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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Dans l'exaltation de cette lutte suprême, il y avait deux grands jours que Maurice n'avait pas songé à Jean. Et Jean non plus, depuis qu'il était entré dans Paris avec son régiment, dont on avait renforcé la division Bruat, ne s'était pas, une seule minute, souvenu de Maurice. La veille, il avait fait le coup de feu au Champ de Mars et sur l'esplanade des Invalides. Puis, ce jour-là, il n'avait quitté la place du Palais-Bourbon que vers midi, pour enlever les barricades du quartier, jusqu'à la rue des saints-Pères. Lui, si calme, s'était peu à peu exaspéré, dans cette guerre fratricide, au milieu de camarades dont l'ardent désir était de se reposer enfin, après tant de mois de fatigue. Les prisonniers, qu'on ramenait d'Allemagne et qu'on incorporait, ne dérageaient pas contre Paris; et il y avait encore les récits des abominations de la Commune, qui le jetaient hors de lui, en blessant son respect de la propriété et son besoin d'ordre. Il était resté le fond même de la nation, le paysan sage, désireux de paix, pour qu'on recommençât à travailler, à gagner, à se refaire du sang. Mais surtout, dans cette colère grandissante, qui emportait jusqu'à ses plus tendres préoccupations, les incendies étaient venus l'affoler. Brûler les maisons, brûler les palais, parce qu'on n'était pas les plus forts, ah ça, non, par exemple! Il n'y avait que des bandits capables d'un coup pareil. Et lui dont les exécutions sommaires, la veille, avaient serré le coeur, ne s'appartenait plus, farouche, les yeux hors de la tête, tapant, hurlant.

Violemment, Jean déboucha dans la rue du Bac, avec les quelques hommes de son escouade. D'abord, il ne vit personne, il crut que la barricade venait d'être évacuée. Puis, là-bas, entre deux sacs de terre, il aperçut un communard qui remuait, qui épaulait, tirant encore dans la rue de Lille. Et ce fut sous la poussée furieuse du destin, il courut, il cloua l'homme sur la barricade, d'un coup de baïonnette.

Maurice n'avait pas eu le temps de se retourner. Il jeta un cri, il releva la tête. Les incendies les éclairaient d'une aveuglante clarté.

– Oh! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi?

Mourir, il le voulait, il en avait l'enragée impatience. Mais mourir de la main de son frère, c'était trop, cela lui gâtait la mort, en l'empoisonnant d'une abominable amertume.

– Est-ce donc toi, Jean, mon vieux Jean?

Foudroyé, dégrisé, Jean le regardait. Ils étaient seuls, les autres soldats s'étaient déjà mis à la poursuite des fuyards. Autour d'eux, les incendies flambaient plus haut, les fenêtres vomissaient de grandes flammes rouges, tandis qu'on entendait, à l'intérieur, l'écroulement embrasé des plafonds. Et Jean s'abattit près de Maurice, sanglotant, le tâtant, tâchant de le soulever, pour voir s'il ne pourrait pas le sauver encore.

– Oh! mon petit, mon pauvre petit!

VIII

Lorsque le train, qui arrivait de Sedan, après des retards sans nombre, finit par entrer dans la gare de Saint-Denis, vers neuf heures, une grande clarté rouge éclairait déjà le ciel, au sud, comme si tout Paris se fût embrasé. À mesure que la nuit s'était faite, cette lueur avait grandi; et, peu à peu, elle gagnait l'horizon entier, ensanglantant un vol de petits nuages qui se noyaient, vers l'est, au fond des ténèbres accrues.

