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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Pourtant, au bout d'un silence, Henriette parla.

– Je tournais le dos, je tenais un bol de bouillon, quand il a jeté un cri… Je n'ai eu que le temps d'accourir, et il est mort, en m'appelant, en vous appelant, vous aussi, dans un flot de sang…

Son frère, mon Dieu! son Maurice adoré par delà la naissance, qui était un autre elle-même, qu'elle avait élevé, sauvé! son unique tendresse, depuis qu'elle avait vu, à Bazeilles, contre un mur, le corps de son pauvre Weiss troué de balles! La guerre achevait donc de lui prendre tout son coeur, elle resterait donc seule au monde, veuve et dépareillée, sans personne qui l'aimerait!

– Ah! bon sang! cria Jean dans un sanglot, c'est ma faute!.. Mon cher petit pour qui j'aurais donné ma peau, et que je vais massacrer comme une brute!.. Qu'allons-nous devenir? Me pardonnerez-vous jamais?

Et, à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent, et ils restèrent bouleversés de ce qu'ils pouvaient enfin y lire nettement. Le passé s'évoquait, la chambre perdue de Remilly, où ils avaient vécu des jours si tristes et si doux. Lui, retrouvait son rêve, d'abord inconscient, ensuite à peine formulé: la vie là-bas, un mariage, une petite maison, la culture d'un champ qui suffirait à nourrir un ménage de braves gens modestes. Maintenant, c'était un désir ardent, une certitude aiguë qu'avec une femme comme elle, si tendre, si active, si brave, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Et, elle, qui autrefois n'était pas même effleurée par ce rêve, dans le don chaste et ignoré de son coeur, voyait clair à présent, comprenait tout d'un coup. Ce mariage lointain, elle-même l'avait voulu alors, sans le savoir. La graine qui germait avait cheminé sourdement, elle l'aimait d'amour, ce garçon près duquel elle n'avait d'abord été que consolée. Et leurs regards se disaient cela, et ils ne s'aimaient ouvertement, à cette heure, que pour l'adieu éternel. Il fallait encore cet affreux sacrifice, l'arrachement dernier, leur bonheur possible la veille s'écroulant aujourd'hui avec le reste, s'en allant avec le flot de sang qui venait d'emporter leur frère.

Jean se releva, d'un long et pénible effort des genoux.

– Adieu!

Sur le carreau, Henriette restait immobile.

– Adieu!

Mais Jean s'était approché du corps de Maurice. Il le regarda, avec son grand front qui semblait plus grand, sa longue face mince, ses yeux vides, jadis un peu fous, où la folie s'était éteinte. Il aurait bien voulu l'embrasser, son cher petit, comme il l'avait nommé tant de fois, et il n'osa pas. Il se voyait couvert de son sang, il reculait devant l'horreur du destin. Ah! quelle mort, sous l'effondrement de tout un monde! Au dernier jour, sous les derniers débris de la Commune expirante, il avait donc fallu cette victime de plus! Le pauvre être s'en était allé, affamé de justice, dans la suprême convulsion du grand rêve noir qu'il avait fait, cette grandiose et monstrueuse conception de la vieille société détruite, de Paris brûlé, du champ retourné et purifié, pour qu'il y poussât l'idylle d'un nouvel âge d'or.

Jean, plein d'angoisse, se retourna vers Paris. À cette fin si claire d'un beau dimanche, le soleil oblique, au ras de l'horizon, éclairait la ville immense d'une ardente lueur rouge. On aurait dit un soleil de sang, sur une mer sans borne. Les vitres des milliers de fenêtres braisillaient, comme attisées sous des soufflets invisibles; les toitures s'embrasaient, telles que des lits de charbons; les pans de murailles jaunes, les hauts monuments, couleur de rouille, flambaient avec les pétillements de brusques feux de fagots, dans l'air du soir. Et n'était-ce pas la gerbe finale, le gigantesque bouquet de pourpre, Paris entier brûlant ainsi qu'une fascine géante, une antique forêt sèche, s'envolant au ciel d'un coup, en un vol de flammèches et d'étincelles? Les incendies continuaient, de grosses fumées rousses montaient toujours, on entendait une rumeur énorme, peut- être les derniers râles des fusillés, à la caserne Lobau, peut- être la joie des femmes et le rire des enfants, dînant dehors après l'heureuse promenade, assis aux portes des marchands de vin. Des maisons et des édifices saccagés, des rues éventrées, de tant de ruines et de tant de souffrances, la vie grondait encore, au milieu du flamboiement de ce royal coucher d'astre, dans lequel Paris achevait de se consumer en braise.

Alors, Jean eut une sensation extraordinaire. Il lui sembla, dans cette lente tombée du jour, au-dessus de cette cité en flammes, qu'une aurore déjà se levait. C'était bien pourtant la fin de tout, un acharnement du destin, un amas de désastres tels, que jamais nation n'en avait subi d'aussi grands: les continuelles défaites, les provinces perdues, les milliards à payer, la plus effroyable des guerres civiles noyée sous le sang, des décombres et des morts à pleins quartiers, plus d'argent, plus d'honneur, tout un monde à reconstruire! Lui-même y laissait son coeur déchiré, Maurice, Henriette, son heureuse vie de demain emportée dans l'orage. Et pourtant, par delà la fournaise, hurlante encore, la vivace espérance renaissait, au fond du grand ciel calme, d'une limpidité souveraine. C'était le rajeunissement certain de l'éternelle nature, de l'éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l'arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles.

Dans un sanglot, Jean répéta:

– Adieu!

Henriette ne releva pas la tête, la face cachée entre ses deux mains jointes.

– Adieu!

Le champ ravagé était en friche, la maison brûlée était par terre; et Jean, le plus humble et le plus douloureux, s'en alla, marchant à l'avenir, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire.