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Isidora

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Saint-Jean lui apporta plusieurs cartes, qu'elle regarda à peine.

– Je ne recevrai que la semaine prochaine, dit-elle, je ne suis pas encore reposée de mon voyage, et je veux, avant de laisser le monde envahir mes heures, mettre mon fils au courant de ce changement d'habitudes. Et puis, j'ai besoin de jouir un peu de lui. Savez-vous que huit jours de séparation sont bien longs, monsieur Laurent?

– Oui, Madame, pour une mère, toute absence est trop longue, répondit Jacques Laurent, comme s'il eût voulu l'aider à lui ôter à lui-même toute velléité de présomption.

– Et puis, reprit-elle, il y avait six mois que mon fils et moi nous ne nous quittions pas d'un seul instant, et je m'en étais fait une douce habitude, que la vie de Paris va rompre forcément. Le monde est un affreux esclavage; aussi j'aspire à quitter ce monde… mais il est vrai que mon fils aspirera un jour peut-être à s'y lancer, et que ma retraite serait alors en pure perte. Ah! monsieur Laurent, vous ne connaissez pas le monde, vous! vous ne dépendez pas de lui, vous êtes bien heureux!

– Je suis effectivement très-heureux, répondit Jacques Laurent du ton dont il aurait dit: Je suis parfaitement dégoûté de la vie.

Cette intonation lugubre frappa madame de T…; elle tressaillit, le regarda, et, tout à coup détournant les yeux:

– Trouvez-vous cette maison agréable? lui dit-elle, n'y regretterez-vous pas trop la campagne?

– Cette maison est fort embellie, répondit Laurent, préoccupé; je crois pourtant que j'y regretterai beaucoup la campagne.

– Embellie? reprit Alice; vous étiez donc déjà venu ici?

– Oui, Madame, je connaissais beaucoup cette maison pour y avoir demeuré autrefois.

– Il y a longtemps?

– Il y a trois ans.

– Ah oui! reprit Alice, un peu émue, c'est l'époque du départ de mon frère pour l'Italie.

– Je crois effectivement qu'à cette époque, dit Laurent, un peu troublé aussi, M. de S… faisait régir cette maison, et qu'il habitait la maison voisine.

– Qui lui appartenait, reprit Alice, et qui maintenant appartient à sa veuve.

– J'ignorais qu'il fût marié.

– Et nous aussi; je viens de l'apprendre, il y a un instant, par la déclaration d'un homme de loi, et par de vives discussions qui se sont élevées dans ma famille à ce sujet. Vous entendrez nécessairement parler de tout cela avant peu, monsieur Laurent, et je suis bien aise que vous l'appreniez de moi d'abord… d'autant plus, ajouta-t-elle en observant la contenance du jeune homme, qu'il est fort possible que vous ayez quelque renseignement, peut-être quelque bon conseil à me donner.

– Un conseil? moi, Madame? dit Laurent, tout tremblant.

– Et pourquoi non, reprit Alice avec une aisance fort bien jouée; vous avez le sentiment des véritables convenances, plus que ceux qui s'établissent, dans ce monde, juges du point d'honneur. Vous avez dans l'âme le culte du beau, du juste, du vrai, vous comprendrez les difficultés de ma situation, et vous m'aiderez peut-être à en sortir. Du moins votre première impression, aura une grande valeur à mes yeux. Sachez donc que mon frère a légué son nom et ses biens, en mourant, à une femme tout à fait déconsidérée et dont le nom, malheureusement célèbre dans un certain monde, est peut-être arrivé jusqu'à vous…

– Il y a si longtemps que j'habite là province, dit Laurent avec le désir évident de se récuser, que j'ignore…

– Mais; il y a trois ans, vous habitiez Paris, vous demeuriez dans cette maison; il est impossible que vous n'ayez pas entendu prononcer le nom d'Isidora.

Jacques Laurent devint pâle comme la mort; son émotion l'empêcha de voir la pâleur et l'agitation d'Alice.

