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La fille du ciel

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ACTE DEUXIÈME

Décor tout en blancheurs de marbre, au clair de lune. Au milieu de la scène, très en recul et surélevé par des terrasses de marbre blanc, le pavillon de l'Impératrice: toits courbes, ornés de monstres et de clochettes. On monte à ces terrasses par un «sentier impérial» qui occupe le centre du décor et qui se compose d'un plan incliné en marbre blanc sur lequel un immense dragon est sculpté en bas-relief. On y monte aussi par deux escaliers de marbre blanc, symétriques de chaque côté du sentier impérial; ces escaliers sont bordés de bêtes en bronze et en jade, et de grands brûle-parfums sur des socles de marbre blanc. Kiosques latéraux et symétriques de chaque côté de la scène; toits courbes, comme celui du pavillon, ornés de clochettes et de monstres.

Au lever du rideau, la scène est vide; la brise fait tinter les clochettes, suspendues aux angles des toits.

SCÈNE PREMIÈRE

L'IMPÉRATRICE ET QUATRE SUIVANTES

L'impératrice sort du pavillon et s'avance lentement au bord de la terrasse, les yeux levés à la lune. Quatre suivantes sortent après elle, mais restent en arrière.

L'IMPÉRATRICE, arrêtée en haut du sentier impérial.

O nuit enchantée! Pure lumière! Frais silence!.. Étoiles diamantines, enveloppez-moi de vos scintillements, et toi, lune pâle, prends-moi dans tes rayons bleus; calmez mon âme, éteignez ma fièvre!.. (Elle commence de descendre par le sentier impérial deux des suivantes descendent aussi, l'une par l'escalier de gauche, l'autre par l'escalier de droite, réglant leur marche sur l'Impératrice, qui reste isolée au milieu.) Le rêve, l'étrange rêve qui me chasse de ma couche j'en subis encore l'épouvante … (Baissant la voix.) l'épouvante et le charme. (A ses suivantes.) Qu'on éveille en hâte l'astrologue, qu'il découvre le sens d'un tel songe, et l'explique sans rien feindre. Écoutez bien mes paroles: j'allais être la proie d'un serpent aux écailles brillantes; déjà il m'enlaçait, m'étouffait lentement de ses anneaux froids. Et, fascinée par ses yeux fixes, je n'avais pas la force de lutter; engourdie, inerte, je m'abandonnais, sans redouter de mourir; à la terreur et à la souffrance, une langueur presque délicieuse était mêlée… Un effort suprême de volonté cependant me dégagea de l'étreinte, et, rejetée soudain hors du rêve, hors du sommeil, je me pris à regretter ces anneaux mortels qui m'enserraient… Quel peut être ce présage? (Aux femmes.) Rapportez ce que j'ai dit à l'astrologue: qu'il interroge l'inconnu, et, sans tarder, qu'il me donne sa réponse, ici même. Allez! (Deux des suivantes sortent à ce commandement. L'Impératrice continue de lentement descendre. Elle est seule au milieu du sentier impérial, qui est très large et dont la blancheur est comme semée de petites paillettes brillantes.) Comme la rosée brille sur le sentier de marbre! Il me semble fouler un tapis d'étoiles. Mais mon passage éteint leur lumière, et mon vêtement qui traîne change les gouttelettes étincelantes en un peu d'eau quelconque, dont le bas de ma robe est trempé. (Elle descend encore.) Pourquoi est-elle toujours devant mes yeux, l'image de cet homme que j'ai vu ce matin pour la première fois?.. Pourquoi, de cette journée, où de si lourds devoirs sont échus à ma faiblesse, n'ai-je retenu qu'un regard ardent et profond, plongeant dans le mien avec une audace souveraine? Comment n'étais-je pas offensée par ce regard-là, pas plus que par les rayons du bienfaisant soleil, lorsqu'ils violent ma demeure?.. Il me trouvait belle, et son admiration fut, pour moi, une parure plus précieuse que le phénix impérial de ma coiffure. Ah! j'ai bien compris, quand il s'est enfin prosterné, quel sentiment le jetait à mes pieds… Et mon fils, qui échangeait avec lui des signes d'intelligence! D'où le connaît-il donc? Et pourquoi n'ai-je même pas osé le lui demander, comme si, de moi à mon enfant, parler de cet homme était déjà criminel?.. O Puissances bienfaisantes de la nuit, Esprits des ancêtres déifiés qui m'entourez dans l'air, Mânes augustes à qui j'ai rendu hommage au fond de vos temples d'or, descendez sur moi, assemblez-vous autour de votre fille indigne et défaillante!.. Cet homme, cet étranger sur ma route, en un tel jour!.. O divinités dont je suis descendue, écartez de mon âme jusqu'à son souvenir. Dans un serment solennel, j'ai dépouillé ma personnalité terrestre. Rien de moi n'est plus à moi. Fille du Ciel, impératrice et régente, j'appartiens toute à ma mission surhumaine… Faites que je triomphe des faiblesses qui étaient le charme de la vie. Faites que je ne sache plus qu'il y a des fleurs, des perles et des parfums; accordez-moi d'oublier à jamais que l'amour est l'unique royaume de la femme, et la beauté sa vraie puissance. Que ma poitrine désormais ne soit que la prison de marbre de mon cœur glacé; s'il se révolte et veut battre encore, que ma volonté lui devienne un geôlier inflexible!.. Aidez-moi, descendez, purs Esprits de l'air! Faites-moi rigide comme les déesses de jade, qui tiennent les paupières baissées pour ne rien voir des choses de ce monde!..

Les deux suivantes reviennent par le jardin au bas du sentier impérial, et se prosternent.

PREMIÈRE SUIVANTE

L'astrologue est prêt à répondre à Votre Majesté.

L'IMPÉRATRICE

Qu'il vienne. (Les suivantes se relèvent et s'éloignent.) Ce serpent qui m'enlaçait. Ah! ce ne peut pas être lui!.. Son regard dominateur, rivé au mien, restait noble et clair, pourquoi me serait-il apparu sous cette forme hostile et affreuse? Non, dans une âme qui a ces yeux-là, aucune trahison ne saurait germer… Ce ne peut pas être lui… Et cependant … je m'enivrais de cette étreinte glacée: alors, quel autre au monde?..

SCÈNE II

LES MÊMES, L'ASTROLOGUE

Il a cent ans. Il a une barbe blanche, raide et ébouriffée. Il est aveugle et conduit par un jeune garçon. Il veut se prosterner, mais l'Impératrice l'arrête.

L'IMPÉRATRICE

Reste debout, vénérable vieillard; ton âge et tes yeux éteints te dispensent des formules.

L'ASTROLOGUE

Mes yeux éteints voient dans l'invisible; mon esprit, qui médite depuis tant de jours obscurs, est clairvoyant et prophétique.

L'IMPÉRATRICE

Comment explique-t-il le mystère de ce rêve qui m'obsède?

L'ASTROLOGUE

Sous l'apparence d'un serpent, le Dragon lui-même est venu vers le Phénix pour l'enlever et lui livrer des trésors; mais le Phénix n'a pas compris, il a battu des ailes et s'est échappé. Qu'il s'abrite à présent de l'orage terrible que, sans le vouloir, le Dragon traîne à sa suite.

L'IMPÉRATRICE

Ces paroles sont plus impénétrables encore que le songe.

L'ASTROLOGUE

C'est cela que les chiffres ont répondu.

L'IMPÉRATRICE

Ne peux-tu éclairer ces ténèbres?

L'ASTROLOGUE

Le voile qui couvre l'avenir ne saurait être arraché! En soulever un coin, tout au plus, nous est permis.

L'IMPÉRATRICE

Mais par là, du moins, devrait-on entrevoir quelque lueur.

L'ASTROLOGUE

Que l'on s'abrite de l'orage terrible; que le précieux flambeau, qui éclairera l'avenir, soit mis hors des atteintes du vent. Tel est l'arrêt. Rien de plus.

L'IMPÉRATRICE

C'est bien. Je méditerai ces énigmes. Va en paix, noble vieillard.

L'ASTROLOGUE

Que le ciel propice verse tous ses bienfaits sur la dynastie lumineuse.

Il se retire. Le jour commence à paraître. Les plates-bandes de fleurs qui sont au premier plan, près de la rampe, déjà s'éclairent: ce sont des fleurs jaune impérial.

L'IMPÉRATRICE, aux suivantes.

Par grâce, une fois dans ma vie, qu'on me laisse seule; aucun soin ne m'est nécessaire. Allez!

Les servantes remontent et rentrent dans le pavillon.

SCÈNE III

L'IMPÉRATRICE, seule

L'IMPÉRATRICE, au bas du sentier impérial, appuyée aux balustres de marbre.

L'«orage» a dit le vieillard… L'orage, il viendra du Nord comme toujours… Nuées noires à l'horizon, les armées qui s'avancent contre mon simulacre d'empire; nuées noires, les armées de l'Empereur tartare… Mais ce «flambeau qui éclairera l'avenir», quel est-il?.. Ah!.. Mon fils sans doute!.. Oui, c'est cela: mon fils… L'«abriter», a-t-il dit, le cacher, l'éloigner, peut-être, de ce palais menacé de toutes parts; me séparer de lui, dans le danger suprême: c'est cela qu'on me demande encore… Toujours l'angoisse, toujours le sacrifice… Et c'est à moi de guider tout un peuple, quand la force me manque pour me guider moi-même… Oh! celles qui peuvent s'appuyer sur un bras robuste! Oh! celles qui ont pour les aider les conseils d'un esprit viril et clairvoyant! Oh! les épouses qui trouvent dans le cœur de l'époux un refuge à leur faiblesse!.. Mais je suis l'Impératrice, moi, et l'Impératrice veuve, seule et trop haute, n'ayant même plus d'égal à qui confier mes anxiétés et mes défaillances… (Elle s'avance au milieu des fleurs du parterre.) Eh bien! entendez la confession qui m'étouffe, ô vous fleurs du matin, humides de rosée fraîche!.. Esprits légers qui planez sur les parterres à l'aube du printemps, écoutez-moi, puisqu'il faut que je parle et que quelqu'un m'entende: cet homme, vous savez, celui d'hier, dont le regard tyrannique et caressant ne ressemble à aucun autre, il a troublé la triste souveraine, et voici qu'à l'heure du grand péril, elle ne s'appartient plus… Il n'est qu'un de ses sujets, et elle aimerait lui obéir…

SCÈNE IV

LES MÊMES, LA GRANDE MAITRESSE DES CÉRÉMONIES, DEUX SUIVANTES

LA GRANDE MAITRESSE, se prosternant.

 

Je dois avertir Votre Majesté que l'heure matinale, fixée pour les audiences de congé, est proche.

L'IMPÉRATRICE

C'est bien. Je rentre.

LA GRANDE MAITRESSE

Tout est prêt pour la toilette de l'Impératrice. Quels sont les ordres?

L'IMPÉRATRICE

Je recevrai ici et en simplifiant, le plus possible, le fastidieux cérémonial.

LA GRANDE MAITRESSE, toujours prosternée.

Les devoirs de ma charge m'obligent à faire observer à Votre Majesté que ceci est contraire aux rites: les audiences doivent avoir lieu dans la salle du trône, et s'accomplir d'après toutes les règles de l'étiquette séculaire.

L'IMPÉRATRICE

Nous sommes au-dessus des rites et des règles: j'ai dit ma volonté.

LA GRANDE MAITRESSE

Les ordres de Votre Majesté vont être transmis aux officiers du palais, qui aviseront les princes et les grands.

L'IMPÉRATRICE

C'est bien.

La grande maîtresse se relève et sort.

SCÈNE V

L'IMPÉRATRICE

Sortie du parterre, elle s'arrête avant de monter par le sentier de marbre, et se retourne vers les fleurs.

Gardez-le-moi, ô fleurs du matin, ce secret que je vous ai confié. Maintenant il s'est échappé de mon âme!.. Pour qu'il n'y rentre jamais, enfermez-le, ô fleurs, dans vos calices. (Elle monte de quelques pas.) Et vous, Ombres ancestrales, que j'implore une dernière fois, secourez votre fille impuissante à triompher de soi-même. Rendez invulnérable mon cœur, puisque vous m'avez appelée à la mission souveraine; donnez-moi la force de repousser tout ce qui n'est pas ma noble tâche. Oh! faites que je ne songe plus qu'à «la coupe trop pleine qu'il faut porter sans qu'elle déborde!»

Elle continue de remonter.

SCÈNE VI

PORTE-FLÈCHE, DES SERVITEURS.

