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Les amours d'une empoisonneuse

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Il était terrible à voir ainsi, mais tels étaient la préoccupation et le désordre de tous en ce moment, que trois ou quatre laquais qui passèrent en courant près de lui ne le remarquèrent même pas.

Cependant il avançait toujours, mais à mesure qu'il traversait les nombreuses pièces qui s'ouvraient les unes sur les autres, il lui semblait que ce morne silence qui l'épouvantait tant était enfin troublé.

Il entendait maintenant distinctement des voix confuses, puis des gémissements, et, dominant ce sourd murmure, quelques sanglots déchirants.

Le même domestique qui l'avait interrogé quelques minutes avant dans l'antichambre reparut, il était suivi de gens qu'Olivier reconnut pour des médecins.

Il allait s'élancer sur leurs pas, lorsque la lourde tapisserie de la porte se souleva de nouveau, et dans l'encadrement apparut celle qu'il croyait morte.

Oui, c'était bien Henriette, pâle, échevelée, les habits en désordre, mais c'était elle, elle vivait!..

Il voulut s'élancer vers elle, tomber à ses genoux, mais ses forces le trahirent. C'était plus d'émotions qu'il n'en pouvait supporter.

Il chancela, tourna deux fois sur lui-même comme un homme frappé d'une balle au cœur, sa main inerte lâcha le couteau dont il s'était emparé, ses bras battirent l'air, un gémissement douloureux souleva sa poitrine, et, inanimé, il tomba sur le parquet, presque aux pieds d'Henriette.

Mais bientôt la douce pression d'une main qui serrait la sienne, une tiède haleine qui effleurait ses lèvres le rappelèrent à la vie.

Il ouvrit les yeux.

N'était-ce pas une divine, mais décevante illusion, un de ces adorables mensonges qui parfois bercent le désespoir?.. Il se le demanda.

Henriette était là, près de lui, agenouillée, penchée sur son visage. D'une main, elle soutenait la tête de son amant; de l'autre, elle interrogeait ce cœur qui ne battait que pour elle.

Après tant d'angoisses poignantes, de si épouvantables commotions, ce fut pour Olivier un instant délicieux. Il aurait pu parler, il ne le voulut pas.

Une parole pouvait faire envoler le rêve, et si ce n'était pas un songe, faire cesser cette scène si douce à son cœur.

Il referma les yeux, bénissant Dieu et lui demandant de prolonger cette extase.

Mais, tandis qu'un sentiment intime de bonheur infini, de ravissement céleste, rafraîchissait son âme, il sentit sur son front tomber de grosses larmes, larmes brûlantes et silencieuses, larmes de désespoir.

Il se souleva à demi et, portant à ses lèvres la main d'Henriette:

– Pardonne, ô mon amie, murmura-t-il, pardonne à l'égoïsme de mon amour.

Hélas! je te croyais à tout jamais perdue pour moi; et rassuré maintenant sur ta vie, je m'oublie dans mon bonheur, sans songer à te demander quel chagrin cruel fait couler tes larmes…

La jeune fille se releva à ces paroles, et, cachant son visage entre ses mains:

– Olivier, mon ami, mon frère, s'écria-t-elle, je suis bien malheureuse, oh! bien malheureuse!

Puis sa voix s'éteignit dans les sanglots.

Saisi d'une douleur nouvelle, Olivier était debout déjà.

– N'ai-je donc pas le droit, dit-il, de partager ta douleur! Parle, réponds-moi, qu'est-il arrivé?

– Oh! mon père!.. mon pauvre père!.. Olivier, me voici seule au monde!..

Et, abîmée dans sa douleur, oubliant tout, s'oubliant elle-même, elle laissa tomber sa tête si belle sur la tête de son amant.

Tandis qu'elle sanglotait éperdue, Olivier s'adressait les plus sanglants reproches.

Cette douleur de celle qu'il aimait, il la partageait certes; elle remuait en lui toutes les fibres de la sensibilité, et cependant, malgré lui, il se sentait inondé de joie.

Il l'avait crue morte, cette femme adorée, il la retrouvait; pour la première fois il pouvait appuyer ses lèvres sur ces beaux cheveux blonds, plus fins que les fils de la vierge; n'était-ce pas à égarer la raison?