– Je crois, dit-il, qu'en effet… ce nom ne m'est pas inconnu, mais je ne sais rien de particulier…

– Pourtant vous avez dû rencontrer cette personne, monsieur Laurent; rappelez-vous bien! dans ce jardin, par exemple…

– Oui, oui, en effet, dans ce jardin, répondit tout éperdu le pauvre Laurent, qui ne savait pas mentir, et sur qui la douce voix d'Alice exerçait un ascendant dominateur.

– Vous devez bien vous rappeler la serre du jardin voisin, reprit-elle: il y avait de si belles fleurs, et vous les aimez tant!

– C'est vrai, c'est vrai, dit Laurent, qui semblait parler comme dans un rêve, les camélias surtout… Oui, j'adore les camélias.

– En ce cas, vous serez bien servi, car madame de S… les aime toujours, et j'ai vu, ce matin, qu'on remplissait la serre de nouvelles fleurs. Comme vous êtes lié avec elle, vous la verrez, je présume… et vous pourrez alors servir d'intermédiaire entre elle et moi, quelles que soient les explications que nous ayons à échanger ensemble.

– Pardonnez-moi, Madame, reprit Jacques avec une angoisse mêlée de fermeté. Je ne me chargerai point de cette négociation.

Alice garda le silence; ce qu'elle souffrait, ce que souffrait Laurent était impossible à exprimer.

«La voilà donc, cette passion cachée qui le dévore, pensait Alice; voilà la cause de sa tristesse, de son découragement, de son abnégation, de son éternelle rêverie? Il a aimé cette femme dangereuse, il l'aime encore. Oh! comme son nom le bouleverse! comme l'idée de la revoir le charme et l'épouvante!»

On annonça que le dîner était servi, et Laurent prit son chapeau pour s'esquiver. «Non, monsieur Laurent, lui dit Alice en posant sa main sur son bras, avec un de ces mouvements de courage désespéré qui ne viennent qu'aux émotions craintives, vous dînerez avec nous; j'ai à vous parler.»

Ce ton d'autorité blessa le pauvre Jacques. Sa position subalterne, comme on se permet d'appeler dans les familles aristocratiques le rôle sacré de l'être qui se consacre à la plus haute de toutes les fonctions humaines, en formant le coeur et l'esprit des enfants (de ce qu'on a de plus cher dans la famille), ce rôle de pédagogue, asservi parfois et dominé jusqu'à un certain point par des exigences outrageantes, n'avait jamais frappé Laurent; madame de T… l'avait appelé et accueilli dans sa maison, comme un nouveau membre de sa famille; elle l'avait traité comme l'ami le plus respecté, comme quelque chose entre le fils et le frère. Cependant, depuis quelques semaines, cette confiante intimité, au lieu de faire des progrès naturels, s'était insensiblement refroidie. La politesse et les égards avaient augmenté à mesure qu'une certaine contrainte s'était fait sentir. Laurent en avait beaucoup souffert. Dans sa modestie naïve, il n'avait rien deviné, et, maintenant qu'un élan de passion jalouse et désolée le retenait brusquement, il s'imaginait être le jouet d'un caprice déraisonnable, inouï. Sa fierté n'était pas seule en jeu, car lui aussi il aimait, le pauvre Jacques, il était éperdument épris d'Alice, et son coeur se brisa au moment où il eût dû s'épanouir.

«Vous voudrez bien me pardonner, dit-il d'un ton un peu altier; mais il m'est impossible, Madame, de ne rendre maintenant à votre désir.»

En disant cela, les larmes lui vinrent aux yeux. Trouver Alice cruelle lui semblait la plus grande des douleurs qu'il pût supporter.

Alice le comprit; et comme son fils revenait auprès d'elle; «Félix, lui dit-elle avec un doux sourire, engage donc notre ami à rester avec nous pour dîner. Il me refuse; mais il ne voudra peut-être pas te faire cette peine.»

L'enfant, qui chérissait Laurent, le prit par les deux mains avec une tendre familiarité, et l'entraîna vers la table. Laurent se laissa tomber sur sa chaise, un regard d'Alice et le nom d'ami l'avaient vaincu.

