Free

Monsieur Lecoq

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Chapitre 6

Tout en jouant ferme des jambes pour se maintenir à la hauteur de son compagnon qui courait presque, tant il avait hâte d’être de retour à la Poivrière, le père Absinthe songeait, et une lumière toute nouvelle se faisait dans son cerveau.

Depuis vingt-cinq ans qu’il était à la Préfecture, le bonhomme avait vu, selon son expression, bien des collègues lui passer sur le corps, et conquérir après une année d’emploi une situation qu’on refusait à ses longs services.

En ce cas-là, il ne manquait jamais d’accuser ses supérieurs d’injustice, et ses rivaux heureux de basse flatterie.

Pour lui l’ancienneté était le seul titre à l’avancement, l’unique, le plus beau, le plus respectable.

Quand il avait dit : « Faire des passe-droits à un ancien, à un vieux de la vieille, est une infamie, » il avait résumé son opinion, ses griefs et toutes ses amertumes.

Eh bien !… cette nuit-là, le père Absinthe découvrit qu’à côté de l’ancienneté il y avait quelque chose, et que « le choix » a sa raison d’être. Il s’avoua que ce conscrit qu’il avait traité si légèrement, venait d’entamer une information comme jamais lui, vétéran chevronné, n’eût su le faire.

Mais s’entretenir avec soi n’était pas le fort du bonhomme, il ne tarda pas à s’ennuyer de lui-même, et comme on arrivait à un passage assez difficile pour qu’il fût nécessaire de ralentir le train, il jugea le moment favorable à un bout de conversation.

– Vous ne dites rien, camarade, commença-t-il, et on jurerait que vous n’êtes pas content.

Ce vous, surprenant résultat des réflexions du vieil agent, aurait frappé Lecoq, si son esprit n’eût été à mille lieues de son compagnon.

– Je ne suis pas content, en effet, répondit-il.

– Allons donc !… Vous étiez gai comme pinson, il n’y a pas dix minutes.

– C’est qu’alors je ne prévoyais pas le malheur qui nous menace.

– Un malheur…

– Et très grand. Ne sentez-vous donc pas que le temps s’est incroyablement radouci. Il est clair que le vent est au sud. Le brouillard s’est dissipé, mais le temps est couvert, il menace… Il pleuvra peut-être avant une heure.

– Il tombe des gouttes déjà, je viens d’en sentir une…

Cette phrase fit sur Lecoq l’effet d’un coup de fouet donné à un cheval vigoureux. Il bondit et prit une allure encore plus précipitée, en répétant :

– Hâtons-nous !… hâtons-nous !…

Le bonhomme prit le pas de course, mais son esprit était on ne peut plus troublé de la réponse de son jeune compagnon.

Un grand malheur !… Le vent du sud !… La pluie !… Il ne voyait pas, non il ne pouvait voir le rapport.

Intrigué outre mesure, vaguement inquiet, il questionna, bien qu’il n’eût guère que juste assez d’haleine pour suffire à la course forcée qu’il fournissait.

– Parole d’honneur, dit-il, j’ai beau me creuser la tête…

Le jeune policier eut pitié de son anxiété.

– Quoi !… interrompit-il, toujours courant, vous ne comprenez pas que de ces nuages noirs que le vent pousse, dépendent le sort de notre enquête, mon succès, votre gratification !…

– Oh !…

– Il n’y a pas de oh ! l’ancien, malheureusement. Vingt minutes d’une petite pluie douce et nous aurions perdu notre temps et nos peines. Qu’il pleuve, la neige fond et adieu nos preuves. Ah ! c’est une fatalité ! Marchons, marchons plus vite !… En êtes-vous à savoir qu’une enquête doit apporter autre chose que des paroles !… Quand nous affirmerons au juge d’instruction que nous avons vu des traces de pas, il nous répondra : où ? Et que dire ?… Quand nous jurerons sur nos grands dieux que nous avons reconnu et relevé le pied d’un homme et de deux femmes, on nous dira : faites un peu voir ?… Qui sera penaud alors ?… Le père Absinthe et Lecoq. Sans compter que Gévrol ne se fera pas faute de déclarer que nous mentons pour nous faire valoir et pour l’humilier…

– Par exemple !…

– Plus vite, papa, plus vite, vous vous indignerez demain. Pourvu qu’il ne pleuve pas !… Des empreintes si belles, si nettes, reconnaissables, qui seraient la confusion des coupables… Comment les conserver. Par quel procédé les solidifier ?… J’y coulerais de mon sang, s’il devait s’y figer.

