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Isidora

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CAHIER № 4. TRAVAIL

L'homme est un insensé, un scélérat, un lâche, quand il calomnie l'être divin associé à sa destinée. La femme…

CAHIER № 5. JOURNAL

8 janvier.

Je suis retourné déjà deux fois, et j'ai réussi à n'être pas aperçu de madame Germain. C'est plus facile que je ne pensais. Il y a une petite porte de dégagement au rez-de-chaussée, donnant sur un palier qui n'est point exposé aux regards de la loge. Toute l'affaire est de me glisser là sans éveiller l'attention de personne; l'appartement est toujours en décombres, le jardin désert. La porte du mur mitoyen ne se trouve jamais fermée en dehors à l'heure où je m'y présente; je n'ai qu'à la pousser et je me trouve seul dans le jardin de ma voisine. Toujours muni d'un livre de botanique, je m'introduis dans la serre. Le jardinier et le jockey me prennent pour un lourd savant, et m'accueillent avec toutes sortes d'égards. Quand madame n'est pas là elle y arrive bientôt, et alors nous causons deux heures au moins, deux heures qui passent pour moi comme le vol d'une flèche. Cette femme est un ange! On en deviendrait passionnément épris si l'on pouvait éprouver en sa présence un autre sentiment que la vénération. Jamais âme plus pure et plus généreuse ne sortit des mains du créateur; jamais intelligence plus, droite, plus claire, plus ingénieuse et plus logique n'habita un cerveau humain. Elle a la véritable instruction: sans aucun pédantisme, elle est compétente sur tous les points. Si elle n'a pas tout lu, elle a du moins tout compris. Oh! la lumière émane d'elle, et je deviens plus sage, plus juste, je deviens véritablement meilleur en l'écoulant. J'ai le coeur si rempli, l'âme si occupée de ses enseignements, que je ne puis plus travailler; je sens que je n'ai plus rien en moi qui ne me vienne d'elle, et qu'avant de transcrire les idées qu'elle me suggère il faut que je m'en pénètre en l'écoutant encore, en rêvant à ce que j'ai déjà entendu.

Je n'ai songé à m'informer ni de sa position à l'égard du monde, ni des circonstances de sa vie privée, ni même du nom qu'elle porte; je sais seulement qu'elle s'appelle Julie, comme l'amante de Saint-Preux. Que m'importe tout le reste, tout ce qui n'est pas vraiment elle-même? J'en sais plus long sur son compte que tous ceux qui la fréquentent; je connais son âme, et je vois bien à ses discours et à ses nobles plaintes que nul autre que moi ne l'apprécie. Une telle femme n'a pas sa place dans la société présente, et il n'y en a pas d'assez élevée pour elle. Oh! du moins elle aura dans mon coeur et dans mes pensées celle qui lui convient! Depuis huit jours je me suis tellement réconcilié avec ma solitude, que je m'y suis retranché comme dans une citadelle; je ne regarde même plus la femme ignoble qui me sert, de peur de reposer ma vue sur la laideur morale et physique, et de perdre le rayon divin dont s'illumine autour de moi le monde idéal. Je voudrais ne plus entendre le son de la voix humaine, ne plus aspirer l'air vital hors des heures que je ne puis passer auprès d'elle. Oh! Julie! je me croyais philosophe, je me croyais juste, je me croyais homme, et je ne vous avais pas rencontrée!

CAHIER № 1. TRAVAIL

DE L'AMOUR.

CAHIER № 2. JOURNAL

15 janvier.

Je ne croyais pas qu'un homme aussi simple et aussi retiré que moi dût jamais connaître les aventures, et pourtant en voici deux fort étranges qui m'arrivent en peu de jours, si toutefois je puis appeler du nom léger d'aventure ma rencontre romanesque et providentielle avec l'admirable Julie.

