Free

Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Mais, tout en restant chez moi, je n'en suis pas moins de pensée près de Thérèse; cependant, j'ai encore un tel empire sur moi-même, que je laisse passer trois et quatre jours sans la voir; c'est que son seul souvenir me procure une flamme suave, une lumière, une consolation de vie; – ô courte peut-être, mais divine douceur! – et c'est ainsi que j'échappe à un désespoir complet.

Et, quand je suis près d'elle – d'un autre peut-être tu ne le croirais pas, Lorenzo; mais de moi, si! – alors, je ne lui parle pas d'amour: voilà six mois que son âme fraternise avec la mienne, et jamais elle n'a entendu sortir de mes lèvres la certitude de mon amour; mais comment cependant n'en serait-elle pas sûre? M. T*** joue avec moi aux échecs des soirées entières. Elle travaille assise près de la table, silencieuse, si ce n'est lorsque parlent ses yeux; – mais cela arrive rarement; – et, se baissant tout à coup, alors ils ne demandent que la pitié: et quelle autre pitié puis-je lui accorder, excepté de retenir, tant que j'en aurai la force, mes passions cachées au fond de mon cœur? Est-ce que je vis pour autre chose qu'elle? et, quand ce nouveau songe d'or sera fini, je baisserai volontiers la toile: la gloire, la science, la jeunesse, la fortune, la patrie, tous ces fantômes qui, jusqu'à présent, ont joué un rôle dans ma comédie, n'existeront plus pour moi! je baisserai la toile; et je laisserai les autres hommes se fatiguer pour accroître les plaisirs et diminuer les douleurs d'une vie qui, à chaque minute, se raccourcit, et que cependant les malheureux voudraient se persuader immortelle.

Enfin voilà qu'avec mon désordre habituel, et avec un calme inaccoutumé, j'ai répondu à ta longue et affectueuse lettre. – Tu sais, toi, beaucoup mieux exposer les raisons; mais, moi, je sens trop les miennes; mais, si j'écoutais plus les autres que moi, j'en arriverais peut-être à m'ennuyer en moi-même, et c'est dans l'absence de cet ennui de soi-même qu'existe le peu de félicité que l'homme peut espérer sur la terre.

3 avril.

Lorsque l'âme est tout entière absorbée dans une espèce de béatitude, nos faibles facultés, accablées par une somme trop forte de bonheur, deviennent presque stupides, muettes et inhabiles à aucune fatigue. Si je ne menais pas une vie d'élu, tu recevrais plus souvent de mes nouvelles. Lorsque le malheur alourdit le fardeau de notre existence, nous courons en faire part à quelque malheureux, et il reprend force de son côté eu voyant qu'il n'est pas le seul voué aux larmes; mais, s'il nous luit quelque moment de félicité, nous nous concentrons tout en nous-même, tremblant que notre bonheur ne diminue de la part que pourrait y prendre un ami: et cependant notre orgueil nous pousse à conduire ce bonheur en triomphe; puis il sent médiocrement sa propre passion, ou triste ou joyeuse, celui qui peut trop minutieusement la décrire. – Et cependant, la nature redevient belle, belle comme elle devait être, lorsque, sortant pour la première fois de l'abîme informe du chaos, elle envoya devant elle la riante aurore d'avril, et que celle-ci, abandonnant ses blonds cheveux à l'orient, et ceignant peu à peu l'univers de son manteau de pourpre, versa, bienfaisante, la fraîche rosée, et envoya l'haleine vierge encore de la brise annoncer aux fleurs, aux nuages, aux mers et à tous les êtres enfin qui la saluaient, la présence du soleil; du soleil! sublime image de Dieu, lumière, âme et vie de tout ce qui existe!

6 avril.

Hélas! il n'est que trop vrai, Lorenzo, quelquefois mon imagination me présente le bonheur; il est là, il me semble que je vais le saisir, je tends la main, quelques pas encore et puis… tout à coup le voile se déchire, mon âme ulcérée le voit s'évanouir et s'éloigner d'elle, et se brise alors comme si elle perdait un bien qu'elle possédât depuis longtemps.

