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La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris

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ACTE DEUXIÈME

(Au château de Montelupo.)
SCÈNE PREMIÈRE
LIVERANI, vieillard paralytique, sur un fauteuil, ROLAND
LIVERANI

Roland, quel était donc ce bruit que j'ai entendu sur le Vésuve il y a environ une heure?

ROLAND

Ce ne peut être que votre fils Lupo, qui donnait la chasse aux sangliers de la forêt.

LIVERANI

Je n'ai pas entendu le son des cors et les aboiements de la meute. Roland, mon fils est peut-être aux prises avec les brigands qui désolent le pays!

ROLAND

Quand cela serait, noble seigneur, il les disperserait comme une vile canaille. Il lui suffirait de se montrer.

LIVERANI

Je ne comprends pas qu'ils viennent si près de notre château. Les temps sont bien changés, Roland! Dans ma jeunesse, des bandits n'eussent pas osé poser le pied sur les terres de Montelupo!

ROLAND

Les jeunes seigneurs d'à présent s'absentent plus souvent de chez eux: les plaisirs de la ville…

LIVERANI

Mon fils est souvent à Naples. Je suis content qu'il y soutienne l'honneur de son nom, et j'espère qu'il y fera un mariage digne de lui. Je trouve bon qu'il prenne du plaisir, il n'est que trop occupé de ma triste existence de vieillard et d'infirme; mais n'est-ce pas lui que j'entends? Va donc voir. (Roland va au fond. Entre Lupo.)

SCÈNE II
LUPO, LIVERANI, ROLAND
LUPO, à Roland, au fond

Est-ce qu'il a entendu?..

ROLAND

Oui, mais il ne se doute de rien. Rentrez-vous sain et sauf, mon maître?

LUPO

Tant s'en faut. J'ai plus d'un accroc que tu panseras tantôt ou ce soir, quand j'aurai le temps.

(Roland sort.)
LIVERANI, à Lupo qui l'embrasse

Enfin te voilà! Il y a trois jours que je ne t'ai vu!

LUPO

Est-ce un reproche, mon père?

LIVERANI

Jamais tu n'en peux mériter, toi, le modèle des fils.

LUPO

Mon père, je n'aime que vous au monde.

LIVERANI

Il faut pourtant aimer tous les hommes.

LUPO

Les hommes sont mauvais, vous seul êtes bon.

LIVERANI

Mais Dieu nous commande d'aimer les mauvais aussi.

LUPO

Et vous êtes comme Dieu, vous! vous avez la patience infinie!

LIVERANI

Mais dis-moi donc d'où tu viens et ce qui s'est passé tout à l'heure dans nos environs.

LUPO

Tout à l'heure? un engagement entre quelques bandits et quelques archers de la garde. J'ai vu la chose en passant. Je revenais de Naples, où j'ai été pour ces affaires que vous savez.

LIVERANI

Ces brigands ne menacent pas notre domaine?

LUPO

Ils n'oseraient.

LIVERANI

Et nos affaires? elles sont terminées à ta satisfaction?

LUPO

Et à la vôtre. Les gens qui vous devaient de l'argent l'ont rendu, et je vous l'apporte. (A part.) Hélas! rien!

LIVERANI

Garde-le, je n'en ai que faire, puisque tu veilles à tous mes besoins avec tant de tendresse.

LUPO, tristement

Vous êtes donc content de moi?

LIVERANI

Dieu m'a béni entre tous les pères, puisqu'il m'a donné un fils tel que toi, l'honneur de ma race et la joie de mon cœur.

LUPO

Hélas!

LIVERANI

Qu'as-tu?

LUPO

J'admire avec quel courage et quelle douceur vous supportez cette cruelle infirmité.

LIVERANI

J'en ai été jadis effrayé pour toi, dont je me suis vu comme séparé à l'âge où, entrant dans la vie, tu avais le plus besoin de ma surveillance et de mes conseils; mais depuis dix ans que je suis cloué sur ce fauteuil, mon malheur m'a fait connaître tes doux soins et ta fidèle amitié. Je remercie Dieu.

LUPO

Mais votre pauvre corps souffre!

LIVERANI

Je n'en sais plus rien quand je te vois.

LUPO

Vous soigne-t-on toujours bien quand je m'absente?

LIVERANI

Je n'ai besoin que de Roland, c'est un serviteur dévoué, et il t'aime.

LUPO

Vous ne vous ennuyez pas?

LIVERANI

Non! je pense à toi, et nous en parlons.

