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La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris

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J'ai annoncé que cette histoire est vraie; j'ai dit la demeure de Garnier; la vérité m'oblige à ajouter que la calèche continua sa marche, et que le soir, lorsque Garnier, dans le dernier excès de la joie, se rendit à l'hôtel de la dame orange, il trouva la porte fermée.

La dame s'était-elle moquée du pauvre garçon, ou sa chute malencontreuse l'avait-elle dégoûtée de lui? Rien, il est vrai, n'avait motivé cet accident; mais si elle eût connu Garnier, elle aurait su que bien rarement les innombrables accidents qui lui arrivaient étaient motivés. Le hasard, ce dieu des audacieux, semblait faire jouer sans cesse autour de lui, comme autant de farfadets remplis de malice, les déboires les plus ironiques. Qu'on me permette d'en citer un exemple. Un jour, Garnier, voulant écrire une lettre, laissa tomber sa plume et marcha dessus. Il en prit une neuve, et se coupa au doigt en la taillant. Il ouvrit un tiroir pour prendre du taffetas d'Angleterre; le tiroir résista, puis, cédant tout à coup avec violence, il renversa toute son encre rouge sur sa provision de papier blanc. L'encre gagnait de plus en plus, et, se divisant en mille canaux, dessinait des arabesques qui menaçaient de s'étendre jusqu'à son pantalon neuf. Cependant Garnier, sa plume entre les dents, n'osait porter sur rien ses doigts ensanglantés; il donna un grand coup de coude dans le tiroir, et dans la douleur que lui causa la clef qu'il avait heurtée, il fit aussitôt un soubresaut en arrière. Sa chaise manqua des quatre pieds; ce fut alors que son paravent, placé derrière lui, perdit équilibre, et, s'abattant avec une majestueuse lenteur, couvrit de ses ailes déployées la table, la chaise, la chandelle et Garnier.

Ceci paraîtra peut-être puéril au lecteur; c'étaient là cependant les plus grands malheurs de Garnier; mais comme sa vie en était tissue, ses désagréments les plus légers, se succédant ainsi sans relâche, finissaient, comme autant de gouttes d'eau, par composer un torrent implacable sous lequel Garnier se débattait en vain dans le plus affreux désespoir.

Dépérissant de honte et de rage, il ne pouvait concevoir comment une chute de cheval dans une allée sablée pouvait suffire pour lui faire perdre un cœur de femme. Il jura de ne plus aller au bois, de ne plus revoir Amélie, et sa bulle de savon, crevée par une épingle, lui remplit la cervelle de gaz méphitique en s'évaporant dans les airs. «Je ne m'étais pourtant pas fait le moindre mal,» se disait-il un matin en regardant dans un miroir sa face rubiconde couverte de larges estafilades de rasoir. Le pauvre diable ne songeait pas que c'était là le mal précisément. S'il s'était seulement enfoncé une côte, tout était sauvé, et les larmes les plus tendres, les baumes les plus fins auraient coulé le soir sur sa blessure. Alors il aurait pu, comme Caton l'Ancien, déchirer l'appareil sanglant et mourir pour celle qu'il aimait. Mais il s'était relevé à l'instant même, et il avait cru bien faire, en recevant avec un sourire la cruelle insulte du destin.

La plus noire mélancolie s'empara de lui: jamais il n'avait été plus complétement Byron. Pour la première fois de sa vie, il était en droit de haïr l'espèce humaine. Il renonça au monde, et écrivit d'une main ferme sur la première feuille d'une belle main de papier blanc le titre d'un roman par lettres avec cette épigraphe:

 
«Frailty thy name is woman.»
 

Mais la dame orange avait pour mari le plus singulier des hommes. C'était un gros baril de bière mousseuse. Son nez ne saurait être comparé qu'à la trompette du jugement dernier. Tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait, ressemblait au bruit d'une charrette. Si l'idée lui était jamais venue de se cacher dans l'appartement de sa femme pour surprendre quelque intrigue, il lui aurait pris à coup sûr, comme dans la chanson italienne, un effroyable éternument. Mais jamais pareille idée ne lui était venue. Entre deux profondes ornières, sa vie s'écoulait doucement, soulevée çà et là par les cahot de son gros rire. Depuis quinze ans de mariage, il s'était pris régulièrement de passion pour tous les adorateurs de sa femme. Il n'avait jamais vu Garnier qu'une fois ou deux; mais cette irrésistible sympathie n'avait pas manqué son effet, et dès qu'il eut organisé pour le printemps ses dîners périodiques à la campagne, il fallut, bon gré, mal gré, que sa nouvelle connaissance en fût.

Me promenant un jour à cette époque dans le jardin de ce brave homme avec mon ami Garnier, je lui faisais remarquer comme le bonheur dépend ici-bas de peu de chose: que se serait-il passé le 27 juillet s'il avait fait une pluie battante? Que serait devenu l'univers, si Brutus, aux ides de mars, eût avalé, comme Anacréon, un raisin de travers? Que feriez-vous vous-même si vous gagniez à la loterie?

Garnier, ne mettant point à la loterie, niait positivement la chose. Il détestait la littérature philosophique et s'était opiniâtré toute sa vie à s'abandonner avec confiance à ce même hasard qui le mystifiait si assidûment. Il leva les yeux au ciel. Hélas! sa brillante étoile avait disparu. La planète de la dame orange brillait solitaire et orgueilleuse dans un éther sans nuages. Un léger coup de vent fit frémir les feuilles, et une molle vapeur, glissant sur les collines lointaines, s'éleva tout à coup de l'horizon. Elle monta silencieusement vers la voie lactée; puis, s'épaississant de plus en plus, elle s'arrêta, comme incertaine de sa marche. Les rossignols chantaient au bord de la pièce d'eau; les fleurs s'épanouissaient sous la rosée. Un bruit sourd et éloigné annonça que l'air se chargeait d'électricité; alors la nue s'abaissa sur la terre et, comme par un ressort magique, étendit deux sombres ailes de l'orient à l'occident. Une faible fissure, semblable à une meurtrière profonde, laissait seule encore apercevoir l'immensité. La planète de la dame orange scintillait pleine d'audace. Comme une flèche lancée par un arc mogol, ses rayons acérés traçaient du ciel à la terre une hyperbole de feu. Mais c'est en vain qu'elle luttait contre l'orage, et la nuée, crevant tout à coup avec un fracas terrible, la dévora et l'anéantit.

La pluie nous avait forcés à rentrer dans le salon, et nous prîmes bientôt place à table. Garnier, ne pouvant guérir son fatal amour, ne manquait pas de faire la plus sotte figure partout où il se montrait. La dame orange, il faut en convenir, le dédaignait complétement. Jamais elle n'avait été plus à la mode.

Ce jour-là surtout, il n'avait jamais été en butte à des railleries plus mordantes, à de plus cruelles agaceries. L'ironie est une figure de rhétorique qui, lorsqu'elle n'est pas trop prodiguée, est du plus grand effet. Ce qui portait la belle Amélie à rire outre mesure, c'est qu'elle avait les dents fort belles. A chaque trait piquant qui sortait de ses lèvres au-dessus du bruit de la vaisselle et du trépignement des laquais, croassait la gaieté bruyante de l'amphitryon. Garnier se montra d'abord très-peu sensible à tout ce qui se passait autour de lui; tout en se dandinant à trois pieds de la table et en marchant sur sa serviette, il se conformait scrupuleusement à ses habitudes dévorantes: la tête penchée sur son assiette, il ne laissait jamais le maître d'hôtel effleurer en vain, dans sa tournée, sa crinière hérissée; et si, par hasard, il entendait un mot de la conversation, il se contentait de se balancer à droite et à gauche en regardant ses voisins d'un air inquiet.

Au dessert, deux auteurs romantiques et un lieutenant de hussards s'étant pris à déraisonner, le curé du village baissa la tête; il aperçut devant lui un bowl d'eau tiède dont il ignorait complétement l'usage. C'était la première fois qu'il sortait de son presbytère pour dîner au château. Après avoir hésité quelques moments, il prit le parti courageux d'avaler, par politesse, la fade potion. La dame orange s'en aperçut, et, charmée de cette aventure, fixa ses grands yeux sur Garnier, espérant qu'il en ferait autant. Garnier était, de son naturel, la plus distraite créature du monde. On le rencontrait quelquefois sans chapeau, et toutes les fois qu'il se trouvait chargé, dans la rue, d'un paquet assez fort pour l'obliger à prendre un fiacre, il oubliait infailliblement dans la voiture ce qui l'avait forcé d'y monter.

Il n'avala point le bowl, mais il fut sur le point de le faire et s'arrêta au parti de le laisser tomber doucement sur les genoux de sa voisine. La dame orange n'y put tenir, et pour étouffer un grand éclat de rire, elle mordit précipitamment dans une amande qu'elle prit pour une praline. Je ne sais trop comment la chose arriva, et si l'amande était une noisette; mais le fait est qu'elle se cassa net une dent du milieu. La dent tomba dans son assiette, et le domestique qui se trouvait derrière l'enleva aussitôt. Amélie n'avait pas poussé un cri; elle posa le coude sur la table, et regarda autour d'elle si on s'en était aperçu. Tout le monde l'avait vu distinctement, tous les regards étaient sur elle, et les plus charitables des convives ne manquèrent pas de crier à tue-tête.

Impossible de faire remettre la dent funeste. Déjà elle entendait chuchoter: «Madame une telle a une dent postiche.» Sa beauté était perdue, son règne était passé.

Garnier la dévorait des yeux. Comme il la plaignait sincèrement, lui, que cette fatale beauté avait réduit au désespoir! Comme il serait tombé de cheval huit jours de suite, tous les matins et tous les soirs, devant la ville et la campagne, pour rattacher à cette bouche adorée la perle qui en était tombée! comme il souffrait pour elle! comme de grosses larmes roulaient dans ses yeux! comme il la suivit tristement lorsque, prenant son châle et son chapeau, elle se fut enfuie dans le jardin pour y pleurer à chaudes larmes!

Amélie était au désespoir; son étoile était tombée dans l'immensité. De tant de plaisirs et d'orgueil, il ne lui restait que la pitié du monde, et quarante ans à vivre avec une dent de moins.

 

La belle Amélie prit Garnier pour amant; elle est partie avec lui pour l'Italie. Les dernières lettres de Milan annoncent que sa dent est parfaitement remplacée, et qu'elle a les noisettes en horreur.

LE CONTREBANDIER

HISTOIRE LYRIQUE

La chanson du Contrebandier est populaire en Espagne; cependant, bien qu'elle ait la forme tranchée, la simplicité laconique et le parfum national de toutes les tiranas espagnoles, elle n'est pas, comme les autres, d'origine ancienne et inconnue. Cette chanson, que l'auteur de Bug-Jargal a poétiquement jetée à travers son roman, fut composée par Garcia dans sa jeunesse. La Malibran fit connaître à tous les salons de l'Europe la grâce énergique et tendre des boleros et des tiranillas. Parmi les plus goûtées, le Contrabandista fut celle que chantait avec le plus d'amour la grande artiste; elle y puisait, avec tant de force, les souvenirs de l'enfance et les émotions de la patrie, que son attendrissement l'empêcha plus d'une fois d'aller jusqu'au bout; un jour même elle s'évanouit après l'avoir achevée. Les paroles de cette chansonnette sont admirablement portées par le chant, mais elles sont insignifiantes séparées de la musique, et il serait impossible de les traduire mot à mot.

L'air se termine par cette sorte de cadence qui se trouve à là fin de toutes les tiranas, et qui, ordinairement mélancolique et lente, s'exhale comme un soupir ou comme un gémissement. La cadence finale du Contrebandier est un véritable sonsonete; il se perd, sous son mouvement rapide, dans les tons élevés, comme une fuite railleuse, comme le vol à tire-d'aile de l'oiseau qui s'échappe, comme le galop du cheval qui fuit à travers la plaine; mais, malgré cette expression de gaieté insouciante, quand, d'une cime des Pyrénées, dans les muettes solitudes ou sous la basse continue des cataractes, vous entendez ce trille lointain voltiger sur les sentiers inaccessibles dont le ravin vous sépare, vous trouvez dans l'adieu moqueur du bandit quelque chose d'étrangement triste, car un douanier va peut-être sortir des buissons et braquer son fusil sur votre épaule; et peut-être en même temps le hardi chanteur va-t-il rouler et achever sa coplita dans l'abîme.