Le père Absinthe se rendait cette justice que sa part de collaboration jusqu’ici était des plus minimes.

Il avait tenu la lanterne.

Mais voici que pour acquérir des droits réels et solides à la gratification, une occasion, croyait-il, se présentait.

Il la saisit…

– Je sais, déclara-t-il, comment on opère pour mouler et conserver des pas marqués sur la neige.

À ces mots, le jeune policier s’arrêta net.

– Vous savez cela, vous ? interrompit-il.

– Oui, moi, répondit le vieil agent, avec la nuance de fatuité d’un homme qui prend sa revanche. On a inventé le truc pour l’affaire de la Maison-Blanche qui a eu lieu l’hiver, au mois de décembre…

– Je me la rappelle.

– Eh bien !… il y avait sur la neige, dans la cour, une grande diablesse d’empreinte qui faisait le bonheur du juge d’instruction. Il disait qu’à elle seule elle était toute la question, et qu’elle vaudrait dix ans de travaux forcés de plus à l’accusé. Naturellement il tenait à la conserver. Où fit venir un grand chimiste de Paris.

– Passez, passez !…

– Pour lors, je n’ai pas vu pratiquer la chose de mes yeux, mais l’expert m’a tout raconté en me montrant le bloc qu’on avait obtenu. Même il me disait qu’il m’expliquait cela à cause de ma profession, et pour mon éducation…

Lecoq trépignait d’impatience.

– Enfin, dit-il brusquement, comment s’y prenait-il.

– Attendez… j’y suis. On prend des plaques de gélatine de première qualité, bien transparentes, et on les met tremper dans de l’eau froide. Quand elles sont bien ramollies, on les fait chauffer et fondre au bain-marie, jusqu’à ce qu’elles forment une bouillie ni trop claire ni trop épaisse. On laisse refroidir cette bouillie jusqu’au point où elle ne coule plus que bien juste et on en verse une couche bien mince sur l’empreinte.

Lecoq était pris de cette irritation si naturelle après une fausse joie, quand on reconnaît qu’on a perdu son temps à écouter un imbécile.

– Assez !… interrompit-il durement ; votre procédé est celui d’Hugoulin, et on le trouve dans tous les manuels. Il est excellent, mais en quoi peut-il nous servir ?… Avez-vous de la gélatine sur vous ?…

– Pour cela, non…

– Ni moi non plus… Autant donc eût valu me conseiller de couler du plomb fondu dans les empreintes pour les fixer…

Ils reprirent leur course, et cinq minutes plus tard, sans un mot échangé, ils rentraient dans le cabaret de la veuve Chupin.

Le premier mouvement du bonhomme devait être de s’asseoir, de se reposer, de respirer… Lecoq ne lui en laissa pas le loisir.

– Haut de pied, papa ! commanda-t-il ; procurez-moi une terrine, un plat, un vase quelconque ; donnez-moi de l’eau ; réunissez tout ce qu’il y a de planches, de caisses, de vieilles boîtes dans cette cambuse.

Lui-même, pendant que son compagnon obéissait, il s’arma d’un tesson de bouteille et se mit à racler furieusement l’enduit de la cloison qui séparait en deux les pièces du rez-de-chaussée de la Poivrière.

Son intelligence, déconcertée d’abord par l’imminence d’une catastrophe imprévue, avait repris son équilibre. Il avait réfléchi, il s’était ingénié à chercher un moyen de conjurer l’accident… et il espérait.

Quand il eut à ses pieds sept ou huit poignées de poussière de plâtre, il en délaya la moitié dans de l’eau, de façon à former une pâte extrêmement peu consistante, et il mit le reste de côté dans une assiette.

– Maintenant, papa, dit-il, venez m’éclairer.

Une fois dans le jardin, le jeune policier chercha la plus nette et la plus profonde des empreintes, s’agenouilla devant et commença son expérience, palpitant d’anxiété.

Il répandit d’abord sur l’empreinte une fine couche de poussière de plâtre sec, et sur cette couche, avec des précautions infinies, il versa petit à petit son délayage, qu’il saupoudrait à mesure de poussière sèche.

O bonheur !… La tentative réussissait !… Le tout formait un bloc homogène et se moulait. Et après une heure de travail, il possédait une demi-douzaine de clichés, qui manquaient peut-être de netteté, mais fort suffisants encore comme pièces de conviction.

Lecoq avait eu raison de craindre ; la pluie commençait.

Il eut encore néanmoins le temps de couvrir avec les planches et les caisses réunies par le père Absinthe un certain nombre de traces qu’il mettait ainsi, pour quelques heures, à l’abri du dégel…

Enfin, il respira. Le juge d’instruction pouvait venir.

Chapitre 7

Il y a loin, de la Poivrière à la rue du Chevaleret, même en prenant par la « plaine » qui évite les détours.

Il n’avait pas fallu moins de quatre heures à Lecoq et à son vieux collègue, pour recueillir au dehors leurs éléments d’information.

Et pendant tout ce temps, le cabaret de la veuve Chupin était resté grand ouvert, accessible au premier venu.

Pourtant, lorsque le jeune policier avait, à son retour, remarqué cet oubli des précautions les plus élémentaires, il ne s’en était pas inquiété.

Tout bien considéré, il était difficile de soupçonner de graves inconvénients à cette étourderie.

Qui donc serait venu, passé minuit, jusqu’à ce cabaret ? Sa redoutable renommée élevait autour de lui comme des fortifications. Les pires coquins n’y buvaient pas sans inquiétude, craignant, s’ils venaient à perdre conscience de leurs actes, d’être dépouillés par des voleurs au poivrier.

Il se pouvait, tout au plus, qu’un intrépide, revenant de danser à l’Arc-en-Ciel, où il y avait bal de nuit, se sentant quelques sous en poche, et altéré par conséquent, eût été attiré par les lueurs qui s’échappaient de la porte.

 

Mais il suffisait d’un regard à l’intérieur pour mettre en fuite les plus braves.

En moins d’une seconde, le jeune policier avait envisagé toutes ces probabilités, mais il n’en avait soufflé mot au père Absinthe.

C’est que, peu à peu, l’ivresse de sa joie et de ses espérances s’était dissipée, il était revenu à son calme habituel et, faisant un retour sur soi, il n’était pas enchanté de sa conduite.

Qu’il expérimentât son système d’investigations sur le père Absinthe, comme l’apprenti tribun essaie sur ses amis ses moyens oratoires, rien de mieux.

Même, il avait accablé de sa supériorité le vétéran de la rue de Jérusalem, il l’en avait écrasé.

Le beau mérite et la rare victoire !… Le bonhomme était un bêta ; lui, Lecoq, se croyait très fin… Était-ce une raison pour se pavaner et faire la roue ?…

Si encore il eût donné de sa force et de sa pénétration une preuve éclatante !… Mais qu’avait-il fait ?… Le mystère était-il éclairci ?… Le succès cessait-il d’être problématique ?… Pour un fil tiré, l’écheveau n’est pas débrouillé.

Cette nuit-là, sans doute, alors que se décidait son avenir de policier, il se jura que, s’il ne parvenait pas à se guérir de sa vanité, il s’efforcerait de la dissimuler.

C’est donc d’un ton fort modeste qu’il s’adressa à son compagnon :

– Nous en avons fini avec le dehors, dit-il ; ne serait-il pas sage de nous occuper de l’intérieur ?…

Tout semblait bien tel que l’avaient vu les deux agents en s’éloignant. Une chandelle à mèche fumeuse et charbonnée éclairait de ses reflets rougeâtres le même désordre, et les cadavres roidis des trois victimes.

Sans perdre une minute, Lecoq se mit à ramasser et à étudier un à un tous les objets renversés. Quelques-uns étaient encore intacts. Ceci tenait à ce que la veuve Chupin avait reculé devant la dépense d’un carrelage, jugeant assez bon pour les pieds de ses pratiques le terrain même sur lequel était bâti le cabaret. Ce sol, qui avait dû être uni autrefois, comme l’aire des fermes, s’était dégradé à la longue, et par les temps humides, par les jours de dégel, il n’était guère moins boueux que « la plaine » elle-même.

Les premières recherches donnèrent les débris d’un saladier, et une grande cuiller de fer, trop tordue pour n’avoir pas servi d’arme pendant la bataille.

Il était clair qu’aux premiers mots de la querelle, les victimes se régalaient de ce mélange d’eau, de vin et de sucre, classique aux barrières, sous le nom de vin à la française.

Après le saladier, les deux agents réunirent cinq de ces horribles verres de cabaret, lourds, à fond très épais, qui semblent devoir contenir une demi-bouteille, et qui, en réalité, ne tiennent presque rien. Trois étaient brisés, deux entiers.

Il y avait eu du vin dans ces cinq verres … du même vin à la française. On le voyait, mais pour plus de sûreté, Lecoq appliqua sa langue sur l’espèce de mélasse bleuâtre restée au fond de chacun d’eux.

– Diable !… murmura-t-il d’un air inquiet.

Aussitôt il examina successivement le dessus de toutes les tables renversées. Sur l’une d’elles, celle qui se trouvait entre la cheminée et la fenêtre, on distinguait les traces encore humides de cinq verres, du saladier et même de la cuiller.

Cette circonstance avait pour le jeune policier une énorme gravité.

Elle prouvait clairement que cinq personnes avaient vidé le saladier de compagnie. Mais quelles personnes ?…

– Oh !… fit Lecoq sur deux tons différents. Oh !… Ne serait-ce donc pas avec le meurtrier qu’étaient les deux femmes !…

Un moyen simple se présentait pour lever tous les doutes. C’était de voir si on ne découvrirait pas d’autres verres. On n’en découvrit qu’un, de la même forme que les autres, mais plus petit. On y avait bu de l’eau-de-vie.

Donc les femmes n’étaient pas avec le meurtrier, donc il ne s’était pas battu parce que les autres les avaient insultées, donc…

Du coup, toutes les suppositions de Lecoq s’en allaient à vau-l’eau. C’était un premier échec, il s’en désolait en silence, quand le père Absinthe, qui n’avait pas cessé de fureter, poussa un cri.

Le jeune policier se retourna, il vit que l’autre était tout pâle.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

– Il y a que quelqu’un est venu en notre absence.

– Impossible !…

Ce n’était pas impossible, c’était vrai.

Lorsque Gévrol avait arraché le tablier de la veuve Chupin, il l’avait jeté sur les marches de l’escalier, aucun des agents n’y avait touché… Eh bien !… les poches de ce tablier étaient retournées, c’était une preuve cela, c’était l’évidence.

Le jeune policier était consterné, et la contraction de son visage disait l’effort de sa pensée.

– Qui peut être venu ?… murmurait-il. Des voleurs ?… C’est improbable…

Puis, après un long silence que le vieil agent se garda bien d’interrompre :

– Celui qui est venu, s’écria-t-il, qui a osé pénétrer dans cette salle gardée par les cadavres d’hommes assassinés… celui-là ne peut être que le complice… Mais ce n’est pas assez d’un soupçon, il me faut une certitude, il me la faut, je la veux !…

Ah !… ils la cherchèrent longtemps, et ce n’est qu’après plus d’une heure d’efforts, que, devant la porte enfoncée par Gévrol, ils démêlèrent dans la boue, entre tous les piétinements, une empreinte qui se rapportait exactement à celles de l’homme qui était venu épier dans le jardin. Ils comparèrent, ils reconnurent les mêmes dessins formés par les clous, sous la semelle.

