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La fille du ciel

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SCÈNE IV

LE GÉNÉRAL, UN COURRIER DE L'EMPEREUR, UN OFFICIER, LES PRISONNIERS, LA FOULE

Un grand mouvement dans la foule, qui vociférait toujours. Et on entend, au fond de la scène, les trompettes sonner.

LE GÉNÉRAL TARTARE, sortant de sa tente, à un officier qui est là.

Qu'est-ce donc?.. Le salut rituel!.. Qu'arrive-t-il encore?

L'OFFICIER

Un courrier de l'Empereur.

Des soldats se rangent en haie sur le passage du courrier et mettent un genou à terre. Le courrier est à cheval et porte sur l'épaule un petit paquet enveloppé de soie jaune.

LE COURRIER, mettant pied à terre.

Ordre de l'Empereur.

Deux soldats apportent aussitôt une table sur laquelle on pose la lettre, puis on allume des parfums: le général met en hâte sa veste de cérémonie, salue trois fois le message et le prend enfin.

LE GÉNÉRAL TARTARE, au courrier, après avoir examiné l'enveloppe.

Pourquoi cet ordre arrive-t-il si tard? il est parti au point du jour de la Ville Interdite, et la distance n'est pas longue.

LE COURRIER

C'est vrai; seigneur, mais des gens malintentionnés étaient postés à plusieurs endroits sur ma route. J'ai dû faire un détour, et mon cheval a renversé bien du monde avant de dépasser les obstacles.

LE GÉNÉRAL TARTARE, à demi-voix.

Que le ciel délivre notre Empereur des méchants qui oppriment sa volonté!

LE COURRIER, de même.

Que le ciel vous exauce pour le bonheur du peuple!..

LE GÉNÉRAL TARTARE. Il ouvre la lettre. A part, après l'avoir lue.

Voilà qui sauve bien des existences, sans compter la mienne… (A la foule.) Ordre de l'Empereur, écoutez tous: «Telle est mon expresse volonté; je fais grâce de la vie, sans condition, à tous les captifs de la guerre, chefs et soldats, et je leur accorde la liberté entière. Respectez ceci.»

Il montre le sceau de l'Empire.

LA FOULE

Dix mille années! Dix mille années à notre Empereur!

On commence à détacher les prisonniers.

LE GÉNÉRAL TARTARE, à la foule.

Écoutez encore. L'ordre devait arriver à temps pour sauver tous les condamnés. Des obstacles, semés sur la route du messager, sont la cause d'irréparables malheurs dont le maître, mal obéi, n'est pas responsable.

LA FOULE

Malheur aux ministres infidèles! Mort aux tigres!

Les femmes s'empressent aussi à détacher les prisonniers qui s'approchent du général.

L'OFFICIER, bas à un autre.

Notre général laisse pousser de tels cris séditieux…

DEUXIÈME OFFICIER

Dites même qu'il les provoque!

LE GÉNÉRAL TARTARE, aux prisonniers.

Mes amis, écoutez un sage conseil: ne vous attardez point en ce lieu maudit. Autour du grand Dragon qui fait grâce, hurlent des fauves, toujours exaspérés de lâcher leur proie… Allez! ne perdez pas une minute. Mais ne fuyez point par la campagne; trop facilement on vous rejoindrait. Dispersez-vous, égarez-vous dans la ville immense, dans les quartiers purement chinois où la foule ne saurait vous trahir…

LES PRISONNIERS

Nous suivrons vos avis. Le ciel épande sur vous ses faveurs…

Ils saluent et se dispersent. Le général reprend son sabre, fiché en terre, et le remet lentement au fourreau.

LA FOULE

Mort aux tigres! Dix mille années à notre Empereur!..

Pendant que le rideau descend, ou que la nuit se fait sur le théâtre pour un changement instantané, on entend encore les cris des marchands.

LE FLEURISTE

Pivoines royales! Lotus variés, toutes les fleurs de la saison!

LA MERCIÈRE

Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage! Voyez, jeunes femmes; voyez, jeunes filles!