Enfin il nous écrit que la chicane a retardé l'appel de sa cause et que la Révolution a fait fermer les tribunaux pour quelque temps; joins à cela l'intérêt qui domine toutes les autres passions, un nouvel amour peut-être… que sais-je, moi? Que te fait tout cela? me diras-tu… Rien, mon cher Lorenzo; à Dieu ne plaise que je veuille profiter de sa froideur! mais conçois-tu que, dans sa position, il puisse rester un jour de plus éloigné de Thérèse?.. Insensé que je suis! m'illusionnerais-je donc toujours?.. et pour avaler ensuite le breuvage mortel que, moi-même, je me serais préparé?..

11 avril.

… Elle était à demi-couchée sur un sofa en face de la fenêtre des collines, observant d'un œil distrait les nuages qui traversaient le vague de l'air.

– Quel azur profond! me dit-elle en se tournant vers moi.

J'étais à son côté, muet, et les yeux fixés sur sa main, qui tenait un petit livre entr'ouvert… Je ne sais comment cela se fit, mais je ne m'aperçus pas que l'ouragan commençait à mugir, et que le vent du nord, soufflant avec violence, courbait jusqu'à terre les plantes et les jeunes tiges.

– Pauvres arbrisseaux! s'écria Thérèse.

Je sortis tout à coup de ma rêverie; la nuit, devenue plus épaisse, n'était interrompue que par la lueur bleuâtre des éclairs, qui la faisaient paraître plus noire encore. La pluie tombait par torrents, la foudre se faisait entendre. Peu après, je vis les fenêtres fermées, et une lumière dans la chambre… Le domestique venait de remplir son office accoutumé, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'on craignait le mauvais temps; il nous avait dérobé le spectacle de la nature irritée: Thérèse, plongée dans une rêverie profonde, ne s'en aperçut point et le laissa faire.

Je lui pris le livre des mains, et, l'ouvrant au hasard, je lus.

«La jeune Glycère exhala sur mes lèvres son dernier soupir. Avec Glycère, j'ai perdu tout ce que je pouvais jamais perdre. Sa tombe est l'unique coin de terre que je daigne appeler mien. Seul, j'en connais la place; je l'ai couverte de rosiers touffus qui fleurissent comme autrefois fleurissait son visage, et qui répandent une odeur pareille à celle de son souffle. Tous les ans, dans le mois des fleurs, je visite le bosquet sacré… Je m'assieds sur la terre qui recouvre ses cendres, je cueille une rose, et je me dis: «Ainsi tu fleuris un jour…» Puis je l'effeuille, et je l'éparpille… Je me rappelle le doux songe de nos amours… O ma bien-aimée, où es-tu?.. Une larme alors, s'échappant de mes yeux, arrose l'herbe qui pointe sur sa tombe… et apaise son ombre amoureuse.»

Je me tus…

– Pourquoi ne continuez-vous pas? me dit Thérèse en soupirant et en fixant sur moi ses regards mélancoliques.

Je repris alors… Mais, lorsque j'en fus à ces mots: «Ainsi tu fleuris un jour,» ma voix étouffée s'arrêta, et une larme de Thérèse tomba sur ma main, qui serrait la sienne…

17 avril.

Tu te rappelles, Lorenzo, cette jeune personne qui, il y a quatre ans, habita au bas de nos collines? Tu sais qu'elle aimait notre ami Olivier P***, et tu sais comment, étant pauvre, il ne put l'épouser à cause de sa pauvreté? Je l'ai revue aujourd'hui, mariée à un noble parent de la famille T***; car, en passant par ses propriétés, elle est venue faire une visite à Thérèse: j'étais assis à terre, sur un tapis, près de la petite Isabelle, qui épelait l'alphabet sur une chaise… En l'apercevant, je me levai et je courus à elle presque pour l'embrasser… Quel changement! dédaigneuse, affectée! Ce ne fut qu'au bout de quelque temps qu'elle sembla se souvenir de m'avoir vu autrefois. Alors, elle nous balbutia, moitié à moi, moitié à Thérèse, un compliment qu'elle avait probablement préparé, mais que ma présence inattendue lui avait fait oublier, et, se remettant à parler bijoux, colliers, rubans, elle reprit son aplomb. Je crus faire un acte de charité en détournant la conversation de pareilles fadaises, et, comme toutes les jeunes filles deviennent plus belles de visage et n'ont plus besoin d'ornements lorsqu'elles parlent modestement de leur cœur, je lui rappelai cette campagne et ces jours…

– Oui, oui, me répondit-elle négligemment.

Elle se remit à vanter l'excellence du travail de ses pendants d'oreille. Le mari cependant (qui, dans le grand peuple des Pygmées, a peut-être escroqué la réputation de savant comme l'Algarotti, le*** et tant d'autres), semant son parler toscan de mille phrases françaises, prit la parole, et renchérit encore sur le prix de ces bagatelles et le bon goût de son épouse.

Je m'étais levé pour prendre mon chapeau, un coup d'œil de Thérèse me fit rasseoir, et la conversation tomba sur des livres que nous lisions à la campagne. C'est alors que tu aurais entendu notre homme nous faire le catalogue de sa prodigieuse bibliothèque, de ses superbes éditions, des auteurs anciens qu'il avait, disait-il, grand soin de compléter dans ses voyages. J'en riais au fond du cœur, et lui continuait son dénombrement, lorsque Jésus permit qu'un domestique, qui était allé chercher M. T***, revînt dire qu'il était à la chasse dans les montagnes. Cet incident arrêta l'énumération; et je profitai de ce moment de relâche pour demander à l'épouse des nouvelles de son ancien amant Olivier, que je n'avais pas revu depuis ses malheurs; que devins-je, Lorenzo, lorsque je l'entendis me répondre froidement:

– Il est mort!

– Il est mort? m'écriai-je en me levant brusquement et en fixant sur elle des yeux égarés.

Je décrivis alors à Thérèse l'excellent caractère de ce jeune homme sans pareil; je lui racontai comment le sort acharné contre lui le conduisit au tombeau dans une affreuse misère, et comment il mourut cependant pur de taches et de fautes.

Le mari se mit alors à nous donner des détails sur la mort du père d'Olivier, sur les prétentions de son frère aîné, sur les procès toujours embrouillés qui furent portés devant les tribunaux, lesquels, ayant à juger entre deux fils d'un même père, enrichirent l'un en dépouillant l'autre; et à nous dire comment le pauvre Olivier épuisa dans les cabales du barreau le peu qui lui restait. – Alors, il moralisa longuement sur ce jeune homme extravagant qui refusa les bienfaits que lui offrait son frère, et qui, au lieu de l'apaiser par sa soumission, ne fit que l'aigrir encore davantage.

 

Je l'interrompis.

– Fallait-il, m'écriai-je avec force, parce que son frère était injuste, qu'Olivier s'avilît? Malheureux celui qui ferme son cœur aux conseils de l'amitié, qui dédaigne les soupirs de la compassion, et qui repousse les secours que lui présente la main d'un ami!.. mais mille fois plus malheureux encore celui qui, se confiant au riche, cherche la vertu où n'a jamais existé le malheur! Le puissant ne s'allie à l'infortuné que pour acheter sa reconnaissance, et profiter ainsi des caprices du sort pour l'opprimer… Les malheureux seuls savent compatir au malheur, et mêler les douces larmes de la pitié aux pleurs amers de l'infortune; mais celui qui s'est assis une fois à la table du riche s'aperçoit bientôt, quoique trop tard encore,

Combien le pain d'autrui semble amer à la bouche

– Et comptez-vous pour rien, poursuivis-je, l'humiliation de mendier l'existence et de maudire, cent fois le jour, l'indiscret protecteur qui, bienfaisant par ostentation, exige pour sa récompense votre avilissement et votre servitude?

– Mais, reprit le mari, vous ne m'avez pas donné le temps de finir; puisque Olivier sortit de la maison paternelle, abandonnant à son frère aîné tous ses droits, pourquoi paya-t-il, depuis, les créanciers de son père et alla-t-il lui-même au-devant de l'indigence, en diminuant par sa sotte délicatesse ce qui lui revenait de l'inventaire de sa mère?

