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Nouveaux Contes à Ninon

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– C'est un garçon, murmura-t-elle d'une voix faible, avec un air de triomphe.

Ce furent là les premiers mots qu'elle prononça après la terrible crise qui venait de la secouer.

– Je savais bien que ce serait un garçon, continua-t-elle, je voyais l'enfant chaque nuit… Donne-le moi, couche-le à mon côté.

Je me tournai, et je vis la sage-femme et mon oncle se quereller. La sage-femme avait toutes les peines du monde à empêcher l'oncle Lazare de prendre le petit entre ses bras. Il voulait le bercer.

Je regardai l'enfant que la mère m'avait fait oublier. Il était tout rose. Babet disait avec conviction qu'il me ressemblait; la sage-femme trouvait qu'il avait les yeux de sa mère; moi je ne savais pas, j'étais ému jusqu'aux larmes, j'embrassai le cher petit comme du pain, croyant encore embrasser Babet.

Je posai l'enfant sur le lit. Il poussait des cris continus qui nous semblaient être une musique céleste. Je m'assis sur le bord de la couche, mon oncle se mit dans un grand fauteuil, et Babet, lasse et sereine, couverte jusqu'au menton, resta les paupières levées, les yeux souriants.

La fenêtre était ouverte toute grande. L'odeur du raisin entrait avec les tiédeurs de la douce après-midi d'automne. On entendait les piétinements des vendangeurs, les secousses des charrettes, les claquements des fouets; par moments, montait la chanson aiguë d'une servante qui traversait la cour. Tous ces bruits s'adoucissaient dans la sérénité de cette chambre, encore émue des sanglots de Babet. Et la fenêtre taillait en plein ciel et en pleine campagne une large bande de paysage. Nous apercevions l'allée de chênes dans sa longueur; puis la Durance, comme un ruban de satin blanc, passait au milieu de l'or et de la pourpre des feuillages; tandis que, au-dessus de ce coin de terre, un ciel pâle, bleu et rose, creusait ses limpides profondeurs.

C'est dans le calme de cet horizon, dans les exhalaisons de la cuve, dans les joies du travail et de l'enfantement, que nous causions tous trois, Babet, l'oncle Lazare et moi, en regardant le cher petit nouveau-né.

– Oncle Lazare, disait Babet, quel nom donnerez-vous à l'enfant?

– La mère de Jean s'appelait Jacqueline, répondit l'oncle, je nommerai l'enfant Jacques.

– Jacques, Jacques, répéta Babet… Oui, c'est un joli nom… Et, dites-moi, que ferons-nous de ce petit homme: un curé ou un soldat, un monsieur ou un paysan?

Je me mis à rire.

– Nous avons le temps de songer à cela, lui dis-je.

– Mais non, reprit Babet presque fâchée, il grandira vite. Vois comme il est fort. Ses yeux parlent déjà.

Mon oncle Lazare pensait absolument comme ma femme. Il reprit d'un ton grave:

– N'en faites ni un prêtre ni un soldat, à moins que le garçon n'ait une vocation irrésistible… En faire un monsieur, cela est grave…

Babet, anxieuse, me regardait. La chère femme n'avait pas un brin d'orgueil pour elle; mais, comme toutes les mères, elle eût voulu être humble et fière devant son fils. J'aurais juré qu'elle le voyait déjà notaire ou médecin. Je l'embrassai, je lui dis doucement:

– Je désire que l'enfant habite notre chère vallée. Un jour, il trouvera, au bord de la Durance, une Babet de seize ans, à laquelle il offrira à boire. Souviens-toi, mon amie… La campagne nous a donné la paix: notre fils sera paysan comme nous, heureux comme nous.

Babet, tout émue, m'embrassa à son tour. Elle regarda par la fenêtre les feuillages et la rivière, les prairies et le ciel; puis, en souriant:

– Tu as raison, Jean, me dit-elle. Ce pays a été bon pour nous, il le sera pour notre petit Jacques… Oncle Lazare, vous serez le parrain d'un fermier.

L'oncle Lazare, approuva de la tête, d'un signe las et affectueux. Depuis un instant, je l'examinais, et je voyais ses yeux se voiler, ses lèvres pâlir. Renversé dans le fauteuil, en face de la fenêtre ouverte, il avait posé ses mains blanches sur ses genoux, il regardait fixement le ciel d'un air d'extase recueillie.

