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Les amours d'une empoisonneuse

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– Tout ce qui regarde ce cher chevalier, dit-il, me touche au plus haut point; je suis navré, madame, de voir un homme de son mérite végéter obscurément dans un état de fortune précaire et ambigu, quand la tendresse qu'il a su inspirer devrait certainement l'élever au premier rang.



M. de Sainte-Croix ne m'a rien demandé; partant, je n'ai rien pu lui offrir; et vous l'avez vu, c'est un peu malgré lui, c'est presque à son insu que j'ai eu le bonheur de vous prêter assistance aujourd'hui.



Cependant, j'ai toujours rêvé que le chevalier me devrait un grand état dans le monde.



– Et qu'exigeriez vous en échange? demanda la marquise.



– Oh! peu de chose, un traité d'alliance offensive et défensive entre vous, lui et moi.



La marquise tendit ses belles mains au financier.



– Signez-le donc, dit-elle en souriant; M. de Sainte-Croix ne me désavouera pas.



Penautier mit galamment ses lèvres sur les doigts effilés de la jeune femme.



Le carrosse, à ce moment, s'arrêtait devant la porte de l'hôtel de Brinvilliers. Un homme attendait sous le porche.



Cet homme était encore tout haletant et tout couvert de la boue d'une longue course.



La marquise le reconnut.



– La Chaussée! s'écria-t-elle.



Le valet, sans mot dire, lui tendit un mouchoir.



Madame de Brinvilliers le déploya d'une main fébrile.



– Sainte-Croix à la Bastille! s'écria-t-elle.



– Rassurez-vous, madame, dit Penautier, nous l'en tirerons.



La marquise descendit, et la porte s'ouvrit devant elle.



Elle en allait franchir le seuil, quand, se retournant:



– Un mot encore, fit-elle à Penautier.



Le financier se pencha hors de la voiture.



– Vous qui connaissez tout, poursuivit la marquise, dites-moi donc qui avait vendu à mon père et le secret de notre retraite et celui de nos rendez-vous?



– Celui-là s'appelle Hanyvel de Saint-Laurent, répondit Penautier.



– Merci, fit la marquise, je n'oublierai ni le nom ni l'homme.



IV

A LA BASTILLE

Minuit sonnait à toutes les paroisses de Paris quand la sentinelle placée devant le poste extérieur qui flanquait le premier pont-levis de la Bastille, reconnut le carrosse où Sainte-Croix avait été jeté sous la garde de deux sergents.



A son appel, un bas officier sortit du corps-de-garde, escorté d'un soldat qui portait une lanterne, et vint s'aboucher avec Desgrais.



L'exempt échangea rapidement quelques mots avec lui, puis le carrosse pénétra dans l'intérieur de la forteresse.



Un autre soldat s'en fut quérir monsieur le lieutenant du gouverneur, qui arriva à moitié endormi, se détirant les bras et maugréant contre le fâcheux assez mal avisé pour se faire mettre en prison à une heure aussi avancée de la nuit.



M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur de la forteresse royale, ne se dérangeait que pour des prisonniers d'importance.



On fit descendre Sainte-Croix, que les agents conduisirent au greffe; Desgrais exhiba sa lettre de cachet;



– Peuh! fit le lieutenant en la parcourant du regard, un simple capitaine au régiment de Tracy! prisonnier de quatrième catégorie! Sa Majesté y met du sien; nous regorgeons de ces espèces.



– Que voulez-vous, monsieur le lieutenant! dit Desgrais, on arrête ce qu'on peut.



Le lieutenant prit une plume en rechignant et écrivit sur le livre d'écrou:



«Ce jourd'hui 25 novembre 1665, à minuit, le sieur Guadin de Sainte-Croix est entré à la Bastille par ordre du roi et à la requête du sieur Dreux d'Aubray, lieutenant civil. Le sieur Sainte-Croix avait sur lui…»



– Combien avez-vous sur vous? demanda le lieutenant au prisonnier.



– Il y a deux heures, répondit Sainte-Croix, j'avais quelques milliers de pistoles; pour le présent, voici ce qui me reste.



Et il déposa sur la table une douzaine de louis.



– Avez-vous des bijoux? poursuivit le lieutenant.



