tous les passants, quoiqu'il soit aussi gueux que son bâton.

Marcelle chemina fort commodément sur la robuste et pacifique Sophie. Le petit Édouard, qu'elle tenait bien serré devant elle, «goûtait fort cette façon d'aller,» comme dit le bon La Fontaine. Il talonnait de ses deux petits pieds l'encolure de la bête, qui ne le sentait pas et n'en allait pas plus vite. Elle marchait comme un vrai cheval de meunier, sans avoir besoin d'être guidée, connaissant son chemin par coeur, et se dirigeant dans l'obscurité, à travers l'eau et les pierres, sans jamais se tromper ni faire un faux pas. A la requête de Marcelle, qui craignait, pour son vieux serviteur, une nuit passée à la belle étoile, le meunier fit retentir sa voix tonnante à plusieurs reprises, et Lapierre, qui s'était égaré dans un taillis voisin, et tournait, depuis une demi-heure, dans l'espace d'un arpent, vint bientôt rejoindre la petite caravane.

Au bout d'une heure de marche le bruit d'une écluse se fit entendre, et les premières blancheurs de la lune éclairèrent le toit couvert de pampre du moulin, et les bords argentés de la rivière, jonchés de menthe et de saponaire.

Marcelle sauta légèrement sur ce tapis parfumé, après avoir remis dans les bras du meunier l'enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son voyage équestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant:

– Bonjour, alochon.

Ainsi que le Grand-Louis l'avait annoncé, sa vieille mère se releva sans humeur, et avec l'aide d'une petite servante de quatorze à quinze ans, les lits furent bientôt prêts. Madame de Blanchemont avait plus besoin de repos que de souper: elle empêcha la vieille meunière de lui servir autre chose qu'une tasse de lait, et, brisée de fatigue, elle s'endormit avec son enfant attaché à son flanc maternel, dans un lit de plume, appelé couette, d'une hauteur démesurée et d'un moelleux recherché. Ces lits, dont tout le défaut est d'être trop chauds et trop doux, composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants aisés ou misérables d'un pays où les oies abondent, et où les hivers sont très-froids.

 

Fatigué d'un long voyage de quatre-vingts lieues fait très rapidement, et surtout de la course en patache qui en avait été pour ainsi dire le bouquet, la belle Parisienne eût volontiers dormi la grasse matinée; mais à peine l'aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le tic-tac du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail rustique la forcèrent de renoncer à un plus long repos. D'ailleurs, Edouard qui n'était pas fatigué le moins du monde et que l'air de la campagne stimulait déjà, commençait à gambader sur son lit. Malgré tout le tapage du dehors, Suzette, couchée dans la même chambre, dormait si profondément, que Marcelle se fit conscience de la réveiller. Commençant donc le genre de vie nouveau qu'elle avait résolu d'embrasser, elle se leva et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, fit elle-même avec un plaisir extrême la toilette de son fils, et sortit pour aller souhaiter le bonjour à ses hôtes. Elle ne trouva que le garçon de moulin et la petite servante, qui lui dirent que le maître et la maîtresse venaient d'aller au bout du pré pour s'occuper du déjeuner. Curieuse de savoir en quoi consistaient ces préparatifs, Marcelle franchit le pont rustique qui servait en même temps de pelle au réservoir du moulin, et laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle traversa la prairie en longeant le cours de la rivière, ou plutôt du ruisseau, qui, toujours plein jusqu'aux bords et rasant l'herbe fleurie, n'a guère en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours d'eau est pourtant d'une grande force, et aux abords du moulin il forme un bassin assez considérable, immobile, profond et uni comme une glace, où se reflètent les vieux saules et les toits moussus de l'habitation. Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait à son coeur sans qu'elle sût pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux; mais il est des lieux qui nous disposent à je ne sais quel attendrissement invincible, et où il semble que la destinée nous attire pour nous y faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs.

2La Couarde est ainsi nommée, parce que son cours est partout caché sous les buissons, où elle semble avoir peur d'être découverte. C'est un ruisseau noir, étroit et profond, qui coule en silence, et qui est, disent les paysans, plus traître qu'il n'est gros. La Tarde est une autre rivière molle et paresseuse qui arrose aussi de délicieuses prairies.
3C'est une pierre creuse; où chaque enterrement qui passe dépose et laisse au pied de la croix une petite croix de bois grossièrement taillée.