DEUXIÈME TABLEAU

La grande salle du trône au Palais de Pékin, immense, entièrement rouge et or: le trône, au milieu sur une estrade où l'on monte par trois escaliers bordés de brûle-parfums et d'emblèmes. Colonnes de laque rouge, soutenant un plafond très élevé, où d'énormes dragons d'or se tordent parmi des nuages rouges; le plus grand, comme détaché, prêt à tomber du ciel, tient dans sa gueule une boule d'or, juste au-dessus du trône. Par terre, tapis jaune où se contournent des dragons de vingt mètres de longueur. Sur le côté de la scène, un carillon: il est fait de plaques de marbre alignées et suspendues par des chaînes d'or à un immense châssis dont les pieds d'or représentent des monstres, et dont les angles supérieurs sont ornés de phénix d'or déployant leurs ailes vers le plafond. Près de l'entrée principale, deux eunuques tiennent des chasse-poussières en queue de rhinocéros. On prépare une grande audience solennelle, à l'occasion du triomphe des armées tartares. Des blocs de porcelaine, représentant des monstres, sont posés en rang sur les tapis; ils marquent les places où doivent se tenir et se prosterner les différents groupes de dignitaires. Des personnages en robe de gala vont et viennent avec agitation. On parle bas, on marche en silence. Attitude respectueuse. On s'incline en passant devant le trône.

SCÈNE PREMIÈRE

OFFICIERS DU PALAIS, DIGNITAIRES, ET MAITRES DES CÉRÉMONIES

PREMIER MAITRE DES CÉRÉMONIES, mettant en ligne un des derniers blocs de porcelaine.

Là; le dix-huitième groupe des grands lettrés s'arrêtera là, face au trône, mais tourné un peu de biais.

DEUXIÈME MAITRE DES CÉRÉMONIES.

Tout me semble ainsi réglé pour le mieux… Nous serons prêts.

UN OFFICIER

L'Empereur, prétend-on, est extrêmement fébrile depuis ce matin…

DEUXIÈME OFFICIER

On l'affirme en effet… Lui si sombre et abattu depuis quelques jours … tellement que chaque victoire de ses armées paraissait l'accabler comme un désastre.

TROISIÈME OFFICIER

Oui, qui eût dit qu'il exigerait un tel apparat pour célébrer son triomphe?..

QUATRIÈME OFFICIER

Et vous savez la nouvelle?.. La prisonnière doit y paraître.

TROISIÈME OFFICIER

Laquelle?..

QUATRIÈME OFFICIER

Laquelle!.. Voyons, est-ce que cela se demande? La grande, bien entendu, l'unique, celle dont tout le monde … l'ex-impératrice des rebelles.

CINQUIÈME OFFICIER, ironiquement.

Ah! la Déesse!.. Alors on va la voir.

SIXIÈME OFFICIER

Et on pourra juger de sa puissance surnaturelle, à moins qu'elle l'ait perdue.

QUATRIÈME OFFICIER

Oh! pour de la puissance, elle en a toujours… Hier au soir, par ordre de l'Empereur, on a décapité deux eunuques, coupables seulement de lui avoir annoncé la mort de son fils, sans y mettre les formes…

TROISIÈME OFFICIER

Et moi, je sais des détails, par la Grande Maîtresse… Ce matin, elle a daigné parler, la Déesse, pour demander des vêtements de deuil… Alors, dans les réserves de feu l'impératrice-mère on est allé chercher ce qu'il y avait de plus magnifique, en fait de robes blanches et de souliers blancs.

SCÈNE II

LES MÊMES, LE GRAND CHAMBELLAN

LE GRAND CHAMBELLAN, entrant par une porte du fond.

Ordre de l'Empereur!.. (Tous écoutent en courbant la tête.) Que les membres du conseil privé, les ministres, les dignitaires, revêtus de leur costume d'apparat, se réunissent en silence dans les galeries voisines de la salle du trône, prêts à entrer quand Sa Majesté frappera TROIS FOIS sur ce gong. (Il désigne le grand gong placé au pied des marches du trône.) Personne ici. Et des gardes à toutes les portes.

Tous saluent et s'apprêtent à sortir.

SCÈNE III

LES MÊMES, UN HÉRAUT ET LE GRAND MAITRE DES CÉRÉMONIES

LE HÉRAUT, paraissant à une porte et tenant à la main un grand écriteau de laque au bout d'une hampe d'or.

Faites silence.

LE GRAND MAITRE, entrant avec Puits-des-Bois.

Sortez tous! Fermez les portes! Voici l'Empereur!

Tous sortent effarés. Le grand maître et Puits-des-Bois restent seuls; ils se prosternent, et l'Empereur paraît.

SCÈNE IV

L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS, LE GRAND MAITRE DES CÉRÉMONIES

L'EMPEREUR, sombre, en grand costume.

Combien de têtes, dites-vous, étaient déjà tombées?