– C’est donc lui ! dit le jeune policier. Il nous a guettés, il nous a vus nous éloigner et il est entré… Mais pourquoi ?… Quelle nécessité pressante, irrésistible, a pu le décider à braver un danger imminent ?…

Il saisit la main de son compagnon, et la serrant à la briser :

– Pourquoi ?… continua-t-il violemment. Ah !… je ne le devine que trop. Il avait été laissé ici, oublié, perdu, quelque pièce de conviction qui devait éclairer les ténèbres de cette horrible affaire… Et pour la ressaisir, pour la reprendre, il s’est dévoué. Et dire que c’est par ma faute, par ma seule faute à moi, que cette preuve décisive nous échappe… Et je me croyais fort !… Quelle leçon !… Il fallait fermer la porte, un imbécile y eût songé…

Il s’interrompit et demeura bouche béante, la pupille dilatée, étendant le doigt vers un des coins de la salle.

– Qu’avez-vous ? demanda le bonhomme effrayé.

Il ne répondit pas ; mais lentement, avec les mouvements roides d’un somnambule, il s’approcha de l’endroit qu’il avait désigné du doigt, se baissa, ramassa un objet fort menu, et dit :

– Mon étourderie ne méritait pas ce bonheur.

L’objet qu’il avait ramassé était une boucle d’oreille, du genre de celles que les joailliers appellent des boutons. Elle était composée d’un seul diamant, très gros. La monture était d’une merveilleuse délicatesse…

– Ce diamant, déclara-t-il, après un moment d’examen, doit valoir pour le moins cinq ou six mille francs.

– Vraiment ?…

– Je crois pouvoir l’affirmer.

Il n’eût pas dit : « je crois, » quelques heures plus tôt, il eût dit carrément : « j’affirme. » Mais une première erreur était une leçon qu’il ne devait oublier de sa vie.

– Peut-être, objecta le père Absinthe, peut-être est-ce cette boucle d’oreille, que venait chercher le complice ?

– Cette supposition n’est guère admissible. Il n’eût point, en ce cas, fouillé le tablier de la Chupin. À quoi bon ?… Non, il devait courir après autre chose… après une lettre, par exemple…

Le vieux policier n’écoutait plus, il avait pris la boucle d’oreille, et l’examinait à son tour.

– Et dire, murmurait-il, émerveillé des feux du diamant, et dire qu’il est venu à la Poivrière une femme qui avait pour dix mille francs de pierres aux oreilles !… qui le croirait !

Lecoq hocha la tête d’un air pensif.

– Oui, c’est invraisemblable, répondit-il, incroyable, absurde … Et cependant, nous en verrons bien d’autres, si nous arrivons jamais – ce dont je doute – à déchirer le voile de cette mystérieuse affaire.

Chapitre 8

Le jour se levait triste et morne, quand Lecoq et son vieux collègue jugèrent leur information complète.

Il n’y avait plus dans le cabaret un pouce carré qui n’eût été exploré, scrupuleusement examiné, étudié pour ainsi dire à la loupe.

Restait à rédiger le rapport.

Le jeune policier s’assit devant une table et commença par esquisser le plan du théâtre du meurtre, plan dont la légende explicative devait aider singulièrement à l’intelligence de son récit :

A. – Point d’où la ronde commandée par l’inspecteur du service de la sûreté, Gévrol, entendit les cris des victimes. (La distance de ce point au cabaret dit la Poivrière n’est que de 123 mètres, ce qui donne à supposer que ces cris étaient les premiers, que, par conséquent, le combat commençait seulement.)

B. – Fenêtre fermée par des volets pleins, dont les ouvertures permirent à l’un des agents d’apercevoir la scène de l’intérieur.

C. – Porte enfoncée par l’inspecteur de la sûreté, Gévrol.

D. – Escalier sur lequel était assise, pleurant, la veuve Chupin, arrêtée provisoirement. (C’est sur la troisième marche de cet escalier, que le tablier de la veuve Chupin fut plus tard retrouvé, les poches retournées.)