Je fus pris d'inquiétude.

– Souffrez-vous, oncle Lazare? lui demandai-je. Qu'avez-vous?..

Répondez, par grâce.

Il leva doucement une de ses mains, comme pour me prier de parler plus bas; puis il la laissa retomber, et, d'une voix faible:

– Je suis brisé, dit-il. A mon âge, le bonheur est mortel… Ne faites pas de bruit… Il me semble que ma chair est devenue toute légère: je ne sens plus mes jambes ni mes bras.

Babet, effrayée, se souleva, regardant l'oncle Lazare. Je me mis à genoux devant lui, le contemplant avec anxiété. Lui, souriait.

– Ne vous épouvantez pas, reprit-il. Je n'éprouve aucune souffrance; une douceur descend en moi, je crois que je vais m'endormir d'un sommeil juste et bon… Cela vient de me prendre tout d'un coup, et je remercie Dieu. Ah! mon pauvre Jean, j'ai trop couru dans le sentier du coteau, l'enfant m'a donné trop de joie.

Et comme nous comprenions, comme nous éclations en sanglots, l'oncle

Lazare continua, sans cesser de regarder le ciel:

– Ne gâtez pas ma joie, je vous en supplie… Si vous saviez combien je suis heureux de m'endormir pour toujours dans ce fauteuil! Jamais je n'ai osé rêver une mort si consolante. Toutes mes tendresses sont là, à mes côtés… Et voyez quel ciel bleu! Dieu m'envoie une belle soirée.

Le soleil se couchait derrière l'allée de chênes. Les rayons obliques jetaient des nappes d'or sous les arbres qui prenaient des tons de vieux cuivre. Au loin, la campagne verte se perdait dans une sérénité vague. L'oncle Lazare s'affaiblissait de plus en plus, en face de ce silence attendri, de ce coucher de soleil, apaisé, entrant par la fenêtre ouverte. Il s'éteignait lentement, comme ces lueurs légères qui pâlissaient sur les hautes branches.

– Ah! ma bonne vallée, murmura-t-il, tu me fais de tendres adieux…

J'avais peur de mourir l'hiver, lorsque tu es toute noire.

Nous retenions nos larmes, nous ne voulions pas troubler cette mort si sainte. Babet priait à voix basse. L'enfant jetait toujours de légers cris.

Mon oncle Lazare entendit ces cris, dans le rêve de son agonie. Il essaya de se tourner vers Babet, et, souriant encore:

-J'ai vu l'enfant, dit-il, je meurs bien heureux.

Alors, il regarda le ciel pâle, la campagne blonde, et, renversant la tête, il poussa un faible soupir. Aucun frisson ne secoua le corps de l'oncle Lazare; il entra dans la mort comme on entre dans le sommeil.

Une telle douceur s'était faite en nous, que nous restâmes muets, sans larmes. Nous n'éprouvions qu'une tristesse sereine en face de tant de simplicité dans la mort. Le crépuscule tombait, les adieux de l'oncle Lazare nous laissaient confiants, ainsi que les adieux du soleil qui meurt le soir pour renaître le matin.

Telle fut ma journée d'automne, qui me donna un fils et qui emporta mon oncle Lazare dans la paix du crépuscule.

IV HIVER

Janvier a de sinistres matinées, qui glacent le coeur. Au réveil, ce jour-là, je fus pris d'une inquiétude vague. Pendant la nuit, le dégel était venu, et, lorsque, du seuil de la porte, je regardai la campagne, elle m'apparut comme un immense haillon d'un gris sale, souillé de boue, troué de déchirures.

Un rideau de brouillard cachait les horizons. Dans ce brouillard, les chênes de l'allée dressaient lugubrement leurs bras noirs, pareils à une rangée de spectres gardant l'abîme de vapeur qui se creusait derrière eux. Les terres étaient défoncées, couvertes de flaques d'eau, le long desquelles traînaient des lambeaux de neige salie. Au loin, la grande voix de la Durance s'enflait.

L'hiver est d'une vigueur saine, lorsque le ciel est clair et que la terre est dure. L'air pince les oreilles, on marche gaillardement dans les sentiers gelés qui sonnent sous les pas avec des bruits d'argent. Les champs s'élargissent, propres et nets, blancs de glace, jaunes de soleil. Mais je ne sais rien de plus attristant que ces temps fades de dégel; je hais les brouillards dont l'humidité pèse aux épaules.