Henriette, la première, sauta du wagon, inquiète de ces reflets d'incendie, que les voyageurs avaient aperçus, au travers des champs noirs, par les portières du train en marche. D'ailleurs, des soldats Prussiens, qui venaient d'occuper militairement la gare, forçaient tout le monde à descendre, tandis que deux d'entre eux, sur le quai d'arrivée, criaient en un rauque Français:

– Paris brûle… On ne va pas plus loin, tout le monde descend…

Paris brûle, Paris brûle…

Ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon Dieu! Arrivait- elle donc trop tard? Maurice n'ayant pas répondu à ses deux dernières lettres, elle avait éprouvé de si mortelles inquiétudes, aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes, qu'elle s'était décidée brusquement à quitter Remilly. Depuis des mois, chez l'oncle Fouchard, elle s'attristait; les troupes d'occupation, à mesure que Paris avait prolongé sa résistance, étaient devenues plus exigeantes et plus dures; et, maintenant que les régiments, un à un, rentraient en Allemagne, de continuels passages de soldats épuisaient de nouveau les campagnes et les villes. Le matin, comme elle se levait au petit jour, pour aller prendre le chemin de fer à Sedan, elle avait vu la cour de la ferme pleine d'un flot de cavaliers, qui avaient dormi là, couchés pêle-mêle, enveloppés dans leurs manteaux. Ils étaient si nombreux, qu'ils couvraient la terre. Puis, à un brusque appel de clairon, tous s'étaient dressés, silencieux, drapés à longs plis, si serrés les uns contre les autres, qu'elle avait cru assister à la résurrection d'un champ de bataille, sous l'éclat des trompettes du jugement dernier. Et elle retrouvait encore des Prussiens à Saint-Denis, et c'étaient eux qui jetaient ce cri, qui la bouleversait:

– Tout le monde descend, on ne va pas plus loin… Paris brûle,

Paris brûle…

Éperdue, Henriette se précipita, avec sa petite valise, demanda des renseignements. On se battait depuis deux jours dans Paris, la ligne ferrée était coupée, les Prussiens restaient en observation. Mais elle voulait passer quand même, elle avisa sur le quai le capitaine qui commandait la compagnie occupant la gare, elle courut à lui.

– Monsieur, je vais rejoindre mon frère dont je suis affreusement inquiète. Je vous en supplie, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Elle s'arrêta, surprise, en reconnaissant le capitaine, dont un bec de gaz venait d'éclairer le visage.

– C'est vous, Otto… Oh! soyez bon, puisque le hasard nous remet une fois encore face à face.

Otto Gunther, le cousin, était toujours serré correctement dans son uniforme de capitaine de la garde. Il avait son air sec de bel officier bien tenu. Et lui ne reconnaissait pas cette femme mince, l'air chétif, avec ses pâles cheveux blonds, son joli visage doux, cachés sous le crêpe de son chapeau. Ce fut seulement à la clarté brave et droite de ses yeux, qu'il finit par se souvenir. Il eut simplement un petit geste.

– Vous savez que j'ai un frère soldat, continuait ardemment Henriette. Il est resté dans Paris, j'ai peur qu'il ne se soit mêlé à toute cette horrible lutte… Je vous en supplie, Otto, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Alors, il se décida à parler.

– Mais je vous assure que je ne puis rien… Depuis hier, les trains ne circulent plus, je crois qu'on a enlevé des rails, du côté des remparts. Et je n'ai à ma disposition ni voiture, ni cheval, ni homme pour vous conduire.

Elle le regardait, elle ne bégayait plus que des plaintes sourdes, dans son chagrin de le trouver si froid, si résolu à ne pas lui venir en aide.

– Oh! mon Dieu, vous ne voulez rien faire… Oh! mon Dieu, à qui vais-je m'adresser?

Ces Prussiens qui étaient les maîtres tout-Puissants, qui, d'un mot, auraient bouleversé la ville, réquisitionné cent voitures, fait sortir des écuries mille chevaux! Et il refusait de son air hautain de vainqueur dont la loi était de ne jamais intervenir dans les affaires des vaincus, les jugeant sans doute malpropres, salissantes pour sa gloire toute fraîche.

– Enfin, reprit Henriette, en tâchant de se calmer, vous savez au moins ce qui se passe, vous pouvez bien me le dire.

Il eut un sourire mince, à peine sensible.

– Paris brûle… Tenez! venez par ici, on voit parfaitement.

