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Rome

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Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine, était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne quitta le voyageur qu'après s'être assurée qu'il ne manquait réellement de rien.

– Ah! monsieur l'abbé, quelles gens, quel pays! Vous ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J'y vivrais cent ans, que je ne m'y habituerais pas… Mais la contessina est si belle, si bonne!

Puis, tout en mettant elle-même sur la table une assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta qu'une ville où il n'y avait que des curés ne pouvait pas être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active et si gaie, dans ce palais, recommençait à l'effarer.

– Comment! vous êtes sans religion?

– Non, non! monsieur l'abbé, les curés, voyez-vous, ce n'est pas mon affaire. J'en avais déjà connu un, en France, quand j'étais petite. Plus tard, ici, j'en ai trop vu, c'est fini… Oh! je ne dis pas ça pour Son Éminence, qui est un saint homme digne de tous les respects… Et l'on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille: jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me laisserait-on pas tranquille, du moment que j'aime bien mes maîtres et que je fais soigneusement mon service?

Elle finit par rire franchement.

– Ah! quand on m'a dit qu'un prêtre allait venir, comme si nous n'en avions déjà pas assez, ça m'a fait d'abord grogner dans les coins… Mais vous m'avez l'air d'un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons à merveille… Je ne sais pas à cause de quoi je vous en raconte si long, peut-être parce que vous venez de France et peut-être aussi parce que la contessina s'intéresse à vous… Enfin, vous m'excusez, n'est-ce pas? monsieur l'abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd'hui, ne faites pas la bêtise d'aller courir leur ville, où il n'y a pas des choses si amusantes qu'ils le disent.

Lorsqu'il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé, sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par la matinée de fièvre enthousiaste qu'il venait de vivre; et, comme grisé, étourdi par les deux œufs et la côtelette mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s'endormit pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il connaissait en partie l'histoire, dont il rêvait la vie intime, dans le grossissement de ses premières surprises, au travers de ce palais désert et silencieux, d'une grandeur si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple d'ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces confuses qui le regardaient de leurs yeux d'énigme, en tournoyant dans l'inconnu.

Les Boccanera avaient compté deux papes, l'un au treizième siècle, l'autre au quinzième; et c'était de ces deux élus, maîtres tout-puissants, qu'ils tenaient autrefois leur immense fortune, des terres considérables du côté de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d'art à emplir des galeries, un amas d'or à combler des caves. La famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, celle dont la foi brûlait, dont l'épée avait toujours été au service de l'Église; la plus croyante, mais la plus violente, la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, d'une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, qui jouait sur leur nom: Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi et d'amour. Des légendes de passions folles, d'actes de justice terribles, couraient encore. On racontait le duel d'Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, sur l'emplacement d'une antique demeure, démolie. Onfredo, ayant su que sa femme s'était laissé baiser sur les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever un soir, puis amener chez lui, les membres liés de cordes; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer, il le força de se confesser à un moine. Ensuite, il coupa les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant près d'une heure, dans une obscurité complète, au fond de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se cherchèrent, s'évitèrent, s'étreignirent, en se lardant à coups de lame. Et, quand on enfonça les portes, on trouva, parmi des mares de sang, au travers des tables renversées, des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu'Onfredo avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l'un ni l'autre n'en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même rive du Tibre, une Boccanera, une enfant de seize ans à peine, la belle et passionnée Cassia, avait frappé Rome de terreur et d'admiration. Elle aimait Flavio Corradini, le fils d'une famille rivale, exécrée, que son père, le prince Boccanera, lui refusait rudement, et que son frère aîné, Ercole, avait juré de tuer, s'il le surprenait jamais avec elle. Le jeune homme la venait voir en barque, elle le rejoignait par le petit escalier qui descendait au fleuve. Or, Ercole, qui les guettait, sauta un soir dans la barque, planta un couteau en plein cœur de Flavio. Plus tard, on put rétablir les faits, on comprit que Cassia, alors, grondante, folle et désespérée, faisant justice, ne voulant pas elle-même survivre à son amour, s'était jetée sur son frère, avait saisi de la même étreinte irrésistible le meurtrier et la victime, en faisant chavirer la barque. Lorsqu'on avait retrouvé les trois corps, Cassia serrait toujours les deux hommes, écrasait leurs visages l'un contre l'autre, entre ses bras nus, restés d'une blancheur de neige.

Mais c'étaient là des époques disparues. Aujourd'hui, si la foi demeurait, la violence du sang semblait se calmer chez les Boccanera. Leur grande fortune aussi s'en était allée, dans la lente déchéance qui, depuis un siècle, frappe de ruine le patriciat de Rome. Les terres avaient dû être vendues, le palais s'était vidé, tombant peu à peu au train médiocre et bourgeois des temps nouveaux. Eux, du moins, se refusaient obstinément à toute alliance étrangère, glorieux de leur sang romain resté pur. Et la pauvreté n'était rien, ils contentaient là leur orgueil immense, ils vivaient à part, sans une plainte, au fond du silence et de l'ombre où s'achevait leur race. Le prince Ascanio, mort en 1848, avait eu, d'une Corvisieri, quatre enfants: Pio, le cardinal, Serafina, qui ne s'était pas mariée pour demeurer près de son frère; et, Ernesta n'ayant laissé qu'une fille, il ne restait donc comme héritier mâle, seul continuateur du nom, que le fils d'Onofrio, le jeune prince Dario, âgé de trente ans. Avec lui, s'il mourait sans postérité, les Boccanera, si vivaces, dont l'action avait empli l'histoire, devaient disparaître.

Dès l'enfance, Dario et sa cousine Benedetta s'étaient aimés d'une passion souriante, profonde et naturelle. Ils étaient nés l'un pour l'autre, ils n'imaginaient pas qu'ils pussent être venus au monde pour autre chose que pour être mari et femme, lorsqu'ils seraient en âge de se marier. Le jour où, déjà près de la quarantaine, le prince Onofrio, homme aimable très populaire dans Rome, dépensant son peu de fortune au gré de son cœur, s'était décidé à épouser la fille de la Montefiori, la petite marquise Flavia, dont la beauté superbe de Junon enfant l'avait rendu fou, il était allé habiter la villa Montefiori, la seule richesse, l'unique propriété que ces dames possédaient, du côté de Sainte-Agnès hors les Murs: un vaste jardin, un véritable parc, planté d'arbres centenaires, où la villa elle-même, une assez pauvre construction du dix-septième siècle, tombait en ruine. De mauvais bruits couraient sur ces dames, la mère presque déclassée depuis qu'elle était veuve, la fille trop belle, les allures trop conquérantes. Aussi le mariage avait-il été désapprouvé formellement par Serafina, très rigide, et par le frère aîné, Pio, alors seulement camérier secret participant du Saint-Père, chanoine de la Basilique vaticane. Et, seule, Ernesta avait gardé avec son frère, qu'elle adorait pour son charme rieur, des relations suivies; de sorte que, plus tard, sa meilleure distraction était devenue, chaque semaine, de mener sa fille Benedetta passer toute une journée à la villa Montefiori. Et quelle journée délicieuse pour Benedetta et pour Dario, âgés elle de dix ans, lui de quinze, quelle journée, tendre et fraternelle, au travers de ce jardin si vaste, presque abandonné, avec ses pins parasols, ses buis géants, ses bouquets de chênes verts, dans lesquels on se perdait comme dans une forêt vierge!