Je frissonnai devant ce ciel cuivré; je me hâtai de rentrer, décidé à ne point aller aux champs, ce jour-là. Il ne manquait pas de travail dans l'intérieur de la ferme.

Jacques était levé depuis longtemps. Je l'entendais siffler sous un hangar, où il donnait un coup de main à des hommes qui enlevaient des sacs de blé. Le garçon avait déjà dix-huit ans; c'était un grand gaillard, aux bras forts. Il n'avait pas eu un oncle Lazare pour le gâter et lui apprendre le latin, il n'allait point rêver sous les saules de la rive. Jacques était devenu un vrai paysan, un travailleur infatigable, qui se fâchait, lorsque je touchais à quelque chose, me disant que je me faisais vieux et que je devais me reposer.

Et, comme je le regardais de loin, un être doux et léger, qui me sauta sur les épaules, posa ses petites mains sur mes yeux, en me demandant:

– Qui est-ce?

Je me mis à rire.

– C'est, répondis-je, la petite Marie, que sa mère vient d'habiller.

La chère fillette allait avoir dix ans, et, depuis dix ans, elle était la joie de la ferme. Venue la dernière, à une époque où nous n'espérions plus avoir d'enfant, elle était doublement aimée. Sa santé chancelante nous la rendait chère. On la traitait en demoiselle; sa mère voulait absolument en faire une dame, et je n'avais pas le courage de vouloir autre chose, tant la petite Marie était mignonne, dans ses belles jupes de soie ornées de rubans.

Marie n'était pas descendue de mes épaules.

– Maman, maman, criait-elle, viens donc voir; je joue au cheval.

Babet, qui entrait, eut un sourire. Ah! ma pauvre Babet, comme nous étions vieux! Je me souviens que nous grelottions de lassitude, ce jour-là, en nous regardant d'un air triste, lorsque nous étions seuls. Nos enfants nous rendaient notre jeunesse.

Le déjeuner fut silencieux. Nous avions été obligés d'allumer la lampe. Les clartés rousses qui traînaient dans la pièce, étaient d'une tristesse à mourir.

 

– Bah! disait Jacques, il vaut mieux cette pluie tiède qu'un grand froid qui gèlerait nos oliviers et nos vignes.

Et il essayait de plaisanter. Mais il était inquiet comme nous, sans savoir pourquoi. Babet avait fait de mauvais rêves. Nous écoutions le récit de ses cauchemars, riant des lèvres, le coeur serré.

– C'est le temps qui nous met l'âme à l'envers, dis-je pour rassurer tout le monde.

– Oui, oui, c'est le temps, se hâta de reprendre Jacques. Je vais mettre quelques sarments dans le feu.

Une flambée joyeuse jeta de larges nappes de lumière contre les murs. Les ceps brûlaient avec des pétillements, laissant des brasiers roses. Nous nous étions assis devant la cheminée; l'air, au dehors, était tiède; mais, dans l'intérieur de la ferme, il tombait des plafonds une humidité glaciale. Babet avait pris la petite Marie sur ses genoux; elle causait tout bas avec elle, s'égayant de son babil d'enfant.

– Venez-vous, père? me demanda Jacques. Nous allons visiter les caves et les greniers.

Je sortis avec lui. Depuis quelques années, les récoltes devenaient mauvaises. Nous subissions de grosses pertes: nos vignes, nos arbres étaient surpris par les froids; la grêle hachait nos blés et nos avoines. Et je disais parfois que je devenais vieux, que la fortune, qui est femme, n'aime pas les vieillards. Jacques riait, en me répondant qu'il était jeune, lui, et qu'il allait faire la cour à la fortune.

J'en étais à l'hiver, à la saison froide. Je sentais bien que tout mourait autour de moi. A chaque gaieté qui s'en allait, je songeais à l'oncle Lazare, qui était resté si calme dans la mort; je demandais des forces à son cher souvenir.

Vers trois heures, le jour tomba complètement. Nous descendîmes dans la salle commune. Babet cousait au coin de la cheminée, la tête penchée; la petite Marie, assise par terre, en face du feu, habillait gravement une poupée. Jacques et moi, nous nous étions mis devant un bureau d'acajou, qui nous venait de l'oncle Lazare; nous nous occupions à vérifier nos comptes.