LUPO

N'est-ce pas l'heure de votre dîner? (Roland rentre.)

LIVERANI

Voici qu'on me l'apporte. C'est trop peu de chose pour toi, va prendre ton repas. Tu dois avoir faim.

LUPO

Non! je veux avoir le plaisir de vous servir moi-même. (Il prend le plateau des mains de Roland.)

ROLAND, bas

Vos amis de Naples sont là: une joyeuse bande avec des dames!

LUPO, de même

Le diable les emporte!

ROLAND

Votre maîtresse est avec eux.

LUPO

Delia?

ROLAND

Oui.

LUPO

La maîtresse à tout le monde! Dis-lui qu'elle s'attende à recevoir des coups. (A son père.) Que voulez-vous manger, cher père?

LIVERANI

Seulement ce suc de viandes. Aide-moi à porter la coupe à mes lèvres.

LUPO, l'aidant

Vous mangez trop peu. Est-ce qu'on ne vous sert pas ce que vous aimez?

LIVERANI

Si fait! mais le corps qui n'agit pas refuse peu à peu les aliments. Je n'aurai qu'un regret de mourir, mon enfant, ce sera de te laisser seul.

LUPO

Vous souhaitez que je me marie?

LIVERANI

C'est mon plus cher désir.

LUPO

Il sera fait comme vous voudrez, bien que je ne me soucie d'aucune femme.

LIVERANI

N'en cherche pas une trop belle, c'est une chose périlleuse que d'être le gardien de la beauté.

LUPO

La laideur est-elle donc une garantie?

LIVERANI

Es-tu disposé au soupçon? Ne sois pas jaloux, mon fils, ou fais que cela ne paraisse pas. Il n'est pas de femme qui se conduise bien quand on doute d'elle. C'est par la confiance qu'on entretient l'amour. Aime-la, sers-la, traite-la comme ton égale, élève tes enfants dans le respect de leur mère. Ils seront un jour hommes de bien comme toi.

LUPO

Comme moi!..

ROLAND

Ne lui parlez plus. Il s'endort toujours après son repas, et tenez, le voilà endormi déjà!

LUPO

Pauvre cher père! que deviendra-t-il si on découvre le métier que je fais, et s'il faut que je me réfugie dans un autre pays?

ROLAND

Je ne le quitterai pas; mais il faudrait nous laisser une certaine somme qui me permît de le préserver de la misère et de lui cacher que toutes vos terres sont vendues ou engagées.

LUPO

Une somme! oui, voilà ce qu'il faudrait, et je ne rapporte plus de mes expéditions que des blessures! N'importe, tu l'auras, cette somme, tu peux compter que tu l'auras, fallût-il l'arracher avec la vie à mon meilleur ami… Mais ne crains-tu pas que mon père ne vienne à être inquiété comme complice de mes coups de main?

ROLAND

Sa vertu le mettra à l'abri du soupçon.

LUPO

Si on l'interrogeait, il apprendrait tout!

ROLAND

Il n'y croirait pas!

LUPO

Tu nieras toujours?

ROLAND

Je dirai que le chef des bandits du Vésuve prend votre nom, et je lèverai les épaules. Vous allez toujours masqué dans vos courses périlleuses. A propos, j'ai réparé moi-même le secret de la trappe. Si vous étiez envahi à l'improviste, ne songez qu'à vous glisser dans cette salle.

LUPO

Par l'escalier dérobé qui tourne dans tout le donjon, ce serait facile. (Il va regarder et faire jouer le ressort de la trappe.)

ROLAND

N'oubliez pas que vos amis vous attendent.

LUPO

Ils viennent à la male heure! je vais les congédier… mais je veux pourtant leur demander…

ROLAND

La somme pour votre père? Oui, allez, je le conduirai dans sa chambre.

LUPO

Je t'aiderai… je le vois si peu! (Ils sortent en roulant le fauteuil de Liverani par la droite.)

SCÈNE III
ANGELO, QUINTANA, par le fond
QUINTANA

Pour entrer ainsi céans, vous connaissez donc le manoir de Montelupo?

ANGELO, qui regarde le côté par où Lupo est sorti

Non, mais il n'est pas difficile d'entrer dans un logis si peu gardé.

QUINTANA

Il est certain que la valetaille n'est pas nombreuse et qu'elle n'a pas l'air zélé des gens qu'on paie bien. Pourvu que la cuisine ne soit pas vide!

ANGELO, qui regarde à toutes les portes et qui paraît faire ses observations

Tu ne songes qu'à manger!