LE GRAND MAITRE

Cinquante à peine, sire!.. Votre général, comme par un pressentiment de la clémence de Votre Majesté, avait mené les choses avec une audacieuse lenteur…

L'EMPEREUR

Il en sera récompensé par le ciel et par moi… Quant aux grands de ma cour qui osèrent arrêter mon courrier de grâce, ceux-là, oui, qu'on me les trouve, et que le bourreau les fauche demain… Comment les Dieux permettent-ils qu'au sommet où je suis, le bien soit presque irréalisable, tandis que le meurtre est si aisé!.. Maintenant, allez!.. (Indiquant Puits-des-Bois.) J'ai besoin de m'entretenir avec mon conseiller…

Le grand maître sort.

SCÈNE V

L'EMPEREUR, PUITS-DES-BOIS

L'EMPEREUR, à Puits-des-Bois, toujours prosterné.

Relève-toi, ami, nous sommes seuls… Mon projet, n'est-ce pas, tu l'as deviné: je veux qu'elle vienne là, elle, auprès de moi. (Montrant le trône.) Pâle et dans la blancheur de son deuil, peu importe, je veux qu'elle vienne là, à mes côtés, sur ce trône… Aujourd'hui, la faire reconnaître par mon peuple comme mon épouse; que les grands de ma cour se prosternent devant leur Impératrice, en même temps que devant leur Empereur… Sans elle, vois-tu, il n'y a pour moi ni empire ni triomphe …

 

PUITS-DES-BOIS

Elle a consenti?..

L'EMPEREUR

Hélas! le sais-je, si elle acceptera?.. Je me suis dérobé jusqu'ici à cette entrevue de charme et d'épouvante… C'est maintenant, c'est ici même, que nous nous reverrons pour la première fois… Le ciel me soit en aide!.. Tu diras que je suis toujours un enfant: j'ai voulu entourer de magnificence notre heure décisive… Ah! s'il n'y avait pas entre nous cette mort de son fils, je tremblerais moins…

PUITS-DES-BOIS

Son fils! Mais vous avez fait tout au monde pour le sauver… Puisque votre conscience ne vous reproche rien, Sire, il convient mieux à vos projets que cet enfant soit en paix chez les Ombres… L'imposer à vos Tartares eût été bien dangereux… Tandis qu'une dynastie mêlée, un autre fils qui naîtrait de votre sang et du sien…

L'EMPEREUR

Un fils qui me viendrait d'elle!.. Oh! ami, tais-toi!.. Les rêves trop beaux, il ne faut pas les formuler… (Il frappe sur le gong un seul coup léger.) Allons, va!.. Voici l'instant terrible de la revoir… Va!.. (A un officier qui se présente, appelé par le gong.) Qu'on amène ici la captive, avec les égards que j'ai commandés. Allez! (Rappelant l'officier qui s'en va.) Attendez encore… (A Puits-des-Bois qui s'en allait aussi.) Non, sa fierté pourrait s'offenser d'être ainsi amenée en ma présence. Plutôt, qu'elle soit ici la première au rendez-vous; et c'est moi ensuite qui aurai l'air de comparaître devant elle, comme un vaincu demandant grâce. (A l'officier qui attend.) Dès que je serai sorti, faites introduire ici l'Impératrice, et qu'on la laisse seule… Allez, cette fois!..

L'officier sort par le fond.

PUITS-DES-BOIS, en s'en allant avec l'Empereur.

Elle vous aime, sire!.. Ayez confiance… Quelle est la femme, même presque déesse, qui ne céderait pas?

L'EMPEREUR

Elle, justement!.. Elle seule.

PUITS-DES-BOIS

Mais puisqu'elle vous aimait…

L'EMPEREUR

Et aujourd'hui, ne doit-elle pas me haïr?.. Tant de sang, que des traîtres ont fait couler malgré moi… Partout, mes ordres de grâce, interceptés ou changés en arrêts de mort… La haine, l'implacable haine de nos deux peuples, toujours triomphante…

PUITS-DES-BOIS

Mais vous avez cependant sauvé tant d'existences… Et elle doit le savoir…

L'EMPEREUR, en s'éloignant.

Oh! cette heure, dont le souvenir encore enchante ma vie!.. Cette heure, là-bas, dans le jardin de son palais, au milieu de cette foule ou nous étions si seuls, quand elle m'avait pris dans son regard, et que nos âmes se sont unies en une étreinte souveraine… Mais maintenant, voici qu'à l'idée de la revoir, je tremble comme un coupable.