Aussi, il n'osait pas parler, il craignait que sa voix ne le trahît.

Il se tenait debout, immobile, n'osant faire un mouvement, lorsque tout à coup Henriette le repoussa avec violence:

– Malheureuse que je suis! s'écria-t-elle, là, à deux pas de nous, mon père est sur son lit de mort, et moi, impie, je m'abandonne au bonheur de pleurer entre les bras de celui que j'aime!.. Fuyez, Olivier, fuyez cette maison; nos amours ont été une faute, votre présence en cette maison est presque un crime.

Une exaltation sombre éclatait dans ses yeux, son maintien, son geste annonçaient l'égarement. Olivier fut épouvanté.

– Vous me repoussez, dit-il, vous me chassez… Henriette!.. Je suis bien malheureux, vous ne m'aimez plus…

– Ne plus vous aimer, reprit-elle d'un ton plus calme, est-ce donc en mon pouvoir, lors même que je le voudrais? Mais ces mots prononcés ici, à côté du lit de mort, ne sont-ils pas une impiété?..

Pauvre père!.. Et moi qui voulais te quitter. Oh! cette idée me suit comme un remords.

Que serait-ce donc, s'il eût été frappé au lendemain de ma fuite et si j'en étais réduite à me dire: J'ai été une des causes de sa mort…

Olivier essaya de balbutier quelques paroles.

– Eloignez-vous, mon ami, je vous en conjure, continua Henriette. Et ne cherchez plus à me revoir. Votre cœur souffrira, mais songez que je serai aussi malheureuse que vous.

Le coup terrible qui me frappe me dessille les yeux et me montre la profondeur de l'abîme où nous courions ensemble; si je dois être unie à vous, Olivier, ce ne sera que du consentement de ma mère. Peut-être entendra-t-elle ma voix, lorsque je lui dirai que pour elle vous seriez un bon fils; mais, quoi qu'elle décide, je lui obéirai. Séparons-nous donc, mon ami, mon frère… Sachons espérer et nous résigner.

Alors elle tendit son front à son amant; Olivier, fou de douleur, y déposa un chaste baiser.

– Adieu, frère, dit-elle encore.

Puis il la vit s'éloigner avant d'avoir pu trouver une parole pour la conjurer de revenir sur sa résolution.

Décidé à lui obéir, pourtant, il songea à quitter cette maison dont un effroyable malheur lui avait ouvert les portes; mais il ne voulut pas s'éloigner, pour toujours peut-être, sans savoir au moins quelques détails du coup qui venait de l'atteindre si cruellement en frappant son amie.

Il résolut, en conséquence, d'attendre dans une des antichambres quelques laquais; mais il voulut avant aller remercier le chevalier de Tancarvel, le rassurer et lui rendre la liberté.

Il le trouva fidèlement debout au même endroit.

– Merci, mon ami, lui dit-il, de votre aide loyale; mais si je suis bien désespéré, au moins je suis rassuré sur les jours de celle que j'aime plus que ma vie.

– Oui, je sais, répondit le chevalier, ce pauvre Hanyvel!..

– Quoi! vous savez…

– Je puis même vous donner les moindres détails de cette catastrophe.

– Oh! je vous en prie.

– Ce ne sera pas long, mais je ne vois rien qui vous retienne ici.

– Je ne voulais que connaître les circonstances de ce fatal événement, et je comptais interroger un laquais.

– Grâce à moi, ce sera inutile; permettez-moi donc de vous reconduire jusqu'à votre logis.

Olivier fit un signe d'assentiment, son ami passa son bras sous le sien, et tous deux s'éloignèrent.

– Donc, reprit tout en marchant le chevalier de Tancarvel, imaginez-vous, cher ami, que jamais on ne vit rien de plus subit.

Le malheureux Hanyvel donnait aujourd'hui même un grand repas; plus de trente convives étaient assis à la table, on venait de servir le dessert, tout le monde était d'une gaieté folle.

Tout à coup, après une santé au gendre futur de sa fille, Hanyvel porte son verre à sa bouche, y trempe à peine les lèvres et tombe…

– Il était mort?