– Pourquoi?.. Et, si celui qui fut déclaré l'héritier trompa les créanciers par de vains subterfuges, Olivier devait-il souffrir que les os de son père fussent maudits par ceux-là-mêmes qui l'avaient secouru dans son adversité, et que lui fût montré au doigt comme le fils d'un banqueroutier?.. Cette générosité déshonore son aîné, qui était incapable de l'imiter, et qui, après avoir tenté de l'avilir par des bienfaits qu'il refusa, lui jura une haine éternelle, une haine de frère. Pendant ce temps, Olivier perdit l'appui de ces hommes qui au fond du cœur étaient forcés de rendre justice à sa loyauté, mais qui se bornaient là, parce qu'il est plus facile d'approuver la vertu que de la pratiquer et de la défendre. Pourquoi l'homme de bien jeté au milieu des méchants n'y peut-il jamais être heureux? C'est que nous sommes habitués à prendre toujours le parti du plus fort, à fouler aux pieds le plus faible, et à ne juger jamais que d'après l'événement.

Ils ne me répondaient pas. – Peut-être étaient-ils convaincus… ou, si je ne les avais pas persuadés, je les avais rendus au moins rêveurs.

– Oh! loin de plaindre Olivier, continuai-je, je rends grâce à Dieu, qui, l'appelant à lui, l'éloigne de tant d'hypocrisie et d'imbécillité; car, à dire vrai, nous autres dévots de la vertu, nous sommes des niais et des imbéciles. Il y a certains hommes qui ont besoin de la mort parce qu'ils ne peuvent s'accoutumer aux crimes des mauvais et à la pusillanimité des bons.

La femme était attendrie au moins!

– Hélas! ce mot n'est que trop vrai! dit-elle en poussant un soupir; mais l'homme qui ne peut se passer du pain d'autrui ne doit pas être si chatouilleux sur le point d'honneur.

– Eh! voilà encore un de vos blasphèmes! m'écriai-je; pensez-vous, parce que vous êtes favorisés de la fortune, que vous seuls soyez dignes et probes? parce que votre âme obscure ne peut réfléchir l'image de la vertu, vous voudrez l'effacer aussi dans le cœur des malheureux, dont elle fait la seule consolation, et échapper ainsi aux remords de votre conscience?

Les regards de Thérèse me donnaient raison; pourtant elle tâchait de changer la conversation; mais je ne pouvais plus me taire, bien que maintenant je sois fâché de cette sortie. Les yeux de la femme étaient baissés vers la terre, et leur âme, au reste, à tous deux, était atterrée, lorsque je continuai d'une voix terrible:

– Ceux qui jamais n'ont connu l'adversité sont indignes de leur bonheur; orgueilleux! ils ne regardent la misère que pour l'insulter; ils prétendent que tout doit s'offrir en tribut à leurs richesses et à leurs plaisirs. Mais l'homme qui, dans le malheur, conserve sa dignité est à la fois un objet de consolation pour les bons et de honte pour les méchants.

Et je suis sorti alors, m'élançant hors de la chambre, en m'enfonçant les mains dans les cheveux.

Oh! grâce aux premiers événements de ma vie qui m'ont fait malheureux!.. sans eux, Lorenzo, je ne serais peut-être pas ton ami, ni celui de cette femme céleste… Depuis ce moment, j'ai toujours devant les yeux l'aventure de ce matin… et ici encore… où je suis seul, absolument seul… je regarde autour de moi, et je crains de revoir quelqu'une de mes anciennes connaissances… Qui l'aurait jamais dit, Lorenzo? son cœur n'a point palpité au souvenir de son premier amour; que dis-je! elle a osé troubler la cendre de celui qui, avant tout autre, lui inspira ce sentiment universel, âme de la vie… Pas un soupir!.. Insensé que je suis, et je m'afflige… parce que je ne puis trouver dans les hommes cette vertu qui peut-être n'est qu'un vain mot! – O nécessité qui se transforme selon les passions et les circonstances!.. O puissance de la vie chez quelques individus, qui, loyaux et miséricordieux par caractère, sont forcés à une guerre perpétuelle contre le reste des hommes, et qui, un jour enfin, las de la lutte, de bon gré ou de force, doivent ouvrir les yeux à la lumière funèbre du désenchantement…