F. – Cheminée.

H.H.H. – Tables. (Les empreintes d’un saladier et de cinq verres ont été constatées sur celle qui se trouve entre les points F. et B.)

T. – Porte communiquant avec l’arrière-salle du cabaret, devant laquelle le meurtrier armé se tenait debout.

K. – Seconde porte du cabaret, ouvrant sur le jardin, et par où pénétra celui des agents qui eut l’idée de couper la retraite du meurtrier.

L. – Portillon du jardinet, donnant sur les terrains vagues.

M.M.M. – Empreintes de pas sur la neige, relevées par les agents restés à la Poivrière, après le départ de l’inspecteur Gévrol.

Ainsi, dans cette notice explicative, Lecoq n’écrivait pas une seule fois son nom.

En exposant les choses qu’il avait imaginées ou faites, il mettait simplement : « un agent… »

Ce n’était pas modestie, mais calcul. À s’effacer à propos, on gagne un relief plus considérable quand on sort de l’ombre.

C’était par calcul aussi qu’il plaçait Gévrol en avant.

Cette tactique, un peu bien subtile, mais de bonne guerre, en somme, devait, pensait-il, appeler l’attention sur l’agent qui avait su agir quand tout l’effort du chef s’était borné à enfoncer une porte.

Ce qu’il rédigeait n’était pas un procès-verbal, acte authentique réservé aux seuls officiers de la police judiciaire, – c’était un simple rapport admis tout au plus à titre de renseignement, et cependant il le soignait comme un jeune général le bulletin de sa première victoire.

Tandis qu’il dessinait et écrivait, le père Absinthe se penchait au-dessus de son épaule pour voir.

Le plan, particulièrement, émerveillait le bonhomme. Il lui en était passé beaucoup sous les yeux, mais il s’était toujours figuré qu’il fallait être ingénieur, architecte, arpenteur tout au moins, pour exécuter un semblable travail. Point. Avec un mètre pour prendre quelques mesures et un bout de planche en guise de règle, ce conscrit, son collègue, se tirait d’affaire.

Sa considération pour Lecoq s’en augmenta prodigieusement.

Il est vrai que le digne vétéran de la rue de Jérusalem ne s’était aperçu, ni de l’explosion de la vanité du jeune policier, ni de son retour à une attitude modeste. Il n’avait vu ni ses inquiétudes, ni ses hésitations, ni les défauts de sa pénétration.

Après un bon moment, cependant, le père Absinthe se lassa de regarder courir la plume sur le papier. Il éprouvait le malaise d’une nuit passée, il se sentait la tête brûlante et il grelottait.

Puis, les genoux, ainsi qu’il le disait, lui rentraient dans le corps.

Peut-être aussi, sans en avoir conscience, éprouvait-il quelque impression de cette salle de cabaret, plus sinistre aux lueurs blafardes de l’aube.

Toujours est-il qu’il se mit à fureter dans les armoires et finit par découvrir, ô bonheur !… une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts pleine. Il eut une seconde d’hésitation, mais ma foi !… il s’en versa un grand plein verre, qu’il lampa d’un trait.

– En voulez-vous ? demanda-t-il après à son compagnon. Pour fameuse, non, elle ne l’est pas … Mais c’est égal, ça dégourdit et ça dissipe.

Lecoq refusa, il n’avait pas besoin d’être dissipé. Toutes les facultés de son intelligence étaient en jeu. Il s’agissait qu’à la seule lecture du rapport, le juge d’instruction dit : « Qu’on m’aille quérir le gaillard qui a rédigé cela. » Tout son avenir de policier était dans cet ordre.

 

Et il s’attachait à être net, bref et précis, à bien indiquer comment ses soupçons au sujet du meurtrier étaient venus, avaient grandi, s’étaient confirmés. Il expliquait par quelle série de déductions il arrivait à établir une vérité qui, si elle n’était pas la vraie, était au moins une vérité assez probable pour servir de base à une instruction.

Puis, il détaillait les pièces de conviction placées en ce moment devant lui.