– C'est-à-dire foudroyé. Quelque coup de sang, j'imagine; il était fort replet, ce pauvre financier. Ce que c'est que de nous pourtant! conclut philosophiquement le chevalier.

– Ce que vous me dites là, je l'avais deviné. Mais les convives, les invités?

– Enfin, mon cher, chacun, vous le comprenez, a tiré de son côté, les hommes épouvantés, les femmes poussant des cris. Tout le monde a perdu la tête, si bien que lorsqu'un chirurgien a pu être appelé il n'est arrivé que pour constater la mort.

– J'ai cependant vu entrer des médecins.

– Inutile empressement des médecins. Puis, vous le savez, on conserve toujours quelque espérance; il est de ces malheurs qu'on se refuse à croire; c'est ce que me disait la marquise.

– Quelle marquise? demanda Olivier surpris.

– Eh! la dame qui vous prit le bras dans l'escalier. Elle était au nombre des convives. Pauvre femme, toute cette scène l'avait si terriblement bouleversée qu'elle n'a pu s'enfuir avec les autres; il lui a fallu plus d'une heure avant de se remettre assez pour pouvoir faire un pas.

– C'est d'elle alors que vous tenez tous ces détails?

– Parfaitement.

– Comment, c'est à vous, un inconnu…

– Mais, mon cher, je ne suis pas un inconnu pour elle; je l'ai rencontrée fort souvent chez madame de Sarremont, ma sœur; son mari même est fort de mes amis.

C'est une femme vraiment charmante, douce, spirituelle, et qui n'a qu'un tort, à mon avis; elle est un peu dévote et écoute trop son directeur.

Vous ne la connaissez donc pas?

– Je l'ai vue ce soir pour la première fois, hélas! en de telles circonstances, que je ne l'oublierai de ma vie. Mais, dites-moi, mon ami, quelle est cette dame?

– Elle s'appelle madame la marquise de Brinvilliers.

X
UN JOUR DE BONHEUR

Rentré chez lui, Olivier eut toutes les peines du monde à renvoyer son compagnon; M. de Tancarvel voulait s'installer près de lui.

– Vous me paraissez trop affligé, lui répondit l'insoucieux officier, pour que je songe même à m'éloigner; la solitude, voyez-vous, est mauvaise conseillère, la douleur est une maladie qui a son remède comme toutes les autres.

 

Laissez-moi être votre médecin. A quoi bon rester seul ici, à attiser votre infortune. Ferez-vous que ce qui est ne soit pas?

Olivier gardait toujours un obstiné silence.

– Allons, continua le chevalier, prenez mon bras et sortons ensemble. Il y a de bons vins encore à Paris; allons souper; le vin est le baume souverain de toutes les blessures du cœur, croyez-moi.

Si le bon Dieu a fait pousser la vigne, c'est qu'il savait que les hommes auraient souvent des soucis à noyer.

– De grâce! chevalier, n'insistez pas, j'ai besoin d'être seul.

– Soit, vous le voulez, je vais partir; mais avant, raisonnons un peu. Vous vous affligez de quoi? De la mort d'Hanyvel, que vous ne connaissez pas. Il y a deux heures vous ne songiez qu'à lui enlever sa fille. Que vous était-il?..

– Ah! c'était le père d'Henriette, et pour vous dire vrai, là n'est pas ma douleur. Mais Henriette m'a repoussé, elle ne veut plus me permettre de la voir.

– N'est-ce que cela, cher ami, séchez vos pleurs; avant qu'il soit huit jours, vous serez rappelé…

Serrant alors la main de son ami, le chevalier sortit en promettant de revenir bientôt chercher de ses nouvelles.

– C'est un excellent compagnon, cet Olivier, se disait-il à part lui en descendant l'escalier, mais sentimental en diable! Cœur chaud, mais tête faible, brr… il m'a véritablement affligé.

A voir couler ses larmes, je sentais mon cœur se fendre; il eût attendri un rocher, comme dit M. Quinault.

Seul enfin, libre de se livrer sans témoin aux mille sentiments qui l'agitaient, Olivier put envisager de sang-froid sa situation.