Ce fut une âme de passion et de souffrance que la pauvre âme étouffée d'Ernesta. Elle était née avec un besoin de vivre immense, une soif de soleil, d'existence heureuse, libre et active, au plein jour. On la citait pour ses grands yeux clairs, pour l'ovale charmant de son doux visage. Très ignorante, comme toutes les filles de la noblesse romaine, ayant appris le peu qu'elle savait dans un couvent de religieuses françaises, elle avait grandi cloîtrée au fond du noir palais Boccanera, ne connaissant le monde que par la promenade quotidienne qu'elle faisait en voiture, avec sa mère, au Corso et au Pincio. Puis, à vingt-cinq ans, lasse et désolée déjà, elle contracta le mariage habituel, elle épousa le comte Brandini, le dernier-né d'une très noble famille, très nombreuse et pauvre, qui dut venir habiter le palais de la rue Giulia, où toute une aile du second étage fut disposée pour que le jeune ménage s'y installât. Et rien ne fut changé, Ernesta continua de vivre dans la même ombre froide, dans ce passé mort dont elle sentait de plus en plus sur elle le poids, comme une pierre de tombe. C'était d'ailleurs, de part et d'autre, un mariage très honorable. Le comte Brandini passa bientôt pour l'homme le plus sot et le plus orgueilleux de Rome. Il était d'une religion stricte, formaliste et intolérant, et il triompha, lorsqu'il parvint, après des intrigues sans nombre, de sourdes menées qui durèrent dix ans, à se faire nommer grand écuyer de Sa Sainteté. Dès lors, avec sa fonction, il sembla que toute la majesté morne du Vatican entrât dans son ménage. Encore la vie fut-elle possible pour Ernesta, sous Pie IX, jusqu'en 1870: elle osait ouvrir les fenêtres sur la rue, recevait quelques amies sans se cacher, acceptait des invitations à des fêtes. Mais, lorsque les Italiens eurent conquis Rome et que le pape se déclara prisonnier, ce fut le sépulcre, rue Giulia. On ferma la grande porte, on la verrouilla, on en cloua les battants, en signe de deuil; et, pendant douze années, on ne passa que par le petit escalier, donnant sur la ruelle. Défense également d'ouvrir les persiennes de la façade. C'était la bouderie, la protestation du monde noir, le palais tombé à une immobilité de mort; et une réclusion totale, plus de réceptions, de rares ombres, les familiers de donna Serafina, qui, le lundi, se glissaient par la porte étroite, entre-bâillée à peine. Alors, pendant ces douze années lugubres, la jeune femme pleura chaque nuit, cette pauvre âme sourdement désespérée agonisa d'être ainsi enterrée vive.

 

Ernesta avait eu sa fille Benedetta assez tard, à trente-trois ans. D'abord, l'enfant lui fut une distraction. Puis, l'existence réglée la reprit dans son broiement de meule, elle dut mettre la fillette au Sacré-Cœur de la Trinité des Monts, chez les religieuses françaises qui l'avaient instruite elle-même. Benedetta en sortit grande fille, à dix-neuf ans, sachant le français et l'orthographe, un peu d'arithmétique, le catéchisme, quelques pages confuses d'histoire. Et la vie des deux femmes avait continué, une vie de gynécée où l'Orient se sent déjà, jamais une sortie avec le mari, avec le père, les journées passées au fond de l'appartement clos, égayées par l'unique, l'éternelle promenade obligatoire, le tour quotidien au Corso et au Pincio. A la maison, l'obéissance restait absolue, le lien de famille gardait une autorité, une force, qui les pliait toutes deux sous la volonté du comte, sans révolte possible; et, à cette volonté, s'ajoutait celle de donna Serafina et du cardinal, sévères défenseurs des vieilles coutumes. Depuis que le pape ne sortait plus dans Rome, la charge de grand écuyer laissait des loisirs au comte, car les écuries se trouvaient singulièrement réduites; mais il n'en faisait pas moins au Vatican son service, simplement d'apparat, avec un déploiement de zèle dévot, comme une protestation continue contre la monarchie usurpatrice installée au Quirinal. Benedetta venait d'avoir vingt ans, lorsque son père rentra, un soir, d'une cérémonie à Saint-Pierre, toussant et frissonnant. Huit jours après, il mourait, emporté par une fluxion de poitrine. Et, au milieu de leur deuil, ce fut une délivrance inavouée pour les deux femmes, qui se sentirent libres.