Et il marcha devant elle, il sortit de la station, alla le long des rails pendant une centaine de pas, pour atteindre une passerelle de fer, construite en travers de la voie. Quand ils eurent gravi l'étroit escalier et qu'ils se trouvèrent en haut, appuyés à la rampe, l'immense plaine rase se déroula, par-dessus un talus.

– Vous voyez, Paris brûle…

Il pouvait être neuf heures et demie. La lueur rouge, qui incendiait le ciel, grandissait toujours. À l'est, le vol de petits nuages ensanglantés s'était perdu, il ne restait au zénith qu'un tas d'encre, où se reflétaient les flammes lointaines. Maintenant, toute la ligne de l'horizon était en feu; mais, par endroits, on distinguait des foyers plus intenses, des gerbes d'un pourpre vif, dont le jaillissement continu rayait les ténèbres, au milieu de grandes fumées volantes. Et l'on aurait dit que les incendies marchaient, que quelque forêt géante s'allumait là-bas, d'arbre en arbre, que la terre elle-même allait flamber, embrasée par ce colossal bûcher de Paris.

– Tenez! expliqua Otto, c'est Montmartre, cette bosse que l'on voit se détacher en noir sur le fond rouge… À gauche, à la Villette, à Belleville, rien ne brûle encore. Le feu a dû être mis dans les beaux quartiers, et ça gagne, ça gagne… Regardez donc! à droite, voilà un autre incendie qui se déclare! On aperçoit les flammes, tout un bouillonnement de flammes, d'où monte une vapeur ardente… Et d'autres, d'autres encore, partout!

Il ne criait pas, il ne s'exaltait pas, et l'énormité de sa joie tranquille terrifiait Henriette. Ah! ces Prussiens qui voyaient ça! Elle le sentait insultant par son calme, par son demi-sourire, comme s'il avait prévu et attendu depuis longtemps ce désastre sans exemple. Enfin, Paris brûlait, Paris dont les obus allemands n'avaient pu qu'écorner les gouttières! Toutes ses rancunes se trouvaient satisfaites, il semblait vengé de la longueur démesurée du siège, des froids terribles, des difficultés sans cesse renaissantes, dont l'Allemagne gardait encore l'irritation. Dans l'orgueil du triomphe, les provinces conquises, l'indemnité des cinq milliards, rien ne valait ce spectacle de Paris détruit, frappé de folie furieuse, s'incendiant lui-même et s'envolant en fumée, par cette claire nuit de printemps.

– Ah! c'était certain, ajouta-t-il à voix plus basse. De la grande besogne!

 

Une douleur croissante serrait le coeur d'Henriette, à l'étouffer, devant l'immensité de la catastrophe. Pendant quelques minutes, son malheur personnel disparut, emporté dans cette expiation de tout un peuple. La pensée du feu dévorant des vies humaines, la vue de la ville embrasée à l'horizon, jetant la lueur d'enfer des capitales maudites et foudroyées, lui arrachaient des cris involontaires. Elle joignit les mains, elle demanda:

– Qu'avons-nous donc fait, mon Dieu! pour être punis de la sorte?

Déjà, Otto levait le bras, dans un geste d'apostrophe. Il allait parler, avec la véhémence de ce froid et dur protestantisme militaire qui citait des versets de la bible. Mais un regard sur la jeune femme, dont il venait de rencontrer les beaux yeux de clarté et de raison, l'arrêta. Et, d'ailleurs, son geste avait suffi, il avait dit sa haine de race, sa conviction d'être en France le justicier, envoyé par le Dieu des armées pour châtier un peuple pervers. Paris brûlait en punition de ses siècles de vie mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses débauches. De nouveau, les germains sauveraient le monde, balayeraient les dernières poussières de la corruption latine.

Il laissa retomber son bras, il dit simplement:

– C'est la fin de tout… Un autre quartier s'allume, cet autre foyer, là-bas, plus à gauche… Vous voyez bien cette grande raie qui s'étale, ainsi qu'un fleuve de braise.