Garcia conserva toujours une prédilection paternelle pour sa chanson du Contrebandier. Il prétendait, dans ses jours de verve poétique, que le mouvement, le caractère et le sens de cette perle musicale étaient le résumé de la vie d'artiste, de laquelle, à son dire, la vie de contrebandier est l'idéal. Le aye, jaleo, ce aye intraduisible qui embrase les narines des chevaux et fait hurler les chiens à la chasse, semblait à Garcia plus énergique, plus profond et plus propre à enterrer le chagrin, que toutes les maximes de la philosophie.

Il disait sans cesse qu'il voulait pour toute épitaphe sur sa tombe: Yo que soy el Contrabandista, tant Othello et don Juan s'étaient identifiés avec le personnage imaginaire du Contrebandier.

Liszt a composé pour le piano, sur ce thème répandu et immortalisé chez nous par les dernières années de la Malibran, un rondo fantastique qui est une de ses plus brillantes et plus suaves productions. Après une introduction pleine d'éclat et de largeur, l'air national, d'abord rendu avec toute la simplicité du texte, passe, et par une suite de caractères admirablement gradués, de la grâce enfantine à la rudesse guerrière, de la mélancolie pastorale à fureur sombre, de la douleur déchirante au délire poétique. Soudain, au milieu de toute cette agitation fébrile, une noble prière admirablement encadrée dans de savantes modulations, vous élève vers une sphère sublime; mais, même dans cette atmosphère éthérée, les bruits lointains de la vie, les chants, les pleurs, les menaces, les cris de détresse ou de triomphe, cris de la terre! vous poursuivent. Arraché à l'extase contemplative, vous redescendez dans la fête, dans le combat, dans les voix d'amour et de guerre; puis la poésie vous en retire encore; la voix mystérieuse et toute-puissante vous rappelle sur la montagne, où vous êtes rafraîchi par la rosée des larmes saintes; enfin la montagne disparaît et les flambeaux du banquet effacent les cieux étoilés. Mille voix, âpres de joie, d'orgueil ou de colère, reprennent le thème, et les chœurs foudroyants terminent ce vaste poëme, création bizarre et magnifique qui fait passer toute une vie, tout un monde de sensations et de visions sur les touches brûlantes du clavier.

Un soir d'automne, à Genève, un ami de Liszt fumait son cigare dans l'obscurité, tandis que l'artiste répétait ce morceau récemment achevé: l'auditeur, ému par la musique, un peu enivré par la fumée du Canaster, par le murmure du Léman expirant sur ses grèves, se laissa emporter au gré de sa propre fantaisie jusqu'à revêtir les sons de formes humaines, jusqu'à dramatiser dans son cerveau toute une scène de roman. Il en parla le soir à souper et tâcha de raconter la vision qu'il avait eue; on le mit au défi de formuler la musique en parole et en action. Il se récusa d'abord, parce que la musique instrumentale ne peut jamais avoir un sens arbitraire; mais le compositeur lui ayant permis de s'abandonner à son imagination, il prit la plume en riant et traduisit son rêve dans une forme qu'il appela lyrico-fantastique, faute d'un autre nom, et qui après tout n'est pas plus neuve que tout ce qu'on invente aujourd'hui.

YO QUE SOY CONTRABANDISTA
Paraphrase fantastique sur un rondo fantastique de
Franz Liszt
INTRODUCTION
UN BANQUET EN PLEIN AIR DANS UN JARDIN
LES AMIS (Chœur)

Heurtons les coupes de la joie. Que leurs flancs vermeils se pressent jusqu'à se briser. Souffle, vent du couchant, et sème sur nos têtes les fleurs de l'oranger! Célébrons ce jour qui nous rassemble à la même table dans la maison de nos pères. Heurtons les coupes de la joie!

LE CHATELAIN (Air)

Viens, serviteur qui m'as bercé, verse-moi le vin généreux de mes collines. Tout à l'heure, les mains qui guidèrent les pas débiles de mon enfance soutiendront mes jambes avinées, et quand l'ivresse me fera bégayer, tu oublieras que je suis ton seigneur, et tu me diras encore une fois, comme jadis: «Il faut aller dormir, mon enfant.»

LES AMIS (Chœur)

Que la coupe de la joie s'emplisse pour le serviteur fidèle. Que son front austère se déride et qu'il soit vaincu par l'esprit joyeux qui rit dans les amphores. L'esprit de l'ivresse, c'est Bacchus enfant, non moins beau, plus aimable, et plus éternel que le maussade Cupidon. Bois, vieillard, afin que tu te sentes jeune comme le petit page que tu gourmandes, afin que ton maître, privé de guide, ne puisse retrouver sa couche et reste à table avec nous jusqu'au jour.

UN CONVIVE (Air)

O toi, ma belle fiancée, pourquoi refuses-tu de remplir ta coupe? pourquoi la poses-tu en souriant sur la table après avoir mouillé les lèvres? Si tu ne bois pas autant que moi, je croirai que déjà s'en va ton amour, et que tu crains de me l'avouer dans l'ivresse.

LES AMIS (Chœur)

Buvez, nos femmes, nos sœurs, buvez et chantez! le vin ne trahit que les traîtres. Il est comme la trompette du jugement dernier qui forcera les menteurs à se dévoiler et qui proclamera la gloire des véridiques. Vous qui n'avez ni mauvaise pensée ni secret coupable, laissez tomber des paroles confiantes de vos bouches discrètes, comme, dans les jours d'avril, l'onde s'échappe abondante et limpide des flancs glacés de la montagne.

LES FEMMES (Chœur)

Nous boirons et nous chanterons avec vous, car nous n'avons rien dans l'âme qui ne puisse arriver jusqu'à nos lèvres. Et, d'ailleurs, si nous disions quelque chose de trop ce soir, nous savons que vous ne vous en souviendriez plus demain.

TOUS

Heurtons les coupes de la joie. Que leurs flancs vermeils se pressent jusqu'à se briser. Souffle, vent du couchant, et sème sur nos têtes les fleurs de l'oranger. Ce jour nous rassemble à la même table dans la maison de nos pères. Heurtons les coupes de la joie!

UN CONVIVE (Récitatif)

Craignons que le bruit de nos voix réunies ne nous enivre plus vite que le vin. Laissons l'esprit joyeux de l'ivresse s'emparer de nous lentement et verser peu à peu dans nos veines sa chaleur bienfaisante. Que le plus jeune d'entre nous chante seul un air populaire de ces contrées, et nous dirons seulement le refrain avec lui.

L'ENFANT (Récitatif)

Voici un air des montagnes que vous devez tous connaître et qui fait verser des larmes à ceux qui l'entendent sous des cieux étrangers.

CHŒUR

Chante, jeune garçon, chante, et qu'en te répondant chacun de nous se félicite d'avoir revu le toit de ses pères. Heurtons les coupes de la joie.

L'ENFANT (Air)
La chanson espagnole: Yo que soy Contrabandista

Moi qui suis un contrebandier, je mène une noble vie. J'erre nuit et jour dans la montagne, je descends dans les villages et je courtise les jolies filles, et quand la ronde vient à passer, je pique des deux mon petit cheval noir, et je me sauve dans la montagne, aye, aye, mon bon petit cheval, voici la ronde, aye, aye. Adieu, les jolies filles.

LE CHŒUR

Aye, aye, mon brave petit cheval noir, voici le guet. Adieu, les jolies filles. Aye, aye. Heurtons les coupes de la joie, que leurs flancs vermeils…

LE CHATELAIN (Récitatif)

Quel est ce pèlerin qui sort de la forêt suivi d'un maigre chien noir comme la nuit? Il s'avance vers nous d'un pas mal assuré. Il semble harassé de fatigue; qu'on remplisse une large coupe, et qu'il boive à sa patrie lointaine, à ses amis absents!

LE CHŒUR

Pèlerin fatigué, heurte et vide avec nous la coupe de la joie. Bois à ta patrie lointaine, à tes amis absents!

