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Isidora

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Et pourquoi et comment ne l'est-elle pas? Est-ce parce qu'elle est vivement frappée au coeur, qu'elle cache si bien sa folie? Ou, si elle ne sent rien pour lui, est-ce qu'elle serait égoïste et insensible? Je m'y perds!

Voilà encore mon récit interrompu par des réflexions et des exclamations auxquelles vous ne comprenez rien.

Je renonce à raconter avec détail et, en trois mots, vous allez m'entendre. Le lendemain, il a enfin très-bien remarqué Agathe. Au grand soleil du matin, grâce à Dieu, j'ai apparemment repris mon aspect de matrone romaine. Le regard de mon hôte n'était plus si brillant; il était plus doux, et le respect semblait tempérer la sympathie. Au grand soleil du matin aussi, ces pâles jasmins qui éclosent sur les joues suaves et fines d'Agathe exhalaient un irrésistible parfum d'innocence. Charles a senti cette fleur passer entre lui et moi dans l'atmosphère. Il a relevé la, tête, et ce qui était logique et légitime est arrivé; il a été frappé, charmé, doucement et délicieusement pénétré. J'ai vu ce retour vers le cours naturel des choses, la jeunesse attirant la jeunesse, et je ne m'en suis pas alarmée. Qu'est-ce qu'un souffle qui passe? Qu'est-ce qu'un voyageur qui arrive la veille et part le lendemain?

Mais il ne partit pas le lendemain. Je ne sais comment la chose se fit, il se rendit nécessaire pour le jour suivant. Nous devions entreprendre une grande promenade sur le lac. J'ignore si le rusé connaissait le lac, mais il eut l'air de ne pas le connaître, de nous demander l'itinéraire de la tournée pittoresque qu'il projetait de faire en nous quittant; et moi, avec cette candeur qui porte les habitants d'un beau pays à en faire les honneurs aux étrangers, je lui appris que nous serions par là, je lui donnai rendez-vous vers certains rochers, et, peu à peu, on se fit si bien à l'idée de passer la journée ensemble, qu'on trouva plus sûr, pour se rencontrer à point, de partir et d'arriver dans la même barque.

Cette journée fut charmante, un temps magnifique, des sites délicieux, un enjouement expansif qui alla presque jusqu'à l'intimité, et ces mille petits incidents champêtres qui rapprochent et lient plus qu'on ne l'avait prévu. Tony était notre gondolier et nous égayait comme à dessein, par sa bonne humeur et ses lazzis naïfs.

Le soir, quand nous rentrâmes, nous étions tous trop fatigués pour que Charles se remît en route, et il prit congé de nous, pour le lendemain matin. Il devait partir avec le jour; mais, à midi, il était encore à l'auberge. Le maréchal avait encloué son cheval; il en cherchait un autre, et n'en trouvait pas. Il fallut bien songer à lui en offrir un, et l'inviter à venir déjeuner en attendant; mais, le lendemain, nous allions à quelque distance sur la route de Milan, et nous pouvions le conduire jusque là. Agathe fit cette réflexion avec un naturel parfait: je n'y vis pas d'objection. Une affaire survint et retarda notre voyage…Que vous dirai-je?

Charles passa huit jours avec nous, sans que le hasard nous amenât aucune visite, et, durant toute cette semaine, voyant Agathe à toute heure, écoutant sa voix charmante, faisant de la musique et de la peinture avec elle, il en devint amoureux, du moins je le crois, et il m'est impossible d'expliquer autrement la douleur visible et profonde avec laquelle il nous quitta, la joie enthousiaste qu'il éprouva lorsqu'il se fut fait autoriser à revenir au bout d'un mois, époque à laquelle il devait repasser pour aller à Venise.

Et, au lieu de repasser au bout d'un mois, il vient de repasser, comme il dit, au bout de huit jours. De prétendues affaires l'ont obligé d'abréger son séjour à Milan, il n'a pas pu traverser la vallée sans s'arrêter pour nous saluer, et voilà encore huit jours qu'il nous salue et nous fait ses adieux.

