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La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris

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LVIII

Le chien fit amitié au pédagogue et lui céda volontiers sa proie, que maître Bonus se mit en devoir de faire cuire; mais les fées, qui le surveillaient, lui envoyèrent une hallucination épouvantable: aussitôt qu'il commença d'écorcher le lièvre, le lièvre grandit et prit sa figure, de manière qu'il s'imagina s'écorcher lui-même. Saisi d'horreur, il mit l'animal sur les charbons, espérant se délivrer de son rêve en respirant l'odeur de la viande grillée; mais ce fut lui qu'il fit griller dans des contorsions hideuses, et même il crut sentir dans sa propre chair qu'il brûlait en effet.

LIX

Il se rappela qu'il était condamné par les hommes à être rôti tout vivant, et, sentant qu'il ne fallait pas mécontenter les fées, il rendit la viande au chien et y renonça pour toujours. Alors il s'en alla dehors pour recueillir des racines, des fruits et des graines, et il en fit une si grande provision pour l'hiver que la maison en était pleine et qu'il y restait à peine de la place pour dormir. Et ensuite, craignant d'être volé par les fées, et s'imaginant savoir assez de magie pour leur inspirer le respect, il fit avec de la terre des figures symboliques qu'il planta sur le toit.

LX

Mais sa science était fausse et ses symboles si barbares que les fées n'y firent d'autre attention que de les trouver fort laids et d'en rire. Les voyant de bonne humeur, il s'enhardit à demander où il pourrait se procurer des outils de travail, sans lesquels il lui était impossible, disait-il, de rien faire de bien. Elles le menèrent alors dans une grotte où elles avaient entassé une foule d'objets volés par elles dans leurs excursions, et abandonnés là après que leur curiosité s'en était rassasiée.

LXI

Maître Bonus fut étonné d'y trouver des ustensiles de toute espèce et des objets de luxe mêlés à des débris sans aucune valeur. Ce qu'il y chercha d'abord, ce fut une casserole, des plats et des pincettes. Il les déterra du milieu des bijoux et des riches étoffes. Il aperçut des sacs de farine, des confitures sèches, une aiguière et un bassin. Il regarda à peine les livres et les écritoires. «Songeons au corps avant tout, se dit-il; l'esprit réclamera plus tard sa nourriture, si bon lui semble.»

LXII

Il fit avec Hermann plusieurs voyages à la grotte que les fées regardaient comme leur musée et qu'il appelait, lui, tout simplement le magasin. Ils y trouvèrent tout ce qu'il fallait pour faire du beurre, des fromages et de la pâtisserie. Hermann y découvrit force friandises qu'il emporta, et maître Bonus, après de nombreux essais, parvint à faire de si bons gâteaux qu'un évêque s'en fût léché les doigts. Et, dans la douce occupation de bien dormir et de bien manger, le pédagogue oublia ses jours de misère et ne chicana pas le jeune prince pour lui apprendre à lire.

LXIII

La reine des fées vint voir l'établissement, et comme plusieurs de ses compagnes étaient mécontentes de voir deux hommes, au lieu d'un, s'établir sur leurs domaines, elle leur dit: «Je ne sais de quoi vous vous tourmentez. Cet homme est vieux, et ne vivra que le temps nécessaire à l'enfance d'Hermann. C'est du reste un animal curieux, et le soin qu'il prend de son corps me paraît digne d'étude. Voyez donc tout ce que cet homme invente pour se conserver! Mais il manque de propreté, et je veux qu'il soit convenablement vêtu.»

LXIV

Elle appela maître Bonus, et lui dit: «Ta robe usée et les habits déchirés de cet enfant choquent mes regards. Occupe-toi un peu moins de pétrir des gâteaux et d'inventer des crèmes. Si tu ne sais coudre ni filer, cherche dans la grotte quelque vêtement neuf, et que je ne vous retrouve pas sous ces haillons. – Oui-da, Madame, répondit le pédagogue, cachant sa peur sous un air de galanterie; il sera fait selon votre vouloir, et si ma figure peut vous devenir agréable, je n'épargnerai rien pour cela.»