L'Empereur sort avec son conseiller par une porte latérale. Deux eunuques et deux suivantes amènent aussitôt l'Impératrice, jusqu'au pied du trône, et, après s'être prosternés, se retirent, la laissant seule. Elle est en grand deuil tout blanc, les mains liées par une corde de soie.

SCÈNE VI

L'IMPÉRATRICE, puis PRINCE-FIDÈLE.

L'IMPÉRATRICE, bas à elle-même.

Tant d'égards dont ils m'entourent … m'épouvantent … plus que le supplice et la mort. Pourquoi son palais, à lui, au lieu d'un cachot… Lui, lui, qu'ose-t-il espérer? Lui, que me veut-il?..

PRINCE-FIDÈLE, vêtu de la robe du général tartare, entre en courant par une porte du fond et se prosterne aux pieds de l'Impératrice.

Oh! le ciel est encore clément, puisqu'il permet qu'avant de mourir je me prosterne une dernière fois devant mon Impératrice adorée.

L'IMPÉRATRICE, avec calme et égarement.

Vous? C'est vous qui êtes ici?.. Cher prince!.. Alors, sommes-nous donc partis de la Terre, est-ce déjà notre réunion plus haut que la vie?.. Sans cela, par où seriez-vous venu, comment, par quel sortilège, à travers tous ces murs qui font peur?..

PRINCE-FIDÈLE, toujours prosterné.

L'audace ne coûte pas, quand on n'a plus rien à perdre… Et puis les Dieux, sans doute, étaient avec moi… Oui, j'ai passé, comme par sortilège, ainsi que vous dites, j'ai passé les murs, les portes gardées… Un de ses soldats, à lui, m'a guidé aussi, pour ce qui me restait d'or… Pardonnez-moi, voici que je pleure: est-ce de joie ou de détresse, je ne sais plus… De joie, oui … car je ne souhaitais que cette grâce: avoir revu Votre Majesté, lui avoir dit une fois, à genoux, ma vénération passionnée … qui, si près de la mort, n'offense plus, n'est-ce pas… Et surtout, lui offrir le présent magnifique, le présent qui délivre de tous les outrages du vainqueur… Elle est donc accomplie jusqu'au bout, ma mission de sujet fidèle, car ce présent, je l'ai apporté à mon Impératrice.

L'IMPÉRATRICE

Le poison! (Comme un cri de délivrance et de triomphe.) Ah!..

PRINCE-FIDÈLE, offrant un poignard.

Le poison… Hélas! je n'ai pas pu… Rien que cela, tenez.

L'IMPÉRATRICE

Eh bien! mais cela suffit… Frappez-moi, avant qu'il paraisse, lui!

PRINCE-FIDÈLE, se relevant et se jetant en arrière.

Oh! ma bien-aimée souveraine!.. Ne commandez point à votre serviteur, qui vous a toujours obéi … ne lui commandez point ce qui est trop au-dessus de ses forces…

L'IMPÉRATRICE

Non, vous ne voulez pas?.. Alors donnez!.. Je frapperai moi-même… J'essaierai… Je pourrai…

PRINCE-FIDÈLE, apercevant les mains attachées.

Mais, vos mains… Oh! moi qui n'avais pas vu!..

L'IMPÉRATRICE

Ah! c'est vrai…

PRINCE-FIDÈLE

Dois-je les délier? Avons-nous le temps?

L'IMPÉRATRICE

Non, trop long… Là, dans les plis de ma robe, cachez l'arme… (Le Prince hésite encore.) Vous n'osez pas?.. C'est vrai, toucher la souveraine!.. Oh! vous pouvez; c'est comme une morte à présent, votre Impératrice.

PRINCE-FIDÈLE, cachant le poignard dans le corsage.

Mais, avec ces liens, comment?..

L'IMPÉRATRICE Ah! il les fera délier, celui devant qui je vais comparaître… Et puis, – on est excusable, n'est-ce pas, de changer d'idée, si près de la mort, – je voulais que vous me frappiez avant qu'il vienne… A présent, j'aime mieux le revoir, lui, l'Empereur.

PRINCE-FIDÈLE

Le revoir?.. Vous le connaissez donc?

L'IMPÉRATRICE

Oui … Restez jusqu'à ce qu'il soit là.

PRINCE-FIDÈLE

Oh! non, que l'on ne me trouve pas ici!