– Ces deux bagues et cette montre.



– Donnez.



– Puis le lieutenant continua de libeller la formule ordinaire:



«… Le sieur Guadin de Sainte-Croix, n'ayant d'autres effets sur lui, a signé sa dite entrée jour, mois et an que dessus.»



Pendant que Sainte-Croix signait, le lieutenant se disait à lui-même:



– Où diable vais-je mettre cet importun? toutes nos chambres sont occupées, et je ne puis décemment donner à un petit officier de fortune un des appartements réservés aux prisonniers de première classe.



Il appela alors un guichetier et lui demanda à voix basse:



– Qu'avons-nous de libre en ce moment pour ce nouvel hôte?



– Rien, monsieur, répondit le guichetier.



– Alors, mettez-moi celui-ci avec un autre prisonnier: la société lui fera plaisir.



Le guichetier ordonna à Sainte-Croix de le suivre, et, après de nombreux détours à travers des escaliers ténébreux et des corridors froids et humides, il ouvrit une porte dont le bois disparaissait entièrement sous un arsenal de verrous.



Sainte-Croix fut poussé par lui à l'intérieur, puis les verrous grincèrent et la porte se referma.



Un instant, il demeura immobile sur le seuil; il écoutait avec une anxiété affreuse les pas lourds du guichetier qui se perdaient dans l'éloignement.



Il était comme étourdi sous le coup qui venait de l'atteindre, et une inexprimable angoisse lui serrait le cœur.



Quel sort l'attendait? Quel serait le terme de sa captivité? Était-il destiné à voir ses cheveux blanchir dans cette forteresse de la tyrannie? Entré jeune homme, n'en sortirait-il pas vieillard, et même en sortirait-il jamais? Comme aux portes de l'enfer de Dante, aux portes de la Bastille, les infortunés qui entraient devaient laisser toute espérance.



Lorsque tout bruit eut cessé, lorsque Sainte-Croix put se croire seul et pour jamais peut-être séparé du reste des vivant, il songea à explorer sa prison.



Pour se guider, il n'avait d'autre lueur que celle d'un pâle rayon de lune qui faisait sa trouée à travers une fenêtre étroite, percée à six pieds du sol et ornée d'un appareil formidable de grilles et de verrous.



Toute la lumière tombait en plein sur une mauvaise couche placée en un coin et laissait dans l'obscurité la plus complète tout le reste du cachot.



Sainte-Croix se dirigea vers ce grabat, en chancelant comme un homme pris de vin, et s'y laissa tomber avec une explosion de désespoir qui se traduisit en cris et en sanglots.



Par un de ces retours soudains qui suivent presque toujours les grandes catastrophes, il revoyait en un instant, comme dans un miroir fidèle, toute sa vie passée.



Tous les souvenirs heureux de son existence se présentaient en foule à sa mémoire et lui faisaient plus rudement sentir son malheur présent.



Il cherchait à se rappeler les moindres détails de cette soirée qu'il venait de passer près de la marquise, il croyait entendre encore à son oreille cette voix argentine, murmurant des paroles d'amour. N'était-ce pas de longues années de bonheur qu'il venait de perdre!



Avec tous ces souvenirs, sa colère montait terrible, effrayante; il s'était rué sur le lit comme une bête fauve, en poussant de ces rugissements qui semblent n'appartenir à aucune poitrine humaine, – note suprême de la fureur à cet instant où il faut que le cœur éclate ou se brise.



Il maudissait ces hommes qui, pour le plonger vivant dans une tombe, l'étaient venus arracher à sa vie libre et joyeuse: il blasphémait Dieu qui voyait et souffrait de tels crimes; enfin, il appela à son aide une puissance quelle qu'elle fût, offrant son âme et sa vie en échange d'un jour, d'une heure de liberté et de vengeance.



– Je t'attends et j'accepte, dit une voix étrange, tout près du prisonnier.



Pâle, l'œil hagard, les cheveux hérissés de terreur, le chevalier se dressa sur son lit.



Dans le cercle lumineux dessiné par la fenêtre, un homme, vêtu d'un pourpoint noir en lambeaux, était debout.