LXV

Mais il ne trouva point d'habits pour son sexe dans le magasin des fées, et, ne sachant que faire, il pria la vieille Milith, qui était une fée un peu idiote, ayant bu la coupe au moment où elle tombait en enfance, de l'aider à se vêtir. Milith aimait à être consultée, et comme personne ne lui faisait cet honneur, elle prit en amitié le pédagogue, et lui donna une de ses robes neuves qui était en bonne laine bise, de même que le chaperon bordé de rouge, et, ainsi habillé en femme, maître Bonus semblait être une grande fée bien laide.

LXVI

Alors la petite Régis, qui passait, le trouva si drôle qu'elle en rit une heure; mais, tout en riant, elle lui persuada de lui amener l'enfant, qu'elle voulait aussi habiller avec une de ses robes, et quand elle l'eut entre les mains, elle le lava, le parfuma, arrangea ses cheveux, le couronna de fleurs, lui mit un collier de perles, une ceinture d'or où elle fixa les mille plis de sa jupe rose, et le trouva si beau ainsi, qu'elle voulut le faire chanter et danser, pour admirer son ouvrage.

LXVII

Hermann aussi se trouvait beau, et il se plaisait dans cette robe parfumée; mais il ne savait pas obéir, et il refusa de danser, ce qui mit la petite Régis en colère. Elle lui arracha son collier, lui déchira sa robe, et, comme une fée très-fantasque qu'elle était, elle lui ébouriffa les cheveux, lui barbouilla la figure avec le jus d'une graine noire, et le laissa tout honteux, presque nu, et furieux de ne pouvoir rendre à cette folle les injures dont elle l'accablait.

LXVIII

Cependant maître Bonus, voyant la petite Régis en colère, s'était sauvé. Hermann, en le rejoignant, lui reprocha d'avoir fui devant une fée si menue, et de n'avoir pas plus de cœur qu'une poule. «Je serais courageux et fort que je n'aurais pu vous défendre, répondit le pédagogue. Vous voyez bien que vous n'avez pu vous défendre vous-même. Les fées, même celles qui ne sont pas plus grosses que des mouches, sont des êtres bien redoutables, et le mieux est de souffrir leurs caprices sans se révolter.

XLIX

»Quant à moi, qui dois être rôti à petit feu si je sors d'ici, je suis bien décidé à me prêter à toutes les fantaisies de ces dames, et si l'on m'eût ordonné de danser, j'aurais obéi et fait la cabriole par-dessus le marché.» L'enfant sentit que son pédagogue avait raison, mais il ne l'en méprisa que plus, car la raison ne conseille pas toujours les plus belles choses. Il courut trouver Zilla pour lui raconter sa mésaventure et lui montrer de quelle manière on l'avait houspillé. Zilla en rougit d'indignation et le mena devant la reine pour porter plainte contre Régis.

LXX

«Tu as mérité ce qui t'arrive, dit la reine à Hermann; tu soutiens si mal devant nous la dignité que ta race s'attribue, que personne ici n'y peut croire. Tu vis moins noblement qu'un animal sauvage, car celui-ci se contente de ce qu'il trouve, et vous autres, ton précepteur et toi, vous ne songez qu'à aiguiser votre appétit pour augmenter votre faim naturelle. Vous ne pensez pas plus à la nourriture de votre esprit que si vous n'étiez que bouche et ventre: vraiment vous êtes méprisables et ne m'intéressez point.»

LXXI

L'enfant fut mortifié, et Zilla comprit que la leçon de la reine s'adressait à elle plus qu'à l'enfant. Elle dit à Hermann que s'il voulait s'instruire, elle y mettrait tous ses soins, et, l'emmenant avec elle, elle lui choisit une tunique de blanche laine dont elle l'habilla d'une façon plus mâle que n'avait fait Régis, et puis elle lui donna un vêtement de peau pour courir dans la forêt, et de belles armes pour se préserver des animaux qui pourraient le menacer en le voyant devenu grand; mais elle lui fit jurer de ne jamais verser le sang que pour défendre sa vie.