Hier soir, j'avais été appelé pour une affaire à la Chaussée-d'Antin, et je revenais assez tard. J'étais entré, chemin faisant, dans un cabinet de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre exposé à la devanture m'avait frappé. Je m'étais oublié là à parcourir plusieurs autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j'étudiais avec une triste curiosité les tendances littéraires du moment; si bien que minuit sonnait quand je me suis trouvé devant l'Opéra. C'était l'ouverture du bal, et, ralentissant ma marche, j'observais avec étonnement cette foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans cette procession de spectres qui couraient à une fête en vêtements de deuil1. Heurté et emporté par une rafale tumultueuse de ces êtres bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix déguisée d'une femme me dit à l'oreille: «On me suit. Je crains d'avoir été reconnue. Prêtez-moi le bras pour entrer; cela donnera le change à un homme qui me persécute.»

– Je veux bien vous rendre ce service, ai-je répondu, bien que je n'entende rien à ces sortes de jeux.

– Ce n'est pas un jeu, reprit le domino noir à noeuds roses, qui s'attachait à mon bras et qui m'entraînait rapidement vers l'escalier; je cours de grands dangers. Sauvez-moi.

J'étais fort embarrassé; je n'osais refuser, et pourtant je savais qu'il fallait payer pour entrer. Je craignais de n'avoir pas de quoi; mais nous passâmes si vite devant le bureau, que je n'eus pas même le temps de voir comment j'étais admis. Je crois que le domino paya lestement pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impétuosité au moment où j'hésitais, et nous nous trouvâmes à l'entrée de la salle avant que j'eusse eu le temps de me reconnaître.

L'aspect de cette salle immense, magnifiquement éclairée, les sons bruyants de l'orchestre, cette fourmilière noire qui se répandait comme de sombres flots, dans toutes les parties de l'édifice, en bas, en haut, autour de moi; les propos incisifs qui se croisaient à mes oreilles, tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flûtées qui s'imitent tellement les unes les autre, qu'on dirait le même être mille fois répété dans des manifestations identiques; enfin, cette cohue triste et agitée, tout cela me causa un instant de vertige et d'effroi. Je regardai ma compagne. Son oeil noir et brillant à travers les trous de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d'une femme un moine, me firent véritablement peur, et je fus saisi d'un frisson involontaire. Je croyais être la proie d'un rêve, et j'attendais avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque bacchanale diabolique.

Nous avions apparemment échappé au danger réel ou imaginaire qui me procurait l'honneur de l'accompagner, car elle paraissait plus tranquille, et elle me dit d un ton railleur: «Tu fais une drôle de mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste figure!

– Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui répondis-je, car, grâce à vous, c'est la première fois que je me trouve à pareille fête. Maintenant vous n'avez plus besoin de moi, permettez moi de vous souhaiter beaucoup de plaisir et d'aller à mes affaires.

– Non pas, dit-elle, tu ne ne quitteras pas encore, tu m'amuses.

– Grand merci, mais…

– Je dirai plus, tu m'intéresses. Allons, ne fais pas le cruel, et crains d'être ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fâché de l'aventure.

– Je ne suis pas curieux, permettez que je…

– Mon pauvre Jacques, tu es d'une pruderie révoltante. Cela prouve un amour propre insensé. Tu crois donc que je te fais la cour? Commence par t'ôter cela de l'esprit, toi qui en as tant! Je ne suis pas éprise de toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garçon pour un pédant!

– A ce dernier mot, je vois bien que j'ai l'honneur d'être parfaitement connu de vous.

– Voilà de la modestie, à la bonne heure! Certes, je te connais, et je sais ton goût pour la botanique. Ne t'ai-je pas vu entrer dans une certaine serre où, depuis quinze jours, tu étudies le camélia avec passion?

– Qu'y trouvez-vous à redire?

– Rien. La dame du logis encore moins, à ce qu'il paraît?

– Vous êtes sans doute sa femme de chambre?

– Non, mais son amie intime.

– Je n'en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme une amie.

– Tu es grossier, chevalier discourtois! Tu ne connais pas les lois du bal masqué, qui permettent de médire des gens qu'on aime le mieux.

– Ce sont de fâcheux et stupides usages.

– Ta colère me divertit. Mais sais-tu ce que j'en conclus?

– Voyons!

– C'est que tu voudrais, en jouant la colère, me faire croire qu'il y a quelque chose de plus sérieux entre cette dame et toi que des leçons de botanique.

– Sérieux? Oui, sans doute, rien n'est plus sérieux que le respect que je lui porte.