La fenêtre était comme murée; le brouillard, collé aux vitres, bâtissait une véritable muraille de ténèbres. Derrière cette muraille, se creusait le vide, l'inconnu. Seule, une clameur large, une voix haute, qui emplissait l'ombre, s'élevait dans le silence.

Nous avions congédié les travailleurs, ne gardant avec nous que notre vieille servante Marguerite. Quand je levais la tête et que j'écoutais, il me semblait que la ferme se trouvait suspendue au milieu d'un gouffre. Aucun bruit humain ne venait du dehors, je n'entendais que la clameur de l'abîme. Alors je regardais ma femme et mes enfants, j'avais les lâchetés des vieilles gens qui se sentent trop faibles pour protéger ceux qui les entourent contre les périls inconnus.

La clameur devint plus rauque, et il nous sembla qu'on heurtait à la porte. Au même instant, les chevaux de l'écurie se mirent à hennir furieusement, les bestiaux poussèrent des beuglements étouffés. Nous nous étions tous levés, pâles d'inquiétude. Jacques se précipita vers la porte, l'ouvrit toute grande.

Un flot d'eau trouble entra brusquement et s'étala dans la pièce.

La Durance débordait. C'était elle qui jetait la clameur s'élargissant au loin depuis le matin. Les neiges fondaient dans les montagnes, chaque coteau était devenu un torrent qui enflait la rivière. Le rideau de brouillard nous avait caché cette crue soudaine.

Souvent, dans les hivers rigoureux, en temps de dégel, l'eau était ainsi montée jusqu'à la porte de la ferme. Mais jamais le flot n'avait grandi si rapide. Par la porte ouverte, nous apercevions la cour transformée en lac. Nous avions déjà de l'eau jusqu'aux chevilles.

Babet avait soulevé la petite Marie, qui pleurait en serrant sa poupée contre sa poitrine. Jacques voulait aller ouvrir les portes des écuries et des étables; mais sa mère, le retenant par ses vêtements, le supplia de ne point sortir. L'eau montait toujours. Je poussai Babet vers l'escalier.

– Vite, vite, allons dans les chambres, criai-je.

Et je forçai Jacques à passer devant moi. Je quittai le rez-de-chaussée le dernier.

Marguerite, terrifiée, descendit du grenier où elle se trouvait. Je la fis asseoir au fond de la pièce, à côté de Babet, qui restait silencieuse, pâle, les yeux suppliants. Nous avions couché la petite Marie dans le lit; elle n'avait pas voulu se séparer de sa poupée, elle s'endormait doucement, en la serrant entre ses bras. Ce sommeil de l'enfant me soulageait; lorsque je me tournais et que je voyais Babet, écoutant le souffle régulier de la fillette, j'oubliais le danger, je n'entendais plus l'eau qui battait les murs.

Mais nous ne pouvions, Jacques et moi, nous empêcher de regarder le péril en face. L'anxiété nous poussait à nous rendre compte des progrès de l'inondation. Nous avions ouvert la fenêtre toute grande, nous nous penchions au risque de tomber, nous interrogions la nuit. Le brouillard, plus épais, traînait sur l'eau, suant une pluie fine qui nous pénétrait de frissons. De vagues reflets d'acier indiquaient seuls la nappe mouvante, au fond des ténèbres. En bas, dans la cour, le flot clapotait, montant le long des murailles avec des ondulations douces. Et nous n'entendions toujours que la colère de la Durance et que l'épouvante des chevaux et des bestiaux.

Les hennissements, les beuglements de ces pauvres bêtes me fendaient l'âme. Jacques m'interrogeait du regard; il aurait voulu tenter de les délivrer. Bientôt leurs plaintes d'agonie devinrent lamentables, et un grand craquement se fit entendre. Les boeufs venaient de briser les portes de l'étable. Nous les vîmes passer devant nous, emportés par les eaux, roulés dans le courant. Et ils disparurent dans la clameur de la rivière.

Alors la colère me prit à la gorge, je devins comme fou, je montrai le poing à la Durance. Debout devant la fenêtre, je l'insultais.