C’étaient les flocons de laine marron recueillis sur le madrier, la précieuse boucle d’oreille, les clichés des différentes empreintes du jardin, le tablier aux poches retournées de la veuve Chupin.

C’était le revolver du meurtrier, dont trois coups sur cinq étaient encore chargés.

L’arme, bien que sans ornements, était remarquablement belle et soignée, et sur la crosse elle portait le nom d’un des premiers armuriers de Londres : Stephen, 14, Skinner-street.

Lecoq sentait bien qu’en fouillant les victimes il rassemblerait d’autres indices, très précieux peut-être, mais cela il n’osa pas le faire. Il était encore trop petit garçon pour hasarder une telle démarche. D’ailleurs, il comprenait que s’il se risquait, Gévrol, furieux de s’être fourvoyé, ne manquerait pas de crier qu’en dérangeant l’attitude des corps il avait rendu les constatations des médecins impossibles.

Il se consola cependant, et il relisait son rapport, modifiant de ci et de là quelques expressions, lorsque le père Absinthe, qui était allé fumer une pipe sur le seuil de la porte, l’appela.

– Quoi de nouveau ?… répondit Lecoq.

– Voici Gévrol et deux de nos collègues qui ramènent avec eux le commissaire et deux messieurs bien mis.

C’était, en effet, le commissaire de police qui arrivait, tout soucieux de ce triple meurtre qui ensanglantait son arrondissement, mais médiocrement inquiet.

Pourquoi se serait-il ému ?

Gévrol, dont l’opinion en pareille matière faisait autorité, avait pris soin de le rassurer lorsqu’il était allé l’éveiller.

– Il ne s’agit, lui avait-il dit, que d’une batterie entre des pratiques à nous, des habitués de la Poivrière. Si tous ces mauvais gars-là pouvaient s’entre-détruire, nous serions plus tranquilles.

Il ajoutait que le meurtrier était arrêté, coffré, que par conséquent cette affaire ne présentait aucun caractère d’urgence.

De plus, le crime n’avait pas, ne pouvait avoir le vol pour mobile. C’était énorme. La police en est venue à s’inquiéter des atteintes à la propriété plus, peut-être, que des attentats contre les personnes. Et c’est logique, à une époque où les ruses de la convoitise se substituent à l’énergie de la passion, où les scélérats audacieux deviennent rares tandis que les lâches filous pullulent.

Le commissaire ne vit donc pas d’inconvénient à attendre le jour pour procéder à une enquête sommaire.

Il avait vu le meurtrier, avisé le parquet, et maintenant il venait, sans trop de hâte, accompagné de deux médecins délégués par le procureur impérial pour les constatations médico-légales.

Il amenait aussi un sergent-major de voltigeurs du 53e de ligne, requis par lui, pour reconnaître, s’il y avait lieu, celui des morts qui portait l’uniforme, et qui, à en croire le chiffre des boutons de sa capote, appartenait au 53e régiment alors caserné dans les forts.

Moins encore que le commissaire, l’inspecteur de la sûreté s’inquiétait.

Il allait sifflotant, décrivant des moulinets avec sa canne qui ne le quitte jamais, se faisant fête de la déconfiture de ce drôle présomptueux qui avait voulu rester pour glaner là où il n’avait pas aperçu de moisson.

Aussi, dès qu’il fut à portée de voix, interpella-t-il le père Absinthe, lequel, après avoir prévenu Lecoq, était resté sur le seuil de la porte, adossé aux montants, tirant et renvoyant régulièrement des bouffées de sa pipe, immobile comme un sphinx fumeur.

– Eh bien !… vieux, cria Gévrol, avez-vous à nous raconter un bon gros mélodrame, bien noir et bien mystérieux ?

– Je n’ai rien à raconter, moi, répondit le bonhomme, sans retirer la pipe soudée à ses lèvres, je suis trop bête, c’est connu… Mais monsieur Lecoq pourrait bien vous apprendre quelque chose sur quoi vous n’avez pas compté.

Ce titre : Monsieur, dont le vieil agent de la sûreté gratifiait son camarade, déplut si fort à Gévrol qu’il ne voulut pas comprendre.