LXXII

Et puis elle lui donna un livre et lui dit que quand il pourrait le lire, elle se chargerait de lui apprendre de belles choses qui le rendraient heureux. Hermann alla trouver maître Bonus, et d'un coup de pied vraiment héroïque il jeta dans le feu les gâteaux que le pédagogue était en train de pétrir. «Je ne veux plus être méprisé, lui dit-il; je ne veux plus faire un dieu de mon ventre, je veux être beau et fier de recevoir des compliments. Je t'ordonne de m'apprendre à lire; je veux savoir demain.»

LXXIII

Maître Bonus obéit en soupirant; mais comme le lendemain l'enfant ne savait pas encore lire, l'enfant se dépita et lui dit: «Tu ne sais pas me montrer. Peut-être ne sais-tu rien. S'il en est ainsi, reste sous ces habits de servante qui te conviennent, fais la cuisine et appelle-toi maîtresse Bona. Je reviendrai souper et coucher à ton hôtellerie, mais j'irai chercher ailleurs l'honneur de ma race et le savoir qui rend heureux.» Et il sortit avec son chien, laissant le gouverneur stupéfait de l'entendre parler ainsi.

LXXIV

Quand Zilla vit arriver l'enfant résolu et soumis, plein d'orgueil et d'ambition, bien qu'il répétât sans les comprendre les mots qu'il avait entendu dire à la reine et à elle, elle s'étonna de voir la puissance de l'amour-propre sur sa jeune âme, et elle voulut bien essayer de l'instruire elle-même. Elle le trouva si attentif et si intelligent qu'elle y prit goût, et peu à peu, le gardant chaque jour plus longtemps auprès d'elle, elle arriva à ne plus pouvoir se passer de sa compagnie.

LXXV

Lorsque le soleil brillait, elle se promenait avec lui et lui apprenait le secret des choses divines dans la nature, l'histoire de la lumière et son mariage avec les plantes, le mystère des pierres et le langage des eaux; la manière de se faire entendre des animaux les plus rebelles à l'homme, de se faire suivre par les arbres et les rochers, d'évoquer avec le chant les puissances immatérielles, de faire jaillir des étincelles de ses doigts et de causer avec les esprits cachés sous la terre.

 
LXXVI

Au clair de la lune, elle lui apprenait le langage symbolique de la nuit, l'histoire des étoiles, et la manière de monter les nuages en rêvant. Elle lui enseignait à se séparer de son corps et à voir avec des yeux magiques qu'elle lui faisait trouver dans les gouttes d'eau de la prairie. Elle lui disait aussi en quoi est faite la voie lactée, et quelquefois elle le fit sortir de son propre esprit et se promener dans les espaces muets au-dessus des plus hautes montagnes.

LXXVII

Quand le vent, la neige et la pluie menaçaient d'engourdir l'âme de son élève, elle le conduisait dans les grottes mystérieuses où les fées qui entretiennent le feu mystique consentaient à l'admettre à quelques-uns de leurs entretiens. Là il apprit à converser avec l'âme des morts, à lire dans la pensée des absents, à voir à travers les roches les plus épaisses, à mesurer les hauteurs du ciel sans le regarder, à peser la terre et les planètes au moyen d'une balance invisible, et mille autres secrets merveilleux qui sont jeux d'enfant pour les fées.

LXXVIII

Quand Hermann sut toutes ces choses, il avait déjà quinze ans, et il était si beau, si aimable, si instruit, et toujours si agréable à voir, que si les fées eussent été capables d'aimer, elles en eussent toutes été éprises; mais leurs appétits sont si bien réglés par l'impossibilité de mourir qu'il ne leur est pas possible d'aspirer à un sentiment humain un peu profond; l'amitié même leur est interdite comme pouvant leur causer du chagrin et troubler le parfait et monotone équilibre de leur existence.

LXXIX

Ce qui leur reste de l'humanité est mesuré juste à la faculté de s'émouvoir sans souffrance ou sans durée. Ainsi elles sont impétueuses et irascibles, mais elles oublient vite, et ne s'en portent que mieux. Elles ont beaucoup de coquetteries et de jalousies, mais étant toujours libres d'oublier si elles veulent, et de déposer leur souci et leur dépit quand elles en sont lasses, elles s'agitent pour rien et se réjouissent de même. Elles ne connaissent pas le bonheur et par conséquent ne le cherchent pas; qu'en feraient-elles?

LXXX

Elles ont la science et n'en jouissent pas à notre manière, car elles ne l'emploient qu'à se préserver des malheurs de l'ignorance, sans connaître la joie d'en préserver les autres. Quand elles eurent instruit le jeune Hermann, elles s'en applaudirent parce qu'il était pour elles une société et presque un égal; mais à chaque instant elles se disaient l'une à l'autre pour s'empêcher de l'aimer: «N'oublions pas qu'il doit mourir.» Pourtant, s'il faisait un compliment à l'une, l'autre boudait, et il lui fallait la consoler en lui faisant un compliment plus beau.

LXXXI

Ce qui ne prouve pas qu'elles fussent sottes ou vaines; mais elles s'estiment beaucoup pour avoir conquis par la science une manière d'exister qui les rend inaccessibles à nos peines. La plus jalouse de toutes était Zilla, parce qu'elle avait des droits sur Hermann ou croyait en avoir, et quand il vantait la gaieté de Régis ou la sagesse de la reine, Zilla devenait froide pour lui et se rappelait le peu qu'un enfant des hommes était devant elle.

LXXXII

Pourtant Hermann l'aimait plus que toutes les autres et il la regardait comme sa mère; mais il y avait en lui de la crainte et de l'orgueil, et on parlait si peu autour de lui le langage de l'amour, qu'il n'eût osé songer à aimer quelqu'un plus que lui-même. Il allait de temps en temps voir maître Bonus, qui continuait à inventer des mets friands et qui ne se trouvait pas malheureux dans sa solitude, sauf que les fées s'amusaient de temps en temps à le lutiner.

LXXXIII

Elles lui procuraient toute sorte d'hallucinations ridicules. Tantôt il se croyait femme et rêvait qu'un Éthiopien voulait le vendre aux califes d'Orient. Alors il se cachait dans les rochers et souffrait la faim, ce qui était pour lui une grosse peine. D'autres fois Régis lui persuadait qu'elle était éprise de lui, et l'attirait à des rendez-vous où il était berné et battu par des mains invisibles. Tout cela était pour le punir de prétendre à la magie et de se livrer à de grossières et puériles incantations.

LXXXIV

Du reste il se portait bien, il engraissait et ne vieillissait guère, car les fées sont bonnes au fond, et quand elles l'avaient fatigué ou effrayé, elles lui donnaient du sommeil ou de l'appétit en dédommagement. Hermann essayait de s'intéresser à son sort; mais lorsqu'il le voyait si égoïste et si positif, il s'éloignait de lui avec dédain. Le seul être qui lui témoignât une amitié véritable, c'était son chien, et quelquefois, quand les yeux de cet animal fidèle semblaient lui dire: «Je t'aime», Hermann, sans savoir pourquoi, pleurait.

LXXXV

Mais le chien était devenu si vieux qu'un jour il ne put se lever pour suivre son maître. Hermann, effrayé, courut trouver Zilla. «Mon chien va mourir, lui dit-il, il faut empêcher cela. – Je ne le puis, répondit-elle; il faut que tout meure sur la terre, excepté les fées. – Prolonge sa vie de quelques années, reprit Hermann. Tu peux faire des choses plus difficiles. Si mon chien meurt, que deviendrai-je? C'est ce que j'aime le mieux sur la terre après toi, et je ne puis me passer de son amitié.

LXXXVI

– Tu parles comme un fou, dit la fée. Tu peux aimer ton chien, puisqu'il faut que l'homme aime toujours follement quelque chose; mais je ne veux pas que tu dises que tu m'aimes, puisque ton chien a droit à des mots que tu m'appliques. Si ton chien meurt, j'irai t'en chercher un autre, et tu l'aimeras autant. – Non, dit Hermann, je n'en veux pas d'autre après lui, et puisque je ne dois pas t'aimer, je n'aimerai plus rien que la mort.»

LXXXVII

Le chien mourut, et l'enfant fut inconsolable. Maître Bonus ne comprit rien à sa douleur, et les fées la méprisèrent. Alors Hermann irrité sentit ce qui lui manquait dans le royaume des fées. Il y était choyé et instruit, protégé et comblé de biens; mais il n'était pas aimé, et il ne pouvait aimer personne. Zilla essaya de le distraire en le menant avec elle dans les plus beaux endroits de la montagne. Elle le fit pénétrer dans les palais merveilleux que les fées élèvent et détruisent en une heure.

LXXXVIII

Elle lui montra des pyramides plus hautes que l'Himalaya et des glaciers de diamant et d'escarboucle, des châteaux dont les murs n'étaient que fleurs entrelacées; des portiques et des colonnades de flamme, des jardins de pierreries où les oiseaux chantaient des airs à ravir l'âme et les sens; mais Hermann en savait déjà trop pour prendre ces choses au sérieux; et un jour il dit à Zilla: «Ce ne sont là que des rêves, et ce que tu me montres n'existe pas.»

LXXXIX

Elle essaya de le charmer par un songe plus beau que tous les autres. Elle le mena dans la lune. Il s'y plut un instant et voulut aller dans le soleil. Elle redoubla ses invocations, et ils allèrent dans le soleil. Hermann ne crut pas davantage à ce qu'il y voyait; toujours il disait à la fée: «Tu me fais rêver, tu ne me fais pas vivre.» Et quand il s'éveillait, il lui disait: «Je ne me rappelle rien, c'est comme si je n'avais rien vu.»

XC

Et l'ennui le prit. La reine vit qu'il était pâle et accablé. «Puisque tu ne peux aimer le ciel, lui dit-elle, essaie au moins d'aimer la terre.» Hermann réfléchit à cette parole. Il se rappela qu'autrefois Zilla lui avait donné du blé, une charrue, un âne et un mulet. Il laboura, sema et planta, et il prit plaisir à voir comme la terre est féconde, docile et maternelle. Maître Bonus fut charmé d'avoir à moudre du blé et à faire du pain tous les jours.

XCI

Mais Hermann ne comprenait pas le plaisir de manger seul, et après avoir vu ce que la terre peut rendre à l'homme qui lui prête, il ne lui demanda plus rien et retourna à ce qu'elle lui donnait gratuitement. La reine lui dit: «Le torrent n'est pas toujours limpide. Depuis les derniers orages, il entraîne et déchire ses rives, et là où tu te plaisais à nager, il apporte des roches et du limon. Essaie de le diriger. Tâche d'aimer l'eau, puisque tu n'aimes plus la terre.»

XCII

Hermann dirigea le torrent et lui rendit sa beauté, sa voix harmonieuse, sa course légère, ses doux repos dans la petite coupe des lacs; mais un jour il le trouva trop soumis, car il n'avait plus rien à lui commander. Il abattit les écluses qu'il avait élevées et se plut à voir l'eau reprendre sa liberté et recommencer ses ravages. «Quel est ce caprice?» lui dit Zilla. – Pourquoi, lui répondit-il, serais-je le tyran de l'eau? Ne pouvant être aimé, je n'ai pas besoin d'être haï.»

XCIII

Zilla trouva son fils ingrat, et, pour la première fois depuis beaucoup de siècles, elle eut un mécontentement qui la rendit sérieuse. «Je veux l'oublier, dit-elle à la reine, car il me donne plus de souci qu'il ne mérite. Permets que je le fasse sortir d'ici et que je le rende à la société de ses pareils. Tu me l'avais bien dit que je m'en lasserais, et la vieille Trollia avait raison de blâmer ma protection et mes caresses.