Tous deux se turent, un silence épouvanté régna. En effet, des crues subites de flammes montaient sans cesse, débordaient dans le ciel, en ruissellements de fournaise. À chaque minute, la mer de feu élargissait sa ligne d'infini, une houle incandescente d'où s'exhalaient maintenant des fumées qui amassaient, au-dessus de la ville, une immense nuée de cuivre sombre; et un léger vent devait la pousser, elle s'en allait lentement à travers la nuit noire, barrant la voûte de son averse scélérate de cendre et de suie.

Henriette eut un tressaillement, sembla sortir d'un cauchemar; et, reprise par l'angoisse où la jetait la pensée de son frère, elle se fit une dernière fois suppliante.

– Alors, vous ne pouvez rien pour moi, vous refusez de m'aider à entrer dans Paris?

D'un nouveau geste, Otto parut vouloir balayer l'horizon.

– À quoi bon? puisque, demain, il n'y aura plus là-bas que des décombres!

Et ce fut tout, elle descendit de la passerelle, sans dire même un adieu, fuyant avec sa petite valise; tandis que lui resta longtemps encore là-haut, immobile et mince, sanglé dans son uniforme, noyé de nuit, s'emplissant les yeux de la monstrueuse fête que lui donnait le spectacle de la Babylone en flammes.

Comme Henriette sortait de la gare, elle eut la chance de tomber sur une grosse dame qui faisait marché avec un voiturier, pour qu'il la conduisît immédiatement à Paris, rue Richelieu; et elle la pria tant, avec des larmes si touchantes, que celle-ci finit par consentir à l'emmener. Le voiturier, un petit homme noir, fouetta son cheval, n'ouvrit pas la bouche de tout le trajet. Mais la grosse dame ne tarissait pas, racontait comment, ayant quitté sa boutique l'avant-veille, après l'avoir fermée, elle avait eu le tort d'y laisser des valeurs, cachées dans un mur. Aussi, depuis deux heures que la ville flambait, n'était-elle plus obsédée que d'une idée unique, celle de retourner là-bas, de reprendre son bien, même au travers du feu. À la barrière, il n'y avait qu'un poste somnolent, la voiture passa sans trop de difficulté, d'autant plus que la dame mentait, racontait qu'elle était allée chercher sa nièce pour soigner, à elles deux, son mari blessé par les versaillais. Les grands obstacles commencèrent dans les rues, des barricades barraient la chaussée à chaque instant, il fallait faire de continuels détours. Enfin, au boulevard poissonnière, le voiturier déclara qu'il n'irait pas plus loin. Et les deux femmes durent continuer à pied, par la rue du sentier, la rue des jeûneurs et tout le quartier de la bourse. À mesure qu'elles s'étaient approchées des fortifications, le ciel incendié les avait éclairées d'une clarté de plein jour. Maintenant, elles étaient surprises du calme désert de cette partie de la ville, où ne parvenait que la palpitation d'un grondement lointain. Dès la bourse pourtant, des coups de feu leur arrivèrent, il leur fallut se glisser le long des maisons. Rue de Richelieu, quand elle eut retrouvé sa boutique intacte, ce fut la grosse dame, ravie, qui tint absolument à mettre sa compagne dans son chemin: rue du Hasard, rue Sainte-Anne, enfin rue des Orties. Des fédérés, dont le bataillon occupait encore la rue Sainte-Anne, voulurent un moment les empêcher de passer. Enfin, il était quatre heures, il faisait jour, lorsque Henriette, épuisée d'émotions et de fatigue, trouva grande ouverte la vieille maison de la rue des Orties. Et, après avoir monté l'étroit escalier sombre, elle dut prendre, derrière une porte, une échelle qui conduisait sur les toits.

Maurice, à la barricade de la rue du Bac, entre les deux sacs de terre, avait pu se relever sur les genoux, et une espérance s'était emparée de Jean, qui croyait l'avoir cloué au sol.

– Oh! mon petit, est-ce que tu vis encore? Est-ce que j'aurai cette chance, sale brute que je suis? … Attends, laisse-moi voir.