Dès ce moment, Ernesta n'eut plus qu'une pensée, sauver sa fille de cette affreuse existence murée, ensevelie. Elle s'était trop ennuyée, il n'était plus temps pour elle de renaître, mais elle ne voulait pas que Benedetta vécût à son tour une vie contre nature, dans une tombe volontaire. D'ailleurs, une lassitude, une révolte pareilles se montraient chez quelques familles patriciennes, qui, après la bouderie des premiers temps, commençaient à se rapprocher du Quirinal. Pourquoi les enfants, avides d'action, de liberté et de grand soleil, auraient-ils épousé éternellement la querelle des pères? et, sans qu'une réconciliation pût se produire entre le monde noir et le monde blanc, des nuances se fondaient déjà, des alliances imprévues avaient lieu. La question politique laissait Ernesta indifférente; elle l'ignorait même; mais ce qu'elle désirait avec passion, c'était que sa race sortît enfin de cet exécrable sépulcre, de ce palais Boccanera, noir, muet, où ses joies de femme s'étaient glacées d'une mort si longue. Elle avait trop souffert dans son cœur de jeune fille, d'amante et d'épouse, elle cédait à la colère de sa destinée manquée, perdue en une imbécile résignation. Et le choix d'un nouveau confesseur, à cette époque, influa encore sur sa volonté; car elle était restée très religieuse, pratiquante, docile aux conseils de son directeur. Pour se libérer davantage, elle venait de quitter le père jésuite choisi par son mari lui-même, et elle avait pris l'abbé Pisoni, le curé d'une petite église voisine, Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse. C'était un homme de cinquante ans, très doux et très bon, d'une charité rare en pays romain, dont l'archéologie, la passion des vieilles pierres, avait fait un ardent patriote. On racontait que, si humble qu'il fût, il avait à plusieurs reprises servi d'intermédiaire entre le Vatican et le Quirinal, dans des affaires délicates; et, devenu aussi le confesseur de Benedetta, il aimait à entretenir la mère et la fille de la grandeur de l'unité italienne, de la domination triomphale de l'Italie, le jour où le pape et le roi s'entendraient.

Benedetta et Dario s'aimaient comme au premier jour, sans hâte, de cet amour fort et tranquille des amants qui se savent l'un à l'autre. Mais il arriva, alors, qu'Ernesta se jeta entre eux, s'opposa obstinément au mariage. Non, non, pas Dario! pas ce cousin, le dernier du nom, qui enfermerait lui aussi sa femme dans le noir tombeau du palais Boccanera! Ce serait l'ensevelissement continué, la ruine aggravée, la même misère orgueilleuse, l'éternelle bouderie qui déprime et endort. Elle connaissait bien le jeune homme, le savait égoïste et affaibli, incapable de penser et d'agir, destiné à enterrer sa race en souriant, à laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle; et ce qu'elle voulait, c'était une fortune autre, son enfant renouvelée, enrichie, s'épanouissant à la vie des vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment, la mère ne cessa de s'entêter à faire le bonheur de sa fille malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille qui s'était donnée à jamais, si des circonstances particulières ne l'avaient mise en rapport avec le gendre qu'elle rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et Dario s'étaient engagés, elle fit la rencontre du comte Prada, le fils d'Orlando, un des héros de l'unité italienne. Venu de Milan à Rome, avec son père, à l'âge de dix-huit ans, lors de l'occupation, il était entré d'abord au ministère des Finances, comme simple employé, tandis que le vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d'une modeste rente, l'épave dernière d'une fortune mangée au service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle folie guerrière de l'ancien compagnon de Garibaldi s'était tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de la victoire, et il était devenu un des vrais conquérants de Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient la ville. Lancé dans d'énormes spéculations sur les terrains, déjà riche, à ce qu'on racontait, il venait de se lier avec le prince Onofrio, qu'il avait affolé, en lui soufflant l'idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori, pour y construire tout un quartier neuf. D'autres affirmaient qu'il était l'amant de la princesse, la belle Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule devant le bien et la femme des autres. Dès la première rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne pouvait l'avoir comme maîtresse, elle n'était qu'à épouser; et il n'hésita pas un instant, il rompit net avec Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement jeune. Quand il eut compris qu'Ernesta, la mère, était pour lui, il demanda la main de la fille, certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait une quinzaine d'années de plus qu'elle; mais il était comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les chances. Rome entière se passionna.