Je ne suis point méchant, tu le sais, Lorenzo; dans ma jeunesse, j'aurais répandu des fleurs sur la tête de tous les vivants. Qui m'a rendu sévère et défiant envers la plus grande partie des hommes, si ce n'est leur hypocrite cruauté? Je leur pardonnerais encore tous les torts qu'ils m'ont causés. Mais, quand la vénérable pauvreté passe devant moi, me montrant ses veines sucées par la toute-puissante opulence; quand je vois tant d'hommes malheureux, emprisonnés, mourants de faim et courbés sous le fléau terrible de certaines lois… alors, je ne puis complicier avec le monde, et il faut que je crie vengeance parmi cette foule de malheureux dont je partage le pain et les larmes; et je brûle de réclamer en leur nom la portion d'héritage que la nature, mère bienfaisante et impartiale, leur avait accordée comme aux autres. La nature!.. il est vrai qu'elle nous a faits si mauvais, qu'elle peut nous repousser sans être une marâtre.

Oui, Thérèse, je vivrai avec toi, mais je ne vivrai pas sans toi; tu es un de ces quelques anges que le Ciel répand à la surface de la terre pour faire chérir la vertu, et faire renaître dans le cœur des affligés et des malheureux l'amour de l'humanité… Mais, si jamais je te perdais, quelle félicité resterait à mon pauvre cœur dégoûté de tout le reste du monde?

O Lorenzo! si tu avais vu, lorsque je retournai chez elle, avec quelle expression elle me tendit la main en me disant:

– Apaisez-vous, Ortis.

Je crois que vraiment ces deux personnes se repentent, et que, si Olivier n'avait point été malheureux, il aurait pu trouver encore un ami!

– Ah! s'écria-t-elle après avoir gardé quelque temps le silence, pour chérir la vertu et plaindre l'infortune, il faut donc avoir vécu dans la douleur!..

O Lorenzo, Lorenzo! toutes les beautés de son âme céleste resplendissaient sur son visage.

29 avril.

Je suis près d'elle, Lorenzo, et si plein de vie, qu'à peine ai-je la force de me sentir vivre. C'est ainsi que parfois, au sortir d'un profond sommeil, si le soleil frappe ma vue, mes yeux éblouis se perdent dans un torrent de lumière.

Depuis longtemps, j'ai honte de ma paresse: au retour du printemps, je me promettais d'étudier la botanique; et, en quinze jours, j'avais rassemblé plusieurs centaines de plantes, qui depuis se sont égarées. Il m'est arrivé même d'oublier mon Linné sur un des bancs du jardin ou au pied de quelque arbre; finalement je l'ai perdu, et, hier, Michel m'en a rapporté deux feuillets tout humides de rosée, et, ce matin, j'ai appris que le reste avait été déchiré par le chien du jardinier.

Thérèse me gronde: pour la contenter, je me mets à écrire; mais à peine ai-je commencé avec les plus belles dispositions du monde, que je m'arrête à la deuxième ou troisième période. Mille phrases, mille idées se succèdent dans mon esprit, je choisis, je corrige pour choisir et corriger encore; puis à la fin, accablé de lassitude, mes pensées se confondent, mes doigts abandonnent la plume, j'ai perdu mon temps, la fatigue me reste, et ma journée s'est écoulée à ne rien faire. Je t'ai déjà dit qu'écrire un livre est une chose au-dessus et au-dessous de mes forces: examine l'état de mon âme, et tu verras que c'est déjà beaucoup que d'écrire une lettre…

La sotte figure que je fais près de Thérèse lorsque je lis et qu'elle travaille! je m'interromps à chaque instant, et elle me dit:

– Poursuivez donc.

Je me remets à lire; au bout de deux pages, ma prononciation devient plus rapide, je finis par bégayer.

– Lisez donc mieux, me dit-elle.