Cependant ils furent mornes et contraints durant tout le repas. L'expansive gaieté du jeune garçon pouvait à peine leur arracher un sourire. Laurent jetait malgré lui un regard distrait sur le jardin et sur la petite porte du mur mitoyen qu'on apercevait de sa place. Alice examinait et interprétait sa préoccupation dans le sens qu'elle redoutait le plus. Mais il faut dire, pour bien montrer la droiture et la fermeté du penchant de cette femme, que si elle s'était convaincue, dès le premier mot de Laurent, qu'il était bien le héros de l'aventure racontée par le beau cousin Adhémar, elle avait complètement rejeté de son souvenir les imputations outrageantes sur le caractère de Laurent. Laurent lui eût-il été moins cher, elle connaissait déjà bien assez son désintéressement et sa fierté d'âme pour regarder cette circonstance du récit d'Adhémar comme une calomnie gratuite; mais quand on aime, on n'a pas besoin d'opposer la raison à des soupçons de cette nature. La pensée d'Alice ne s'y arrêta pas un instant.

Mais par quelle bizarre et douloureuse coïncidence ce dernier amant qu'Isidora avait eu à Paris, après mille autres, se trouvait-il donc le seul homme que la tranquille et sage Alice eût aimé en sa vie?

Alice avait eu besoin d'appeler à son secours tout ce qu'elle avait de religion dans l'âme et de courage dans le caractère pour ne pas haïr le mari froid et dépravé auquel on l'avait unie à seize ans sans la consulter. Victime de l'orgueil et des préjugés de sa famille, elle avait pris le mariage en horreur et le monde en mépris. Elle avait tant souffert, tant rougi et tant pleuré dans sa première jeunesse, elle avait été si peu comprise, elle avait rencontré autour d'elle si peu de coeurs disposés à la respecter et à la plaindre, et du contraire tant de sots et de fats désireux de la flétrir en la consolant, qu'elle s'était repliée sur elle-même dans une habitude de désespoir muet et presque sauvage. Une violente réaction contre les idées de sa caste et contre les mensonges odieux qui gouvernent la société s'était opérée en elle. Elle s'était fait une vie de solitude, de lecture et de méditation, au milieu du monde. Lorsqu'elle y paraissait pâle et belle, ornée de fleurs et de diamants, elle avait l'air d'une victime allant au sacrifice; mais c'était une victime silencieuse et recueillie, qui ne faisait plus entendre une plainte, qui ne laissait plus échapper un soupir.

 

La mort de son mari avait terminé un lent et odieux supplice: mais à vingt ans, Alice était déjà si lasse de la vie, qu'elle l'abordait sans illusions, et qu'elle ne pouvait plus y faire un pas sans terreur. Les théories qu'on agitait autour d'elle soulevaient son âme de dégoût. Les hommes qu'elle voyait lui semblaient tous, et peut-être qu'ils étaient tous, en effet, des copies plus ou moins effacées du type révoltant de l'homme qui l'avait asservie. Enfin, elle ne pouvait plus aimer, pour avoir été forcée de haïr et de mépriser, dans l'âge où tout devait être confiance, abandon, respect.

Ce ne fut que dix ans plus tard qu'elle rencontra enfin un homme pur et vraiment noble, et il fallut pour cela que le hasard amenât dans sa maison et jetât dans son intimité un plébéien pauvre, sans ambition, sans facultés éclatantes, mais fortement et sévèrement épris des idées les meilleures et les plus vraies de son temps, il n'y avait rien de miraculeux dans ce fait, rien d'exceptionnel dans le génie de Jacques Laurent. Cependant ce fait produisit un miracle dans le coeur d'Alice, et ce bon jeune homme fut bientôt à ses yeux le plus grand et le meilleur des êtres.

Ce sentiment l'envahit avec tant de charme et de douceur, qu'elle ne songea pas à y résister d'abord. Elle s'y livra avec délices, et si Jacques eût été tant soit peu roué, vaniteux ou personnel, il se serait aperçu qu'au bout de huit jours il était passionnément aimé.

Mais Jacques était particulièrement modeste. Il avait trop d'enthousiasme naïf et tendre pour les grandes âmes et les grandes choses: il ne lui en restait pas assez pour lui-même. Absorbé dans l'étude des plus belles oeuvres de l'esprit humain, plongé dans la contemplation du génie des maîtres de l'éternelle doctrine de vérité, il se regardait comme un simple écolier, à peine digne d'écouter ces maîtres s'il eût pu les faire revivre, trop heureux de pouvoir les lire et les comprendre.