Jamais ensuite Benedetta ne s'était expliqué comment elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se serait pas conclu, devant l'effroyable scandale soulevé dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette antique race papale, donnée à un Prada, à un des spoliateurs de l'Église! Et il avait fallu que ce projet fou tombât à une heure particulière et brève, au moment où un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et le Quirinal. Le bruit courait que l'entente allait se faire enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété souveraine de la cité Léonine et d'une étroite bande de territoire, allant jusqu'à la mer. Dès lors, le mariage de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le symbole de l'union, de la réconciliation nationale? Cette belle enfant, le lis pur du monde noir, n'était-il pas l'holocauste consenti, le gage accordé au monde blanc? Pendant quinze jours, on ne causa pas d'autre chose, et l'on discutait, on s'attendrissait, on espérait. La jeune fille, elle, n'entrait guère dans ces raisons, n'écoutant que son cœur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu'elle l'avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas refuser la fortune, la vie qui s'offrait. Surtout elle était travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance: il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées chrétiennes de l'Italie, il remerciait la Providence d'avoir choisi une de ses ouailles pour hâler un accord qui devait faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup sûr, l'influence de son confesseur fut une des causes décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse, très dévote particulièrement à une Madone, dont elle allait adorer l'image chaque dimanche, dans la petite église de la place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l'abbé Pisoni lui raconta que la flamme de la lampe qui brûlait devant l'image, devenait blanche, chaque fois qu'il s'agenouillait lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures; et elle cédait par obéissance à sa mère, que le cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu'ils laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une ignorance absolue, ne sachant rien d'elle-même, si fermée à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement la rupture d'une longue promesse d'existence commune, sans l'arrachement physique de sa chair et de son cœur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un jour d'abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux siens et à tout le monde, consommant une union dont Rome entière était devenue complice.

Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de foudre. Prada, le Piémontais, l'Italien du Nord et de la conquête, montra-t-il la brutalité de l'envahisseur, voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville, en maître impatient de se contenter? ou bien la révélation de l'acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta, trop salissante de la part d'un homme qu'elle n'aimait pas et qu'elle ne put se résigner à subir? Jamais elle ne s'expliqua clairement. Mais elle ferma violemment la porte de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et toute cette rage sensuelle d'homme fort se brisait contre l'indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera s'étaient réveillés en elle: tranquillement, elle ne voulait pas; et rien au monde, pas même la mort, ne l'aurait forcée à vouloir. Puis, c'était chez elle, devant cette brusque connaissance de l'amour, un retour à Dario, une certitude qu'elle devait donner son corps à lui seul, puisque à lui seul elle l'avait promis. Le jeune homme, depuis le mariage qu'il avait dû accepter comme un deuil, voyageait en France. Elle ne s'en cacha même pas, lui écrivit de revenir, s'engagea de nouveau à ne jamais appartenir à un autre. D'ailleurs, sa dévotion avait grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à l'amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de fidélité à Jésus. Un cœur ardent de grande amoureuse s'était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée. Et, quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait qu'elle ne devait rien, puisqu'elle ne savait rien en se mariant. Du reste, les temps changeaient, l'accord avait échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une violence nouvelle, leur campagne d'outrages; et ce mariage triomphal auquel tout le monde avait travaillé, comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n'était plus qu'une ruine ajoutée à tant d'autres.