Il examina la blessure avec précaution, à la clarté vive des incendies. La baïonnette avait traversé le bras, près de l'épaule droite; et le pis était qu'elle avait pénétré ensuite entre deux côtes, intéressant sans doute le poumon. Pourtant, le blessé respirait sans trop de difficulté. Son bras seul pendait, inerte.

– Mon pauvre vieux, ne te désespère donc pas! Je suis content tout de même, j'aime mieux en finir… Tu avais assez fait pour moi, car il y a longtemps, sans toi, que j'aurais crevé ainsi, au bord d'un chemin.

Mais, à l'entendre dire ces choses, Jean était repris d'une violente douleur.

– Veux-tu te taire! Tu m'as sauvé deux fois des pattes des Prussiens. Nous étions quittes, c'était à mon tour de donner ma vie, et je te massacre… Ah! tonnerre de Dieu! j'étais donc soûl, que je ne t'ai pas reconnu, oui! Soûl comme un cochon, d'avoir déjà trop bu de sang!

Des larmes avaient jailli de ses yeux, au souvenir de leur séparation, là-bas, à Remilly, lorsqu'ils s'étaient quittés en se demandant si l'on se reverrait un jour, et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie. Ca ne servait donc à rien d'avoir passé ensemble des jours sans pain, des nuits sans sommeil, avec la mort toujours présente? C'était donc, pour les amener à cette abomination, à ce fratricide monstrueux et imbécile, que leurs coeurs s'étaient fondus l'un dans l'autre, pendant ces quelques semaines d'héroïque vie commune? Non, non! il se révoltait.

– Laisse-moi faire, mon petit, il faut que je te sauve.

D'abord, il devait l'emmener de là, car la troupe achevait les blessés. La chance voulait qu'ils fussent seuls, il s'agissait de ne pas perdre une minute. Vivement, à l'aide de son couteau, il fendit la manche, enleva ensuite l'uniforme entier. Du sang coulait, il se hâta de bander le bras solidement, avec des lambeaux arrachés de la doublure. Ensuite, il tamponna la plaie du torse, attacha le bras par-dessus. Il avait heureusement un bout de corde, il serra avec force ce pansement barbare, qui offrait l'avantage d'immobiliser tout le côté atteint et d'empêcher l'hémorragie.

– Peux-tu marcher?

– Oui, je crois.

Mais il n'osait l'emmener ainsi, en manches de chemise. Une brusque inspiration le fit courir dans une rue voisine, où il avait vu un soldat mort, et il revint avec une capote et un képi. Il lui jeta la capote sur les épaules, l'aida à passer son bras valide, dans la manche gauche. Puis, quand il l'eut coiffé du képi:

– Là, tu es des nôtres… Où allons-nous?

C'était le grand embarras. Tout de suite, dans son réveil d'espoir et de courage, l'angoisse revint. Où trouver un abri assez sûr? Les maisons étaient fouillées, on fusillait tous les communards pris les armes à la main. Et, d'ailleurs, ni l'un ni l'autre ne connaissait quelqu'un dans ce quartier, pas une âme à qui demander asile, pas une cachette où disparaître.

– Le mieux encore, ce serait chez moi, dit Maurice. La maison est à l'écart, personne au monde n'y viendra… Mais c'est de l'autre côté de l'eau, rue des Orties.

Jean, désespéré, irrésolu, mâchait de sourds jurons.

– Nom de Dieu! Comment faire?

Il ne fallait pas songer à filer par le pont royal, que les incendies éclairaient d'une éclatante lumière de plein soleil. À chaque instant, des coups de feu partaient des deux rives. D'ailleurs, on se serait heurté aux Tuileries en flammes, au Louvre barricadé, gardé, comme à une barrière infranchissable.

– Alors, c'est foutu, pas moyen de passer! déclara Jean, qui avait habité Paris pendant six mois, au retour de la campagne d'Italie.

Brusquement, une idée lui vint. S'il y avait des barques, au bas du pont royal, comme autrefois, on allait pouvoir tenter le coup. Ce serait très long, dangereux, pas commode; mais on n'avait pas le choix, et il fallait se décider vite.