QUINTANA

Écoutez donc, seigneur Angelo, il y a cinq ans que j'ai faim! et puis, pour commencer, vous me faites tirer l'épée… J'en avais perdu l'habitude, et l'émotion ça creuse le ventre.

 
ANGELO

Poltron! tu t'es caché au lieu de m'aider à disperser ces archers.

QUINTANA

Dame! vous voulez que je sois ruffian, et puis moine, et puis bandit! Donnez-moi le temps de m'habituer à ces fortunes diverses. Un homme n'a qu'une vie à dépenser, et vous m'en mettez trop sur le corps. Quelle idée fantasque avez-vous eue tout à l'heure de porter secours à Lupo, qui se serait fort bien tiré d'affaire sans vous!

ANGELO

Il était perdu sans moi!

QUINTANA

Ce n'eût pas été un grand mal.

ANGELO

Je veux qu'il soit mon obligé.

QUINTANA

Il n'a pas seulement fait attention à vous, pressé qu'il était de rentrer chez lui sans être reconnu.

ANGELO

Il m'a vu, il m'a fait signe. Il compte me revoir ailleurs; mais moi je veux le voir chez lui et savoir comment il y agit pour mériter la faveur céleste.

QUINTANA

En ce cas, je vais voir, moi, si le garde-manger est approvisionné par les anges… (Allant au fond et revenant.) Peste! voici une dame de grande allure, sans doute la maîtresse de Lupo.

ANGELO

Laisse-nous.

QUINTANA

Je crains pour vous l'aiguillon de la chair; vous piétinerai-je?

ANGELO

Va-t'en! (A part.) Mes passions sont déchaînées et repoussent à jamais le frein!

SCÈNE IV
ANGELO, DELIA
ANGELO, surpris

Comment, Delia! toujours jeune et belle?

DELIA

Est-ce toi, mon pauvre… Comment donc t'appelles-tu?

ANGELO

Tu as oublié jusqu'au nom d'Angelo?

DELIA

Angelo Ariani! c'est la vérité! Qu'es-tu donc devenu depuis si longtemps que tu as disparu de Rome et de Naples? Sors-tu de prison ou de maladie?

ANGELO

Je sors des ténèbres, et je revois le soleil. J'étais dans l'abîme de la mort, et je bois la vie en te regardant.

DELIA

Sois prudent. Lupo est mon amant et mon maître.

ANGELO

Il est jaloux?

DELIA

Il est brutal dans la colère et cruel dans la vengeance. Il te tuerait s'il nous trouvait seuls ensemble.

ANGELO

Je ne le crains pas.

DELIA

Tu as tort: c'est un homme que nul ne peut vaincre.

ANGELO. Je le vaincrai, moi. J'allumerai le feu de sa rage, je le forcerai de se perdre
DELIA

Tu le hais donc?

ANGELO

Oui, si tu l'aimes.

DELIA

Que veux-tu! c'est un amant libéral, et, sans la rudesse de son langage…

ANGELO

Je sais qu'il a toujours l'injure à la bouche, par conséquent la haine dans le cœur.

DELIA

C'est selon. Il est bon par moments. Il chérit son père.

ANGELO

Ce vieillard cacochyme que j'ai aperçu là tout à l'heure?

DELIA

Le vieux Liverani Montelupo ignore les escapades de son fils; il ne voit personne, et sa confiance est sans bornes. Mais sauve-toi, voilà Lupo!

(Elle fuit par la gauche.)
ANGELO

Celui qui est en révolte contre Dieu ne craint aucun homme.

SCÈNE V
ANGELO, LUPO
LUPO, qui a vu sortir Delia

Qui vous a permis d'entrer chez moi sans vous faire annoncer et de parler à ma maîtresse?

ANGELO

Prenez garde à qui vous parlez vous-même.

LUPO, surpris

L'ermite du Vésuve devenu cavalier!

ANGELO

Le même qui vous a secouru tout à l'heure à l'entrée de la plaine.

LUPO

Comment! l'homme masqué qui m'a aidé à regagner ma demeure?

ANGELO

Et à disperser les archers…

LUPO

Silence, ami! je vous dois l'hospitalité; mais gardez-moi le secret dans cette maison, parlons bas. Étiez-vous un faux ermite?

ANGELO

J'étais pieux et fervent. Désormais j'appartiens à l'enfer que vous servez.

LUPO

Est-ce une manière de dire que vous voulez faire fortune et servir sous mes ordres?

