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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Ah! mon Dieu! murmura Henriette oppressée, combien de temps tout cela durera-t-il, et le reverrons-nous jamais!

Une rafale plia les arbres, au loin, fit gémir les vieilles charpentes de la ferme. Si l'hiver devait être dur, quelles souffrances pour les pauvres soldats, sans feu, sans pain, qui se battraient dans la neige!

– Bah! conclut Jean, elle est très gentille, sa lettre, et ça fait plaisir d'avoir des nouvelles… Il ne faut jamais désespérer.

Alors, jour à jour, le mois d'octobre s'écoula, des cieux gris et tristes, où le vent ne cessait que pour ramener bientôt des vols plus sombres de nuages. La plaie de Jean se cicatrisait avec une lenteur infinie, le drain ne donnait toujours pas le pus louable, qui aurait permis au docteur de l'enlever; et le blessé s'était beaucoup affaibli, s'obstinant à refuser toute opération, dans sa peur de rester infirme. Une attente résignée, que parfois coupaient des anxiétés brusques, sans cause précise, semblait à présent endormir la petite chambre perdue, au fond de laquelle les nouvelles n'arrivaient que lointaines, vagues, comme au réveil d'un cauchemar. L'abominable guerre, les massacres, les désastres, continuaient là-bas, quelque part, sans qu'on sût jamais la vérité vraie, sans qu'on entendît autre chose que la grande clameur sourde de la patrie égorgée. Et le vent emportait les feuilles sous le ciel livide, et il y avait de longs silences profonds, dans la campagne nue, où ne passaient que les croassements des corbeaux, annonçant un hiver rigoureux.

Un des sujets de conversation était devenu l'ambulance, dont Henriette ne sortait guère que pour tenir compagnie à Jean. Le soir, quand elle était de retour, il la questionnait, connaissait chacun de ses blessés, voulait savoir ceux qui mouraient, ceux qui guérissaient; et elle-même, sur ces choses dont son coeur était plein, ne tarissait pas, racontait ses journées jusque dans leurs infimes détails.

– Ah! répétait-elle toujours, les pauvres enfants, les pauvres enfants!

Ce n'était plus, en pleine bataille, l'ambulance où coulait le sang frais, où les amputations se faisaient dans les chairs saines et rouges. C'était l'ambulance tombée à la pourriture d'hôpital, sentant la fièvre et la mort, toute moite des lentes convalescences, des agonies interminables. Le docteur Dalichamp avait eu les plus grandes peines à se procurer les lits, les matelas, les draps nécessaires; et, chaque jour encore, l'entretien de ses malades, le pain, la viande, les légumes secs, sans parler des bandes, des compresses, des appareils, l'obligeait à des miracles. Les Prussiens établis à l'hôpital militaire de Sedan lui ayant tout refusé, même du chloroforme, il faisait tout venir de Belgique. Pourtant, il avait accueilli les blessés allemands aussi bien que les blessés Français, il soignait surtout une douzaine de Bavarois, ramassés à Bazeilles. Ces hommes ennemis, qui s'étaient rués les uns à la gorge des autres, gisaient maintenant côte à côte, dans la bonne entente de leurs communes souffrances. Et quel séjour d'épouvante et de misère, ces deux longues salles de l'ancienne école de Remilly, qui contenaient une cinquantaine de lits chacune, sous la grande clarté pâle des hautes fenêtres!

Dix jours après la bataille, on avait encore amené des blessés, oubliés, retrouvés dans les coins. Quatre étaient restés dans une maison vide de Balan, sans aucun soin médical, vivant on ne savait comment, grâce à la charité de quelque voisin sans doute; et leurs blessures fourmillaient de vers, ils étaient morts, empoisonnés par ces plaies immondes. C'était cette purulence que rien ne pouvait combattre, qui soufflait et vidait des rangées de lits. Dès la porte, une odeur de nécrose prenait à la gorge. Les drains suppuraient, laissaient tomber goutte à goutte le pus fétide. Souvent, il fallait rouvrir les chairs, en extraire encore des esquilles ignorées. Puis, des abcès se déclaraient, des flux qui allaient crever plus loin. Épuisés, amaigris, la face terreuse, les misérables enduraient toutes les tortures. Les uns, abattus, sans souffle, passaient leurs journées sur le dos, les paupières closes et noires, ainsi que des cadavres à demi décomposés déjà. Les autres, sans sommeil, agités d'une insomnie inquiète, trempés d'abondantes sueurs, s'exaltaient, comme si la catastrophe les eût frappés de folie. Et, qu'ils fussent violents ou calmes, quand le frisson de la fièvre infectieuse les gagnait, c'était la fin, le poison triomphant, volant des uns aux autres, les emportant tous dans le même flot de pourriture victorieuse.

Mais il y avait surtout la salle des damnés, de ceux qui étaient frappés de dysenterie, de typhus, de variole. Beaucoup avaient la variole noire. Ils se remuaient, criaient dans un délire incessant, se dressaient sur leur lit, debout comme des spectres. D'autres, touchés aux poumons, se mouraient de pneumonie, avec des toux affreuses. D'autres, qui hurlaient, n'étaient soulagés que sous le filet d'eau froide, dont on rafraîchissait continuellement leurs blessures. C'était l'heure attendue, l'heure du pansement, qui seule amenait un peu de calme, aérait les lits, délassait les corps raidis à la longue dans la même position. Et c'était aussi l'heure redoutée, car pas un jour ne se passait, sans que le docteur, en examinant les plaies, eût le chagrin de remarquer sur la peau de quelque pauvre diable des points bleuâtres, les taches de la gangrène envahissante. L'opération avait lieu le lendemain. Encore un bout de jambe ou de bras coupé. Parfois même, la gangrène montait plus haut, il fallait recommencer, jusqu'à ce qu'on eût rogné tout le membre. Puis, l'homme entier y passait, il avait le corps envahi par les plaques livides du typhus, il fallait l'emmener, vacillant, ivre et hagard, dans la salle des damnés, où il succombait, la chair morte déjà et sentant le cadavre, avant l'agonie.

Chaque soir, à son retour, Henriette répondait aux questions de

Jean, la voix tremblante de la même émotion:

– Ah! les pauvres enfants, les pauvres enfants!

Et c'étaient des détails toujours semblables, les quotidiens tourments de cet enfer. On avait désarticulé une épaule, tranché un pied, procédé à la résection d'un humérus; mais la gangrène ou l'infection purulente pardonnerait-elle? Ou bien, on venait encore d'en enterrer un, le plus souvent un Français, parfois un allemand. Il était rare qu'une journée s'achevât sans qu'une bière furtive, faite à la hâte de quatre planches, sortît de l'ambulance au crépuscule, accompagnée d'un seul infirmier, souvent de la jeune femme elle-même, pour qu'un homme ne fût pas enfoui comme un chien. Dans le petit cimetière de Remilly, on avait ouvert deux tranchées; et ils dormaient tous côte à côte, les allemands à gauche, les Français à droite, réconciliés dans la terre.

Jean, sans les avoir jamais vus, finissait par s'intéresser à certains blessés. Il demandait de leurs nouvelles.

– Et «pauvre enfant», comment va-t-il, aujourd'hui?

C'était un petit troupier, un soldat du 5e de ligne, engagé volontaire, qui n'avait pas vingt ans. Le surnom de «pauvre enfant» lui était resté, parce que, sans cesse, il répétait ces mots en parlant de lui; et, comme, un jour, on lui en demandait la raison, il avait répondu que c'était sa mère qui l'appelait toujours ainsi. Pauvre enfant en effet, car il se mourait d'une pleurésie, déterminée par une blessure au flanc gauche.

– Ah! le cher garçon, disait Henriette, qui s'était prise pour lui d'une affection maternelle, il ne va pas bien, il a toussé toute la journée… Ca me fend le coeur, de l'entendre.

– Et votre ours, votre Gutmann? reprenait Jean, avec un faible sourire. Le docteur a-t-il meilleur espoir?

– Oui, peut-être le sauvera-t-on. Mais il souffre horriblement.