– Écoute, mon petit, filons toujours d'ici, ce n'est pas sain… Moi, je raconterai à mon lieutenant que des communards m'ont pris et que je me suis échappé.

Il l'avait saisi par son bras valide, il le soutint, l'aida à franchir le bout de la rue du Bac, au milieu des maisons qui flambaient maintenant de haut en bas, comme des torches démesurées. Une pluie de tisons ardents tombait sur eux, la chaleur était si intense, que tout le poil de leur face grillait. Puis, quand ils débouchèrent sur le quai, ils restèrent comme aveuglés un instant, sous l'effrayante clarté des incendies, brûlant en gerbes immenses, aux deux bords de la Seine.

– Ce n'est pas les chandelles qui manquent, grogna Jean, ennuyé de ce plein jour.

Et il ne se sentit un peu en sûreté que lorsqu'il eut fait descendre à Maurice l'escalier de la berge, à gauche du pont royal, en aval. Là, sous le bouquet de grands arbres, au bord de l'eau, ils étaient cachés. Pendant près d'un quart d'heure, des ombres noires qui s'agitaient en face, sur l'autre quai, les inquiétèrent. Il y eut des coups de feu, on entendit un grand cri, puis un plongeon, avec un brusque rejaillissement d'écume. Le pont était évidemment gardé.

– Si nous passions la nuit dans cette baraque? demanda Maurice, en montrant un bureau en planches de la navigation.

– Ah! ouiche! pour être pincés demain matin!

Jean avait toujours son idée. Il venait bien de trouver là toute une flottille de petites barques. Mais elles étaient enchaînées, comment en détacher une, dégager les rames? Enfin, il découvrit une vieille paire de rames, il put forcer un cadenas, mal fermé sans doute; et, tout de suite, lorsqu'il eut couché Maurice à l'avant du canot, il s'abandonna avec prudence au fil du courant, longeant le bord, dans l'ombre des bains froids et des péniches. Ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, épouvantés de l'exécrable spectacle qui se déroulait. À mesure qu'ils descendaient la rivière, l'horreur semblait grandir, dans le recul de l'horizon. Quand ils furent au pont de Solférino, ils virent d'un regard les deux quais en flammes.

À gauche, c'étaient les Tuileries qui brûlaient. Dès la tombée de la nuit, les communards avaient mis le feu aux deux bouts du palais, au pavillon De Flore et au pavillon de Marsan; et, rapidement, le feu gagnait le pavillon de l'horloge, au centre, où était préparée toute une mine, des tonneaux de poudre entassés dans la salle des maréchaux. En ce moment, les bâtiments intermédiaires jetaient, par leurs fenêtres crevées, des tourbillons de fumée rousse que traversaient de longues flammèches bleues. Les toits s'embrasaient, gercés de lézardes ardentes, s'entr'ouvrant, comme une terre volcanique, sous la poussée du brasier intérieur. Mais, surtout, le pavillon De Flore, allumé le premier, flambait, du rez-de-chaussée aux vastes combles, dans un ronflement formidable. Le pétrole, dont on avait enduit le parquet et les tentures, donnait aux flammes une intensité telle, qu'on voyait les fers des balcons se tordre et que les hautes cheminées monumentales éclataient, avec leurs grands soleils sculptés, d'un rouge de braise.