Naturellement porté à la vénération, il admira le coeur et l'esprit d'Alice, ce coeur et cet esprit que le monde ignorait, et qui se révélaient à lui seul. Il l'aima, mais il persista à se croire si peu de chose auprès d'elle, que la pensée d'être aimé ne put entrer dans son cerveau. Sa position précaire acheva de le rendre craintif, car la fierté ne va pas braver les affronts, et il eût rougi jusqu'au fond de l'âme si quelqu'un eût pu l'accuser d'être séduit par le titre et l'opulence d'une femme. L'homme le plus orgueilleux en pareil cas est le plus réservé, et, par la force des choses, il eût fallu, pour être devinée, qu'Alice eût le courage de faire les premiers pas. Mais cela était impossible à une femme dont toute la vie n'avait été que douleur, refoulement et contrainte. Elle aussi doutait d'elle-même, et à force d'avoir repoussé les hommages et les flatteries, elle était arrivée à oublier qu'elle était capable d'inspirer l'amour. Elle avait tant de peur de ressembler à ces galantes effrontées qui l'avaient fait si souvent rougir d'être femme!

Ils ne se devinèrent donc pas l'un l'autre, et malheur aux âmes altières qui appelleraient niaiserie la sainte naïveté de leur amour! Ces âmes-là n'auraient jamais compris la vénération qui accompagne l'amour véritable dans les jeunes coeurs, et qui fait qu'on s'annihile soi-même dans la contemplation de l'être qu'on adore. Rarement deux âmes également éprises se rencontrent dans les romans plus ou moins complets dont la vie est traversée. C'est pourquoi celui-ci pourra paraître invraisemblable à beaucoup de gens. C'est pourtant une histoire vraie, malgré la vérité d'une foule d'histoires qui pourraient en combattre victorieusement la probabilité.

Aussitôt qu'Alice put voir clair dans son propre coeur, et cela ne fut pas bien long, elle interrogea avec effroi la manière d'être de Jacques avec elle. Elle y trouva une timidité qui augmenta la sienne et une tristesse qui lui fit craindre de se heurter contre un autre amour. La fierté légitime d'une âme complètement vierge la mit dès lors en garde contre elle-même; elle veilla si attentivement sur ses paroles et sur sa contenance, que tout encouragement fut enlevé au pauvre Jacques. Il fit comme Alice, dans la crainte de paraître présomptueux et ridicule. Il aima en silence, et au lieu de faire des progrès, leur intimité diminua insensiblement à mesure que la passion couvait plus profonde dans leur sein.

L'intervention du personnage étrange d'Isidora dans cette situation fit porter à faux la lumière dans l'esprit d'Alice. Elle avait pressenti ou plutôt elle avait deviné que Jacques avait beaucoup et longtemps aimé une autre femme, elle se persuadait qu'il l'aimait encore, et, en supposant que cette femme était Isidora, elle ne se trompait que de date.

– Je veux tout savoir, se disait-elle; voici enfin l'occasion et le moyen de me guérir. N'ai-je pas désiré ardemment et demandé à Dieu avec ferveur la force de ne rien espérer, de ne rien attendre de mon fol amour? Ne me suis-je pas dit cent fois que le jour où je serais certaine que ce n'est pas moi qu'il aime, je retrouverais le calme du désintéressement? Pourquoi donc suis-je si épouvantée de la découverte qui s'approche? Pourquoi ai-je une montagne sur le coeur?

– Vous trouvez ce lieu-ci très-changé? dit-elle en prenant le café avec lui sur la terrasse ornée de fleurs. Vous regrettez sans doute l'ancienne disposition?

– Il y a beaucoup de changements en effet, répondit Jacques; les deux pavillons vitrés qui forment des ailes au bâtiment n'existaient pas autrefois. Le jardin était dans un état complet d'abandon. C'est beaucoup plus beau maintenant, à coup sûr.

– Oui, mais cela vous plaît moins, avouez-le.

– Ce jardin désert et dévasté avait son genre de beauté. Celui-ci a moins d'ombre et plus d'éclat. Je le crois moins humide désormais, et partant beaucoup plus sain pour Félix.

– Le jardin d'à côté est plus vaste et lui conviendrait beaucoup mieux. Malheureusement la porte de communication est fermée; et il est à craindre qu'elle ne se rouvre jamais entre ma belle-soeur et moi.

– Votre belle-soeur, Madame?..

– Eh oui, mademoiselle Isidora, aujourd'hui comtesse de S… À quoi donc pensez-vous, monsieur Laurent? Je vous ai déjà dit…

– Ah! il est vrai; je vous demande pardon, Madame!..

Et Laurent perdit de nouveau contenance.

– Écoutez, mon ami, reprit Alice après l'avoir silencieusement examiné à la dérobée, vous avez, j'espère, quelque confiance en moi, et vous pouvez compter que vos aveux seront ensevelis dans mon coeur. Eh bien, il faut que vous me disiez en conscience ce que vous savez… ou du moins ce que vous pensez de cette femme. Ce n'est pas une vaine curiosité qui me porte à vous interroger: il s'agit pour moi de savoir si, à l'exemple de ma famille, je dois la repousser avec mépris, ou si, dirigée par des motifs plus élevés que ceux de l'orgueil et du préjugé, je dois l'admettre auprès de moi comme la veuve de mon frère.

– Vous m'embarrassez beaucoup, répondit Jacques après avoir hésité un instant; je ne connais pas assez le monde, je ne puis pas assez bien juger la personne… dont il est question pour me permettre d'avoir un avis.

– Cela est impossible: si on n'a pas un avis formulé, décisif, on a toujours, sur quelque chose que ce soit, un sentiment, un instinct, un premier mouvement. Si vous refusez de me dire votre impression personnelle, j'en conclurai naturellement que vous ne prenez aucun intérêt à ce qui me touche, et que vous n'avez pas pour moi l'amitié que j'ai pour vous; car, si vous m'adressiez une question relative à votre conscience et à votre dignité, je sens que je mettrais une extrême sollicitude à vous éclairer.

Il y avait longtemps que madame de T… n'avait repris avec Jacques ce ton d'affectueux abandon, qui lui avait été naturel et facile dans les commencements, et qui maintenant devenait de plus en plus l'effort d'une passion qui veut se donner le change en se retranchant sur l'amitié. Jacques était si facile à tromper, qu'il crut l'amitié revenue; et lui qui se persuadait être disgracié jusqu'à l'indifférence, accueillit avec ivresse ce sentiment dont le calme l'avait cependant fait souffrir. Il pâlit et rougit; et ces alternatives d'émotion sur sa figure mobile et fraîche comme celle d'un enfant, l'embellissaient singulièrement. Sa fine et abondante chevelure blonde, la transparence de son teint, la timidité de ses manières, contrastaient avec une taille élevée, des membres robustes, un courage physique extraordinaire; sa main énorme, faite comme celle d'un athlète, et cependant blanche et modelée comme un beau marbre, eût été d'une haute signification pour Lavater ou pour le spirituel auteur de la Chirognomonie2; son organisation douce et puissante, stoïque et tendre, était résumée tout entière dans cet indice physiologique.

Quand il osait lever ses limpides yeux bleus sur Alice, une flamme dévorante allait s'insinuer dans le coeur de cette jeune femme; mais cet éclair d'audacieux désir s'éteignait aussi rapidement qu'il s'était allumé. La défiance de soi-même, la crainte d'offenser, l'effroi d'être repoussé, abaissaient bien vite la blonde paupière de Jacques; et son sang, allumé jusque sur son front, se glaçait tout à coup jusqu'à la blancheur de l'albâtre. Alors sa timidité le rendait si farouche, qu'on eût dit qu'il se repentait d'un instant d'enthousiasme, qu'il en avait honte, et qu'il fallait bien se garder d'y croire. C'est qu'en se donnant sans réserve à toutes les heures de sa vie, il se reprenait malgré lui, et forçait les autres à se replier sur eux-mêmes. C'est ainsi qu'il repoussait l'amour de la timide et fière Alice, cette âme semblable à la sienne pour leur commune souffrance.