– Qui ça… fit-il, de qui parles-tu ?

– De mon collègue, parbleu !… qui est en train de finir son rapport, de monsieur Lecoq, enfin.

Sans malice, assurément, le bonhomme venait d’être le parrain du jeune policier. De ce jour, pour ses ennemis aussi bien que pour ses amis, il devint et resta Monsieur Lecoq. Monsieur, en toutes lettres.

– Ah ! ah !… fit l’inspecteur, qui visiblement avait la puce à l’oreille. Ah !… il a découvert….

– Le pot aux roses que les autres n’avaient pas flairé … oui, Général, c’est cela même.

Par cette seule phrase, le père Absinthe se faisait un ennemi de son chef. Mais Lecoq l’avait séduit. Il était du parti de Lecoq, lui, envers et contre tous, il était résolu à s’attacher à lui, à partager sa fortune mauvaise ou bonne.

– On verra bien ! murmura l’inspecteur, qui à part soi se promettait de surveiller ce garçon, qu’un succès pouvait poser en rival.

Il n’ajouta rien de plus. Le groupe qu’il précédait arrivait, et il s’effaça pour livrer passage au commissaire de police.

Ce n’était pas un débutant, ce commissaire. Il avait été officier de paix au quartier du Faubourg du Temple aux beaux jours de l’Épi-Scié et des Quatre-Billards, et cependant il ne put maîtriser un mouvement d’horreur en pénétrant dans la salle de la Poivrière.

Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave médaillé et chevronné, fut plus impressionné encore. Il devint aussi pâle que les cadavres qui étaient là, à terre, et fut obligé de s’appuyer à la muraille.

Seuls les deux médecins furent stoïques.

Lecoq s’était levé, son rapport à la main ; il avait salué, et, prenant une attitude respectueuse, il attendait qu’on l’interrogeât.

– Vous avez dû passer une nuit affreuse, dit le commissaire avec bonté, et sans utilité pour la justice, car toutes les investigations étaient superflues….

– Je crois pourtant, répondit le jeune policier, tout cuirassé de diplomatie, que je n’ai pas perdu mon temps. Je tenais à me conformer aux instructions de mon chef, j’ai cherché et j’ai trouvé bien des choses … J’ai acquis, par exemple, la certitude que le meurtrier avait un ami, sinon un complice, dont je pourrais presque donner le signalement … Il doit être d’un certain âge, et porter, si je ne me trompe, une casquette à coiffe molle et un paletot de drap marron moutonneux ; quant à ses bottes…

– Tonnerre !… exclama Gévrol, et moi qui….

Il s’arrêta court, en homme dont l’instinct a devancé la réflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles.

– Et vous qui ?… interrogea le commissaire. Que voulez-vous dire ?

Furieux, mais trop avancé pour reculer, l’inspecteur de la sûreté s’exécuta.

– Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de la barrière d’Italie, où est consigné le meurtrier, je vis venir de loin un individu dont le signalement n’est pas sans analogie avec celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre, il chancelait, il trébuchait, il battait les murailles … Il essaya de traverser la chaussée, pourtant, mais parvenu au milieu, il se coucha en travers, dans une position telle qu’il ne pouvait manquer d’être écrasé.

Lecoq détourna la tête, il ne voulait pas qu’on lût dans ses yeux qu’il comprenait.

– Voyant cela, poursuivit Gévrol, j’appelai deux sergents de ville, et je les priai de venir m’aider à faire lever ce malheureux. Nous allons à lui, déjà il paraissait endormi, nous le secouons, il se dresse sur son séant, nous lui disons qu’il ne peut rester là…, mais voilà qu’aussitôt il paraît pris d’une colère furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous frapper … Et ma foi !… nous le conduisons au poste, pour qu’il cuve du moins son vin en sûreté.

– Et vous l’avez enfermé avec le meurtrier ? demanda Lecoq.

– Naturellement … Tu sais bien qu’au poste de la barrière d’Italie il n’y a que deux violons, un pour les hommes, l’autre pour les femmes ; par conséquent…