De lui-même il en arriva bien vite à se rendre aux raisons invoquées quelques heures avant par M. de Tancarvel.

En réalité, loin de lui être fatale, la mort du financier pouvait lever bien des obstacles et aplanir la route de son bonheur. Remis de la terrible angoisse à laquelle il avait failli succomber, il dut bien s'avouer qu'il ne ressentait pas de cette mort autant de douleur qu'il en avait laissé paraître devant son ami.

Là n'étaient plus son inquiétude et son chagrin.

Restait le serment fait par Henriette de ne le plus revoir qu'avec l'autorisation de sa mère, restait ce serment d'obéissance aveugle, ce vœu filial de briser son cœur à elle-même plutôt que de causer à sa mère le moindre déplaisir.

A la réflexion, cependant, ces promesses l'inquiétèrent moins. Il se sentait prêt à devenir mille fois parjure pour un seul regard de celle qu'il aimait.

Henriette aurait-elle moins d'amour et plus de courage? Il ne le croyait pas. Il espéra donc que bientôt, grâce à sa prière, elle violerait un serment arraché par une cruelle douleur.

Il prit la résolution de s'en remettre au temps, ce maître souverain des destinées humaines, et de ne pas chercher, au moins pour le présent, à revoir sa maîtresse.

Sa vie reprit alors son cours accoutumé.

Comme autrefois, il s'absorba dans ses travaux, heureux d'y trouver à la fois l'oubli et la certitude d'acquérir quelques titres non à l'amour, mais à la main de la jeune fille.

Aux heures de loisir il parlait d'elle. A qui eût-il pu songer? Il avait constitué Cosimo son confident ordinaire; et le digne serviteur écoutait sans sourciller les intarissables divagations de son jeune maître.

Pour Olivier, Cosimo était un autre lui-même; il avait avec lui cette franchise de l'homme qui, dans la solitude et la réflexion, interroge sa conscience.

Écho fidèle des doutes, des pensées, des espérances du jeune homme, le vieillard répondait toujours comme il souhaitait qu'il répondît. Le pauvre amoureux était calme, sinon heureux.

Ainsi des jours, des semaines, des mois s'écoulèrent sans qu'Olivier reçût la moindre nouvelle d'Henriette, sans que par le moindre signe elle se fût manifestée à lui. Il chercha à la revoir, en vain. Comme jadis, sous le porche de l'église, souvent il alla l'attendre, et elle ne vint pas.

Et cependant elle était là, à deux pas de lui, le jardin seul le séparait d'elle, de sa fenêtre il pouvait voir les fenêtres de sa bien-aimée; car l'hiver était venu, et les feuilles qui lui dérobaient la vue de la maison étaient tombées.

Il lui eût été facile de pénétrer dans le jardin, mais il n'osait désobéir aux ordres de celle qui avait toute puissance sur son cœur.

Avec le temps, le doute, le doute affreux, déchirant, pénétra dans son âme.

– Si elle ne m'aimait plus! se disait-il.

En cette extrémité, il se décida à écrire à Henriette; d'un mot ne pouvait-elle pas faire cesser toutes ses incertitudes! Elle lui répondit:

«Mon ami, disait-elle dans un billet bien court, hélas! ne plus vous voir est une cruelle, mais juste punition de ma faiblesse passée, de la faute que nous avons failli commettre. Vous êtes malheureux, dites-vous; croyez-vous donc, Olivier, que le bonheur soit pour moi, loin de vous? Au nom de votre amour, du mien, ne manquez pas de courage. Le jour qui doit nous réunir n'est peut-être pas éloigné.»

Cette lettre fut pour Olivier comme une rosée céleste qui lui rendait la vie. Mille et mille fois il baisa ces caractères chéris, tracés par une main adorée. Il ne comprenait pas comment il avait pu douter d'elle, il se le reprochait comme un crime.

– Oh! avec une lettre pareille, se disait-il, n'attendrais-je pas avec patience durant toute l'éternité?

Cette éternité, heureusement, ne fut pas de longue durée.