Ah! pourquoi, entre deux coeurs qui se cherchent et se craignent, un coeur ami, un prêtre de l'amour divin, ou mieux encore une prêtresse, car ce rôle délicat et pur irait mieux à la femme; pourquoi, dis-je, un ange protecteur ne vient-il pas se placer pour unir des mains qui tremblent et s'évitent, et pour prononcer à chacun le mot enseveli dans le sein de chacun? Eh quoi! il y a des êtres hideux dont les fonctions sans nom consistent à former par l'adultère, par la corruption, ou par l'intérêt sordide du mariage, de monstrueuses unions, et la divine religion de l'amour n'a pas de ministres pour sonder les coeurs, pour deviner les blessures et pour unir ou séparer sans appel ce qui doit être lié ou béni dans le coeur de l'homme et de la femme? Mais où est la place de l'amour dans notre société, dans notre siècle surtout? Il faut que les âmes fortes se fassent à elles-mêmes leur code moralisateur, et cherchent l'idéal à travers le sacrifice, qui est une espèce de suicide; ou bien il faut que les âmes troublées succombent, privées de guide et de secours, à toutes les tentations fatales qui sont un autre genre de suicide.

Alice se sentit frémir de la tête aux pieds en rencontrant le regard enivré de Jacques; mais la femme est la plus forte des deux dans ce genre de combat; elle peut gouverner son sang jusqu'à l'empêcher de monter à son visage. Elle peut souffrir aisément sans se trahir, elle peut mourir sans parler. Et puis cette souffrance a son charme, et les amants la chérissent. Ces palpitations brûlantes, ces désirs et ces terreurs, ces élans immenses et ces strangulations soudaines, tout cela est autant d'aiguillons sous lesquels on se sent vivre, et l'on aime une vie pire que la mort. Il est doux, quand les voeux sont exaucés, de se rencontrer, de se retracer l'un à l'autre ce qu'on a souffert, et parfois alors on le regrette! mais il est affreux de se le cacher éternellement et de s'être aimés en vain. Entre l'ivresse accablante et la soif inassouvie il y a toujours un abîme de douleur et de regret incommensurable. On y tombe de chaque rive. De quel côté est la chute la plus rude?

 

Ainsi, lorsqu'on cherche à percer le nuage derrière lequel se tiennent cachées toutes les vérités morales, on se heurte contre le mystère. La société laisse la vérité dans son sanctuaire et tourne autour. Mais lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle aperçoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société, mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine, des souffrances infinies inhérentes à notre propre coeur, des contradictions effrayantes, des faiblesses sans cause, des énigmes sans mot. Le chercheur de vérités est le plus faible entre les faibles, parce qu'il est à peu près seul. Quand tous chercheront et frapperont, ils trouveront et on leur ouvrira. La nature humaine sera modifiée et ennoblie par cet élan commun, par cette fusion de toutes les forces et de toutes les volontés, que décuplera la force et la volonté de chacun. Jusque-là que pouvez-vous faire, vous qui voulez savoir? L'ignorance est devant vous comme un mur d'airain, et vous la portez en vous-même. Vous demandez aux hommes pourquoi ils sont fous, et vous sentez que vous-même vous n'êtes point sage. Hélas! nous accusons la société de langueur, et notre propre coeur nous crie: Tu es faible et malade!

Mais je m'aperçois que je traduis au lecteur le griffonnage obscur et fragmenté des cahiers que Jacques Laurent entassait à cette époque de sa vie, dans un coin, et sans les relire ni les coordonner, comme il avait toujours fait. Ses notes et réflexions nous ont paru si confuses et si mystérieuses, que nous avons renoncé à en publier la suite.

Vaincu par l'insistance d'Alice, il ouvrit son coeur du moins à l'amitié, et lui raconta toute l'histoire que l'on a pu lire dans la première partie de ce récit, mais en peu de mots et avec des réticences, pour ne pas alarmer la pudeur d'Alice. Elle était bonne et charitable, dit-il, cela est certain. Elle m'envoya, sans me connaître, de l'argent pour soulager la misère des malheureux qui ne pouvaient pas payer leur loyer au régisseur de cette maison. Le hasard me fit entrer dans ce jardin, alors abandonné, par cet appartement alors en construction. Un autre hasard me fit franchir la petite porte du mur et pénétrer dans la serre de l'autre enclos. Un dernier hasard, je suppose, l'y amena; là je causai avec elle. Là je retournai deux fois, et je fus attendri, presque fasciné par le charme de son esprit, l'élévation de ses idées, la grandeur de ses sentiments. C'était la femme la plus belle, la plus éloquente et, à ce qu'il me semblait, la meilleure que j'eusse encore rencontrée. Ensuite…

– Ensuite, dit Alice avec une impétuosité contenue.