– Mauvaise! criai-je au milieu du vacarme des eaux, je t'ai aimée d'amour, tu as été ma première maîtresse, et tu me voles aujourd'hui, tu viens ébranler ma ferme et emporter mes bestiaux. Ah! maudite, maudite!.. Puis, tu m'as donné Babet, tu t'es promenée avec douceur au bord de mes prés. Moi, je croyais que tu étais une bonne mère, je me rappelais que l'oncle Lazare avait eu de la tendresse pour tes eaux claires, je pensais te devoir de la reconnaissance… Tu es une marâtre, je ne te dois que de la haine…

Mais la Durance, de sa voix de tonnerre, étouffait mes cris; et, large, indifférente, elle étalait et poussait ses flots avec l'entêtement tranquille des choses.

Je rentrai dans la chambre, j'allai embrasser Babet qui pleurait. La petite Marie dormait en souriant.

– Ne t'effraye pas, dis-je à ma femme. L'eau ne peut toujours monter… Elle va certainement descendre… Il n'y a aucun danger.

– Non, il n'y a aucun danger, répétait Jacques fiévreusement. La maison est solide.

A ce moment, Marguerite, qui s'était approchée de la fenêtre, prise de la curiosité de la peur, se pencha comme folle, et tomba, en poussant un cri. Je me jetai devant la fenêtre, mais je ne pus empêcher Jacques de sauter dans l'eau. Marguerite l'avait bercé, il éprouvait pour la pauvre vieille une tendresse de fils. Au bruit des deux chutes, Babet s'était levée, épouvantée, les mains jointes. Elle resta là, debout, la bouche ouverte, les yeux agrandis, regardant la fenêtre.

Je m'étais assis sur l'appui de bois, les oreilles pleines du grondement des eaux. Je ne sais depuis combien de temps nous étions, Babet et moi, dans cette stupeur douloureuse, lorsqu'une voix m'appela. C'était Jacques qui se tenait au mur, sous la fenêtre. Je lui tendis la main, et il remonta.

Babet le prit avec force dans ses bras. Elle pouvait sangloter, maintenant; elle se soulageait.

Il ne fut pas question de Marguerite. Jacques n'osait dire qu'il n'avait pu la retrouver, et nous n'osions le questionner sur ses recherches.

Il me prit à part, il me ramena à la fenêtre.

– Père, me dit-il à demi-voix, il y a déjà plus de deux mètres d'eau dans la cour, et la rivière monte toujours. Nous ne pouvons rester ici davantage.

Jacques avait raison. La maison s'émiettait, les planches des hangars s'en allaient une à une. Puis, cette mort de Marguerite pesait sur nous. Babet, affolée, nous suppliait. Sur le grand lit, la petite Marie restait seule paisible, sa poupée entre les bras, dormant avec son bon sourire d'ange.

A chaque minute, le péril croissait. L'eau allait atteindre l'appui de la fenêtre et envahir la chambre. On aurait dit qu'une machine de guerre ébranlait la ferme à coups sourds, profonds, réguliers. Le courant devait nous prendre en pleine façade. Et nous ne pouvions espérer aucuns secours humains!

– Les minutes sont précieuses, dit Jacques avec angoisse. Nous allons être écrasés sous les décombres… Cherchons des planches, construisons un radeau.

Il disait cela dans la fièvre. Certes, j'aurais mille fois préféré être au milieu de la rivière, sur quelques poutres liées ensemble, que sous le toit de cette maison qui allait s'effondrer. Mais où prendre les poutres nécessaires? De rage, j'arrachai les planches des armoires, Jacques brisa les meubles, nous enlevâmes les volets, toutes les pièces de bois que nous pûmes atteindre. Et sentant qu'il était impossible d'utiliser ces débris, nous les jetions au milieu de la chambre, devenus furieux, cherchant toujours.

Notre dernière espérance s'en allait, nous comprenions notre misère et notre impuissance. L'eau montait; les voix rauques de la Durance nous appelaient avec colère. Alors, j'éclatai en sanglots, je pris Babet entre mes bras frémissants, je suppliai Jacques de venir près de nous. Je voulais que nous mourions tous dans une même étreinte.

Jacques s'était remis à la fenêtre. Et, brusquement:

– Père, cria-t-il, nous sommes sauvés!.. Viens voir.

Le ciel était bon. Le toit d'un hangar, arraché par le courant, venait d'échouer devant la fenêtre. Ce toit, large de plusieurs mètres, était fait de poutres légères et de chaume; il surnageait, il devait fermer un excellent radeau. Je joignis les mains, j'aurais adoré ce bois et cette paille.

Jacques sauta sur le toit, après l'avoir fortement amarré. Il marcha sur le chaume, s'assurant de la solidité de chaque partie. Le chaume résista; nous pouvions nous aventurer sans crainte.

– Oh! il nous portera bien tous, dit Jacques joyeusement. Vois donc comme il s'enfonce peu dans l'eau!.. La difficile sera de le diriger.

Il regarda autour de lui et saisit au passage deux perches que le courant emportait.

– Eh! voici les rames, continua-t-il… Père, nous nous mettrons, toi à l'arrière, moi à l'avant, et nous conduirons aisément le radeau. Il n'y a pas trois mètres de fond… Vite, vite, embarquez, il ne faut pas perdre une minute.

Ma pauvre Babet tâchait de sourire. Elle enveloppa délicatement la petite Marie dans un châle; l'enfant venait de se réveiller; toute effrayée, elle gardait un silence coupé de gros soupirs. Je mis une chaise devant la fenêtre, je fis monter Babet sur le radeau. Comme je la tenais dans mes bras, je l'embrassai avec une émotion poignante; je sentais que ce baiser était un baiser suprême.

L'eau commençait à couler dans la chambre. Nous avions les pieds trempés. Je m'embarquai le dernier; puis, je déliai la corde. Le courant nous collait contre le mur; il nous fallut des précautions et des efforts infinis pour nous éloigner de la ferme.

Peu à peu, le brouillard était tombé. Lorsque nous partîmes, il pouvait être minuit. Les étoiles se noyaient encore dans une buée; la lune, presque au bord de l'horizon, éclairait la nuit d'une sorte d'aurore blafarde.

C'est alors que l'inondation nous apparut dans toute son horreur grandiose. La vallée était devenue fleuve. D'un coteau à l'autre, entre les masses sombres des cultures, la Durance passait énorme, seule vivante dans l'horizon mort, grondant d'une voix souveraine, gardant dans sa colère la majesté de son jet colossal. Par endroits, des bouquets d'arbres émergeaient, tachant la nappe pâle de marbrures noires. Je reconnus, devant nous, les cimes des chênes de l'allée; le courant nous poussait vers ces branches qui étaient pour nous autant de récifs. Autour du radeau flottaient des débris, des pièces de bois, des tonneaux vides, des paquets d'herbes; la rivière charriait les ruines que sa colère avait faites.

A gauche, nous apercevions les lumières de Dourgues. Des lueurs de lanternes couraient dans la nuit. L'eau n'avait pas dû monter jusqu'au village; les terres basses seules étaient envahies. Des secours allaient arriver sans doute. Nous interrogions les clartés qui traînaient sur l'eau; il nous semblait, à chaque instant, entendre des bruits de rames.

 

Nous étions partis à l'aventure. Dès que le radeau fut au milieu du courant, perdu dans les tourbillons de la rivière, l'angoisse nous reprit, nous regrettâmes presque d'avoir quitté la ferme. Je me tournai parfois, je regardai la maison qui restait toujours debout, grise sur l'eau blanche. Babet, accroupie au milieu du radeau, dans le chaume du toit, tenait la petite Marie sur ses genoux, la tête contre sa poitrine, pour lui cacher l'horreur de la rivière, toutes deux repliées, courbées dans un embrassement, comme rapetissées par la crainte. Jacques, debout à l'avant, appuyait de toute sa puissance sur sa perche; il nous jetait, par instants, de rapides regards, puis se remettait silencieusement à la besogne. Je le secondais de mon mieux, mais nos efforts pour gagner la rive restaient sans effet. Peu à peu, malgré nos perches que nous enfoncions dans la vase à les briser, nous étions dérivés; une force, qui semblait venir du fond de l'eau, nous poussait au large. Lentement, la Durance s'emparait de nous.