De tout cela il résulte, Alice, que ma fille a un amoureux terriblement amoureux, je vous jure, et qui s'est tellement donné à nous, coeur et âme que je ne sais pas du tout comment je vais le décider à nous quitter. Il faut pourtant s'y résoudre, car les prétextes vont manquer mutuellement, et la vie est si bizarrement arrangée, qu'il ne suffit pas de se plaire et de se convenir parfaitement les uns aux autres pour rester ensemble indéfiniment: il faut des prétextes; les convenances, qui sont un admirable système de prudence destiné à nous faire toujours sacrifier le présent à l'avenir, le certain à l'incertain, la joie à l'ennui, et la sympathie à la défiance, les convenances exigent que nous éloignions celui que nous voudrions garder, de peur qu'un jour ne vienne où nous regretterions de l'avoir retenu. Et pourtant alors, ces prétextes ne manqueraient pas; car l'usage autorise les prétextes menteurs et désobligeants. Il ne demande d'art et de vraisemblance qu'à ceux qui donneraient du bonheur. Et pourtant aussi, ce jour où on voudrait l'éloigner n'arrivera peut-être jamais… Peut-être que sa présence nous serait à jamais douce et bienfaisante… Alors, raison de plus pour qu'il s'en aille; car, si on l'aime, il ne faut pas qu'il s'en doute; et, s'il s'en doute déjà, il ne faut à aucun prix le lui dire sincèrement. La loyauté gâterait tout, elle inspirerait bien vite la méfiance à celui qui, de son côté, est au désespoir d'en inspirer… Et voilà les cercles vicieux qui se déroulent à l'infini, lorsqu'on met aux prises, dans la première circonstance venue, les lois d'un noble instinct et celles d'un monde hypocrite et froid.

Et, après tout, il se trouve qu'en fait, le monde a raison quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, et que les cas où on lui sacrifie quelque chose de vraiment regrettable sont des cas exceptionnels. Ce n'est pas la froide méfiance du monde qui a fait la corruption et la perversité: c'est la perversité et la corruption des moeurs qui ont rendu nécessaires les lois glacées de la convenance.

Au fait, pourquoi, dans cette occasion-ci, serait-il prouvé qu'on doit écouter sa sympathie et se révolter contre l'usage? ce jeune homme nous plait énormément, cela est certain. Il est d'un commerce exquis, sa figure et ses manières ont un charme qui tournerait la tète d'une jeune fille un peu romanesque et qui ferait battre d'amour et d'orgueil le coeur d'une mère. Si je consulte mon instinct, je dois m'imaginer que c'est là le fils de mon choix et désirer ardemment qu'il plaise à ma fille, qu'ils se voient, qu'ils s'entendent, et qu'un jour arrive, où, un peu moins enfants l'un et l'autre, ils s'engagent l'un à l'autre.

Il me semble bien que nous nous convenons tous les trois, qu'il est et serait à jamais heureux avec nous, et que, lui, compléterait notre vie. C'est pour le coup que je serais calme et guérie de tout le passé, en voyant naître et en surveillant maternellement ces innocentes amours; j'aurais une famille, et chaque année, ajoutée à ma vieillesse, au lieu de m'apporter l'effroi de l'abandon et de l'isolement, me donnerait l'espoir et la certitude de voir s'agrandir le cercle de mes saintes affections.

Mais tout cela peut n'être qu'un rêve et une dangereuse illusion. Cet enfant, quand il nous reviendra dans quelques années, sera peut-être corrompu; et peut-être alors rougirais-je d'avoir songé à lui faire espérer le coeur et la main d'Agathe.

Et, dès à présent, quel est-il, après tout? Il me semble que je le connais, que je l'ai toujours connu, que je lis dans son âme, que je n'y vois rien que de pur et de beau; mais ne me trompé-je point? Ne suis-je pas prévenue par quelque attrait romanesque, par cette séduction de la beauté à laquelle je suis encore trop sensible, par l'isolement où je vis, et un certain besoin d'illusions qui se reporte sur l'avenir d'Agathe, faute de pouvoir s'exercer sur moi-même? Et d'ailleurs, quoi de plus fragile que cette beauté d'une âme à peine ouverte aux impressions de la vie?

Il est certain, d'ailleurs, qu'il y a en lui quelque chose de mystérieux, et qu'il a de puissants motifs pour ne nous parler ni de sa famille, ni de ses amis, ni de sa position dans le monde, ni d'aucune de ses relations. Quand je cherche à l'interroger, ses réponses sont laconiques, évasives. Quelquefois même elles ne sont pas d'accord avec ses précédentes réponses, et il se trouble quand j'en fais la remarque, comme s'il y avait à son nom quelque malheur on quelque honte attachés fatalement. Mais l'instant d'après il rit de son embarras, et alors son regard et ses manières ont une franchise, une confiance, une spontanéité d'affection, qui semblent protester contre la réserve de ses paroles et attester que son âme est à l'abri de tout reproche et de tout soupçon. On dirait alors qu'il se moque tendrement de mes inquiétudes, et qu'il se sent le maître de les faire cesser.

Moi, j'ai dans l'idée que c'est un enfant de l'amour, le fils ignoré de quelque noble et pieuse dame dont il a deviné et veut garder fidèlement le secret. S'il en est ainsi, et que par-dessus le marché il soit pauvre, raison de plus pour qu'il m'intéresse et que je caresse le rêve de devenir sa mère. On dirait qu'il devine cela, qu'il y compte, et c'est peut-être pour cette confiance que je l'aime tant.

Au milieu de toutes mes perplexités, Agathe reste calme comme Dieu même. Elle l'aime pourtant, je le crois; car elle paraît plus heureuse quand il est là: elle pense, voit et parle comme lui sur tous les points. Elle l'apprécie et l'admire même avec une naïveté incroyable; mais la tranquillité de ce bonheur et l'incurie de cette affection me surpassent. Il semble qu'elle ne se doute point qu'ils vont se quitter pour longtemps, peut-être pour toujours, ou bien qu'elle s'imagine que le regret et l'absence ne font point de mal. Cette fille si sage et si sensée aurait-elle l'imprévoyance d'un enfant? ou bien son courage est-il si bien trempé, son enthousiasme si caché et si profond, qu'elle soit invulnérable au doute et à la souffrance? Moi, qui aime ce jeune homme pour elle, et à cause d'elle, je suis mille fois plus agitée.

 

Et ne doit-il pas en être ainsi? Agathe est un enfant gâté, à qui le bien est venu en dormant, et qui se repose sur ma prudence et ma tendresse. Elle s'imagine peut-être sérieusement que c'est là le fiancé que je lui destine, et sa superbe indolence de petite fille adorée accepte ce bonheur comme elle a accepté la fortune, la liberté et mon amour, sans surprise et sans transport. Oui, c'est à moi d'être vigilante et soucieuse; c'est à moi, qui ai foulé aux pieds l'opinion pour mon propre compte, de faire bonne garde pour que la fille de César ne soit pas même soupçonnée; c'est à moi d'étudier en tremblant les jeunes gens qui passent le seuil de notre sanctuaire, et d'empêcher qu'un souffle malfaisant n'y pénètre. Étrange fille qui m'impose des devoirs si étrangers à mes habitudes et à mon caractère, qui ne se doute point que cela soit si difficile et si grave pour moi!

Il faut pourtant sortir de cette position. Il ne m'arrive pas de lettre de vous; Charles ne paraît pas disposé à partir si je ne l'y force, et je vous en demande bien pardon, ma soeur, mais je vais mettre votre protégé tout doucement dehors, car je ne veux pas qu'il croie si aisé d'être l'amant et le fiancé de ma fille.