Puis, à droite, c'était d'abord le palais de la Légion d'Honneur, incendié à cinq heures du soir, qui brûlait depuis près de sept heures, et qui se consumait en une large flambée de bûcher dont tout le bois s'achèverait d'un coup. Ensuite, c'était le palais du Conseil d'État, l'incendie immense, le plus énorme, le plus effroyable, le cube de pierre géant aux deux étages de portiques, vomissant des flammes. Les quatre bâtiments, qui entouraient la grande cour intérieure, avaient pris feu à la fois; et, là, le pétrole, versé à pleines tonnes dans les quatre escaliers, aux quatre angles, avait ruisselé, roulant le long des marches des torrents de l'enfer. Sur la façade du bord de l'eau, la ligne nette de l'attique se détachait en une rampe noircie, au milieu des langues rouges qui en léchaient les bords; tandis que les colonnades, les entablements, les frises, les sculptures apparaissaient avec une puissance de relief extraordinaire, dans un aveuglant reflet de fournaise. Il y avait surtout là un branle, une force du feu si terrible, que le colossal monument en était comme soulevé, tremblant et grondant sur ses fondations, ne gardant que la carcasse de ses murs épais, sous cette violence d'éruption qui projetait au ciel le zinc de ses toitures. Ensuite, c'était, à côté, la caserne d'Orsay dont tout un pan brûlait, en une colonne haute et blanche, pareille à une tour de lumière. Et c'était enfin, derrière, d'autres incendies encore, les sept maisons de la rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de Lille, embrasant l'horizon, détachant les flammes sur d'autres flammes, en une mer sanglante et sans fin.

 

Jean, étranglé, murmura:

– Ce n'est pas Dieu possible! La rivière va prendre feu.

La barque, en effet, semblait portée par un fleuve de braise. Sous les reflets dansants de ces foyers immenses, on aurait cru que la Seine roulait des charbons ardents. De brusques éclairs rouges y couraient, dans un grand froissement de tisons jaunes. Et ils descendaient toujours lentement, au fil de cette eau incendiée, entre les palais en flammes, ainsi que dans une rue démesurée de ville maudite, brûlant aux deux bords d'une chaussée de lave en fusion.

– Ah! dit à son tour Maurice, repris de folie devant cette destruction qu'il avait voulue, que tout flambe donc et que tout saute!

Mais, d'un geste terrifié, Jean le fit taire, comme s'il avait craint qu'un tel blasphème ne leur portât malheur. Était-ce possible qu'un garçon qu'il aimait tant, si instruit, si délicat, en fût arrivé à des idées pareilles? Et il ramait plus fort, car il avait dépassé le pont de Solférino, il se trouvait maintenant dans un large espace découvert. La clarté devenait telle, que la rivière était éclairée comme par le soleil de midi, tombant d'aplomb, sans une ombre. On distinguait les moindres détails avec une précision singulière, les moires du courant, les tas de graviers des berges, les petits arbres des quais. Surtout, les ponts apparaissaient, d'une blancheur éclatante, si nets, qu'on en aurait compté les pierres; et l'on aurait dit, d'un incendie à l'autre, de minces passerelles intactes, au-dessus de cette eau braisillante. Par moments, au milieu de la clameur grondante et continue, de brusques craquements se faisaient entendre. Des rafales de suie tombaient, le vent apportait des odeurs empestées. Et l'épouvantement, c'était que Paris, les autres quartiers lointains, là-bas, au fond de la trouée de la Seine, n'existaient plus. À droite, à gauche, la violence des incendies éblouissait, creusait au delà un abîme noir. On ne voyait plus qu'une énormité ténébreuse, un néant, comme si Paris tout entier, gagné par le feu, fût dévoré, eût déjà disparu dans une éternelle nuit. Et le ciel aussi était mort, les flammes montaient si haut, qu'elles éteignaient les étoiles.

Maurice, que le délire de la fièvre soulevait, eut un rire de fou.

– Une belle fête au Conseil d'État et aux Tuileries… On a illuminé les façades, les lustres étincellent, les femmes dansent… Ah! dansez, dansez donc, dans vos cotillons qui fument, avec vos chignons qui flamboient…

De son bras valide, il évoquait les galas de Gomorrhe et de Sodome, les musiques, les fleurs, les jouissances monstrueuses, les palais crevant de telles débauches, éclairant l'abomination des nudités d'un tel luxe de bougies, qu'ils s'étaient incendiés eux-mêmes. Soudain, il y eut un fracas épouvantable. C'était, aux Tuileries, le feu, venu des deux bouts, qui atteignait la salle des maréchaux. Les tonneaux de poudre s'enflammaient, le pavillon de l'horloge sautait, avec une violence de poudrière. Une gerbe immense monta, un panache qui emplit le ciel noir, le bouquet flamboyant de l'effroyable fête.