Moins de huit jours après l'envoi de cette lettre, messagère de bonheur et d'espoir, un valet en grand deuil parut chez Olivier.

Il était envoyé par la veuve de messire Hanyvel et venait prier le jeune homme de vouloir bien passer à l'hôtel le jour même.

Presque sur les pas du laquais, Olivier voulait s'élancer.

– Elle m'attend! s'écria-t-il, perdre une minute, retarder mon bonheur, serait un crime, une folie!

Cosimo le retint.

– Songez, monsieur, que cet empressement, qui charmerait sans doute mademoiselle Henriette, pourrait être mal interprété par sa mère.

– Tu crois, mon vieil ami?

– J'en suis certain, monsieur, la fille unique d'un financier si riche doit avoir une dot énorme, et pour le moment votre fortune n'est pas tout à fait en rapport avec la sienne.

Dans votre amour si profond et si pur, qui vous dit que les malveillants et les envieux ne voudront pas voir ambition et avidité? Car maintenant vous allez être introduit dans la maison, et tous ceux qui y allaient avant vous vont devenir jaloux, et feront leurs efforts pour renverser vos espérances et vous faire évincer s'il est possible.

Cette idée consterna Olivier.

Dans la naïveté de son cœur, dans son ignorance profonde du monde, jamais il n'avait entrevu la possibilité d'un soupçon sur son amour. Les paroles de Cosimo ouvrirent devant ses yeux comme un monde nouveau. Un instant il hésita, mais il était trop véritablement épris pour s'arrêter longtemps à ces considérations odieuses.

– Eh! qu'importe ce que dira le monde! s'écria-t-il, si sa mère m'accorde sa main, je refuserai sa dot; mon travail, sans compter les bienfaits du marquis, mon second père, suffiront largement à nos modestes désirs.

Oui, je refuserai tout, et ainsi on ne m'accusera pas de l'avoir aimée seulement à cause de sa fortune.

Alors, sans plus écouter les représentations de Cosimo, après avoir donné un coup d'œil à sa toilette, il sortit, et, quelques minutes plus tard, un laquais l'introduisait dans un des splendides salons de l'hôtel Hanyvel.

Près du foyer, à demi couchée sur une chaise longue, était la veuve du riche financier.

Olivier se souvenait de l'avoir entrevue quelques mois auparavant; c'est à peine s'il la reconnut, tant la douleur avait changé ses traits. Ses cheveux avaient blanchi, ses joues s'étaient creusées, ses yeux rouges et gonflés disaient les larmes de ses nuits.

Henriette, plus belle, plus ravissante que jamais sous les vêtements de deuil de l'orpheline, était assise sur un petit tabouret aux pieds de sa mère.

Lorsque le laquais annonça le jeune homme, les deux femmes se levèrent, le saluant gracieusement comme un hôte attendu.

Madame Hanyvel lui montra silencieusement du doigt un fauteuil que venait d'avancer un laquais, tandis qu'Henriette s'approchait d'une fenêtre et feignait de regarder très attentivement dans le jardin, sans doute pour cacher la rougeur qui empourprait son visage.

Les prévisions de Cosimo ne se réalisaient pas.

Non seulement Olivier s'aperçut que son empressement ne déplaisait pas, mais encore il comprit, au triste sourire qui plissa la lèvre de madame Hanyvel, qu'on y avait compté.

Cette conviction lui rendit quelque peu d'assurance, il en avait besoin. Jamais encore il ne s'était trouvé dans une circonstance aussi solennelle; le bonheur de sa vie se jouait, il le comprenait, et, malgré cela, ou plutôt à cause de cela, telle était son émotion qu'il se sentait incapable de prononcer une seule parole.

Il s'était assis, cependant, rouge et confus sous le regard de madame Hanyvel, qui interrogeait sa physionomie et semblait vouloir lire au plus profond de son cœur.

Le silence se prolongeait et l'embarras d'Olivier croissait d'autant, lorsque enfin, madame Hanyvel, satisfaite sans doute de son examen et prenant en pitié la timidité du pauvre amant, lui vint en aide la première.