– Ah! tu la croîs donc bien vertueuse?

– Tellement, que je ne puis souffrir d'entendre parler d'elle en ce lieu, et d'en parler moi-même à une personne que je ne connais pas, et qui…

– Achève! «Et dont tu n'as pas très-bonne opinion jusqu'à présent?»

– Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la liberté des paroles?

– Tu es fort aigre. Je vois bien que tu es amoureux de la dame aux camélias. Mais n'en parlons plus. Il n'y a pas de mal à cela, et je ne trouverais pas mauvais qu'elle te payât de retour. Tu n'es pas mal, et tu ne manques pas d'esprit; tu n'as ni réputation, ni fortune, c'est encore mieux. Je pardonnerais à cette femme toutes les folies de sa jeunesse, si elle pouvait, sur ses vieux jours, aimer un homme raisonnable pour lui-même et s'attacher à lui sérieusement.

 
 
Vous, vous êtes ma mie, une fille suivante,
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente.
 

Le domino provocateur ne fit que rire de la citation; mais changeant bientôt de ton et de tactique:

«Ton courroux me plaît, dit-elle, et me donne une excellente opinion de toi. Sache donc que tout ceci était une épreuve; que j'aime trop Julie pour l'attaquer sérieusement, et qu'elle saura demain combien tu es digne de l'honnête amitié qu'elle a pour ton personnage flegmatique, philosophique et botanique. Je veux que nous fassions connaissance chez elle à visage découvert, et que la paix soit signée entre nous sous ses auspices. Allons, viens t'asseoir avec moi sur un banc. Je suis déjà fatiguée de marcher, et mon envie de rire se passe. Julie prétend que tu es un grand philosophe, je serais bien aise d'en profiter.»

Soit faiblesse, soit curiosité, soit un vague prestige qui, de Julie, se reflétait à mes yeux sur cette femme légère, comme la brillante lueur de l'astre sur quelque obscur satellite, je la suivis, et bientôt nous nous trouvâmes dans une loge du quatrième rang, assis tellement au-dessus de la foule, que sa clameur ne nous arrivait plus que comme une seule voix, et que nous étions comme isolés à l'abri de toute surveillance et de toute distraction. Elle commença alors des discours étranges où le plus énergique enivrement se mêlait à la plus adroite réserve; elle paraissait continuer l'entretien piquant que nous avions commencé en bas, ou du moins passer naturellement de ce fait particulier à une théorie générale sur l'amour. Et comme il me semblait que c'était ou une provocation directe, ou le désir de m'arracher par surprise quelque secret de coeur relatif à Julie, je me tenais sur mes gardes. Mais elle se railla de ma prudence, et après avoir finement fustigé la présomption qu'elle m'attribuait dans les deux cas, elle me força à ne voir dans ses discours qu'une provocation à des théories sérieuses de ma part sur la question brûlante qu'elle agitait. J'étais scandalisé d'abord de cette facilité sans retenue et sans fierté à soulever devant moi le voile sacré à travers lequel j'ai à peine osé jusqu'ici interroger le coeur des femmes; mais son esprit souple et fécond, une sorte d'éloquence fiévreuse quelle possède, réussirent peu à peu à me captiver. Après tout, me disais-je, voici une excellente occasion d'étudier un nouveau type de femme, qui, dans sa fougue audacieuse, m'est tout aussi inconnu que me l'était il y a peu de jours le calme divin de Julie. Voyons à quelle distance de l'homme peut s'élever ou s'abaisser la puissance de ce sexe!

– Allons, me disait-elle, réponds, mon pauvre philosophe! n'as-tu donc rien à m'enseigner? Je t'ai attiré ici pour m'instruire. Moralise-moi si tu peux. De quoi veux-tu parler au bal masqué avec une femme, si ce n'est d'amour? Eh bien, prononce-toi, admets ou réfute mes objections. Que feras-tu de la passion dans ta république idéale? Dans quelle série de mérites rangeras-tu la pécheresse qui a beaucoup aimé? Sera-ce au-dessous, ou au-dessus, ou simplement à côté de la vierge qui n'a point aimé encore, ou de la matrone à qui les soins vertueux du ménage n'ont pas permis d'être aimable, et, par conséquent, d'être émue et enivrée de l'amour d'un homme? Voueras-tu un culte exclusif à ces fleurs sans parfum et sans éclat qui végètent à l'ombre, et qui, ne connaissant pas le soleil, croient que le soleil est l'ennemi de la vie? Je sais que tu adores le camélia; apparemment tu méprises la rose?