 

Ernesta en mourut. Elle s'était trompée, son existence manquée d'épouse sans joie aboutissait à cette suprême erreur de la mère. Le pis était qu'elle restait seule, sous l'entière responsabilité du désastre, car son frère, le cardinal, et sa sœur, donna Serafina, l'accablaient de reproches. Pour se consoler, elle n'avait que le désespoir de l'abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses espérances patriotiques et par le regret d'avoir travaillé à une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta, toute froide et blanche dans son lit. On parla d'une rupture au cœur; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d'un an que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter à sa mère le coup terrible d'un scandale public. Sa tante Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l'espoir d'une annulation de mariage possible, si elle allait se jeter aux genoux du Saint-Père; et elle finissait par la convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement de l'abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans à peine, était un homme grave et aimable, aux yeux clairs, d'une grande force dans la persuasion. Benedetta ne se décida qu'au lendemain de la mort de sa mère, et seulement alors elle revint habiter, au palais Boccanera, l'appartement où elle était née, où sa mère venait de s'éteindre. Tout de suite, d'ailleurs, le procès en annulation de mariage fut porté, pour une première instruction, devant le cardinal vicaire, chargé du diocèse de Rome. On racontait que la contessina ne s'y était décidée qu'après avoir obtenu une audience secrète du pape, qui lui avait témoigné la plus encourageante sympathie. Le comte Prada parlait d'abord de forcer judiciairement sa femme à réintégrer le domicile conjugal. Puis, supplié par son père, le vieil Orlando, que cette affaire désolait, il se contenta d'accepter le débat devant l'autorité ecclésiastique, exaspéré surtout de ce que la demanderesse alléguait que le mariage n'avait pas été consommé, par suite d'impuissance du mari. C'est un des motifs les plus nets, acceptés comme valables en cour de Rome. Dans son mémoire, l'avocat consistorial Morano, une des autorités du barreau romain, négligeait simplement de dire que cette impuissance avait pour cause unique la résistance de la femme; et tout un débat se livrait sur ce point délicat, si scabreux, que la vérité semblait impossible à faire: on donnait, de part et d'autre, des détails intimes en latin, on produisait des témoins, des amis, des domestiques, ayant assisté à des scènes, racontant la cohabitation d'une année. Enfin, la pièce la plus décisive était un certificat, signé par deux sages-femmes, qui, après examen, concluaient à la virginité intacte de la jeune fille. Le cardinal vicaire, agissant comme évêque de Rome, avait donc déféré le procès à la congrégation du Concile, ce qui était pour Benedetta un premier succès, et les choses en étaient là, elle attendait que la congrégation se prononçât définitivement, avec l'espoir que l'annulation religieuse du mariage serait ensuite un argument irrésistible pour obtenir le divorce devant les tribunaux civils. Dans l'appartement glacial où sa mère Ernesta, soumise et désespérée, venait de mourir, la contessina avait repris sa vie de jeune fille et se montrait très calme, très forte en sa passion, ayant juré de ne se donner à personne autre qu'à Dario, et de ne se donner à lui que le jour où un prêtre les aurait saintement unis devant Dieu.