L'IMPÉRATRICE

Qu'importe? au point où nous en sommes…

PRINCE-FIDÈLE

C'est que… Là-bas, les dernières têtes tombent… On fait l'appel de ceux qui restent… Il est temps … mon tour vient… Ils m'avaient laissé libre une heure sur ma parole… Je ne voudrais pas avoir eu l'air de fuir…

L'IMPÉRATRICE

Alors, oui, partez, prince… Adieu … Je vous rejoindrai bientôt, tous, mes fidèles!.. A ceux qui restent dites-le, que je vais vous rejoindre…

Prince-Fidèle part en courant.

SCÈNE VII

L'EMPEREUR, L'IMPÉRATRICE

L'Empereur entre et s'approche. L'Impératrice demeure impassible les yeux à terre.

L'EMPEREUR

Fille du Ciel, daignez lever les yeux vers le vainqueur désolé qui s'incline devant vous; daignez le regarder et vous souvenir; sans doute, vous le reconnaîtrez, mais puissiez-vous le regarder sans haine!

L'IMPÉRATRICE, comme absente et les yeux toujours baissés.

Pour le reconnaître, je n'ai besoin ni de réentendre sa voix, ni de revoir son visage. Dans mon esprit, la lumière s'est faite pendant les heures de ma captivité: avant d'entrer ici, je savais en quelle présence j'allais être amenée… (Un silence pendant lequel l'Empereur reste incliné.) A la fille des Ming, que peut avoir à dire l'empereur des Tartares?..

L'EMPEREUR, regardant les mains de l'Impératrice, qu'attache une corde de soie.

Oh! vos mains liées!.. C'était pour vous défendre contre vous-même, que j'avais ordonné cela… Mais, à présent… (Il s'approche, mais avec hésitation, pour les délier. L'Impératrice recule, en le regardant pour la première fois.) Oh! pardon… Devant vous, dans mon trouble infini, je ne sais plus… C'est vrai, j'allais oser les toucher, vos mains meurtries… Et cependant vous m'êtes plus sacrée encore, ici, que là-bas, dans la splendeur… (Il frappe un coup léger sur le gong. Un officier paraît. A l'officier.) La grande maîtresse! Qu'elle vienne à l'instant même. (A la grande maîtresse, qui entre aussitôt et se prosterne.) Déliez les mains de l'Impératrice, et laissez-nous. (La grande maîtresse obéit et sort. Un silence.) Votre voix n'est plus votre voix. Vos yeux ne sont plus vos yeux. Vous êtes devant moi, et votre âme semble restée dans l'inappréciable lointain. Je ne vous attendais pas ainsi et vous me faites peur. La majesté de la mort est en vous.

L'IMPÉRATRICE

On m'appelle au pays des Ombres. Permettez-moi bientôt d'en franchir le seuil; de vous, je ne puis accepter d'autre grâce. Mes fidèles, mes guerriers s'étonnent que je tarde à les rejoindre, et mon fils écoute s'il n'entend pas derrière lui dans le sentier obscur, venir le bruit de mes pas.

L'EMPEREUR

Votre fils!.. Oh! votre fils!.. Qui donc, après vous, l'a pleuré comme moi?.. Dix courriers ont été lancés, mes plus rapides cavaliers, nuit et jour au galop, crevant leurs chevaux, jalonnant les routes de cadavres époumonés, pour essayer d'arriver à temps, de détourner l'irrémédiable malheur…

L'IMPÉRATRICE

Qu'en a-t-on fait?.. Le corps de mon fils, où est-il?..

L'EMPEREUR

A cette heure, dans un grand char impérial, il s'achemine lentement vers le Nord, précédé de musiques funèbres, suivi de mille dignitaires en vêtements de gala, avec tout le faste d'un jeune souverain.

L'IMPÉRATRICE

Et où le conduit-on, mon fils?

L'EMPEREUR

Vers les forêts inviolables où reposent les Empereurs tartares. Là, dans une vallée où jamais l'homme n'a creusé la terre, deux lieues de cèdres sombres jetteront leur silence autour de son mausolée de porcelaine…

L'IMPÉRATRICE

M'accorderez-vous de dormir auprès de lui?

L'EMPEREUR, très doux, comme un enfant.

Mais … suivant l'usage des Impératrices, c'est vous-même qui, dans la forêt, choisirez le site, les perspectives, et tracerez les longues avenues de marbre … pour quand votre heure sonnera…

L'IMPÉRATRICE

Elle a sonné, mon heure, et depuis bien des jours… Je l'ai entendue, mais j'avais les mains liées, et vos gardes, sans trêve, autour de moi… A présent, vous me la donnez, n'est-ce pas, ma liberté suprême, et je m'en vois rejoindre tous ces morts qui m'attendent? Me retenir, serait indigne de vous, mon noble ennemi, vous ne ferez pas cela!..