LETTRE QUATRIÈME

ISIDORA A MADAME DE T…

Lundi 16.

– Je relis tout ce que je vous écrivais hier, et je pense que mon cerveau avait un peu de fièvre, car je trouve, aujourd'hui, qu'il n'y avait pas du tout lieu à m'inquiéter si fort. Je vois les choses tout autrement ce matin. Il ne me semble plus que Charles soit amoureux d'Agathe, ni qu'Agathe ait encore pensé à la possibilité d'avoir une inclination. Ils sont, il est vrai, plus gais, plus intimes, plus camarades, si l'on peut ainsi dire, qu'ils ne l'ont encore été. On croirait voir le frère et la soeur; mais cette amitié enjouée, à la veille de se quitter, ne ressemble pas à l'amour. Non, ils sont trop jeunes, et c'est ma vieille tête, remplie de souvenirs brûlants et flétrie par l'expérience, qui a construit tout ce roman, auquel, dans leur candeur, ces enfants ne songent point. Hier soir, Agathe a eu envie de dormir à neuf heures; elle a été tranquillement se coucher en folâtrant avec nonchalance, On n'a pas envie de dormir quand on aime et qu'on peut rester jusqu'à minuit auprès de son amant.

Et lui, au lieu d'être triste, ou de ressentir quelque dépit, lui a souhaité un bon somme avec d'innocentes plaisanteries. Il n'a pas paru s'ennuyer le moins du monde de rester tête à tête avec moi tandis que je faisais de la tapisserie; et comme je l'engageais à aller dormir aussi, il m'a suppliée d'un ton caressant de ne pas l'envoyer coucher de si bonne heure. «Je serai bien sage, me disait-il, je ne vous fatiguerai pas de mon babil; si vous voulez rêver ou réfléchir en travaillant, je ne ferai pas le moindre bruit. Je me tiendrai là dans un coin comme votre chat. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut pour passer une bonne et chère soirée.»

C'est par de semblables câlineries d'une délicatesse incroyable que cet enfant-là trouve le moyen de se faire chérir. Elles sont si vives parfois que si Agathe n'était pas ici, je m'imaginerais peut-être qu'il est épris de mes quarante-cinq ans. «Charles, lui ai-je dit, vous avez une mère, n'est-ce pas? – Certainement, tout le monde a une mère. – Eh bien, si j'étais votre mère, je serais jalouse. – On voit bien que vous n'êtes pas mère, les mères ne sont pas jalouses. – La vôtre ne l'est pas? Elle est donc bien calme ou bien préoccupée? – Une mère est l'image de Dieu, et Dieu n'est pas jaloux de ses enfants.»

Et après cette réponse, pour détourner mes questions, il s'est mis à me parler de vous, et à me questionner sur votre compte, disant qu'il avait eu peu d'occasions de vous voir, et qu'il savait seulement que vous étiez une personne des plus respectables.

– Respectable est peu dire; ai-je répondu: vous pourriez dire adorable et ne rien dire de trop. Je lui appliquerais ce que vous disiez tout à l'heure des mères en général. Les femmes comme madame de T… sont l'image de Dieu sur la terre.

– En vérité? En ce cas, son fils doit bien l'aimer!

– Comment ne savez-vous pas à quel point, si vous êtes son ami?

– Oh! son camarade plus peut-être que son ami. Cet enfant-là d'ailleurs est un étourdi qui ne vaut probable ment pas sa mère.

– Ce n'est pas ce que sa mère m'écrit de lui. Elle dit que c'est un ange, et je le crois.

– Vraiment, elle dit cela de Félix, cette bonne madame de T…? Vous voyez bien que les mères sont des êtres divins!