Bien que la pitié fût grande, tous deux ne pouvaient parler de Gutmann sans une sorte de gaieté attendrie. Lorsque la jeune femme était entrée à l'ambulance, le premier jour, elle avait eu le saisissement de reconnaître, dans ce soldat Bavarois, l'homme à la barbe et aux cheveux rouges, aux gros yeux bleus, au large nez carré, qui l'avait emportée entre ses bras, à Bazeilles, pendant qu'on fusillait son mari. Lui, également, la reconnut; mais il ne pouvait parler, une balle, entrée par la nuque, lui avait enlevé la moitié de la langue. Et, après deux jours d'un recul d'horreur, d'un involontaire frisson, chaque fois qu'elle s'approchait de son lit, elle fut conquise par les regards désespérés et très doux dont il la suivait. N'était-ce donc plus le monstre, au poil éclaboussé de sang, aux prunelles chavirées de rage, qui la hantait d'un affreux souvenir? Il lui fallait un effort pour le retrouver maintenant chez ce malheureux, l'air si bonhomme, si docile, au milieu de ses atroces souffrances. Son cas, peu fréquent, cette infirmité brusque, touchait l'ambulance entière. On n'était même pas bien sûr qu'il se nommât Gutmann, on l'appelait ainsi, parce que l'unique son qu'il arrivait à proférer était un grognement de deux syllabes qui faisait à peu près ce nom. Sur tout le reste, on croyait seulement savoir qu'il était marié et qu'il avait des enfants. Il devait comprendre quelques mots de Français, il répondait parfois d'un signe violent de la tête. Marié? Oui, oui! Des enfants? Oui, oui! Son attendrissement, un jour, à voir de la farine, avait encore fait supposer qu'il pouvait être meunier. Et rien autre. Où était-il, le moulin? Dans quel lointain village de la Bavière pleuraient-ils à cette heure, les enfants et la femme? Allait-il donc mourir, inconnu, sans nom, laissant les siens, là-bas, dans une éternelle attente?

– Aujourd'hui, raconta un soir Henriette à Jean, Gutmann m'a envoyé des baisers… Je ne lui donne plus à boire, je ne lui rends plus le moindre service, sans qu'il porte les doigts à ses lèvres, dans un geste fervent de reconnaissance… Il ne faut pas sourire, c'est trop terrible, que d'être ainsi comme enterré, avant l'heure.

 

Cependant, vers la fin d'octobre, Jean alla mieux. Le docteur consentit à enlever le drain, bien qu'il restât soucieux; et la plaie parut pourtant se cicatriser assez vite. Déjà, le convalescent se levait, passait des heures à marcher dans la chambre, à s'asseoir devant la fenêtre, attristé par le vol des nuages. Puis, il s'ennuya, il parla de s'occuper à quelque chose, de se rendre utile dans la ferme. Un de ses malaises secrets était la question d'argent, car il pensait bien que ses deux cents francs avaient dû être dépensés, depuis six grandes semaines. Pour que le père Fouchard continuât à lui faire bonne mine, il fallait donc qu'Henriette payât. Cette pensée lui devenait pénible, il n'osait s'en expliquer avec elle, et il éprouva un véritable soulagement, lorsqu'il fut convenu qu'on le donnerait comme un nouveau garçon, chargé, avec Silvine, des soins intérieurs, pendant que Prosper s'occupait de la culture, au dehors.

Malgré l'abomination des temps, un garçon de plus n'était pas de trop, chez le père Fouchard, dont les affaires prospéraient. Tandis que râlait le pays entier, saigné aux quatre membres, il avait trouvé le moyen d'élargir tellement son commerce de boucher ambulant, qu'il abattait à cette heure le triple et le quadruple de bêtes. On racontait comment, dès le 31 août, il avait fait des marchés superbes avec les Prussiens. Lui, qui, le 30, défendait sa porte contre les soldats du 7e corps, le fusil au poing, refusant de leur vendre une miche, leur criant que la maison était vide, s'était établi marchand de tout, le 31, à l'apparition du premier soldat ennemi, avait déterré de ses caves des provisions extraordinaires, ramené des trous inconnus, où il les avait cachés, de véritables troupeaux. Et, depuis ce jour, il était un des plus gros fournisseurs de viande des armées allemandes, étonnant d'adresse pour placer sa marchandise et se la faire payer, entre deux réquisitions. Les autres souffraient de l'exigence parfois brutale des vainqueurs: lui n'avait pas encore fourni un boisseau de farine, un hectolitre de vin, un quartier de boeuf, sans trouver au bout du bel argent sonnant. On en causait bien, dans Remilly, on trouvait cela vilain de la part d'un homme qui venait de perdre à la guerre son fils, dont il ne visitait point la tombe, que Silvine seule entretenait. Mais, tout de même, on le respectait, de s'enrichir, quand les plus malins y laissaient leur peau. Et lui, goguenard, haussait les épaules, grognait, avec sa carrure têtue:

– Patriote, patriote, je le suis plus qu'eux tous!.. C'est donc être patriote que de foutre gratis aux Prussiens de la nourriture, par-dessus la tête? Moi, je leur fais tout payer… On verra, on verra ça, plus tard!

Jean, dès le second jour, resta trop longtemps debout, et les sourdes craintes du docteur se réalisèrent: la plaie s'était rouverte, une inflammation considérable fit enfler la jambe, il dut reprendre le lit. Dalichamp finit par soupçonner la présence d'une esquille, que l'effort des deux journées d'exercice avait achevé de détacher. Il la chercha, fut assez heureux pour l'extraire. Mais cela n'alla pas sans une secousse, une fièvre violente, qui épuisèrent Jean de nouveau. Jamais encore, il n'était tombé à un pareil état de faiblesse. Et Henriette reprit sa place de garde fidèle, dans la chambre, que l'hiver attristait et glaçait. On était aux premiers jours de novembre, le vent d'est avait apporté déjà une bourrasque de neige, il faisait très froid, entre les quatre murs vides, sur le carreau nu. Comme il n'y avait pas de cheminée, ils se décidèrent à faire mettre un poêle, dont le ronflement égaya un peu leur solitude.

Les jours coulaient, monotones, et cette première semaine de la rechute fut certainement pour Jean et pour Henriette la plus mélancolique de leur longue intimité forcée. La souffrance ne cesserait donc pas? Toujours le danger allait-il renaître, sans qu'on pût espérer la fin de tant de misères? Leur pensée volait à chaque heure vers Maurice, dont ils n'avaient plus eu de nouvelles. On leur disait bien que d'autres recevaient des lettres, des billets minces apportés par des pigeons voyageurs. Sans doute, le coup de feu de quelque allemand avait tué, au passage, dans le grand ciel libre, le pigeon qui portait leur joie et leur tendresse, à eux. Tout semblait se reculer, s'éteindre et disparaître, au fond de l'hiver précoce. Les bruits de la guerre ne leur parvenaient qu'après des retards considérables, les rares journaux que le docteur Dalichamp leur apportait encore, dataient souvent d'une semaine. Et leur tristesse était faite beaucoup de leur ignorance, de ce qu'ils ne savaient pas et de ce qu'ils devinaient, du long cri de mort qu'ils entendaient malgré tout, dans le silence de la campagne, autour de la ferme.

Un matin, le docteur arriva bouleversé, les mains tremblantes. Il tira un journal belge de sa poche, le jeta sur le lit, en s'écriant:

– Ah! mes amis, la France est morte, Bazaine vient de trahir!

Jean, adossé contre deux oreillers, somnolent, se réveilla.

– Comment, de trahir?

– Oui, il a livré Metz et l'armée. C'est le coup de Sedan qui recommence, et cette fois c'est le reste de notre chair et de notre sang.

Puis, reprenant le journal, lisant:

– Cent cinquante mille prisonniers, cent cinquante-trois aigles et drapeaux, cinq cent quarante et un canons de campagne, soixante-seize mitrailleuses, huit cents canons de forteresse, trois cent mille fusils, deux mille voitures d'équipages militaires, du matériel pour quatre-vingt-cinq batteries…

Et il continua, donnant les détails: le maréchal Bazaine, enfermé dans Metz avec l'armée, réduit à l'impuissance, ne faisant aucun effort pour rompre le cercle de fer qui l'enserrait; ses rapports suivis avec le prince Frédéric-Charles, ses troubles et hésitantes combinaisons politiques, son ambition de jouer un rôle décisif qu'il ne semblait pas avoir bien déterminé lui-même; puis, toute la complication des pourparlers, des envois d'émissaires, louches et menteurs, à M De Bismarck, au roi Guillaume, à l'impératrice régente, qui, finalement, devait refuser de traiter avec l'ennemi, sur les bases d'une cession de territoire; et la catastrophe inéluctable, le destin achevant son oeuvre, la famine dans Metz, la capitulation forcée, les chefs et les soldats réduits à accepter les dures conditions des vainqueurs. La France n'avait plus d'armée.