– Bravo, la danse! cria Maurice, comme à une fin de spectacle, lorsque tout retombe aux ténèbres.

Jean, bégayant, le supplia de nouveau, en phrases éperdues. Non, non! Il ne fallait point vouloir le mal! Si c'était la destruction de tout, eux-mêmes allaient donc périr? Et il n'avait plus qu'une hâte, aborder, échapper au terrible spectacle. Pourtant, il eut la prudence de dépasser encore le pont de la Concorde, de façon à ne débarquer que sur la berge du quai de la conférence, après le coude de la Seine. Et, à ce moment critique, au lieu de laisser aller le canot, il perdit quelques minutes à l'amarrer solidement, dans son respect instinctif du bien des autres. Son plan était de gagner la rue des Orties, par la place de la Concorde et la rue Saint-Honoré. Après avoir fait asseoir Maurice sur la berge, il monta seul l'escalier du quai, il fut repris d'inquiétude, en comprenant quelle peine ils auraient à franchir les obstacles entassés là. C'était l'imprenable forteresse de la Commune, la terrasse des Tuileries armée de canons, les rues royale, Saint- florentin et de Rivoli barrées par de hautes barricades, solidement construites; et cela expliquait la tactique de l'armée de Versailles, dont les lignes, cette nuit-là, formaient un immense angle rentrant, le sommet à la place de la Concorde, les deux extrémités, l'une, sur la rive droite, à la gare des marchandises de la compagnie du nord, l'autre, sur la rive gauche, à un bastion des remparts, près de la porte d'Arcueil. Mais le jour allait naître, les communards avaient évacué les Tuileries et les barricades, la troupe venait de s'emparer du quartier, au milieu d'autres incendies, douze autres maisons qui brûlaient depuis neuf heures du soir, au carrefour de la rue Saint-Honoré et de la rue royale.

En bas, lorsque Jean fut redescendu sur la berge, il trouva

Maurice somnolent, comme hébété après sa crise de surexcitation.

– Ca ne va pas être facile… Au moins, pourras-tu marcher encore, mon petit?

– Oui, oui, ne t'inquiète pas. J'arriverai toujours, mort ou vivant.

Et il eut surtout de la peine à monter l'escalier de pierre. Puis, en haut, sur le quai, il marcha lentement, au bras de son compagnon, d'un pas de somnambule. Bien que le jour ne se levât pas encore, le reflet des incendies voisins éclairait la vaste place d'une aube livide. Ils en traversèrent la solitude, le coeur serré de cette morne dévastation. Aux deux bouts, de l'autre côté du pont et à l'extrémité de la rue royale, on distinguait confusément les fantômes du Palais-Bourbon et de la Madeleine, labourés par la canonnade. La terrasse des Tuileries, battue en brèche, s'était en partie écroulée. Sur la place même, des balles avaient troué le bronze des fontaines, le tronc géant de la statue de Lille gisait par terre, coupé en deux par un obus, tandis que la statue de Strasbourg, à côté, voilée de crêpe, semblait porter le deuil de tant de ruines. Et il y avait là, près de l'obélisque intact, dans une tranchée, un tuyau à gaz, fendu par quelque coup de pioche, qu'un hasard avait allumé, et qui lâchait, avec un bruit strident, un long jet de flamme.

Jean évita la barricade qui fermait la rue royale, entre le ministère de la marine et le garde-meuble, sauvés du feu. Il entendait, derrière les sacs et les tonneaux de terre dont elle était faite, de grosses voix de soldats. En avant, un fossé la défendait, plein d'eau croupie, où nageait un cadavre de fédéré; et, par une brèche, on apercevait les maisons du carrefour Saint- Honoré, qui achevaient de brûler, malgré les pompes venues de la banlieue, dont on distinguait le ronflement. À droite et à gauche, les petits arbres, les kiosques des marchandes de journaux, étaient brisés, criblés de mitraille. De grands cris s'élevaient, les pompiers venaient de découvrir, dans une cave, sept locataires d'une des maisons, à moitié carbonisés.