– Mais je ne suis pas contente de votre manière de parler du fils d'Alice…

– Alice? madame de T…? Dites-moi, je vous en prie si vous la trouvez belle autant qu'on le dit?

– Comment, vous ne l'avez donc jamais vue?

– Oui, elle m'a semblé belle! autant que je puis m'en souvenir.

– Tenez, lui ai-je dit, en tirant de mon sein votre portrait que je ne quitte jamais, la voilà, mais cent fois moins belle, moins angélique, moins parfaite qu'elle n'est en réalité.

Il a pris votre portrait, et l'a tenu dans ses mains, le regardant sans cesse en m'écoutant parler. Il éprouvait une sorte d'émotion étrange, et je crois vraiment, Alice, qu'il devenait amoureux de vous. Cet enfant est impressionnable à un point extraordinaire. Ou c'est quelque génie de peintre qui va prendre son essor et que la beauté tourmente et subjugue, ou c'est une organisation d'artiste, mobile, enthousiaste, prête à s'enflammer à toutes les étincelles qui courent dans l'atmosphère. Il me questionnait toujours: affectant une légèreté badine, et, pourtant, je voyais une ardente curiosité percer sous cette petite feinte. Il souriait, rougissait, et, à mesure que je m'animais en parlant de vous avec passion, il devenait si tremblant que je craignais d'avoir été trop loin, et je m'arrêtai tout d'un coup, pour lui retirer votre portrait qu'il serrait convulsivement contre sa poitrine… Pardonnez-moi, Alice, mais j'ai cru un instant que cet enfant me faisait un mystère de sa passion pour vous, et qu'il avait menti en disant vous connaître à peine, de peur qu'à sa manière de parler de vous je ne vinsse à le deviner. Vous êtes encore assez jeune pour inspirer un violent amour; vous avez éloigné le jeune Charles en voyant les ravages que vous causiez involontairement; et, en me le recommandant, vous n'avez pas trop osé vous expliquer sur son compte… Voilà, du moins, le nouveau roman que, pendant quelques minutes, j'ai improvisé sur vous et sur lui!

Mais la scène a changé, et j'ai failli encore une fois me croire l'objet de cette flamme que je rêve en lui, et qui n'y est, en réalité, qu'à l'état de vague aspiration pour toutes les femmes. En me rendant votre portrait, il a pris impétueusement mes mains, et y a porté ses lèvres, baisant à la fois et mes mains et votre image; et alors, se pliant sur ses genoux d'une manière enfantine et gracieuse, moitié fils, moitié amant: «Vous êtes la plus admirable des femmes! s'est-il écrié: oui! après une autre femme, que je sais, il n'y a rien, de plus vrai, de plus aimant et de plus parfait que vous sur la terre. On me l'avait bien dit que vous étiez d'une beauté divine et d'une éloquence irrésistible! mais il y avait des gens qui prétendaient que vous n'étiez pas bonne et qu'il fallait se méfier de votre puissance; moi, dès le premier regard que j'ai jeté sur votre figure divine, j'ai senti que ces gens-là en avaient menti; et depuis, chaque parole que vous avez dite m'a pénétré au fond du coeur. Aussi, je le répète, après une autre femme à laquelle j'ai donné mon coeur et mon âme, il n'en est point que j'aime et que je vénère plus que vous.

– Et cette femme, mon cher enfant, ne serait-ce point Agathe? lui ai-je dit, entraînée à cette imprudence par l'émotion puissante qu'il me communiquait.

– Agathe! s'est-il écrié avec une surprise évidente. Agathe?.. Pourquoi donc Agathe?.. Ah! oui, il est certain que mademoiselle Agathe est charmante. Elle est belle, elle est bonne, elle a de l'intelligence et du coeur. Oui, oui, je l'aime bien tendrement, permettez-moi de vous dire cela. Je voudrais être son frère! Si j'avais âge d'homme, je voudrais être son mari. Mais à l'heure qu'il est, ce n'est pas elle que je vous préfère, c'est une autre… c'est ma mère!