– Nom de Dieu! Jura sourdement Jean, qui ne comprenait pas tout, mais pour qui, jusque-là, Bazaine était resté le grand capitaine, l'unique sauveur possible. Alors, quoi, qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qu'ils deviennent, à Paris?

Le docteur, justement, passait aux nouvelles de Paris, qui étaient désastreuses. Il fit remarquer que le journal portait la date du 5 novembre. La reddition de Metz était du 27 octobre, et la nouvelle n'en avait été connue à Paris que le 30. Après les échecs subis déjà à Chevilly, à Bagneux, à la Malmaison, après le combat et la perte du Bourget, cette nouvelle avait éclaté en coup de foudre, au milieu de la population désespérée, irritée de la faiblesse et de l'impuissance du gouvernement de la défense nationale. Aussi, le lendemain, le 31 octobre, toute une insurrection avait-elle grondé, une foule immense s'étouffant sur la place de l'Hôtel-de- Ville, envahissant les salles, retenant prisonniers les membres du gouvernement, que la garde nationale avait enfin délivrés, dans la crainte de voir triompher les révolutionnaires qui réclamaient la Commune. Et le journal belge ajoutait les réflexions les plus insultantes pour le grand Paris, que la guerre civile déchirait, au moment où l'ennemi était aux portes. N'était-ce pas la décomposition finale, la flaque de boue et de sang où allait s'effondrer un monde?

– C'est bien vrai, murmura Jean tout pâle, on ne se cogne pas, quand les Prussiens sont là!

Henriette, qui n'avait rien dit encore, évitant d'ouvrir la bouche, dans ces choses de la politique, ne put retenir un cri. Elle ne pensait qu'à son frère.

– Mon Dieu! Pourvu que Maurice, qui a mauvaise tête, ne se mêle pas à toutes ces histoires!

Il y eut un silence, et le docteur, ardent patriote, reprit:

– N'importe, s'il n'y a plus de soldats, il en poussera d'autres. Metz s'est rendu, Paris lui-même peut se rendre, la France ne finira pas… Oui, comme disent nos paysans, le coffre est bon, et nous vivrons quand même!

Mais on voyait qu'il se forçait à l'espérance. Il parla de la nouvelle armée qui se formait sur la Loire, et dont les débuts, du côté d'Arthenay, n'avaient pas été très heureux: elle allait s'aguerrir, elle marcherait au secours de Paris. Il était surtout enfiévré par les proclamations de Gambetta, parti en ballon de Paris le 7 octobre, dès le surlendemain installé à Tours, appelant tous les citoyens sous les armes, parlant un langage si mâle et si sage à la fois, que le pays entier se donnait à cette dictature de salut public. Et n'était-il pas question de former une autre armée dans le nord, une autre armée dans l'est, de faire sortir des soldats de terre, par la seule force de la foi? C'était le réveil de la province, l'indomptable volonté de créer tout ce qui manquait, de lutter jusqu'au dernier sou et jusqu'à la dernière goutte de sang.

– Bah! conclut le docteur, en se levant pour partir, j'ai souvent condamné des malades qui étaient debout huit jours plus tard.

Jean eut un sourire.

– Docteur, guérissez-moi vite, que j'aille là-bas reprendre mon poste.