ANGELO

Je veux être obéi comme vous. Associez-moi à votre autorité.

LUPO

Vous demandez l'impossible. Mes sauvages compagnons refuseraient tout autre commandement que le mien.

ANGELO

C'est-à-dire que vous refusez le secours d'un homme intelligent: vous ne voulez conduire que des brutes!

LUPO

Nous faisons un métier de brutes. Si vous êtes intelligent, cherchez un meilleur chemin.

ANGELO

Vous vous méfiez de mon courage!

LUPO

Non, je doute de votre persévérance. Et puis, tenez, ne vous abusez pas: le métier est perdu. Nous avons trop de concurrence, les paysans ne nous aident plus, les soldats ont l'éveil. Dans votre intérêt, je vous engage même à ne pas rester ici en vue: je suis menacé à chaque instant. Je vais donner des ordres pour qu'on vous conduise dans une chambre où vous serez servi. (Il sort. Delia, qui le guettait, rentre.)

SCÈNE VI
DELIA, ANGELO
DELIA

Eh bien! il t'a parlé en confidence. Vous êtes grands amis à présent?

ANGELO

Non, il refuse mon alliance, il paraît découragé, – ou je lui déplais. Peu m'importe, si tu veux me garder à ton service.

DELIA

Es-tu fou? Pour m'arracher à Lupo, il faudrait le tuer.

ANGELO

Je le tuerai si tu veux.

DELIA

Mais… es-tu riche?

ANGELO

Je le serai quand il te plaira. Le diable est à mes ordres.

DELIA, riant

T'es-tu donné à lui?

ANGELO

La chose n'est pas difficile pour moi, je n'y risque plus rien.

DELIA, railleuse

Je vois que tu es un plus hardi compagnon que Lupo, car il ne dirait pas de tels blasphèmes.

ANGELO

Je suis plus brave et plus épris que lui.

DELIA

Mais tu invoques le démon, ce qui veut dire que tu n'as ni sou ni maille. Tâche de gagner au jeu, et tu auras quelque chance auprès des femmes.

ANGELO

Tu me refuses? tu me repousses, toi aussi?

DELIA

Va-t'en. Si Lupo savait que tu oses… Écoute; le voilà déjà hors de sens! il crie et jure; il faut savoir ce que c'est. (Elle sort par le fond.)

SCÈNE VII
ANGELO

Ainsi le bandit me dédaigne et la courtisane me méprise! Lupo ne m'invite pas même à sa table, et sa maîtresse ne craint pas de m'offenser parce que je suis pauvre! Allons, je veux me faire craindre, et à mon tour j'humilierai les autres! Ses bandits n'obéissent qu'à lui!.. Si je le perdais auprès d'eux! si je l'accusais de vouloir les livrer! – Son père l'aime: si je révélais son infamie au vieillard! Voyons, quel mal pourrais-je faire à ce voleur de profession qui m'a volé ma place là-haut? Je sens que je le hais d'une haine mortelle, inextinguible! Je voudrais le torturer! Je sens un volcan gronder dans ma tête, une bile corrosive s'amasser dans mon foie! C'est un vautour que j'ai là! je suis dévoré vivant par les monstres! J'anticipe l'enfer!

SCÈNE VIII
ANGELO, QUINTANA
QUINTANA

Venez, mon maître, ne restons pas ici. La maison est entourée de figures étranges. Lupo ne paraît pas s'en tourmenter; moi, je ne me sens pas en sûreté, et je commence à regretter l'ermitage où nos haillons n'étaient pas suspects.

ANGELO

J'irai voir ce qui se passe, suis-moi. (Ils sortent.)

SCÈNE IX
Entrent par le fond LUPO, GALVAN et LISANDRO
LUPO, irrité

Comment, vous venez chez moi festoyer avec l'argent que je gagne à la pointe de l'épée!..

GALVAN, qui l'amène

Parlez moins haut, expliquez-vous sans bruit. Si vous êtes sûr de vos gens, nous ne pouvons répondre des nôtres, et tous vos amis ne connaissent pas votre secret. Vous bravez trop l'opinion, vous vous ferez arrêter.

LUPO

Je défie l'univers, et vous, vous craignez de vous compromettre. Vous êtes tous des lâches!

GALVAN

Si vous êtes ivre, dites-le, ou bien…

LUPO

Je ne le suis pas. Je n'ai rien pris depuis hier, j'ai couru toute la nuit, tout le matin, et je tombe de fatigue; mais vous m'exaspérez…

LISANDRO

Faites-vous une raison: nous n'avons pas d'argent.