Il a dit cela avec tant d'effusion, et il y avait quelque chose de si angélique en lui, que j'ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je l'ai embrassé au front, et je lui ai demandé de me parler de sa mère; mais voilà où je me confirme dans l'idée qu'il n'est pas fils légitime: c'est qu'après cet élan passionné pour la femme qui lui a donné le jour, il n'a plus voulu ajouter un mot, remettant à une autre fois une confidence qu'il prétend avoir à me faire.

LETTRE CINQUIÈME

ISIDORA A MADAME DE T…

Mardi 17.

Oh! Alice, quel dénouement à notre aventure! et que mon roman me plaît mieux ainsi! Comme vous avez dû rire, malicieuse amie, depuis le commencement de cette longue et absurde lettre! Mais je ne la déchirerai pas: car, au milieu de mes extravagances, je vous ai dit tout ce que je pense de lui, tout ce que je sens pour lui, et vous verrez bien que mon coeur avait deviné ce que mon esprit, incroyablement obtus en cette circonstance, ne pouvait pas pénétrer. Je suis sûre qu'il vous a écrit en même temps que moi tout ce qui se passait entre nous, et que vous allez recevoir nos deux versions à la fois. Je veux continuer la mienne afin que vous compariez; et, si ce petit démon vous fait quelque mensonge, soyez sûre que c'est moi qui dis la vérité.

Ce matin, Charles devait décidément partir. Il nous avait dit adieu; mais un adieu si tranquille et si enjoué même, que j'en étais blessée, et j'en revenais à penser que cet enfant, admirablement doué sous le rapport de la figure et de l'esprit, avait le coeur volage et personnel des futurs grands artistes.

Il part en effet, il monte à cheval, il disparaît; je me sentais mal. Je n'osais regarder Agathe, je craignais de la voir tout à coup pâle et consternée, et de deviner son amour trop tard pour y porter remède. Je la regarde enfin. Elle était tranquille, belle, reposée; elle avait bien dormi, elle n'avait pas versé une larme, elle souriait à sa perdrix!

Cela me fit plus de mal encore. Les enfants d'aujourd'hui sont bien forts, me disais, et bien froids! L'amour n'est plus de ce siècle; je l'ai cherché toute ma vie sans le trouver, et cette jeune génération ne se donnera même pas la peine de le chercher. C'est mieux, à coup sûr, c'est plus sage et plus heureux; mais je ne comprends plus rien à la vie!

Tony arrive là-dessus; il avait une figure inouïe. Il riait, rougissait, balbutiait et tournait une lettre dans ses mains «Qu'as-tu donc? Est-ce que M. de Verrières a oublié quelque chose?

– Non, non, Madame, ce n'est pas lui, c'est un autre, à présent!

– Comment? quel autre? Donne donc!

– C'est M. Félix qui arrive, M. Félix de T… le neveu à feu M. le comte!

J'ouvre la lettre. «Ma chère tante, voulez-vous permettre à un neveu, dont vous vous souvenez sans doute à peine, mais qui ne vous a jamais oubliée, de venir vous embrasser de la part de sa mère? Il est à votre porte.

FÉLIX DE T…»

Eh bien! Alice, je ne sais où j'ai l'esprit; mais il parait que, hors les cas, aujourd'hui oubliés, d'amour et de jalousie, je ne possède aucune pénétration. Me voilà éperdue de joie, courant au-devant de ce neveu, dont je n'ai jamais reçu un signe de souvenir et d'affection, ce qui me blessait un peu, quoique je ne vous en aie jamais parlé, mais que j'adore déjà, parce qu'il est votre fils et parce qu'il m'écrit un si aimable billet.

Je m'élance. Agathe me suit, Tony rit et saute comme un fou. Un tourbillon de poussière vient à nous. Un homme descend de cheval au milieu de ce nuage et se précipite dans mes bras… C'est Charles de Verrières, c'est-à dire, c'est Félix de T…!