L'EMPEREUR, après un silence.

Vous retenir?.. Oh! moi, non … mais, le devoir… Fille des Ming, au devoir vous êtes incapable de faillir …

L'IMPÉRATRICE, s'animant enfin.

Le devoir!.. Quel devoir?.. Ah! déjà une première fois on m'a leurrée avec ce mot-là, et on m'a conduite à fuir, comme une femme vulgaire que la peur talonne; pendant qu'ils savaient mourir comme des braves, tous, mes guerriers, mes princes, jusqu'à mes filles d'honneur, je m'en allais, moi, lâchement, par les souterrains de mon palais … pour obéir au devoir!.. Tenez, c'était à l'heure où mes soldats tombaient par milliers, frappés par les vôtres, où mes murailles croulaient sous le heurt de vos armées … on m'avait apporté, dans une coupe d'or, le breuvage de la Grande Délivrance … et j'étais là, tranquille comme en ce moment … plus souriante toutefois, prête à porter la coupe à mes lèvres; j'allais échapper à tout, m'en aller fière et intangible, dans ma parure impériale; les demeures souterraines où dorment mes ancêtres s'ouvraient là tout près, non connues de vos Tartares, et on avait le temps encore de m'y emporter… Mais le devoir!.. Oh! le devoir, paraît-il, était de fuir, et j'ai cédé… Et, jusqu'au jour où vos soldats m'ont prise, j'ai traîné longuement dans la campagne, aux avant-gardes de mes armées toujours vaincues, moi, l'Impératrice et l'Invisible, me profanant au milieu des hommes, marchant devant eux comme une sorte de fille exaltée!..

L'EMPEREUR

Dites que vous avez été l'héroïne sublime, la grande impératrice guerrière, la déesse des combats qui défiait les flèches et la mitraille, celle qui revivra éternellement dans les poèmes et l'histoire!

L'IMPÉRATRICE

 

J'ai cherché à racheter ma fuite, voilà tout; j'ai fait ce que j'ai pu, mais une action lâche ne se rachète pas. C'était dans mon palais qu'il fallait mourir, dans l'autodafé allumé de mes mains et qui a consumé tant de braves… Ma cendre mêlée aux leurs, c'était cela qu'il fallait… Le devoir, dites-vous?.. Mais, j'appartiens donc encore à la Terre, vous croyez?.. Mes villes sont détruites, mes armées sont anéanties, mon fils est mort… Et à cette heure, tenez, je le sais, là, au pied de votre grande muraille tartare, les têtes une à une tombent dans la poussière, les têtes de mes derniers fidèles… Alors, quel devoir je vous prie?.. (Elle retire le poignard de sa robe et tend le bras pour se frapper.) Celui-ci, rien que celui-ci… (L'Empereur se jette sur elle avec un cri, l'arrête en lui saisissant le poignet et jette le poignard à terre.) Ah! vous portez les mains sur moi, à présent!

L'EMPEREUR, incliné, très bas.

Pardon!.. Écoutez-moi seulement; vous mourrez après si vous voulez, je vous le promets … mais d'une façon plus douce… pas comme cela avec du sang… Même je vous en fournirai les moyens, si vous voulez toujours…

L'IMPÉRATRICE, avec douceur tout à coup.

D'une façon plus douce!.. Cela, je le veux bien… Le breuvage de la Grande Délivrance, nous autres souverains, nous n'allons point sans cela. Vous l'avez aussi, n'est-ce pas?

L'EMPEREUR

Nuit et jour à portée de main, depuis surtout que vous avez commencé de jouer votre vie à chaque heure, au plus fort des batailles. J'avais tant de crainte de ne pouvoir le prendre vivant, mon beau phénix de guerre!.. Soyez rassurée, nous l'avons avec nous, la Délivrance: parmi les bijoux de ma ceinture, là, dans cet étui d'or.

L'IMPÉRATRICE

Et vous m'en donnerez?

L'EMPEREUR

Oui.

L'IMPÉRATRICE

Vous le jurez?

L'EMPEREUR

Oui! Après que vous m'aurez écouté, j'aurai ce suprême courage. Vous le refuser serait indigne de vous et de moi… Mais, après que vous m'aurez entendu, seulement après…

L'IMPÉRATRICE

Eh bien! parlez, sire. En échange de votre serment, prenez les dernières minutes où il sera donné à mes oreilles d'entendre, à mes yeux de voir…

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