– Une chose bien grave, monsieur, dit-elle, m'a fait désirer votre présence; une chose bien grave pour une mère, le bonheur de ma fille…

Olivier voulut répondre; la parole expira sur ses lèvres; l'attention d'Henriette pour ce qui se passa dans le jardin redoubla; un triste sourire éclaira un instant le visage de la vieille dame.

– Mon Henriette, continua-t-elle, s'est enfin souvenue de moi. Après le terrible malheur qui vient de nous frapper et dont je ne me relèverai jamais, elle a compris qu'une mère est la meilleure amie qu'ait en ce monde une jeune fille; elle m'a tout confié…

Olivier s'attendait à quelques reproches; cette triste résignation le surprit douloureusement; la douleur de cette femme si à plaindre, sa douceur, son intelligence le touchèrent profondément, un sanglot remua sa poitrine, des larmes jaillirent de ses yeux.

– Pauvres enfants! continua madame Hanyvel, ah! vous avez failli commettre une faute qui eût pesée sur toute votre existence…

– Ma mère, ma bonne mère! murmura Henriette qui s'était rapprochée.

– Oui, ma fille, une faute terrible, l'enfant rebelle paie tôt ou tard sa rébellion. Ton père croyait assurer ton bonheur lorsqu'il te choisissait un époux. Tu refusais celui qu'il voulait te donner, mais tu manquais de courage, et lorsque ton père le disait: celui-ci te rendra heureuse, pourquoi, au lieu de résister, ne lui disais-tu pas ces simples paroles qui eussent touché son cœur comme elles ont touché le mien; j'en aime un autre!

Rougissante et confuse, Henriette cacha sa tête si charmante dans le sein de sa mère; madame Hanyvel essuya les larmes que lui arrachait le souvenir des jours plus heureux; puis, continuant à s'adresser à Olivier:

– Je crois ma fille, monsieur, lorsqu'elle m'assure que vous êtes digne d'elle. Je le crois, parce que s'il en était autrement, votre physionomie, vos regards seraient d'abominables mensonges. Mais avant de prendre aucune décision, avant même de me demander si je dois mettre entre vos mains mon plus précieux, ou plutôt mon seul trésor, il est un aveu que ma loyauté m'oblige à vous faire aujourd'hui même.

Olivier s'inclina en signe d'assentiment.

– Peut-être, dit lentement la mère d'Henriette, en regardant Olivier finement, comme si elle eût voulu chercher sa pensée dans les replis les plus profonds de sa conscience, peut-être ce que je vais vous dire changera-t-il vos intentions.

Il est possible qu'après m'avoir entendue vous découvriez que votre amour pour ma fille est moins grand que vous le pensez vous-même.

– La mort seule, croyez-le… commença Olivier.

– Eh bien! monsieur, sachez-le, ma fille et moi sommes complètement ruinées.

– Ruinées! exclama Olivier en se dressant comme mû par un ressort, ruinées…

Et ses yeux allaient d'Henriette à madame Hanyvel, comme si, se refusant à croire ce qu'il venait d'entendre, il eût besoin d'une confirmation.

– Oui, monsieur, ruinées.

– Nous sommes pauvres comme les plus pauvres, ajouta Henriette.

– Aujourd'hui encore, nous habitons ce palais, mais demain nous n'aurons peut-être pas un abri, demain le pain peut nous manquer.

– Mais c'est impossible! répétait Olivier, c'est un songe, une illusion, vous pauvres, vous réduites à la misère!

 

– Vous l'avez dit, monsieur, à la misère.

Tel était l'accent de madame Hanyvel, que cette fois il n'y avait pas à douter.

– O mon Dieu! s'écria Olivier en levant ses mains jointes vers le ciel, enfin, tu me donnes donc ma part de bonheur en ce monde, et si grande que je n'avais jamais osé la rêver telle, et que maintenant il ne me reste plus rien à désirer, mais bien à te bénir, ô mon Dieu! pour le reste de mes jours. Pauvre, elle est pauvre!

Muettes, surprises, la mère et la fille ne comprenaient rien aux exclamations du jeune homme. Il s'aperçut de leur étonnement.