LE VOYAGEUR (Air)

Patrie insensible, amis ingrats, je ne boirai point à vous. Soyez maudits, vous qui accueillez un frère comme un mendiant; soyez oubliés, vous qui ne reconnaissez point un ancien ami. Je veux briser cette coupe offerte au premier passant comme une aumône banale; je veux me laver les pieds dans le vin qui ne doit pas s'échauffer par le cœur. Mauvais vin, mauvais amis, mauvaise fortune, mauvais accueil.

LE CHŒUR

Qui es-tu, toi, qui seul oses nous braver tous sous le toit de nos pères, toi qui te vantes d'être un des nôtres, qui renverses dans la poussière la coupe de la joie et le vin de l'hospitalité?

LE VOYAGEUR (Récitatif)

Ce que je suis, je vais vous le dire. Je suis un malheureux, et à cause de cela personne ne me reconnaît. Si j'étais arrivé à vous dans l'éclat de ma splendeur passée, vous fussiez tous accourus à ma rencontre, et la plus belle de vos femmes m'eût versé le vin de l'étrier dans une coupe d'or. Mais je marche seul, sans cortége, sans chevaux, sans valets et sans chiens; l'or de mon vêtement est terni par la pluie et le soleil; mes joues sont creusées par la fatigue, et mon front s'affaisse sous le poids des longs ennuis comme celui du vieil Atlas sous le fardeau du monde. Qu'avez-vous à me regarder d'un air stupéfait? N'avez-vous pas de honte d'être surpris dans l'orgie par celui qui se croyait pleuré par vous à cette heure?

Allons, qu'on se lève, et que le plus fier d'entre vous me présente son siége, auprès de la plus belle d'entre vos femmes.

LE CHATELAIN (Récitatif)

Passant, tu prends avec nous des libertés que nous ne souffririons pas si ce n'était aujourd'hui grande fête en ces lieux. Mais, comme aux fêtes de Saturne il était permis aux valets de braver leurs maîtres, de même en ce jour consacré à l'hospitalité nous consentons à entendre gaiement les facéties d'un pèlerin en haillons qui se dit notre cousin et notre égal.

LE VOYAGEUR (Chant)

Le pèlerin qui vous parle n'est plus votre égal, ô mes gracieux hôtes. Il fut votre égal autrefois, ô vous qui heurtez les coupes de la joie.

LE CHŒUR

Et quel est-il maintenant? Parle, ô bizarre étranger, et porte à tes lèvres avides la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR (Récitatif)

Toute coupe est remplie de fiel pour celui qui n'a plus ni amis ni patrie, et puisque vous voulez savoir qui je suis, maintenant, ô enfants de la joie, apprenez que je suis plus grand que vous, moi qui ai bu en entier le calice de la vie, car la douleur m'a fait plus grand et plus fort que le plus fort et le plus grand d'entre vous.

 
LE CHATELAIN (Récitatif)

Étranger, ta présomption m'amuse; si je ne me trompe, tu es un poëte de carrefour, un improvisateur aux riantes forfanteries, un bouffon du genre emphatique; continue, et puisque ta fantaisie est de ne point boire, amuse-nous à jeun, de tes déclamations, tandis que nous allons vider les coupes de la joie.

UNE FEMME (Récitatif)

O mon cher fiancé! ô mes amis! ô mon seigneur le châtelain! cet homme dit qu'il est le plus grand d'entre nous, et son impudence mérite votre pardon, car il a dit, en même temps, qu'il était le plus malheureux des hommes. Je vous supplie de ne point l'affliger par vos railleries, mais de l'engager à nous raconter son histoire.

LE CHATELAIN (Récitatif)

Allons, pèlerin, puisque la Hermosa te prend sous son aile de colombe, raconte-nous tes malheurs, et notre joie les écoutera avec pitié pour l'amour d'elle.

LE PÈLERIN (Récitatif)

Châtelain, j'ai autre chose à penser qu'à te divertir. Je ne suis ni un improvisateur, ni un trouvère, ni un bouffon. Je ris souvent, mais je ris en moi-même d'un rire lugubre et désespéré en voyant les turpitudes et les misères de l'homme. Jeune femme, je n'ai rien à raconter. Toute l'histoire de mes malheurs est contenue dans ces mots: Je suis homme!