Ils entrent précipitamment par le parterre qui est au pied des escaliers. Porte-Flèche, levant la tête, reconnaît l'Impératrice qui s'éloigne par le sentier impérial; il fait un signe d'alarme à ceux qui le suivaient, et tous se jettent terrifiés la face contre terre. Dès qu'Elle a disparu, Porte-Flèche fait signe aux serviteurs de se relever

PORTE-FLÈCHE aux serviteurs.

Mettez le trône ici, et placez ce siège tout auprès, pour le cas où l'Impératrice accorderait à quelque privilégié la faveur de s'asseoir. (A d'autres.) Disposez les parfums dans les cassolettes et que les filles d'honneur n'aient plus qu'à les allumer.

Entrent les gardes. Il les place au pied des escaliers

SCÈNE VII

LES MÊMES, PRINCE-FIDÈLE, ministre et général en chef, PRINCE-AILÉ, général et grand secrétaire, LE PEUPLIER, ministre, LUMIÈRE-VOILÉE, conseiller, CHAMBELLANS, CONSEILLERS, MANDARINS, etc. Ils entrent successivement, puis L'EMPEREUR TARTARE et PUITS-DES-BOIS.

LE PEUPLIER, à Prince-Fidèle.

Si Votre Excellence voulait dire un mot pour moi à l'Impératrice, mes désirs seraient comblés et j'obtiendrais le globule rouge, que j'ai gagné par mes services.

PRINCE-FIDÈLE

Je connais vos mérites et je sais ce que vous valez. Mais, croyez-moi, la vraie grandeur est au-dessus des grandeurs. Nous vouons notre vie à une noble cause, pour la joie de la voir triompher, et non dans l'espoir d'un salaire. Si nous mourons à la tâche, notre nom brillera d'un éclat plus durable, je vous assure, que celui d'un rubis au sommet de votre chapeau… Cependant, soyez tranquille, je m'emploierai à vous le faire obtenir, puisque vous l'ambitionnez.

LE PEUPLIER

Je vous en serai reconnaissant jusqu'à mon dernier jour.

Il salue et s'éloigne.

PRINCE-AILÉ, à Prince-Fidèle qui salue.

Puis-je m'enquérir de votre santé si précieuse?

PRINCE-FIDÈLE, saluant.

Que vous êtes bon de vous inquiéter d'une si négligeable chose! Ma santé est bonne, merci. J'ose espérer que la vôtre, d'un prix infiniment, supérieur, se maintient excellente, pour notre joie à tous.

PRINCE-AILÉ, resaluant.

Vous me voyez confus d'une sollicitude que je mérite si peu. Merci, je suis bien. J'atteins sans trop de peine le chiffre, encore bien misérable, il est vrai, qui marque le nombre de mes années.

PRINCE-FIDÈLE

Avez-vous pu voir ce serviteur de nos ennemis, qui est le vice-roi de Nang-King?..

PRINCE-AILÉ

Je l'ai vu et je lui ai dicté le rapport qu'il convenait d'envoyer à Pékin, mais j'ai dû payer chèrement sa discrétion.

PRINCE-FIDÈLE

Si nous gagnons par là quelques jours de répit, il ne faut pas regretter l'appât jeté dans la gueule du Tigre: les trésors des Ming, heureusement, sont loin d'être épuisés et les souterrains, inconnus des Tartares, en recèlent encore, plus qu'il n'en faut pour soutenir la guerre.

Ils s'éloignent en causant.

LUMIÈRE-VOILÉE, causant avec un conseiller.

C'est la manière d'obtenir des calebasses d'un rouge magnifique: on greffe le jeune plant avec des crêtes de coq…

UN CONSEILLER

Des crêtes de coq!.. Se peut-il?

LUMIÈRE-VOILÉE

On les enfouit à côté des racines et il faut faire passer les tiges à travers la chair…

UN SECRÉTAIRE

Je connais aussi un procédé pour obtenir des courges d'un bleu céleste.

LE CONSEILLER, à Lumière-Voilée.

D'où tenez-vous la recette?

LUMIÈRE-VOILÉE

Je l'ai lue dans le Tou-Tien-Chan, un ouvrage en vingt volumes qui contient vraiment les plus curieux secrets de l'horticulture.

Ils passent.