Je continue, mais peu à peu mes yeux se détournent du livre et se fixent sur son visage d'ange; je m'arrête, le livre me tombe des mains, il se ferme… je perds l'endroit où j'en suis, et je cherche en vain à le retrouver. Thérèse voudrait se fâcher, – et elle sourit.

Ah! si je pouvais jeter toutes mes idées sur le papier au moment où elles me passent par la tête! La couverture et les marges de mon Plutarque sont remplies de notes qui ne sont pas plus tôt écrites, qu'elles me sortent de la mémoire; et, lorsque ensuite je les relis, je les trouve vides d'idées, décousues et froides. Cette habitude de noter ses pensées avant de les laisser mûrir dans l'esprit est vraiment misérable. C'est ainsi que l'on fait aujourd'hui des livres composés avec d'autres livres et qui ressemblent à une mosaïque. Et moi aussi, sans intention, entraîné par l'exemple, j'ai fait ma mosaïque. Dans un livre anglais, j'ai trouvé un récit de malheurs… et il me paraissait, à chaque phrase, que je lisais les infortunes de notre pauvre Laurette. Le soleil éclaire donc partout et toujours les mêmes douleurs sur la terre! Et moi, pour ne pas perdre tout à fait mon temps, j'ai voulu m'éprouver en écrivant les aventures de Laurette, et en détruisant précisément les parties du livre anglais qui s'y rapportent; ainsi, en ajoutant quelque chose du mien, j'aurai raconté ce qui est vrai, quoique le texte réel soit un roman. Je voulais, dans cette malheureuse créature, montrer à Thérèse un miroir de la fatalité en amour. Mais crois-tu que les maximes, les conseils et les exemples des malheurs d'autrui aient d'autres résultats que d'irriter encore nos passions? D'ailleurs, au lieu de lui raconter l'histoire de Laurette, je lui ai parlé de moi. Tel est l'état de mon âme, elle en revient toujours à sonder ses propres plaies… Au reste, je ne laisserai pas lire à Thérèse ces quelques pages, elles lui feraient plus de mal que de bien. – Lis-les, toi. – Adieu.

FRAGMENT
DE L'HISTOIRE DE LAURETTE

«Je ne sais si le ciel s'inquiète de la terre; mais, s'il s'en est jamais inquiété, et cela est possible, au reste, le premier jour où la race humaine a commencé de fourmiller, je crois qu'alors le Destin a écrit sur les livres éternels:

L'homme sera malheureux

»Je n'ose appeler de ce jugement, parce que je ne saurais à quel tribunal, et que je me plais à le croire utile à tant d'autres races vivantes qui peuplent les mondes innombrables. Je rends grâce néanmoins à cet esprit qui, en se mêlant à l'universalité des êtres, les renouvelle sans cesse en les détruisant. En compensation de la douleur, il nous a donné les larmes, il a puni ces hommes qui, dans leur insolente philosophie, veulent se révolter contre le sort humain en leur refusant le bonheur inépuisable de la pitié.

»Si vous voyez votre semblable malheureux et pleurant, ne pleurez pas1. Stoïque! ne sais-tu pas que les larmes de la compassion sont plus douces pour les malheureux, que la rosée du matin ne le fut jamais pour les plantes desséchées?

 

»O Laurette, j'ai pleuré avec toi sur la bière de ton pauvre bien-aimé, et je me souviens que ma pitié tempérait l'amertume de ta douleur; alors, tu t'abandonnais sur mon sein; tes blonds cheveux couvraient mon visage; les larmes qui sillonnaient tes joues retombaient sur les miennes, et avec ton mouchoir j'essuyais et je ressuyais ces larmes qui, se renouvelant sans cesse, roulaient de tes yeux sur tes lèvres… Tu étais abandonnée de tous… Mais, moi… jamais je ne t'abandonnai…