– Oh! pardon, madame, continua-t-il en osant porter à ses lèvres la main de madame Hanyvel, pardon d'être si peu maître de moi, de me laisser dominer par mon émotion, mais c'est mon cœur qui parle, et je ne puis imposer silence à sa voix.

Pardon de me réjouir ainsi en présence du nouveau malheur qui vous frappe; mais cette ruine qui vous afflige n'assure-t-elle pas à tout jamais mon bonheur et mon repos?

– Olivier, balbutia Henriette, je ne vous comprends pas…

– Oh! mon amie! c'est que jamais, comme moi, vous n'aviez mesuré l'abîme qui nous séparait. Ce malheur le comble, cet abîme.

Ce matin encore, vous voyant si riche, moi si pauvre, je tremblais et je me désolais. Daignât-elle abaisser les yeux sur moi, me disais-je; sa mère voulût-elle me donner ce nom de fils, si doux pour tous, plus précieux pour moi, qui n'ai jamais eu de mère, aurai-je le courage d'accepter?

Un vieil et fidèle ami avait éveillé en moi cette triste pensée: lorsqu'on me verra, moi, déshérité, moi, sans soutien, sans fortune, obtenir la main de cette riche héritière, croira-t-on que jamais mon cœur n'aura songé à sa dot? Et cette idée me rendait le plus malheureux des hommes, et je portais en rougissant ma médiocrité. Tandis que maintenant…

– C'est d'elle que vous allez rougir.

– Rougir d'elle, moi! Oh! madame, vous raillez. Jamais roi ne fut plus fier de sa puissance que je ne le serai de son amour.

Rougir d'elle! mais ne sera-t-elle pas la gloire de ma vie! Je n'ai pas d'ambition, moi; jusqu'ici la fortune ne me semblait pas valoir un mouvement d'envie; mais maintenant, pour elle, je me sens le courage de désirer tous les trésors et de les conquérir.

Pour cette fortune perdue, Henriette, je veux vous refaire dix fortunes. Je vous devrai tout le bonheur de ma vie, pourrai-je jamais m'acquitter?

Et vous, madame, continua Olivier en se laissant glisser aux genoux de madame Hanyvel, permettez-moi de vous appeler, dès aujourd'hui, ma mère, je suis digne, croyez-moi, de vous donner ce nom…

La vieille dame pressa Olivier sur son cœur; et prenant la main de sa fille et celle du jeune homme, elle les réunit.

– J'ai peu de jours à vivre, mes enfants, dit-elle; puissé-je vous voir heureux avant d'aller rejoindre, là-haut, le père de ma bien-aimée Henriette.

Ni Olivier, ni la jeune fille ne pouvaient croire à tant de bonheur; désespérés quelques heures avant, ils voyaient tout à coup, devant eux, s'entr'ouvrir les portes du ciel.

Certes, en mandant Olivier, pour se rendre aux désirs de sa fille, afin de l'étudier avec son cœur et ses instincts de mère, qui trompent si rarement, madame Hanyvel ne s'attendait pas à ce dénouement si prompt.

C'est qu'elle ne croyait guère, non plus, trouver en l'homme choisi par sa fille cette noblesse de sentiments, cette pureté de pensées.

Tous les hommes qu'elle avait vus jusqu'alors affichaient bien pour l'argent ce dédain superbe qui de tout temps a été de grand ton; mais elle savait bien qu'aucun d'eux n'était capable de mettre en action ses principes, qu'aucun d'eux surtout, n'eût poussé l'héroïsme jusqu'à se réjouir de la perte d'une immense fortune.

En un moment, la noble exaltation l'avait décidée.

Cette journée s'écoula rapide, en longues causeries, en projets ravissants, et c'est en se disant: à demain! que l'on se sépara.

Lorsque Olivier rentra, jamais Cosimo ne l'avait vu si radieux.

– Elle est ruinée, disait-il en prenant les mains de son vieux serviteur, elle est plus pauvre que moi encore; c'est à moi qu'elle devra tout.

Quatre ou cinq jours après cette scène, madame Hanyvel annonça à Olivier qu'elle allait se mettre en quête de quelque logement bien modeste, pour y cacher cette infortune que les deux jeunes gens appelaient le bonheur.