XCIV

– Fais ce que tu voudras, dit la reine, mais sache que cet enfant sera malheureux à présent parmi les hommes, et que tu ne l'oublieras pas aussi vite que tu l'espères. Nous ne devons rien détruire, et pourtant tu as détruit quelque chose dans son âme. – Quoi donc? dit Zilla. – L'ignorance des biens qu'il ne peut posséder. Essaie de l'exiler, et tu verras! – Que verrai-je, puisque je veux ne plus le voir? – Tu le verras dans ton esprit, car il se fera reproche, et ce fantôme criera jour et nuit après toi.»

XCV

Zilla ne comprit pas ce que lui disait la reine. N'ayant jamais fait le mal, même avant d'avoir bu la coupe, elle ne redoutait pas le remords, ne sachant ce que ce pouvait être. Libre d'agir à sa guise, elle dit à Hermann: «Tu ne te plais point ici; veux-tu retourner parmi les tiens?» Mille fois Hermann avait désiré ce qu'elle lui proposait et jamais il n'avait osé le dire, craignant de paraître ingrat et d'offenser Zilla. Surpris par son offre, il doutait qu'elle fût sérieuse.

XCVI

«Ma volonté, répondit-il, sera la tienne. – Eh bien! dit-elle, va chercher maître Bonus, et je vous ferai sortir de nos domaines. Il fut impossible de décider maître Bonus à quitter le Val-des-Fées. Il alla se jeter aux pieds de la reine et lui dit: «Veux-tu que j'aille achever ma vie dans les supplices? Est-ce que je gêne quelqu'un ici? Je ne vis que de végétaux et de miel. Je respecte vos mystères et n'approche jamais de vos antres. Laissez-moi mourir où je suis bien.»

XCVII

Il lui fut accordé de rester, et le jeune Hermann, qui était devenu un homme, déclarant qu'il n'avait nul besoin de son gouverneur, partit seul avec Zilla. Quand ils durent passer l'effrayante corniche de rochers où aucun homme du dehors n'eût osé se risquer, elle voulut l'aider d'un charme pour le préserver du vertige. «Non, lui dit-il, je connais ce chemin, je l'ai suivi plus d'une fois, et j'eusse pu m'échapper depuis longtemps. – Pourquoi donc restais-tu malgré toi?» dit Zilla. Hermann ne répondit pas.

XCVIII

Il était fâché que la fée lui fît cette question. Elle aurait dû deviner que le respect et l'affection l'avaient seuls retenu. Zilla comprit son fier silence et commença à devenir triste du sacrifice qu'elle s'imposait; mais elle l'avait résolu, et elle continua de marcher devant lui. Quand ils furent à la limite de séparation, elle lui donna l'or qu'elle avait autrefois dérobé au héraut du duc son père et qu'elle avait offert à l'enfant comme un jouet. Il l'avait dédaigné alors, et, cette fois encore, il sourit et le prit sans plaisir.

XCIX

«Tu ne saurais te passer de ce gage, lui dit-elle. Ici tu n'auras le droit de rien prendre sur la terre. Il te faudra observer les conditions de l'échange.» Hermann ne comprit pas. Elle avait dédaigné de l'instruire des lois et des usages de la société humaine. Il était bien tard pour l'avertir de tout ce qui allait le menacer dans ce monde nouveau. D'ailleurs Hermann ne l'écoutait pas, il était comme ivre, car son âme était impatiente de prendre l'essor; mais son ivresse était pleine d'amertume, et il se retenait de pleurer.

C

En ce moment, si la fée lui eût dit: «Veux-tu revenir avec moi?» il l'eût aimée et bénie; mais elle défendait son cœur de toute faiblesse, elle avait les yeux secs et la parole froide. Hermann sentait bien qu'il n'avait encore aimé qu'une ombre, et, se faisant violence, il lui dit adieu. Quand elle eut disparu, il s'assit et pleura. Zilla, en se retournant, le vit et fut prête à le rappeler; mais ne fallait-il pas qu'elle l'oubliât, puisqu'elle ne pouvait le rendre heureux?