LA HERMOSA (Récitatif)

Infortuné, je sens pour toi une compassion inexprimable. Regardez-le donc, ô mes amis! ne vous semble-t-il pas reconnaître ses traits altérés par le chagrin? O mon cher Diego, regarde-le; ou bien j'ai vu cet homme en rêve, ou bien c'est le spectre de quelqu'un que nous avons aimé.

DIEGO (Récitatif)

Hermosa, votre pitié est obligeante; je veux être le cousin du diable si j'ai jamais rencontré cette face chagrine sur mon chemin. Si elle vous apparut en rêve, ce fut à coup sûr un rêve sinistre à la suite d'un méchant souper. N'importe, s'il veut raconter son histoire, je le tiens quitte de ma colère, car le regard qu'il attache sur vos belles mains commence à me faire trouver le bragance amer.

TOUS (Chœur)

S'il veut raconter ses aventures, qu'il emplisse et vide avec nous les coupes de la joie; mais, s'il ne veut ni parler ni boire, qu'il aille chez son cousin le diable, et qu'il vide avec lui le fiel de la haine dans une coupe de fer rouge. Heurtons les coupes de la joie.

L'ENFANT (Récitatif)

D'une voix timide, la tête nue et un genou en terre, devant monseigneur j'ose ouvrir un avis. Cet homme a été attiré vers nous par le refrain de ma chanson. Quand j'ai commencé à chanter, il suivait la lisière du bois et se dirigeait précipitamment vers la plaine. Mais tout d'un coup son oreille a semblé frappée de sons agréables, il est revenu sur ses pas; deux ou trois fois il s'est arrêté pour écouter, et quand j'ai eu fini de chanter il était près de nous. Il dit qu'il est des nôtres, que vous l'avez connu, qu'il est ici dans sa patrie, eh bien! qu'il chante ma chanson, et s'il la dit tout entière sans se tromper, nous ne pouvons pas douter qu'il soit né dans nos montagnes.

LE CHATELAIN (Récitatif)

Soit. Tu as bien parlé, jeune page, et je t'approuve parce que la Hermosa sourit.

LE CHŒUR

Tu as bien parlé, jeune page, parce que la Hermosa sourit et que le châtelain t'approuve. Que l'étranger chante ta chanson, et qu'il heurte avec nous la coupe de la joie!

LE VOYAGEUR (Récitatif)

Eh bien, j'y consens. Écoutez-moi, et que nul ne m'interrompe, ou je brise la coupe de la joie. (Il chante.) Moi… moi… moi!..

LE CHŒUR

Bravo, il sait parfaitement la première syllabe.

LE VOYAGEUR

Silence! (Il chante.) – Moi qui suis un jeune chevrier.

LE CHŒUR

Fi donc! fi donc! ce n'est pas cela.

LA HERMOSA

Laissez-le continuer, il a la voix belle.

LE VOYAGEUR (Air)

Moi qui suis un jeune chevrier, un enfant de la montagne, je mène une douce vie. Je vis loin des villes et je n'ai jamais vu que de loin le clocher d'or de la cathédrale. J'aime toutes les belles filles de la vallée, mais ma sœur Dolorie entre toutes. Ma sœur, plus belle que toutes les belles, plus sainte que toutes les saintes. Ma sœur qui repose là-haut sous les vieux cèdres, sous le jeune gazon, ma pauvre sœur! Ah! ma vie s'est écoulée dans les larmes.

DIEGO (Récitatif)

Que dit-il? et quelle étrange confusion dans ce chant inconnu? Sa sœur qu'il aime vivante et qu'il pleure morte tout ensemble? Sa douce vie sur la montagne et sa vie pleine de larmes tout aussitôt? Hermosa, sa voix est pure, mais sa cervelle est bien troublée.

LA HERMOSA (Récitatif)

O mon Dieu! j'ai ouï parler d'une certaine Dolorie dont le frère…

DIEGO

Hermosa, ta pitié est trop obligeante. Que cet aventurier chante la chanson du pays, ou qu'il aille en enfer vider la coupe des larmes avec Satan, son cousin.

LE CHŒUR

Qu'il aille vider en enfer la coupe des larmes, s'il ne veut dire la chanson du pays et vider avec nous la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR

Laissez-moi, laissez-moi. La mémoire m'est revenue. J'avais mêlé deux couplets de la chanson. Voici le premier. (Il chante.)

Moi qui suis un jeune chevrier, je vis à l'aise sur la montagne, je n'ai jamais vu les clochers d'or que dans la brume lointaine. J'aime les gracieuses filles de la vallée, et je cueille la gentiane bleue pour leur faire des bouquets moins beaux que leurs yeux d'azur. Et quand le soir approche, quand l'Angélus sonne, quand la nuit descend, j'appelle mon grand bouc noir, je rassemble mon troupeau et je remonte sur mes montagnes! A moi, à moi mon grand bouc noir, voici la nuit, aye, aye. Adieu, les jolies filles.

LE CHATELAIN (Récitatif)

Bien chanté, pèlerin; mais ceci n'est pas la chanson, ce n'est pas même une variation. Tu as changé le thème. Allons, essaie encore, car ta voix est belle, et ton imagination est plus féconde que ta mémoire n'est fidèle.

LE CHŒUR

Qu'il chante et qu'il mouille ses lèvres pour reprendre haleine, mais qu'il dise la chanson du pays s'il veut vider en entier la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR

Moi… moi… attendez! oui, m'y voilà. (Il chante.) Moi, qui suis un joyeux écolier, je mène une folle vie. Je bats nuit et jour le docte pavé de Salamanque. Je passe souvent par-dessus les remparts pour courir après les lutins femelles qui passent comme des ombres dans la nuit orageuse, dans la nuit perfide, mère des erreurs et des déceptions; dans la nuit infernale, mère des crimes et des remords! Ah bah! je me trompe, ce n'est pas cela…

DIEGO (Récitatif)

Eh! de par Dieu, il est temps de s'en apercevoir. D'un bout à l'autre, il invente, il ne se souvient pas.

LE CHŒUR

Silence, silence, écoutez; il a la voix belle.

LE VOYAGEUR

(Il chante.) Et quand un docteur de l'université vient à se croiser avec moi dans une ruelle, sous la jalousie de mon amante, je casse avec joie le manche de ma guitare sur le dos de mon pauvre pédant noir, et je me sauve vers mes montagnes. Aye, aye, mon pédant noir, voici la récompense de ton aubade; aye, aye, dis adieu aux jolies filles.

LE CHŒUR

Bravo! la chanson m'amuse, chantons et répétons avec lui son refrain capricieux: Aye, aye, mon pauvre pédant noir, aye, aye, dis adieu aux jolies filles.

LE CHATELAIN (Récitatif)

Continue, mon brave improvisateur, tu n'as pas dit la chanson du pays, et j'en suis fort aise, car la tienne me plaît; mais tu sais notre marché. Il faut en venir à ton honneur si tu veux vider avec nous la coupe de la joie.

LE CHŒUR

Courage, pèlerin. Mouille tes lèvres encore une fois, mais dis la chanson du pays si tu veux vider avec nous la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR

Laissez-moi, laissez-moi, mes souvenirs m'oppressent et m'accablent; voici ma mémoire qui s'éveille, écoutez. Moi… moi… J'y suis…

(Il chante.) Moi qui suis un amant infortuné, je pleure et je chante nuit et jour dans les montagnes; je rentre quelquefois la nuit dans la ville maudite, pour aller m'asseoir sous la jalousie de mon infidèle, mais quand mon rival vient à passer, je plonge mon stylet dans son sang noir, car c'est de l'encre qui coule dans les veines d'un pédant. O monstre! meurs, toi d'abord, rebut de la nature, et toi aussi, fourbe maîtresse, tu ne tromperas plus personne… Mais je m'égare, j'ai perdu la mesure… toujours le second couplet se mêle au premier et dans mon impatience… Attendez, attendez, voici!.. (Il chante.) Mais la sainte Hermandad vient de ce côté; rentre dans ta gaîne, poignard teint d'un sang noir, voici les alguazils, aye, aye, mon poignard noir, aye, aye, adieu! adieu… la trompeuse fille.