Les créanciers, troupe avide et impitoyable, vautours du malheur, avaient fondu sur la maison; partout le séquestre avait été mis; rien dans ce riche hôtel n'appartenait plus aux deux femmes.

A peine leur avait-on laissé les objets les plus indispensables et elles étaient réduites à se servir elles-mêmes.

Tous les domestiques s'étaient enfuis, effrayés de la ruine, semblables aux rats voraces qui abandonnent le vaisseau près de sombrer.

De cette armée de valets qui encombraient les cuisines, les vestibules, les écuries, les antichambres, il ne restait plus personne.

Personne, et à la place du suisse, dans la loge, dormait, insoucieux et insolent, lugubre fantôme du malheur, l'homme des huissiers et des créanciers, le gardien des scellés.

Toujours habituée au luxe, au faste, à l'opulence, la veuve du riche financier ne supportait pas sans chagrin ce changement aux habitudes de toute sa vie.

Vainement Olivier s'efforçait de la consoler, de la rassurer sur l'avenir; vainement Henriette se joignait à lui, la vieille dame protestait qu'elle ne s'en relèverait pas.

Olivier avait mis à sa disposition toutes ses ressources, celles que son protecteur avait mises entre ses mains; mais toute cette petite fortune paraissait bien peu de chose à la femme qui avait partagé l'opulence d'un des hommes les plus riches du temps.

C'est alors qu'Olivier eut l'idée de se faire rendre un compte exact des affaires de Hanyvel. Il pensa que les créanciers profitaient peut-être un peu de l'inexpérience des deux femmes et que peut-être lui, plus expérimenté, rompu aux affaires, il parviendrait à sauver quelque chose de ce grand naufrage.

Les quelques détails que put lui donner madame Hanyvel ne firent que confirmer ses présomptions, et, après un examen assez superficiel, il put se convaincre qu'il ne se trompait pas.

Vivant, Hanyvel était colossalement riche; d'où venait donc que, mort, sa fortune se réduisait à rien? C'est ce qu'eut bientôt compris le secrétaire de M. de Mondeluit.

Homme d'initiative, le financier s'était lancé dans des entreprises qui, aujourd'hui, sembleraient des jeux d'enfants, mais qui alors paraissaient fort compliquées et surtout fort chanceuses.

Un des premiers en France, où nous sommes toujours, sous ce rapport, en retard de deux siècles sur l'Angleterre, il avait compris toutes les ressources du crédit et n'avait pas hésité à ouvrir sa caisse à l'industrie.

L'instant était propice.

Les ministres de Louis XIV essayaient alors de soustraire la France aux ruineux tributs qu'elle payait aux nations étrangères, et de tous côtés des manufactures s'étaient élevées, sources faibles encore de fortune, qui devaient plus tard devenir les grands fleuves de la richesse du pays.

Or, c'est à tous les hardis novateurs d'alors que Hanyvel avait ouvert sa caisse.

Les rentrées étaient sûres, les bénéfices énormes et certains, mais non réalisables de suite. Si peu réalisables, même, que tous les créanciers de Hanyvel considéraient ces avances comme autant de créances perdues.

Cependant il fallait payer les sommes considérables exigibles par le fait de la mort du financier, sommes que celui-ci, vivant, n'aurait eu à rembourser que plus tard, et qu'il eût remboursées sans difficulté, soit avec le bénéfice de ses opérations journalières, soit avec les rentrées que ne devait pas tarder à lui fournir l'industrie.

Mais il fallait payer de suite, et les valeurs disponibles étaient loin d'atteindre le chiffre des dettes, et les créanciers étaient pressants.

Parmi les plus pressants de tous se trouvait le sieur Penautier de Saint-Laurent, ancien ami d'Hanyvel, depuis longtemps en rapports d'affaires et d'amitié avec lui, mais qui se prétendait lui-même fort gêné dans ses affaires et qui, à titre de remboursement, comptait s'emparer de la charge de Hanyvel, qui était receveur général du clergé.

Telle était, que le lecteur nous pardonne cette longue digression financière, telle était, disons-nous, la situation de «la succession Hanyvel», pour parler comme les gens de justice et d'affaires.