Cependant, Henriette et lui gardèrent une grande tristesse de ces mauvaises nouvelles. Il y eut, le soir même, une rafale de neige, et le lendemain, lorsque Henriette, toute frissonnante, rentra de l'ambulance, elle annonça que Gutmann était mort. Ce grand froid décimait les blessés, vidait les rangées de lits. Le misérable muet, la bouche amputée de sa langue, avait râlé deux jours. Pendant les dernières heures, elle était restée à son chevet, tant il la regardait d'un regard suppliant. Il lui parlait de ses yeux en larmes, il lui disait peut-être son vrai nom, le nom du village lointain, dans lequel une femme et des enfants l'attendaient. Et il s'en était allé inconnu, en lui envoyant, de ses doigts tâtonnants, un dernier baiser, comme pour la remercier encore de ses bons soins. Elle fut seule à l'accompagner au cimetière, où la terre gelée, cette lourde terre étrangère, tomba sourdement sur son cercueil de sapin, avec des paquets de neige.

Puis, de nouveau, le lendemain, Henriette dit à son retour:

– «Pauvre enfant» est mort.

Pour celui-ci, elle était en pleurs.

– Si vous l'aviez vu, dans son délire! Il m'appelait: maman! maman! et il me tendait des bras si tendres, que j'ai dû le prendre sur mes genoux… Ah! le malheureux, la souffrance l'avait tellement diminué qu'il ne pesait pas plus lourd qu'un petit garçon… Et je l'ai bercé pour qu'il mourût content, oui! je l'ai bercé, moi qu'il appelait sa mère et qui n'avais que quelques années de plus que lui… Il pleurait, je ne pouvais me retenir de pleurer moi-même, et je pleure encore…

Elle suffoquait, elle dut s'interrompre.

– Quand il est mort, il a balbutié à plusieurs reprises ces mots dont il se surnommait: pauvre enfant, pauvre enfant… Oh! Oui, certes, de pauvres enfants, tous ces braves garçons, quelques-uns si jeunes, dont votre abominable guerre emporte les membres et qu'elle fait tant souffrir, avant de les coucher dans la terre!

Chaque jour, maintenant, Henriette rentrait de la sorte, bouleversée par quelque agonie, et cette souffrance des autres les rapprochait encore, pendant les tristes heures qu'ils vivaient si seuls, au fond de la grande chambre paisible. Heures bien douces pourtant, car la tendresse était venue, une tendresse qu'ils croyaient fraternelle, entre leurs deux coeurs qui avaient peu à peu appris à se connaître. Lui, d'un esprit si réfléchi, s'était haussé, dans leur intimité continue; et elle, à le voir bon et raisonnable, ne songeait même plus qu'il était un humble, ayant conduit la charrue avant de porter le sac. Ils s'entendaient très bien, ils faisaient un excellent ménage, comme disait Silvine, avec son sourire grave. Aucune gêne d'ailleurs n'était née entre eux, elle continuait à lui soigner sa jambe, sans que jamais leurs regards clairs se fussent détournés. Toujours en noir, dans ses vêtements de veuve, elle semblait avoir cessé d'être une femme.

Jean, toutefois, durant les longues après-midi où il se retrouvait seul, ne pouvait s'empêcher de songer. Ce qu'il éprouvait pour elle, c'était une reconnaissance infinie, une sorte de respect dévot, qui lui aurait fait écarter, comme sacrilège, toute pensée d'amour. Et, cependant, il se disait que, s'il avait eu une femme comme celle-là, si tendre, si douce, si active, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Son malheur, les années mauvaises qu'il avait passées à Rognes, le désastre de son mariage, la mort violente de sa femme, tout ce passé lui revenait dans un regret de tendresse, dans un espoir vague, à peine formulé, de tenter encore le bonheur. Il fermait les yeux, il laissait un demi-sommeil le reprendre, et alors il se voyait confusément à Remilly, remarié, propriétaire d'un champ qui suffisait à nourrir un ménage de braves gens sans ambition. Cela était si léger, que cela n'existait pas, n'existerait certainement jamais. Il ne se croyait plus capable que d'amitié, il n'aimait ainsi Henriette que parce qu'il était le frère de Maurice. Puis, ce rêve indéterminé de mariage avait fini par être comme une consolation, une de ces imaginations qu'on sait irréalisables et dont on caresse ses heures de tristesse.