LUPO

Quoi! pas même entre vous tous une misérable somme de mille ducats?

GALVAN

Nous avons fait comme vous, nous avons ruiné nos parents, et quand le jeu nous est contraire, comme à vous les promenades au clair de lune, nous sommes lavés et rincés comme les cailloux de la mer.

LISANDRO

Aussi nous venions chez vous avec l'espoir de nous refaire un peu en jouant sur parole.

LUPO

Oui, vous refaire à mes dépens, comme toujours!

GALVAN

Un gentilhomme reproche-t-il à ses amis l'argent qu'ils lui gagnent?

LUPO

Je vous reproche de me refuser une misère, à moi qui ne vous ai jamais rien refusé.

LISANDRO

Vous, c'est différent, vous rançonnez les voyageurs! Vous vous procurez tout ce qu'il vous faut.

LUPO

J'ai dévasté le pays, j'ai porté l'épouvante sur tous les chemins. Mon nom n'est plus un secret et il faut que je change le théâtre de mes exploits. Mes dernières campagnes m'ont coûté plus de peine qu'elles ne m'ont rapporté d'écus, et pourtant jusqu'à ce jour je vous ai donné sans compter. Où a passé tout le produit de mes prises? Mon pauvre père se contente du strict nécessaire; oui, mes amis et mes maîtresses ont seuls profité de mon péril, de ma fatigue, de ma sueur et de mon sang! Allons! vous devriez rougir de l'insistance où vous me réduisez. Vous deux mes meilleurs amis, ceux qui me doivent le plus… Vous surtout, Galvan, qui êtes riche par votre oncle… Voyons, écrivez-lui, j'enverrai un exprès à Naples. Dites-lui que c'est une dette d'honneur, Roland ira lui-même et lui donnera confiance. Écrivez, je n'ai pas un jour à perdre.

GALVAN

Dites à la lave du Vésuve de se changer en or, elle vous obéirait plus volontiers que moi: l'argent est enfermé dans les caves de mon oncle; mais écoutez, je suis venu pour vous entretenir d'un projet que j'ai confié à Lisandro.

LUPO

Voyons, parlez vite!

GALVAN

Mondit oncle est parti ce matin de Naples pour visiter ses domaines de l'autre côté de la montagne. Il a plus de mille ducats à toucher, et il les rapportera jeudi soir. Ne m'entendez-vous pas?

LUPO

Non. Vous irez le trouver?

GALVAN

Non pas moi, mais vous.

LUPO

Il se moquera de ma demande!

GALVAN

Non pas, si vous êtes masqué, bien armé et bien accompagné.

LISANDRO

L'idée est bonne… et naturelle; c'est votre état de rançonner les passants attardés.

GALVAN

La chose vous convient?

LUPO

Fort peu! il n'y a point d'honneur à effrayer un vieillard. N'importe, j'irai. Il me faut cet argent. Quel chemin doit-il prendre au juste?

GALVAN

Il est très-méfiant et ne suit jamais les routes. Il se fait un plaisir de dépister les plus fins larrons; mais j'ai gagné un de ses valets, je me suis fait tracer le plan assez compliqué qu'il doit suivre, je vous le remettrai.

LUPO

Venez avec moi, c'est plus simple.

 
GALVAN

Non, je répugne à user de violence avec un si proche parent.

LUPO

Je répugne aussi à la violence, – votre oncle fut l'ami de mon père; – mais je jure d'être seul et de ne lui faire aucun mal.

GALVAN

La chose est difficile. Il est toujours bien escorté, et vous savez qu'il est encore vert; il défendra ses doublons avec rage et se servira de ses armes. Vous voyez que l'affaire n'est pas une plaisanterie.

LUPO

Vraiment?

LISANDRO

Parbleu! nous espérons bien qu'il se fera tuer plutôt que de lâcher sa bourse!

LUPO

Vous espérez?..

LISANDRO

Sans doute. Vous faites la besogne, et nous héritons!

LUPO, à Galvan

C'est là ce que vous me proposez?

GALVAN

Non! mais si un malheur arrivait… aux mille ducats de votre prise, j'en ajouterais mille autres…

LUPO

Sortez de chez moi, lâches canailles, et n'y rentrez jamais! Sortez, sortez, ou je vous jette par les fenêtres. (Il les chasse. Delia, qui sort d'une pièce voisine, veut traverser pour sortir.)

SCÈNE X
DELIA, puis LUPO
DELIA

Le temps est à l'orage, sauvons-nous!

LUPO, qui rentre, l'arrête

Où vas-tu? Écoute-moi!

DELIA

J'ai entendu. Eh bien, mon agneau, vous avez fait justice de ces parasites… Ils méritaient bien plus de coups que vous ne leur en avez donné.

LUPO

Ah! Delia! toi seule as de l'amitié pour moi! Malgré tes trahisons, je sais que tu m'aimes. Je t'ai faite riche: c'est toi qui me prêteras.

DELIA

Hélas! mon amour, j'ai des parents qui me dépouillent et vous me trouvez à sec.

LUPO

Est-ce un refus?

DELIA

Non, idole de mon âme! Je voudrais avoir le Pactole pour t'abreuver.

LUPO

Mais je t'ai donné tant de riches bijoux! Vends la chaîne de rubis ou le bandeau de perles.

DELIA

Un gentilhomme reprend-il à sa maîtresse les dons de son amour?

LUPO

Ne les vends pas, engage-les. Je te réponds de te les rapporter avant un mois.

DELIA

Tu iras les reprendre de force au juif qui m'aura prêté?

LUPO

Et je le tuerai s'il résiste, fût-il gardé par cent diables; tu peux donc être bien sûre de ravoir tes parures. Allons, ne m'irrite pas par des lenteurs. Vile, décide-toi, je suis pressé!

DELIA

Mon ange, te voilà donc ruiné et traqué comme un cerf aux abois?

LUPO

Si de mes richesses il ne me reste plus que des cornes, tu en sais quelque chose, femelle de malheur!

DELIA

Tu me dis des injures, lumière de mes yeux!

LUPO

Et je te brise la tête contre ce mur si tu me railles.

DELIA

Allons, allons, calme-toi, mon bien; je pars pour Naples, et je reviens avec l'argent.

LUPO

Ce soir! Il faut que ce soit ce soir!

DELIA

Oui, ce soir ou jamais!

LUPO

Ou jamais? (Il lui saisit le bras et la regarde dans les yeux.)

DELIA, effrayée

Laisse-moi partir!

LUPO

Tu as peur! tu comptes ne pas revenir!

DELIA

Mais non!

LUPO

Si fait! Tiens, tu te moques. Tu m'as mille fois trahi, et maintenant tu m'abandonnes parce que tu me vois perdu, lâche cœur! J'ai ce que je mérite, mais tu ne me quitteras pas sans emporter une marque de mon mépris. (Il lui frappe la figure de son gant et sort.)

SCÈNE XI
DELIA, puis ANGELO
DELIA

Ah! c'en est assez! frapper une femme, quand on n'a plus rien à lui donner, c'est dans l'ordre; mais je n'aurais pas cru qu'il en viendrait à me vouloir gâter le visage! Ah! Angelo, tu viens à point. Vois cette goutte de sang sur ma lèvre! veux-tu la boire?

ANGELO

Oui, et ton âme avec!

DELIA

Mais il faut me venger de Lupo.

ANGELO

C'est déjà fait.

DELIA

Comment?

ANGELO

Peu importe! Viens, il ne faut pas que tu restes ici.

DELIA

Est-ce qu'on vient pour l'arrêter? Je veux rester, je veux le démasquer, l'accuser…

ANGELO

C'est fait.

DELIA

Je veux que son père rougisse de lui et le maudisse!..

ANGELO

Ce sera fait.

DELIA

Que ses amis l'abandonnent et le renient!

ANGELO

Tout est fait ou va l'être.

DELIA

Comment? par qui?

ANGELO

Par moi. Nous sommes vengés, femme, et tu m'appartiens; suis-moi!

DELIA

Pas encore… attends… Dis-moi, qu'est-ce qu'on va lui faire, à lui?

ANGELO

L'emmener à Naples et le livrer au Saint-Office.

DELIA

C'est la torture?

ANGELO

Et le bûcher.

DELIA

On brisera et on déchirera ce beau corps?

ANGELO

Et on jettera sa cendre aux vents.

DELIA

Je ne veux pas.

ANGELO

Que dis-tu?

DELIA

Je dis que je ne veux pas!

ANGELO

Tu l'aimes donc?

DELIA

Je l'adore et veux le sauver.

ANGELO

Il est trop tard!

DELIA

Tu le peux, toi, et je t'ordonne de le faire. Tu m'aimes, je le vois! Eh bien! sauve-le, et je suis à toi!

ANGELO

A moi seul?