Oh! quel être que votre fils, Alice! Quel adorable enfant cela fait aujourd'hui, et quel homme irrésistible ça sera un jour! Vous seule pouviez mettre au monde et développer un pareil naturel! Comment n'ai-je pas compris, dès la première vue, qu'il n'y avait pas d'enfant comme lui, à moins que ce ne fût l'enfant d'Alice!

Alors, me prenant un peu à part, après les premières effusions, il m'a confessé la cause de toute cette petite comédie. Il avait, malgré vous, malgré lui-même, quelques préventions contre moi. Il avait entendu parler de moi si diversement! Dans votre famille, il y a encore de vieux parents si acharnés contre la pauvre Isidora, et on vous fait un crime si grave, ma divine amie, de me traiter comme votre soeur! L'enfant croyait à vous plus qu'aux autres; mais, quand on lui disait que je vous trompais, que je ne vous aimais pas, que j'étais un génie infernal, un esprit de ténèbres et de perdition, il était effrayé et n'osait vous le dire. Enfin, envoyé par vous à Milan, avec un parent qui voulait lui montrer une partie de l'Italie, il a résolu de me voir sans se faire connaître, et il m'a répété aujourd'hui ce qu'il me disait l'autre jour. D'abord, la voix publique lui apprenait sur son chemin que je n'étais pas une mauvaise femme; il a vu que je n'employais pas ma fortune à de méchantes actions. Sans doute, on lui aura dit aussi ce dont il a la délicatesse de ne point parler, le cher enfant! à savoir qu'à l'endroit des moeurs j'étais désormais irréprochable! Enfin, il m'a vue, il m'a trouvée belle, et d'une beauté qui lui a plu. Il m'a dit cela comme il vous le disait, et maintenant je l'écoute comme vous l'écouteriez vous-même. Et le reste, vous le savez: il s'est trouvé si heureux, si à l'aise, si bien selon son coeur auprès de moi, que, si ce n'était pour aller vous rejoindre, il ne voudrait jamais me quitter. Mais il peut rester encore quelques jours. Son parent est retenu à Milan par une affaire, et, d'après vos intentions, il l'a autorisé à passer ce temps près de moi.

 

Tony qui, enfant, a beaucoup joué avec lui, l'avait reconnu au relais où il mit pied à terre la première fois à une petite cicatrice particulière qu'il a à la main, et qui provient d'une blessure prise en jouant avec lui, précisément. Tony, sachant qu'on voulait me faire une agréable surprise, a gardé le secret. Quant à Agathe, elle ne savait rien, sinon que Charles ne s'en allait pas pour tout de bon ce matin.

S'aiment-ils? Ils s'aiment comme Félix me l'a dit, fraternellement; et un jour ils s'aimeront autrement, si nous le voulons toutes les deux, Alice. Vous le voudrez quand vous connaîtrez Agathe, et ce sera une manière, peut-être, de faire accepter à votre fils la fortune de son oncle, qui lui serait revenue en grande partie un peu plus tard. Mais laissons au temps à régler le cours des choses; j'étais une folle de le devancer par mon inquiétude; je ne comprenais pas que Charles pût rester et se plaire autant ici à cause de moi, et j'étais forcée de supposer que c'était à cause d'Agathe. A présent, je sais que Félix était chez sa tante pour l'amour d'elle, et si Agathe a aidé à lui faire trouver le temps agréable, c'est par rencontre et par bonne chance. Oh! ma chère Alice, quelles belles fleurs croissent dans le jardin de la vieillesse quand on a de tels enfants! et qu'il est doux de vivre en eux quand on est dégoûté de vivre pour soi-même! Que vous êtes heureuse d'être mère, et que je suis bien dédommagée de l'être devenue de coeur et d'esprit!

FIN D'ISIDORA