 

Henriette, elle, n'en était pas même effleurée. Au lendemain du drame atroce de Bazeilles, son coeur restait meurtri; et, s'il y entrait un soulagement, une tendresse nouvelle, ce ne pouvait être qu'à son insu: tout un de ces sourds cheminements de la graine qui germe, sans que rien, au regard, révèle le travail caché. Elle ignorait jusqu'au plaisir qu'elle avait fini par prendre à rester des heures près du lit de Jean, à lui lire ces journaux, qui ne leur apportaient pourtant que du chagrin. Jamais sa main, en rencontrant la sienne, n'avait eu même une tiédeur; jamais l'idée du lendemain ne l'avait laissée rêveuse, avec le souhait d'être aimée encore. Pourtant, elle n'oubliait, elle n'était consolée que dans cette chambre. Quand elle se trouvait là, s'occupant avec sa douceur active, son coeur se calmait, il lui semblait que son frère reviendrait prochainement, que tout s'arrangerait très bien, qu'on finirait par être tous heureux, en ne se quittant plus. Et elle en parlait sans trouble, tellement il lui paraissait naturel que les choses fussent ainsi, sans qu'il lui vînt à la pensée de s'interroger davantage, dans le don chaste et ignoré de tout son coeur.

Mais, un après-midi, comme elle se rendait à l'ambulance, la terreur qui la glaça, en apercevant dans la cuisine un capitaine Prussien et deux autres officiers, lui fit comprendre la grande affection qu'elle éprouvait pour Jean. Ces hommes, évidemment, avaient appris la présence du blessé à la ferme, et ils venaient le réclamer: c'était le départ inévitable, la captivité en Allemagne, au fond de quelque forteresse. Elle écouta, tremblante, le coeur battant à grands coups.

Le capitaine, un gros homme qui parlait Français, faisait de violents reproches au père Fouchard.

– Ca ne peut pas durer, vous vous fichez de nous… Je suis venu moi-même pour vous avertir que, si le cas se reproduit, je vous en rendrai responsable, oui! Je saurai prendre des mesures!

Très tranquille, le vieux affectait l'ahurissement, comme s'il n'avait pas compris, les mains ballantes.

– Comment ça, monsieur, comment ça?

– Ah! ne m'échauffez pas les oreilles, vous savez très bien que les trois vaches que vous nous avez vendues dimanche étaient pourries… Parfaitement, pourries, enfin malades, crevées de maladie infecte, car elles ont empoisonné mes hommes, et il y en a deux qui doivent en être morts à l'heure qu'il est.

Du coup, Fouchard joua la révolte, l'indignation.

– Pourries, mes vaches! De la si belle viande, de la viande que l'on donnerait à une accouchée, pour lui refaire des forces!

Et il larmoya, se tapa sur la poitrine, cria qu'il était honnête, qu'il aimerait mieux se couper de sa propre chair, à lui, que d'en vendre de la mauvaise. Depuis trente ans, on le connaissait, personne au monde ne pouvait dire qu'il n'avait pas eu son poids, en bonne qualité.

– Elles étaient saines comme l'oeil, monsieur, et si vos soldats ont eu la colique, c'est peut-être qu'ils en ont trop mangé; à moins que des malfaiteurs n'aient mis de la drogue dans la marmite…

Il l'étourdissait ainsi d'un flot de paroles, d'hypothèses si saugrenues, que le capitaine, hors de lui, finit par couper court.

– En voilà assez! Vous êtes averti, prenez garde!.. Et il y a autre chose, nous vous soupçonnons, dans ce village, de faire tous bon accueil aux francs-tireurs des bois de Dieulet, qui nous ont encore tué une sentinelle avant-Hier… Entendez-vous, prenez garde!

Quand les Prussiens furent partis, le père Fouchard haussa les épaules, avec un ricanement d'infini dédain. Des bêtes crevées, bien sûr qu'il leur en vendait, il ne leur faisait même manger que de ça! Toutes les charognes que les paysans lui apportaient, ce qui mourait de maladie et ce qu'il ramassait dans les fossés, est- ce que ce n'était pas bon pour ces sales bougres?

Il cligna un oeil, il murmura d'un air de triomphe goguenard, en se tournant vers Henriette rassurée:

– Dis donc, petite, quand on pense qu'il y a des gens qui racontent, comme ça, que je ne suis pas patriote!.. Hein? Qu'ils en fassent autant, qu'ils leur foutent donc de la carne, et qu'ils empochent leurs sous… Pas patriote! Mais, nom de Dieu! J'en aurai plus tué avec mes vaches malades que bien des soldats avec leurs chassepots!