DELIA

A toi seul. Tiens, avec de l'or on peut tout; prends cette bourse. Moi, je vais dire à Lupo de fuir. (Elle sort.)

SCÈNE XII
ANGELO

Elle l'aime! Le vieux Liverani refuse de croire à ses crimes! Ils l'aiment tous ici! Quel charme possède donc le serpent? Le sauver, moi! Non, cette femme sera ma proie quand je voudrai. (Regardant la bourse.) Me voilà maître de mes actions et de celles des autres; mais j'avais déjà un talisman plus puissant encore… et voici le moment d'en faire usage.

SCÈNE XIII
ANGELO, LE CHEF DES SBIRES, entrant avec précaution
ANGELO

Eh bien?

LE CHEF

Nous sommes maîtres de tous les passages. Tous les valets sont gardés à vue. Seul, Lupo nous échappe.

ANGELO

Déjà? C'est impossible. Il était là tout à l'heure!

LE CHEF

Ce château est, dit-on, rempli de secrets et d'embûches. En nous apercevant, Lupo a eu le temps de se cacher. Ses domestiques lui sont dévoués. Personne ne le trahira. J'ai peu d'hommes avec moi, et ils ne sont pas rassurés.

ANGELO

Menacez-les!

LE CHEF, avec importance

Nous connaissons notre état.

ANGELO

Je le connais mieux que vous.

LE CHEF

Alors tâchez de pénétrer dans l'épaisseur de ces murs et d'y saisir l'ennemi.

ANGELO

C'est inutile; faites-le appeler.

LE CHEF

Par qui?

ANGELO

Par son père.

LE CHEF

Il l'aime, dit-on, plus que sa vie; il n'y consentira jamais. (Angelo lui dit un mot à l'oreille.) Je ne puis, il faudrait des ordres.

ANGELO

Je vous en donne, moi!

LE CHEF

Appartenez-vous au Saint-Office?

ANGELO, lui montrant le parchemin

En voici la preuve.

LE CHEF

Ce n'est pas une raison pour ordonner…

ANGELO

La tête du brigand est mise à prix. Je prends tout sur moi, et je vais vous aider. (Ils sortent par la droite.)

SCÈNE XIV
LUPO; il vient par une porte secrète dans la tenture et va vite fermer celle par où sont sortis Angelo et le chef, après avoir jeté un coup d'œil auparavant

Ah! ah! l'ermite défroqué avec le chef des sbires? Le pauvre diable est pris! Je l'avais averti pourtant! On le conduit chez mon père?.. Pourquoi?.. Mon pauvre père! on va l'interroger, et voici l'heure redoutée! Comme il va être surpris et affligé! Mais Roland est là… il niera tout… N'importe… je ne puis me résoudre à m'éloigner. Je devrais aller le disculper, car qui sait si on ne l'accuse pas d'être trop indulgent pour moi? On verra bien, à son étonnement, à sa douleur, qu'il n'a jamais rien su! Si j'étais là, je ne pourrais soutenir son regard. Je me trahirais! Eh bien, pourquoi n'avouerais-je pas? Je suis las de ces angoisses, et la vie ne m'étourdit plus. – Mais lui! ma mort le tuerait… ma honte encore plus. Je veux me sauver encore et le sauver avec moi… On vient, je crois!.. (Il va vers la trappe.) Non! Ce n'est rien… et même le silence avec lequel on procède m'étonne!.. Ils y mettent de la finesse… je suis plus fin qu'eux; ils ne m'auront pas, ils n'auront jamais vivant le loup de Montelupo! Être pris par de pauvres mercenaires, moi? Allons donc! (Il descend une marche du passage secret.) Qu'est-ce donc que ce papier? (Il remonte et va le ramasser.) Peut-être un avis de Roland?.. Non! plaisante chose! c'est le plan de voyage du vieux Galvan, que son lâche neveu voulait me faire assassiner! Avais-je donc mérité l'outrage d'une telle offre? suis-je tombé si bas?.. (On entend un gémissement.) Qu'est-ce que cela? Maltraite-t-on mes gens? (Il écoute.) J'ai peut-être rêvé!.. (Un second gémissement plus distinct et plus douloureux.) C'est la voix de mon père! Il souffre, il pleure!.. Est-ce qu'il plie sous l'horreur de la vérité? (Un cri aigu.) On le torture! pour moi, pour moi! Infâmes! arrêtez! (Il secoue la porte qui est fermée en dehors.) Mon père, mon pauvre père! Me voici! c'est moi… bourreaux! moi! Lupo, je me rends, je me livre, prenez-moi, mais prenez-moi donc!.. Ah! la voix me manque, l'horreur me glace, ils ne m'entendent pas! (Il tombe épuisé en rugissant d'une voix étouffée.)