– La rose est enivrante, répondis-je, mais elle ne vit qu'un instant. Je voudrais lui donner la persistance et la durée du camélia blanc, symbole de pureté.

– C'est cela, tu voudrais lui enlever sa couleur et son parfum, et tu oserais dire aux jardiniers de ton espèce: «Voyez, chers cuistres, mes frères, quel beau monstre vient d'éclore sous mon châssis!» Tiens, froid rêveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici! Je voudrais te faire soulever leurs masques et lire dans leurs âmes. La plupart sont belles, belles de corps et d'intelligence. Celles que tu croirais les plus dépravées sont souvent celles qui ont le plus tendre coeur, l'esprit le plus spontané, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus maternelles, les dévouements les plus romanesques, les instincts les plus héroïques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et d'ivresse, c'est l'élite des femmes, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature; et c'est pourquoi, grâce aux législateurs pudiques de la société, elles sont ici, cherchant l'illusion d'un instant d'amour, au milieu d'une foule d'hommes qui feignent de les aimer, et qui affectent entre eux de les mépriser. Les plus beaux et les meilleurs êtres de la création sont là, forcés de tout braver, ou de se masquer et de mentir, pour n'être pas outragés à chaque pas. Et c'est là votre ouvrage, hommes clairvoyants, qui avez fait de votre amour un droit, et du nôtre un devoir!

Elle me parla longtemps sur ce ton, et me fit entendre de si justes plaintes, elle sut donner tant d'attraits et de puissance è ce dieu d'Amour dont elle semblait vouloir élever le culte sur les ruines de tous les principes, que les heures de la nuit s'envolèrent pour moi comme un songe. La parole de celle femme me subjuguait; la laideur de son déguisement, l'effroi que m'inspirait son masque, et jusqu'à l'éclat lugubre de la fête où elle m'avait entraîné, tout cela disparaissait autour de moi. Toute son âme, tout son être semblaient être passés dans cette parole ardente, et cette voix feinte, qu'elle maintenait avec art pour ne pas se faire reconnaître, cette voix de masque qui m'avait blessé le tympan d'abord, prenait pour moi des inflexions étranges, quelque chose d'incisif, de pénétrant, qui agissait sur mes nerfs, si ce n'est sur mon âme. Je me sentais vaincu, modifié et comme transformé dans mes opinions en l'écoutant. Je lui demandai grâce. Je suis trop agité pour répondre, lui dis-je, je veux rentrer en moi-même, et savoir si à l'abri de votre éloquence je dois vous admirer ou vous plaindre.

– Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l'oracle! Demande à Julie ce qu'elle doit penser du caquet de sa femme de chambre. Je te donne rendez-vous ici, à cette place et à cette heure, d'aujourd'hui en huit. Si tu n'y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le temps que j'aurai perdu à provoquer un adversaire si faible.

Elle disparut. J'étais si accablé, que je ne songeai pas à la suivre. Puis je le regrettai aussitôt, et me mis à sa recherche, mais inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos à noeuds roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation, m'apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun ornement, et que leur costume était uniformément noir comme la nuit.

Cette femme m'a bouleversé le cerveau. 0 Julie! j'ai besoin de vous revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais rêve, pour me rattacher à l'adoration fervente et inviolable de la clarté sans ombre et de la pudeur sans trouble.

8 janvier.

Un mauvais génie a présidé au destin de la semaine. Une fois je suis allé au jardin, elle n'a point paru; une autre fois j'ai essayé de pénétrer dans l'enclos par le rez-de-chaussée; les portes étaient replacées, les serrures posées et fermées. J'ai fait une tentative désespérée auprès de madame Germain; j'ai humblement demandé la permission de prendre un peu d'air et de mouvement dans ce jardin inoccupé. Elle m'a aigrement refusé.