Jean, lorsqu'il sut l'histoire, s'inquiéta pourtant. Si les autorités allemandes se doutaient que les habitants de Remilly accueillaient les francs-tireurs des bois de Dieulet, elles pouvaient d'une heure à l'autre faire des perquisitions et le découvrir. L'idée de compromettre ses hôtes, de causer le moindre ennui à Henriette, lui était insupportable. Mais elle le supplia, elle obtint qu'il resterait quelques jours encore, car sa blessure se cicatrisait lentement, il n'avait pas les jambes assez solides pour rejoindre un des régiments en campagne, dans le nord ou sur la Loire.

Et ce furent alors, jusqu'au milieu de décembre, les journées les plus frissonnantes, les plus navrées de leur solitude. Le froid était devenu si intense, que le poêle n'arrivait pas à chauffer la grande pièce nue. Quand ils regardaient par la fenêtre la neige épaisse qui couvrait le sol, ils songeaient à Maurice, enseveli, là-bas, dans ce Paris glacé et mort, dont ils n'avaient aucune nouvelle certaine. Toujours, les mêmes questions revenaient: que faisait-il, pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie? Ils n'osaient se dire leurs affreuses craintes, une blessure, une maladie, la mort peut-être. Les quelques renseignements vagues qui continuaient à leur parvenir par les journaux, n'étaient point faits pour les rassurer. Après de prétendues sorties heureuses, démenties sans cesse, le bruit avait couru d'une grande victoire, remportée le 2 décembre, à Champigny, par le général Ducrot; mais ils surent ensuite que, dès le lendemain, abandonnant les positions conquises, il s'était vu forcé de repasser la Marne. C'était, à chaque heure, Paris étranglé d'un lien plus étroit, la famine commençante, la réquisition des pommes de terre après celle des bêtes à cornes, le gaz refusé aux particuliers, bientôt les rues noires, sillonnées par le vol rouge des obus. Et tous deux ne se chauffaient plus, ne mangeaient plus, sans être hantés par l'image de Maurice et de ces deux millions de vivants, enfermés dans cette tombe géante.

De toutes parts, d'ailleurs, du nord comme du centre, les nouvelles s'aggravaient. Dans le nord, le 22e corps d'armée, formé de gardes mobiles, de compagnies de dépôt, de soldats et d'officiers échappés aux désastres de Sedan et de Metz, avait dû abandonner Amiens, pour se retirer du côté d'Arras; et, à son tour, Rouen venait de tomber entre les mains de l'ennemi, sans que cette poignée d'hommes, débandés, démoralisés, l'eussent défendu sérieusement. Dans le centre, la victoire de Coulmiers, remportée le 9 novembre par l'armée de la Loire, avait fait naître d'ardentes espérances: Orléans réoccupé, les Bavarois en fuite, la marche par étampes, la délivrance prochaine de Paris. Mais, le 5 décembre, le prince Frédéric-Charles reprenait Orléans, coupait en deux l'armée de la Loire, dont trois corps se repliaient sur Vierzon et Bourges, tandis que deux autres, sous les ordres du général Chanzy, reculaient jusqu'au Mans, dans une retraite héroïque, toute une semaine de marches et de combats. Les Prussiens étaient partout, à Dijon comme à Dieppe, au Mans comme à Vierzon. Puis c'était, presque chaque matin, le lointain fracas de quelque place forte qui capitulait sous les obus. Dès le 28 septembre, Strasbourg avait succombé, après quarante-six jours de siège et trente-sept de bombardement, les murs hachés, les monuments criblés par près de deux cent mille projectiles. Déjà, la citadelle de Laon avait sauté, Toul s'était rendu; et venait ensuite le défilé sombre: Soissons avec ses cent vingt-Huit canons, Verdun qui en comptait cent trente-six, Neufbrisach cent, La Fère soixante-dix, Montmédy soixante-cinq. Thionville était en flammes, Phalsbourg n'ouvrait ses portes que dans sa douzième semaine de furieuse résistance. Il semblait que la France entière brûlât, s'effondrât, au milieu de l'enragée canonnade.