»Lorsque, t'échappant, hors de toi, tu errais sur les grèves désertes de la mer, je suivais furtivement tes pas pour te préserver du désespoir et de ta douleur; puis je t'appelais doucement par ton nom, tu t'arrêtais alors pour me tendre la main, et t'asseoir à mes côtés. La lune se levait au ciel; toi, en la suivant des yeux, tu chantais tristement. Il est des hommes qui peut-être eussent souri de ta démence; mais le consolateur des malheureux qui voit du même œil la folie et la sagesse des hommes, qui compatit également à leurs crimes et à leurs vertus, entendait peut-être ton hymne mélancolique, et faisait descendre dans ton sein quelque douce consolation. Les prières de mon cœur t'accompagnaient; les prières et les vœux des âmes attristées montent toujours au trône de Dieu. Les flots gémissaient avec un doux murmure, et la brise, en les ridant, les poussait à baiser la rive sur laquelle nous étions assis; et, toi tu te levais, et, t'appuyant sur mon bras, tu t'avançais vers cette pierre où tu croyais voir ton Eugène, et sentir sa main, et sa voix, et ses baisers… Puis tout à coup:

» – Oh! que me reste-t-il? t'écriais-tu; la guerre a éloigné mes frères… la tombe a dévoré mon père et mon amant… Abandonnée de tous… de tous!..

»O beauté, génie bienfaisant de la nature! partout où tu montres ton doux sourire, la joie éclôt, le bonheur renaît, et la volupté se répand pour éterniser la vie de l'univers… Qui ne te connaît pas, qui ne te sent pas, est à charge aux autres et à lui-même. Mais, lorsque la vertu te rend plus chère; lorsque le malheur, t'enlevant ta sérénité, t'expose aux regards des hommes, les cheveux épars et dépouillés de leur guirlande joyeuse… ah! quel est celui qui peut passer devant toi et ne t'offrir qu'un inutile regard de compassion?

»Mais, moi, Laurette, je t'offrais mes larmes, et cette retraite où tu aurais mangé mon pain et bu dans ma coupe, et où tu te serais endormie sur mon sein; tout ce que je possédais enfin: et peut-être près de moi ta vie, sans être heureuse, serait du moins demeurée libre et tranquille. L'âme dans la solitude et la paix va peu à peu oubliant ses douleurs, parce que le bonheur et la liberté se plaisent dans la simple et solitaire nature.

»Un soir d'automne, – où la lune, se montrant à peine, brisait ses rayons sur les nuages épars, qui, marchant près d'elle, la couvraient de temps en temps, et, répandus par tout le ciel, cachaient au monde les étoiles, – nous nous arrêtâmes pour regarder les feux lointains des pêcheurs et écouter les chants des gondoliers, qui, du bruit de leurs rames, troublaient le calme de l'obscure lagune. Laurette, se tournant alors, chercha des yeux son bien-aimé, et, se levant toute droite, elle fit quelques pas en l'appelant; puis, fatiguée, elle revint s'asseoir où j'étais assis. Épouvantée de sa solitude, me regardant tristement, elle sembla me dire:

» – Et toi aussi, tu m'abandonneras?

»Et alors, elle appela son chien.

»Moi!.. Qui l'aurait dit jamais, que cette soirée dût être la dernière que j'eusse à passer avec elle?.. Elle était vêtue de blanc, un ruban bleu rassemblait sa chevelure, et trois violettes fanées étaient attachées au tissu léger qui couvrait son sein… Je l'accompagnai jusqu'au seuil de sa porte, et sa mère, qui vint nous ouvrir, me remercia du soin que je prenais de sa malheureuse fille. Lorsque je fus seul, je m'aperçus que son mouchoir était resté entre mes mains:

» – Je le lui rendrai demain, me dis-je.

»Ses maux commençaient à s'adoucir, et peut-être… Il est vrai que je ne pouvais te rendre ton Eugène; mais j'aurais pu te tenir lieu d'époux, de père et de frère… Mes concitoyens, devenus mes persécuteurs, se réjouissant des menottes que les étrangers leur venaient mettre aux mains, proscrivirent mon nom, et je ne pus, ô Laurette, te laisser même le dernier adieu.

»Lorsque je pense à l'avenir, je ferme les yeux pour ne point le connaître; et je tremble et je laisse retourner ma mémoire vers les jours passés; je m'égare sous les arbres de la vallée, je repense au doux murmure de la mer, aux feux lointains des pêcheurs et au chant des gondoliers… Pensif, je m'appuie contre un arbre et je me dis:

– »Le Ciel me l'avait donnée, mais la fortune contraire me l'a ravie.