– Je la revis dans un bal..

– Au bal de l'Opéra?

– Il ne tiendrait qu'à moi de croire que j'y suis en cet instant, reprit Laurent avec un enjouement forcé, car vous m'intriguez beaucoup, Madame, par la révélation que vous me faites de mes propres secrets.

– C'était donc un secret, un rendez-vous? Vous voyez, mon ami, que je ne sais pas tout.

– C'était encore un hasard. Je fus raillé par une femme impétueuse, hardie, éloquente autant que l'autre, mais d'une éloquence bizarre, pleine d'audace et d'effrayantes vérités.

– Comment l'autre? Je ne comprends plus.

– C'était la même.

– Et laquelle triompha?

– Toutes deux triomphèrent de mes sophismes philosophiques, toutes deux m'ouvrirent les yeux à certaines portions de la vérité, et firent naître en moi l'idée de nouveaux devoirs.

– Expliquez-vous, monsieur Laurent, vous parlez par énigmes.

– L'une, celle que j'avais vue vêtue de blanc au milieu des fleurs, représentait le sacrifice et l'abnégation; l'autre, celle qui se cachait sous un masque noir et que j'entrevoyais à travers la poussière et le bruit, me représentait la révolte de l'esclave qui brise ses fers et la rage héroïque du blessé percé de coups qui ne veut pas mourir. Une troisième figure m'apparut qui réunissait en elle seule les deux autres aspects: c'était la force et l'accablement, le remords et l'audace, la tendresse et l'orgueil, la haine du mal avec la persistance dans le mal; c'était Madeleine échevelée dans les larmes, et Catherine de Russie enfonçant sa couronne sur sa tête avec un terrible sourire. Ces deux femmes sont en elle: Dieu a fait la première, la société a fait la seconde.

– Vous m'effrayez et vous m'attendrissez en même temps, mon ami, dit Alice en détournant son visage altéré et en se penchant pour méditer. Cette femme n'est pas une nature vulgaire, puisqu'elle vous a fait une impression si profonde.

– La trace en est restée dans mon esprit et je ne voudrais pas l'effacer. Le spectacle de cette lutte et de cette douleur m'a beaucoup appris.

– Quoi, par exemple?

– Avant tout, qu'il serait impie de mépriser les êtres tombés de haut.

– Et cruel de les briser, n'est-ce pas?

– Oui, si en croyant briser l'orgueil on risque de tuer le repentir.

– Mais elle n'aimait pas mon frère?

– La question n'est pas là.

– Hélas! pensa la triste Alice, c'est la chose qui m'occupe le moins. Et, en effet, la question pour elle était de savoir si Jacques aimait Isadora. «D'ailleurs, ajouta-t-elle, depuis trois ans que vous ne l'avez revue, elle a pu triompher des mauvais penchants; car il y a trois ans que vous ne l'avez vue?»

– Oui, Madame.

– Et sans doute elle vous a écrit pendant cet intervalle?

– Jamais, Madame.

– Mais, vous avez pensé à elle, vous avez pu établir un jugement définitif?..

– J'y ai pensé souvent d'abord, et puis quelquefois seulement; je ne suis pas arrivé à juger son caractère d'une manière absolue; mais sa position, je l'ai jugée.

– C'est là ce qui m'intéresse, parlez.