Luttant, baignés de sueur, nous en étions arrivés à la colère, nous nous battions avec la rivière comme avec un être vivant, cherchant à la vaincre, à la blesser, à la tuer. Elle nous serrait entre ses bras de géant, et nos perches devenaient, dans nos mains, des armes que nous lui enfoncions en pleine poitrine avec rage. Elle rugissait, elle nous jetait sa bave au visage, elle se tordait sous nos coups. Les dents serrées, nous résistions à sa victoire. Nous ne voulions pas être vaincus. Et il nous prenait des envies folles d'assommer le monstre, de le calmer à coups de poing.

Lentement, nous allions au large. Nous étions déjà à l'entrée de l'allée de chênes. Les branches noires perçaient l'eau qu'elles déchiraient avec des bruits lamentables. La mort nous attendait peut-être là, dans un heurt. Je criai à Jacques de prendre l'allée et de la suivre, en s'appuyant aux branches. Et c'est ainsi que je passai une dernière fois au milieu de cette allée de chênes où j'avais promené ma jeunesse et mon âge mûr. Dans la nuit terrible, sur le gouffre hurlant, je songeai à mon oncle Lazare, je vis les belles heures de ma vie me sourire tristement.

Au bout de l'allée, la Durance triompha. Nos perches ne touchèrent plus le fond. L'eau nous emporta dans l'élan furieux de sa victoire. Et maintenant elle pouvait faire de nous ce qu'il lui plairait. Nous nous abandonnâmes. Nous descendions avec une rapidité effrayante. De grands nuages, des haillons sales et troués traînaient dans le ciel; puis, lorsque la lune se cachait, une obscurité lugubre tombait. Alors nous roulions dans le chaos. Des flots énormes d'un noir d'encre, pareils à des dos de poissons, nous emportaient en tournoyant. Je ne voyais plus Babet ni les enfants. Je me sentais déjà dans la mort.

J'ignore combien de temps dura cette course suprême. Brusquement, la lune se dégagea, les horizons blanchirent. Et, dans cette lumière, j'aperçus en face de nous une masse noire, qui barrait le chemin, et sur laquelle nous courions de toute la violence du courant. Nous étions perdus, nous allions nous briser là.

Babet s'était levée toute droite. Elle me tendait la petite Marie.

– Prends l'enfant, me cria-t-elle… Laisse-moi, laisse-moi!

Jacques avait déjà saisi Babet dans ses bras. D'une voix forte:

– Père, dit-il, sauvez la petite… Je sauverai ma mère.

La masse noire était devant nous. Je crus reconnaître un arbre. Le choc fut terrible, et le radeau, fendu en deux, sema sa paille et ses poutres dans le tourbillon de l'eau.

Je tombai, serrant avec force la petite Marie. L'eau glacée me rendit tout mon courage. Remonté à la surface de la rivière, je maintins l'enfant, je la couchai à moitié sur mon cou, et je me mis à nager péniblement. Si la petite ne s'était pas évanouie et qu'elle se fût débattue, nous serions restés tous les deux au fond du gouffre.

Et, tandis que je nageais, une anxiété me serrait à la gorge. J'appelais Jacques, je cherchais à voir au loin; mais je n'entendais que le grondement, je ne voyais que la nappe pâle de la Durance. Jacques et Babet étaient au fond. Elle avait dû s'attacher à lui, l'entraîner dans une étreinte mortelle. Quelle agonie atroce! J'aurais voulu mourir; j'enfonçais lentement, j'allais les retrouver sous l'eau noire. Et, dès que le flot touchait à la face de la petite Marie, je luttais de nouveau avec une énergie farouche pour me rapprocher de la rive.

C'est ainsi que j'abandonnai Babet et Jacques, désespéré de ne pouvoir mourir comme eux, les appelant toujours d'une voix rauque. La rivière me jeta sur les cailloux, pareil à un de ces paquets d'herbe qu'elle laissait dans sa course. Lorsque je revins à moi, je pris entre les bras ma fille qui ouvrait les yeux. Le jour naissait. Ma nuit d'hiver était finie, cette terrible nuit qui avait été complice du meurtre de ma femme et de mon fils.

A cette heure, après des années de regrets, une dernière consolation me reste. Je suis l'hiver glacé, mais je sens en moi tressaillir le printemps prochain. Mon oncle Lazare le disait: nous ne mourons jamais. J'ai eu les quatre saisons, et voilà que je reviens au printemps, voilà que ma chère Marie recommence les éternelles joies et les éternelles douleurs.

FIN