»Je tire son mouchoir!

» – Malheureux qui aime par ambition! mais ton cœur, ô Laurette, avait été formé par la seule nature…

» – J'essuie mes larmes, et je reprends tristement le chemin de ma demeure.

»Mais, toi, Laurette, que fais-tu maintenant?.. Peut-être erres-tu sur la plage en envoyant à Dieu tes prières et tes larmes. Viens, tu cueilleras les fruits de mon jardin, tu partageras mon pain, et tu boiras dans ma coupe, et tu reposeras sur ma poitrine, et tu sentiras comme bat mon cœur de mille passions différentes; et, lorsque parfois tes douleurs se réveilleront, lorsque l'esprit sera vaincu par la passion, je viendrai derrière toi pour te soutenir au milieu du chemin, pour te guider et te ramener vers ma maison; mais je viendrai derrière toi en silence pour te laisser au moins le soulagement des larmes; je serai pour toi père et frère; mais, ô Laurette, mais mon cœur! si tu pouvais voir mon cœur!.. Une larme tombe sur mon papier et efface ce que je viens d'écrire.

»Je l'ai vue autrefois toute florissante de jeunesse et de beauté, et, depuis, folle, maigrie et défigurée, je l'ai vue baiser les lèvres mourantes de son unique consolateur!.. et, depuis, dans une pieuse superstition, s'agenouillant devant sa mère pour la supplier d'éloigner d'elle la malédiction que, dans un jour de fureur, elle avait appelée sur la tête de sa fille! – O Laurette, tu as laissé dans mon âme le souvenir éternel de tes douleurs! héritage précieux que je voudrais partager avec vous tous, vous qui n'avez plus d'autre consolation que d'aimer la vertu et de pleurer sur elle. Vous ne me connaissez point; mais, en quelque lieu que vous soyez, nous sommes frères. Ne haïssez pas les hommes heureux, fuyez-les…»

4 mai.

As-tu vu quelquefois, après la tempête, un rayon éclatant du soleil percer les nuages de l'orient et ranimer la terre?.. Tel est l'effet que produit sur moi sa vue; j'étouffe mes désirs, je condamne mes espérances, je pleure sur mon égarement, je ne l'aimerai plus, je ne la verrai plus… J'entends une voix qui m'appelle traître, et cette voix est celle de son père! Je m'élève contre moi-même, je sens se réveiller dans mon cœur une vertu qui m'épure, presque un remords enfin, et me voilà affermi dans ma résolution… affermi plus que jamais!.. et puis tout à coup Thérèse paraît. A l'aspect de son visage, toutes mes illusions reviennent, mon âme change et s'oublie elle-même, et se perd dans la contemplation de sa beauté.

8 mai.

«Elle ne t'aime pas, et, quand même elle voudrait t'aimer, elle ne le pourrait encore.» C'est vrai, Lorenzo; mais, si je consentais à m'arracher le voile des yeux, je n'aurais plus, je le sens, qu'à les fermer du sommeil éternel, puisque sans cette angélique lumière la vie ne serait plus pour moi que terreur… le monde que chaos… et la nature qu'une nuit sombre et déserte… C'est éteindre les flambeaux qui éclairent le théâtre, et désenchanter les spectateurs, tandis qu'on pourrait, en ne baissant qu'à demi la toile, leur laisser au moins l'illusion… «Mais l'illusion te sera fatale,» me dis-tu.

Eh! que m'importe, si la réalité m'assassine?..

J'entendais, un dimanche, le curé faire un reproche à ses paroissiens de ce qu'ils s'enivraient, et il ne s'apercevait pas comme il empoisonnait, pour ces malheureux, la consolation d'oublier, dans l'ivresse du soir, les fatigues de la journée, de ne plus sentir l'amertume de leur pain trempé de sueurs et de larmes, et de ne pas penser à la rigueur et à la faim dont les menace le prochain hiver.

1Épictète.