– Sa position a été fausse, impossible; elle trouvait dans sa vie le contraste monstrueux qui réagissait sur son coeur et sa pensée: ici le faste et les hommages de la royauté, là le mépris et la honte de l'esclavage; au dedans les dons et les caresses d'un maître asservi, au dehors l'outrage et l'abandon des courtisans furieux. D'où j'ai conclu que la société n'avait pas donné d'autre issue aux facultés de la femme belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption et le désespoir. La femme richement douée a besoin d'amour, de bonheur et de poésie. Elle n'en trouve que le semblant quand elle est forcée de conquérir ces biens par des moyens que la société flétrit et désavoue. Mais pourquoi la société lui rend-elle la satisfaction légitime impossible et les plaisirs illicites si faciles? Pourquoi donne-t-elle l'horrible misère aux filles honnêtes et la richesse seulement à celles qui s'égarent? Tout cela fournit bien matière à quelques réflexions, n'est-ce pas, Madame?

– Vous avez raison, Laurent, dit madame de T… avec une expansion douloureuse. Je tâcherai d'approfondir la vérité; et s'il est vrai, comme on l'affirme, que, depuis trois ans, cette femme ait eu une conduite irréprochable, je l'aiderai à sa réhabiliter. Dans le cas contraire, je l'éloignerai sans rudesse et sans porter à son orgueil blessé le dernier coup.

– A-t-elle donc essayé de se faire accueillir par vous, Madame? reprit Laurent, que cette idée jetait dans une véritable perplexité.

– Il me le semble, répondit Alice. J'ai là un billet d'elle, fièrement signé comtesse de S… qu'elle m'a envoyé ce matin, et où elle me demande à remettre entre mes mains, et face à face, une lettre fort secrète de mon frère mourant. Je ne puis ni ne dois m'y refuser. Je vais donc la voir.

– Vous allez la voir?

– Dans un quart d'heure elle sera ici; je lui ai donné rendez-vous pour neuf heures. Vous voyez, monsieur Laurent, que j'avais besoin de réfléchir à l'accueil que je dois lui faire, et je vous remercie de m'avoir éclairée. Ayez la bonté d'emmener coucher mon fils; il est bon qu'il ne voie pas cette femme, si moi-même je ne dois point la revoir. Je vous avoue que sa figure et sa contenance vont m'influencer beaucoup dans un sens ou dans l'autre.

Laurent s'était levé avec effroi; il avait pris son chapeau. Pour la première fois il était impatient de quitter Alice; mais, à sa grande consternation, elle ajouta;

– Dans un quart d'heure mon enfant sera endormi; je vous prie alors de revenir me trouver, monsieur Laurent.

– Permettez, Madame, que cela ne soit pas, dit Laurent avec plus de fermeté qu'il n'en avait encore montré.

– Laurent, reprit madame de T… en se levant et en lui saisissant la main avec une sorte de solennité, je sais que cela n'est pas convenable, et que cela doit vous embarrasser, vous émouvoir beaucoup. Mais une telle circonstance de ma vie me pousse en dehors de toute convenance, et je ne m'arrêterais que devant la crainte de vous faire souffrir sérieusement. Dites, devez-vous souffrir en revoyant Isadora?

2M. d'Arpentigny a écrit, comme on sait, un livre fort ingénieux sur la physionomie des mains. Nous croyons son système très-vrai et ses observations très-justes, d'autant plus qu'elles se rattachent à des formules de métaphysique très-lucides et très-ingénieuses. Mais nous ne croyons pas ce système plus exclusif que ceux de Gall et de Spurzheim. Lavater est le grand esprit qui a embrassé l'ensemble des indices révélateurs de l'être humain. Il n'a pas seulement examiné une portion de l'être mais il a esquissé un vaste système, dont chaque portion, étudiée en particulier, est devenue depuis un système complet. La phrénologie et la chirognomonie sont traitées incidemment, mais avec largeur, dans Lavater. En s'appliquant aux particularités de la physionomie générale, chaque système amène au progrès, des observations plus précises, des études plus approfondies, et de nouvelles recherches métaphysiques. C'est sous ce dernier point de vue que nous attachons de l'importance à de tels systèmes. En général, le public n'y cherche qu'un… une sorte d'horoscope. Nous y voyons bien autre chose à conclure de la relation de l'esprit avec la matière. Mais ce n'est pas dans une note, et au beau milieu d'un roman, que nous pouvons développer nos idées à cet égard. L'occasion s'en retrouvera, ou d'autres le feront mieux. En attendant, l'ouvrage de M. d'Arpentigny est à noter comme important et remarquable.