UN OFFICIER

Que notre Impératrice est bonne de nous donner audience en plein air, au milieu des fleurs!..

UN GROS MANDARIN

Et de nous dispenser des prosternements; à mon âge, avec ma corpulence, cet exercice est très pénible, et l'on est, vous ne l'ignorez pas, si facilement ridicule!..

PRINCE-AILÉ, à Prince-Fidèle, en regardant de loin l'Empereur Tartare et Puits-des-Bois.

J'ai rencontré une fois le gouverneur du Sud, mais je dois le confondre avec un autre, car je me souviens d'un personnage tout différent de celui-ci. Cependant, si j'avais déjà vu ces yeux-là, il me semble qu'ils seraient restés dans ma mémoire.

PRINCE-FIDÈLE

En effet, il a une expression de visage et une dignité peu ordinaires.

L'EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

Pourquoi sembles-tu si inquiet?

PUITS-DES-BOIS, bas.

Pourquoi?.. Je suis certain d'avoir reconnu, ici, dans le palais, deux officiers de Pékin, déguisés, comme nous le sommes nous-mêmes.

L'EMPEREUR

Vraiment?.. Sans doute des espions lancés à ma poursuite.

PUITS-DES-BOIS

Je ne le crois pas… Plutôt les chefs d'un complot, dirigé contre Nang-King peut-être pour surprendre la ville… Il faut la quitter au plus vite. Tout est prêt, les chevaux sellés, le navire sous vapeur… Vous vouliez vous rendre compte par vos propres yeux; vous avez réussi, maintenant partons.

L'EMPEREUR

Partir avant d'avoir revu une dernière fois l'Impératrice! Oh! non, rien ne pourrait me faire renoncer à cette faveur, qui est devenue, pour moi, la chose la plus enviable qui soit au monde.

PUITS-DES-BOIS

A chaque minute, ici, nous jouons notre tête… Au moins, dès que vous aurez votre congé, je vous en supplie, ne vous attardez pas un instant…

L'EMPEREUR

Je te le promets.

PUITS-DES-BOIS

Le Prince-Fidèle a tourné plusieurs fois ses regards vers nous, et vous ne pouvez vous dispenser de le saluer. Il est premier ministre et général en chef, le plus important personnage d'ici: un grand cœur et un beau caractère. Son grade le place au-dessus d'un Vice-Roi.

L'EMPEREUR

Que pourrai-je bien lui dire?

PUITS-DES-BOIS

Quelques banalités courtoises.

L'EMPEREUR

Saurai-je?.. (Il s'approche de Prince-Fidèle et le salue.) Illustre Prince! puissiez-vous vivre de longs jours heureux!.. C'est une largesse du ciel que d'être admis à contempler votre noble face, et à croiser du regard le feu de vos yeux…

PRINCE-FIDÈLE, rendant le salut.

En vérité, je pourrais vous dire de même… Mais, je vous en prie, laissons les compliments. Êtes-vous satisfait de votre gouvernement du Sud.

L'EMPEREUR

Cette région est la plus fidèlement rebelle de tout l'empire et elle est si lointaine que les ordres de répression se perdent en route. Les habitants refusent de payer l'impôt aux Tartares et le versent spontanément dans nos caisses.

PRINCE-FIDÈLE

Vous n'omettez pas de n'en accepter que la moitié, et de le refuser complètement, dans les mauvaises années?..

L'EMPEREUR

Je n'ai garde de négliger ce soin, qui porte à son comble notre popularité.

PRINCE-FIDÈLE

Peut-être aimeriez-vous à vous rapprocher du trône, à obtenir un grade supérieur, plus digne de vos mérites. Usez de mon crédit, pour appuyer votre demande…

L'EMPEREUR

Je suis l'esclave de Sa Majesté, prêt à la servir dans le poste où elle voudra bien m'employer, mais je ne demande rien, et la bonne opinion que Votre Excellence a de mes mérites est pour moi la plus belle récompense.

PRINCE-FIDÈLE

Je vous félicite d'être sans ambition et de ne pas fixer le prix de votre dévouement… Notre souveraine va paraître.

L'EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

M'en suis-je bien tiré?

PUITS-DES-BOIS

Avec des mots bien dangereux. Ah! que je voudrais vous voir hors d'ici.