Justement, Dario, lui aussi, était venu habiter le palais Boccanera, six mois plus tôt, à la suite de la mort de son père et de toute une catastrophe qui l'avait ruiné. Le prince Onofrio, après avoir, sur le conseil de Prada, vendu la villa Montefiori dix millions à une compagnie financière, s'était laissé prendre à la fièvre de spéculation qui brûlait Rome, au lieu de garder ses dix millions en poche, sagement; si bien qu'il s'était mis à jouer, en rachetant ses propres terrains, et qu'il avait fini par tout perdre, dans le krach formidable où s'engloutissait la fortune de la ville entière. Totalement ruiné, endetté même, le prince n'en continuait pas moins ses promenades au Corso de bel homme souriant et populaire, lorsqu'il était mort accidentellement, des suites d'une chute de cheval; et, onze mois plus tard, sa veuve, la toujours belle Flavia, qui s'était arrangée pour repêcher dans le désastre une villa moderne et quarante mille francs de rente, avait épousé un homme magnifique, son cadet de dix ans, un Suisse nommé Jules Laporte, ancien sergent de la garde du Saint-Père, ensuite courtier marron d'un commerce de reliques, aujourd'hui marquis Montefiori, ayant conquis le titre en conquérant la femme, par un bref spécial du pape. La princesse Boccanera était redevenue la marquise Montefiori. Et c'était alors que, blessé, le cardinal Boccanera avait exigé que son neveu Dario vînt occuper, près de lui, un petit appartement, au premier étage du palais. Dans le cœur du saint homme, qui semblait mort au monde, l'orgueil du nom demeurait, une tendresse pour ce frêle garçon, le dernier de la race, le seul par qui la vieille souche pût reverdir. Il ne se montrait d'ailleurs pas hostile au mariage avec Benedetta, qu'il aimait aussi d'une affection paternelle, si fier et si hautement convaincu de leur piété, en les prenant tous les deux près de lui, qu'il dédaignait les bruits abominables que les amis du comte Prada, dans le monde blanc, faisaient courir, depuis la réunion du cousin et de la cousine sous le même toit. Donna Serafina gardait Benedetta, comme lui-même gardait Dario, et dans le silence, dans l'ombre du vaste palais désert, ensanglanté autrefois par tant de violences tragiques, il n'y avait plus qu'eux quatre, avec leurs passions maintenant assoupies, derniers vivants d'un monde qui croulait, au seuil d'un monde nouveau.

Lorsque, brusquement, l'abbé Pierre Froment se réveilla, la tête lourde de rêves pénibles, il fut désolé de voir que le jour tombait. Sa montre, qu'il se hâta de consulter, marquait six heures. Lui qui comptait se reposer une heure au plus, en avait dormi près de sept, dans un accablement invincible. Et, même éveillé, il restait sur le lit, brisé, comme vaincu déjà avant d'avoir combattu. Pourquoi donc cette prostration, ce découragement sans cause, ce frisson de doute, venu il ne savait d'où, pendant son sommeil, et qui abattait son jeune enthousiasme du matin? Les Boccanera étaient-ils liés à cette faiblesse soudaine de son âme? Il avait entrevu, dans le noir de ses rêves, des figures si troubles, si inquiétantes, et son angoisse continuait, il les évoquait encore, effaré de se réveiller ainsi au fond d'une chambre ignorée, pris du malaise de l'inconnu. Les choses ne lui semblaient plus raisonnables, il ne s'expliquait pas comment c'était Benedetta qui avait écrit au vicomte Philibert de la Choue pour le charger de lui apprendre que son livre était dénoncé à la congrégation de l'Index; et quel intérêt elle pouvait avoir à ce que l'auteur vînt se défendre à Rome; et dans quel but elle avait poussé l'amabilité jusqu'à vouloir qu'il descendît chez eux. Sa stupeur, en somme, était d'être là, étranger, sur ce lit, dans cette pièce, dans ce palais dont il entendait autour de lui le grand silence de mort. Les membres anéantis, le cerveau comme vide, il avait une brusque lucidité, il comprenait que des choses lui échappaient, que toute une complication devait se cacher sous l'apparente simplicité des faits. Mais ce ne fut qu'une lueur, le soupçon s'effaça, et il se leva violemment, il se secoua, en accusant le triste crépuscule d'être la cause unique de ce frisson et de cette désespérance, dont il avait honte.