«De l'air et du mouvement, Monsieur n'en manque pas, puisqu'il passe les nuits à courir!»

J'ai offert de l'argent; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre.

«Monsieur n'en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires insolvables. D'ailleurs, c'est ma consigne: le jardin n'est ouvert à personne.»

J'irai au bal de l'Opéra ce soir: je ferai cette folie. J'interrogerai ce masque, je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin. Je ferai semblant d'être galant pour me rendre favorable cette femme étrange qui prétend la connaître… et qui m'a peut-être trompé. Comment Julie pourrait-elle se lier d'amitié avec un, caractère si différent du sien?

10 janvier

Me voilà brisé, anéanti! Non, je n'aurai pas le courage de me raconter à moi-même ce que j'ai découvert, ce que je souffre depuis cette nuit maudite!

10 janvier

Essayons d'écrire. Les souvenirs qu'on se retrace en les rédigeant échappent au vague de la rêverie dévorante.

A minuit j'étais là, où elle m'avait dit de la rejoindre, et je l'attendais. Elle paraît enfin, me serre convulsivement la main, et se jette, essoufflée, sur une chaise au fond de la loge, après s'y être fait renfermer avec moi par l'ouvreuse. Au bout de quelques moments de silence, où elle paraissait véritablement suffoquée par l'émotion:

«J'ai encore été poursuivie aujourd'hui, me dit-elle, par un homme qui me hait et que je méprise. Oh! candide et honnête Jacques! vous ne savez pas ce que c'est qu'un homme du monde, à quelle lâche fureur, à quels ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie, quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blessé!»

Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d'expression pour la consoler.

– Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d'enivrement et de plaisir égare celles qui s'y abandonnent. Ces illusions d'un instant dont vous me parliez mettent l'amour d'une femme, peut-être belle et bonne, aux bras d'un homme indigne d'elle, et capable de tout pour se venger du retour de sa raison.

– Qu'est-ce que cela prouve, Jacques? me dit-elle vivement. C'est qu'apparemment il faut s'abstenir de chercher et de rêver l'amour dans ce monde-ci. Créez-en donc un meilleur, où l'on puisse estimer ce qu'on aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau contre la victime.

En ce moment, la porte de la loge voisine s'ouvrit. Un fort bel homme, qui avait un air de grand seigneur et des fleurs à sa boutonnière, entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui le séparait de nous:

«C'est donc vous enfin, belle Isidora lui dit-il d'un ton acerbe. Pourquoi fuir et vous cacher? Je ne prétends pas troubler vos plaisirs, mais voir seulement la figure de notre heureux successeur à tous, afin de le désigner aux remercîments de mon ami Félix

Quoiqu'il eût parlé à voix basse, je n'avais pas perdu un mot de son compliment. Ma compagne m'avait saisi le bras, et je la sentais trembler comme une feuille au vent d'orage. Je pris vite mon parti.

«Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c'est que mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c'est que votre ami Félix, et je ne vois pas trop ce que peut être un homme qui s'en vient insulter une femme au bras d'un autre homme. Mais ce que je sais, mordieu fort bien, c'est que je reviens de mon village, et que j'en ai rapporté des poings qui, pour parler le langage du lieu où nous sommes, pourraient bien vous faire piquer une tête dans le parterre, si votre goût n'était pas de nous laisser tranquilles.»

Puis, comme je le voyais hésiter, et qu'il me paraissait trop facile de me débarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le persifler par un mensonge.

– Sachez, d'ailleurs, lui dis-je, que madame est… ma femme, et tenez-vous pour averti.

– Votre femme! répondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne fût pas certain de ne pas s'être grossièrement trompé. – Votre femme!.. Eh bien! Monsieur, vous défendez peu courtoisement son honneur; mais j'ai tort, et je mérite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne, ajouta-t-il en saluant ma prétendue femme, c'est une méprise qui n'a rien de volontaire.

– Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitôt qu'il se fut éloigné, tu m'as rendu un grand service; mais si tu veux que je te le dise, il y a dans ta manière de me défendre Quelque chose qui me blesse profondément. Tu n'aurais donc pas consenti à défendre le nom et la personne d'Isidora, dans la crainte de passer pour, l'amant d'une femme qu'on peut outrager ainsi?