L'EMPEREUR

Que ne puis-je y rester toujours!.. Elle vient!

SCÈNE VIII

LES MÊMES, L'IMPÉRATRICE, maintenant en costume d'apparat

Dès qu'Elle paraît en haut de la terrasse, les parfums fument dans les cassolettes. Les gardes déploient les bannières qu'ils tenaient à la main. Les chambellans et les grands écuyers font la haie sur les marches de l'escalier en ployant un genou. Devant Elle on porte le parasol jaune à trois volants, à manche courbé en cou de cygne; derrière, deux suivantes tiennent les hauts écrans de plumes, emblèmes de la souveraineté.

TOUS LES ASSISTANTS, à voix basse et les yeux baissés.

Dix mille années! dix mille années! dix mille fois dix mille années!..

L'IMPÉRATRICE

Le bonheur avec vous, mes fidèles: puissiez-vous vivre de longs jours!..

Elle descend, Prince-Fidèle et Prince-Ailé la reçoivent au bas des marches.

PRINCE-AILÉ

Les fleurs pâlissent d'envie à l'approche de notre souveraine.

PRINCE-FIDÈLE

Sa présence double l'éclat du jour.

PUITS-DES-BOIS, bas à l'Empereur.

Il est vrai qu'elle est aussi belle que la pivoine rose.

L'EMPEREUR

Dis plutôt que la fleur est à peine jolie comme elle.

L'IMPÉRATRICE, s'arrêtant aux dernières marches, entre les deux princes agenouillés.

Il est des heures où la nature paraît plus splendide, la lumière du ciel plus rayonnante, où toutes les choses de ce monde semblent transfigurées et nouvelles, et l'âme alors se dilate comme dans la joie d'exister… Oh! mes fidèles, malgré nos lendemains chargés de menaces, l'heure présente est, pour votre souveraine, une de ces heures si rares… (Plus à part et plus bas.) En moi la vie tout à coup est comme doublée: les ivresses et les espoirs inconnus emplissent éperdument mon cœur.

L'EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

Ce que j'éprouve moi-même, elle vient exactement de l'exprimer… Avant cette heure qui rayonne, ami, je ne savais pas ce que c'était que vivre…

L'IMPÉRATRICE s'avance avec lenteur, s'arrêtant pour dire quelques mots aux personnages inclinés sur sa route; – à Lumière-Secrète.

Vous désiriez le gouvernement de la forteresse de Tang-Men. L'Empereur vous accorde ce titre, et les apanages qu'il comporte.

LUMIÈRE-SECRÈTE, s'agenouillant.

Je redoublerai de zèle pour être digne d'une telle grâce.

L'IMPÉRATRICE

Faites ainsi… (Elle passe. Le Grand Écuyer remet un rouleau de satin jaune à Lumière-Secrète qui le reçoit toujours à genoux. A un officier.) L'Empereur vous nomme au grade supérieur, que vous avez su mériter si bien.

L'OFFICIER

Ma vie appartient à Vos Majestés, mon seul désir est de pouvoir la sacrifier utilement.

L'IMPÉRATRICE

Conservez-la pour notre service. (On donne à l'officier un rouleau jaune.) J'offre à chacun de vous un léger cadeau, comme gage de ma bienveillance et souvenir de mon avènement…

 

TOUS

Dix mille années! Dix mille fois dix mille années!

Des pages distribuent les présents.

PRINCE-FIDÈLE, présentant Le Peuplier.

Votre serviteur dévoué ambitionne de voir le corail de sa coiffure se changer en rubis. J'ose appuyer sa requête auprès de Votre Majesté.

L'IMPÉRATRICE

Recommandé par vous, le mérite est certain. J'accorde le grade avec plaisir.

LE PEUPLIER

Mon cœur déborde de reconnaissance.

L'IMPÉRATRICE, à l'Empereur Tartare.

Et vous, Prince, ne désirez-vous rien? Êtes-vous trop fier, pour désigner la faveur qui vous plairait?

L'EMPEREUR

Oh! j'en demande une au ciel, une seule! C'est qu'il retarde la fuite du temps et prolonge cette heure enivrante.

L'IMPÉRATRICE, d'abord surprise et comme blessée, le regarde longuement. Mais son regard s'attendrit et s'achève dans un sourire.