SCÈNE XV
ANGELO, LUPO
ANGELO

Le voilà vaincu, je tiens sa vie! Je veux d'abord perdre son âme. Lupo! Lupo!

LUPO, égaré

Où suis-je? Qui êtes-vous?

ANGELO

Je suis le démon, je viens chercher ton âme maudite!

LUPO

Si tu es le démon… si tu peux me perdre et sauver mon père, fais de moi ce que tu voudras; qu'il meure en paix. Je donne mon éternité pour une heure de son repos! (Il s'évanouit.)

ANGELO

Le voilà damné; il faut qu'il meure en état de péché mortel! (Il tire son épée pour le frapper. L'archange Michel, qui est représenté sur la tapisserie, s'en détache et couvre Lupo de son bouclier.) Ah! encore le miracle!.. (Il fuit à l'autre bout de la chambre en se cachant le visage. La figure de l'archange rentre dans la tapisserie. Lupo se ranime et se relève.)

SCÈNE XVI
Les Mêmes, LIVERANI
LUPO

Mon père debout! (Il se jette dans ses bras.)

ANGELO, qui se tient caché derrière un meuble, à part

Le paralytique!

LIVERANI, à son fils

Tu vois! Dieu a voulu que les bourreaux fussent mes chirurgiens. La souffrance a brisé les liens qui me retenaient inerte. J'ai pu me lever pour protester de ton innocence. Ce prodige les a épouvantés et mis en fuite. Ils n'ont pas entendu tes cris, mais j'ai entendu, moi, et j'ai eu la force de venir te dire: Tais-toi, mon fils, tais-toi!

LUPO

Me taire! quand ils vont revenir peut-être!

LIVERANI

Je pars pour Naples. J'irai me mettre sous la protection des lois, qui ont été méconnues par ces sbires et par je ne sais quel faux inquisiteur que je démasquerai. Pour toi, fuis, fuis à l'instant même, car on te cherche encore.

LUPO

Fuir? vous quitter?

LIVERANI

Tu ne peux qu'aggraver mon péril.

LUPO

Mon père, vous me jugez coupable?

LIVERANI

Coupable ou non, sauve ta vie, si tu veux prolonger la mienne.

LUPO

Vous ne me maudissez pas?..

LIVERANI

Maudire mon fils! est-ce possible? Allons, pars, je le veux. Obéis-moi, j'ordonne.

LUPO

Oh! mon pauvre père, je baise vos genoux sanglants… pour moi, mon Dieu, pour moi!

LIVERANI

Embrasse-moi!

LUPO

Je n'en suis pas digne.

LIVERANI

Peut-être, mais je t'aime! va! (Lupo sort par la trappe.)

SCÈNE XVII
LIVERANI, ROLAND, ANGELO, caché
ROLAND, avec un reste de corde autour du bras

Ah! mon maître, vous ici? comment?

LIVERANI

J'ignore si je conserverai l'usage de mes membres. Où sont les sbires?

ROLAND

Partis avec épouvante en criant au miracle; c'est donc…?

LIVERANI

Viens, profitons de leur trouble. Je te dirai ce que je veux. (Ils sortent.)

SCÈNE XVIII
ANGELO

Sauvés tous, et je reste là sans courage pour m'opposer à leur fuite? – Cette vision… Ah! je ne puis rester ici, j'y deviendrais fou! Lupo ignore ma trahison; je le suivrai. (Il veut sortir par la trappe.) Il a refermé la trappe! Oserai-je passer sous le glaive de l'archange? – Eh quoi! il y a un instant, j'étais ici le maître, et m'y voici captif… captif de ce glaive et de ces yeux étincelants!.. j'essaierai de prier… prier qui? le Punisseur inexorable? Dieu peut-il se déjuger? Heureux ceux qui n'y croient pas! Si la foi était un leurre? si le vertige de la peur avait seul évoqué ces fantômes qui me poursuivent? Qui sait? je lutterai! je lutterai contre Dieu! S'il lui plaît de prendre pour sa brebis favorite le loup sanguinaire, je lui arracherai cet objet d'amour et je forcerai les portes du ciel! Archange, je te défie! (Il s'élance l'épée en main vers l'archange qui reste immobile. Angelo sort par le fond.)