– Rien de semblable ne m'est venu à l'esprit; je n'ai songé qu'à vous débarrasser d'un fou ou d'un ennemi, qui m'eût, à coup sûr, forcé de traverser par quelque scandale le plaisir que j'éprouve à causer avec vous.

– Mais si j'avais été cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal, et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l'ennemi s'était acharné à me prendre pour elle, nonobstant notre mariage improvisé?..

– D'abord je ne m'inquiète pas de cette Isidora, et je ne la connais pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n'ai point de rapports avec ce genre de femmes célèbres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu'on doit protection à la femme qu'on accompagne.

 

– Ah! mon cher villageois, avoue que c'est une triste nécessité que le devoir d'un honnête homme en pareil cas! Risquer sa vie pour une fille!

– Je n'ai jamais su ce que c'était qu'une fille, je le sais moins que jamais, et je suis tenté, depuis huit jours, de croire qu'il n'y a point de femmes qui méritent réellement cette épithète infamante. Si Isidora est une de ces femmes, et si vous êtes cette Isidora, j'éprouve pour vous…

– Eh bien, qu'éprouves-tu pour moi? Dis donc vite!

– Le même sentiment qu'un dévot aurait pour une relique qu'il verrait foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s'efforcerait de la purifier et de la replacer sous la châsse.

– Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n'es pas plus grand! Tu vois toujours dans l'amour l'idée de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c'est le préjugé du pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d'autrui, et que la châsse où tu veux replacer la relique, c'est l'éteignoir, c'est la cage, c'est le tombeau de ta possession jalouse?

– Femme orgueilleuse! m'écriai-je, tu ne veux pas même de pardon?

– Le pardon est un reproche muet, le mépris subsiste après. Je donnerais une vie de pardon pour un instant d'amour.

– Mais le mépris revient aussi après cet instant-là!

– On l'a eu, cet instant! Avec le pardon on ne l'a pas. Mépris pour mépris, j'aime mieux celui de la haine que celui de la pitié.

Je ne sais comment il se fit que l'accent dont elle dit ces paroles me causa une sorte de vertige. Je fus comme tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon à elle-même. Mais un reste d'effroi et peut-être de dégoût me retint.

«Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon philosophe!»

Je la suivis machinalement. Nous fîmes un tour de foyer. J'y étais étourdi et comme étouffé par le feu croisé des agaceries et des épigrammes. Tout à coup ma compagne quitta mon bras comme pour m'échapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu'elle quittait le bal, je décidai de le quitter aussitôt, tout en protégeant sa retraite. Je descendais l'escalier sur ses pas, et elle atteignait la dernière marche, lorsque le beau jeune homme dont je l'avais débarrassée, et qui rentrait, se trouve face à face avec elle. Il s'arrête, sourit avec un mépris inexprimable, et, levant les yeux vers moi:

– C'est donc l'habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa femme comme un jaloux, et de l'observer à distance? Mon cher monsieur, vous vous êtes moqué de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus belle femme de Paris, vous avez raison d'en être vain; mais, comme c'est la plus méprisable et la plus méprisée, vous auriez grand tort d'en être fier.

– Et vous, répondis-je, voua devriez être honteux de parler comme vous faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai très-repentant.

Un flot de monde qui rentrait nous sépara, et il monta l'escalier assez rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je m'étais emparé du bras d'Isidora, et je m'étais arrêté en bas pour le regarder aussi. Il haussa légèrement les épaules. Je lui fis un signe impératif pour qu'il eût à disparaître ou à redescendre. Il prit le premier parti, couvrant d'un air de dédain ironique sa retraite prudente.

Je me sentais le sang échauffé plus que de raison; je voulais remonter et le forcer à prendre d'autres airs. Ma compagne se cramponna après moi.

«Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi, j'ai à vous parler.»

Elle m'entraîna vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et me dit:

«Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n'est pas une aventure; je sais qu'elle ne serait pas de votre goût, et il n'est pas certain qu'elle fût du mien.»