Est-ce que cela dépend uniquement du ciel?

Elle s'assied sur le trône.

UN HÉRAUT, criant.

L'Impératrice accorde le thé!

TOUS

Dix mille années!..

Des échansons servent le thé, les fruits et les gâteaux. Chacun reçoit la tasse en ployant le genou.

L'IMPÉRATRICE, faisant signe à l'Empereur tartare de s'asseoir sur le tabouret, auprès du trône.

Venez là, Prince: il y a aussi un présent pour vous.

UN GRAND SECRÉTAIRE, bas à un conseiller.

D'un mot, elle l'a créé Prince, et maintenant, elle lui permet de s'asseoir!..

LE CONSEILLER

Il n'a pas l'air surpris d'un tel honneur.

LE GRAND SECRÉTAIRE

C'est le favori de demain… Il va falloir compter avec lui.

L'IMPÉRATRICE

Vous avez donné à mon fils un bijou merveilleusement ciselé: un dragon, emblème du pouvoir impérial. Il en est ravi, et veut que je vous offre, en son nom, l'emblème des impératrices: un Phénix, aux ailes de saphirs et de rubis,

Lotus-d'Or s'approche et présente l'écrin sur un plateau.

L'EMPEREUR

Je veux le recevoir à genoux, et jurer qu'il ne me quittera jamais.

Il ploie un genou.

L'IMPÉRATRICE, à Lotus-d'Or.

Lotus-d'Or, as-tu fait mettre, comme je te l'avais recommandé, un anneau pour le suspendre.

LOTUS-D'OR

Oui, Majesté!

L'EMPEREUR,

Jusqu'à ce jour je n'avais vu que des nids d'oiseaux vulgaires, et l'oiseau incomparable, le Phénix, je n'y croyais pas. C'est aujourd'hui seulement que son existence m'est révélée par le témoignage de mes yeux charmés.

Il suspend le bijou à sa ceinture.

L'IMPÉRATRICE

Hélas! le Phénix et le Dragon portent aujourd'hui des chaînes et ne peuvent s'élever aussi haut qu'ils le voudraient dans les nuées, dans les airs…

L'EMPEREUR

Ah! que je souhaiterais être l'Empereur tartare qui règne à Pékin!..

L'IMPÉRATRICE

Quelle sombre et étrange idée! Vous souhaiteriez être mon plus mortel ennemi? Pourquoi donc?

L'EMPEREUR

Pour tenter de mettre la Chine entière à vos pieds, vous rendre votre bien, et devenir, après, votre sujet le plus fidèle.

L'IMPÉRATRICE, souriant.

Quel rêve!.. Mais de cet Empereur-là, je ne pourrais rien accepter … que la mort. Ne désirez pas être un autre que vous-même, car nul, jamais, ne m'a inspiré une aussi subite et profonde sympathie. Ne quittez pas encore le palais… Attendez mes ordres: puisque vous n'avez pas d'ambition, je veux en avoir à votre place, et vous garder, peut-être, plus près de moi… Au revoir.

L'EMPEREUR se lève et s'incline.

De près ou de loin, ma pensée demeure prosternée aux pieds de Votre Majesté. (Il s'éloigne, bas à Puits-des-Bois.) Ami, sous mon déguisement, je triomphe! Pour la première fois, depuis trois cents ans, une Chinoise donne son amour à un Tartare!

PUITS-DES-BOIS

Oui, emportez-la, cette glorieuse joie; mais, de grâce, partons vite!..

On offre le thé à l'Empereur; peu à peu il se dérobe, entraîné par son ministre.

LE CONSEILLER, au secrétaire.

Il ne s'agenouille même pas pour recevoir le thé impérial.

LE SECRÉTAIRE

Il comprend qu'il peut déjà tout se permettre.

L'IMPÉRATRICE, à part, rêveuse.

Je ne suis plus maîtresse de ma volonté… Les mots s'envolaient de mes lèvres, comme des oiseaux captifs qui retrouvent le ciel… Je me suis trahie … avec bonheur!..

Une rumeur, des cris, tous les assistants effrayés. Des officiers du palais entrent précipitamment. La main sur la garde de leur sabre, Prince-Fidèle et Prince-Ailé s'approchent, comme pour la défendre, de l'Impératrice qui s'est levée du trône.

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