Que ce fût la colère dont j'étais à peine remis, ou la pitié pour elle, ou quelque intérêt subit plus tendre que je ne voulais me l'avouer, je ne me sentais plus sous l'empire de la raison. Il faut que j'avoue aussi que la crainte de découvrir la vieillesse et la laideur sous son masque avait agi à mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me dégoûter d'elle en m'apprenant (ce qu'il ne supposait pas que je pusse ignorer), qu'elle était la plus belle femme de Paris, avait étrangement manqué sa vengeance. Le prestige de la beauté, lors même qu'il n'agit pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi impressionnable que le mien. J'entourai de mes bras ma tremblante conquête, et perdant tout mon orgueil de pédagogue, je la suppliai de ne pas me croire indigne d'un de ces moments d'amour qu'elle m'avait fait rêver si doux et si terribles. Elle tressaillit et s'arracha de mes bras à plusieurs reprises; enfin elle me dit:

«Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tête de Méduse!.. Vous allez me voir, hélas! ne parlez pas d'amour et de joie. Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein, peut-être pour la dernière fois.»

Le fiacre s'arrêta à une petite porte, dans une ruelle sombre. J'en franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais être: j'avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversâmes plusieurs pièces mystérieuses, éclairées seulement par des feux mourants de cheminée qui faisaient scintiller dans l'ombre quelques dorures. Enfin nous entrâmes dans un boudoir à la fois chaste et délicieux, au milieu duquel brûlait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout à coup arrachant son masque avec un mouvement de colère et de désespoir, elle me montra… 0 ciel! écrirai-je son nom sans défaillir!.. les traits purs et divins de Julie!

– Julie! m'écriai-je…

– Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, la femme la plus méprisée, sinon la plus méprisable de Paris.

Je restai longtemps altéré, et, lorsque j'osai relever les yeux sur elle, je vis qu'elle observait mon visage avec une profonde anxiété.

– Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n'avais pas la force de rompre le silence, vous avez aimé Julie! Julie n'a pas joué de rôle devant vous: vous n'aviez point parlé d'amour ensemble. Vous avez connu l'état présent de son âme, ses profonds ennuis et ses plus sérieuses préoccupations depuis qu'elle a renoncé au rêve d'être aimée. Mais elle vous eût trompé, si elle eût laissé la passion s'allumer en vous dans les circonstances pures et charmantes qui avaient présidé à votre rencontre. Le hasard d'une autre rencontre à la porte de l'Opéra l'a décidée à se faire connaître sous son autre aspect. Celui-là, c'est le passé, mais un passé qui n'est pas assez loin pour être oublié des hommes qui le connaissent…

– Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal!

– Que voulez-vous dire?

– Je n'en sais rien, je souffre!

– Je vous comprends mieux que vous-même. C'est le moment de nous dire adieu, Jacques. Ne souffrez pas à cause de moi. Moi aussi, je souffre, et je dois souffrir plus longtemps que vous; car, moi aussi je vous aimais, alors que je me sentais aimée, et les raisons qui me feront combattre désormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que pour moi seule.

– Ne dites pas cela, Julie! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Je vous vénérais comme un ange; à présent, je vous aimerai autrement; mais ce ne sera pas moins, je vous le jure!

– Vous le jurez! donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas être aimée autrement, moi, et je sais que mon ambition est insensée. Ainsi, adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma vie!

– Julie! Julie! ne mettez pas de l'orgueil à la place de l'amour. Ne repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore à vos pieds. 0 ciel! craindriez-vous de moi de lâches reproches?

– Je vous l'ai dit, je crains le pardon! ce muet reproche, le plus noble, mais le plus implacable de tous!

– Ne parlez pas de pardon, n'en parlons jamais! A Dieu seul le droit de pardonner; vous avez raison! Et que suis-je pour m'arroger celui de vous absoudre? Ma vie a été pure et paisible, et je n'ai pas lieu d'en tirer gloire. A quelles séductions ai-je été exposé? quelles luttes ai-je subies! Non, adorable et infortunée créature, je ne te pardonne pas, je t'aime trop pour cela!

1Le journal de Jacques Laurent est daté de 183x, époque à laquelle les dominos étaient seuls admis au bal de l'Opéra. On n'y dansait pas.