Lentement, par un acheminement presque insensible, il s'approchait du grabat. Il était hâve et maigre; ses cheveux longs retombaient sur ses épaules; sa barbe inculte se hérissait autour de ses pommettes saillantes, une lueur phosphorescente brûlait sous ses épais sourcils, et la lumière bleuâtre de la lune faisait comme une auréole autour de son front ravagé.



A cette apparition étrange le chevalier se signa instinctivement.



Les bûchers des derniers sorciers juridiquement brûlés pour avoir évoqué le

malin

, fumaient encore à cette époque; le nom de certains d'entre eux se lisait incrusté dans les murs de plus d'un cachot de la Bastille; on croyait au diable, et le chevalier n'était pas éloigné de penser qu'il se trouvait en présence de l'esprit des ténèbres.



Homme ou fantôme, l'apparition avançait toujours, et Sainte-Croix sentait une sueur froide pointer à la racine de ses cheveux et ses dents claquaient de terreur.



Machinalement sa main cherchait son épée à sa place habituelle, mais on lui avait enlevé son épée.



Enfin, il comprit que l'être étrange allait le toucher.



– Maudit, que me veux-tu? demanda-t-il d'une voix étranglée par la peur.



– N'as-tu pas, dit l'apparition, n'as-tu pas demandé le secours d'une puissance quelle qu'elle fût? Tu as appelé, me voici.



– Qui donc es-tu!



– Pour toi, jeune homme, si tu le veux, je serai la vengeance.



– Certes, je le veux, au prix même de tout mon sang et de ma damnation éternelle; mais encore faut-il que je sache quel est celui qui me parle ainsi.



– Eh bien, je suis comme toi un hôte de la Bastille; je suis ton compagnon de captivité.



Voici dix ans bientôt que je compte une à une les heures dans ce cachot où tu n'es, toi, que depuis quelques minutes…



Sainte-Croix, à ces mots, eut un geste de découragement. Il était rassuré, il rougissait presque de sa frayeur, mais l'espérance insensée qui un instant avait fait battre son cœur lui échappait.

 



– Mais alors, interrompit-il, à quoi bon me parler de vengeance? Vous qui n'avez rien pu pour vous-même, que pourrez-vous pour moi?



– Tu es impatient, dit l'étranger; tu ne m'as pas encore laissé te dire mon nom.



– Il est à croire qu'il ne m'apprendrait pas grand'chose.



Le sinistre vieillard eut un pâle sourire.



– Peut-être, reprit-il. Je suis l'Italien Exili.



Plus épouvanté que lorsqu'il croyait avoir affaire à Satan en personne, Sainte-Croix se laissa retomber sur le grabat. La vision infernale disparaissait, mais elle faisait place à une réalité plus effroyable encore.



C'est que ce nom d'Exili était affreusement célèbre en Italie et en France. Pour tous, il était le synonyme de meurtre et de poison. Depuis vingt-cinq ans, il était écrit en lettres de sang dans toutes les cours de l'Europe.



Disciple de René et de la Tophana, héritier des secrets mortels des Médicis et des Borgia, Exili, le terrible empoisonneur, avait depuis longtemps dépassé les forfaits de ces implacables meurtriers.



Jeune encore, il avait tenu à Florence boutique de poison.



Un héritage se faisait-il trop longtemps attendre? Voulait-on tirer d'une injure une lâche et ténébreuse vengeance? On s'adressait à Exili; aux uns il vendait la mort de leurs parents; aux autres, la mort de leurs ennemis.



Plus tard, à Rome, il avait mis sa science au service de madame Olympia, et pendant plusieurs années il avait semé la mort et l'effroi dans la ville éternelle, frappant au hasard, aveugle et implacable comme le destin, lorsqu'il s'agissait d'obéir à sa terrible protectrice.



Ainsi avaient péri plus de cent cinquante personnes des plus nobles familles, le peuple le disait, du moins; et c'est en se signant qu'il prononçait tout bas le nom d'Exili.



Chassé d'Italie bien plus par la haine des peuples que par la haine des gouvernements, l'empoisonneur était venu s'établir en France, mais déjà sa terrible renommée l'y avait précédé.



On ne lui laissa pas le temps d'exercer sa science funeste. Suspect à l'autorité il disparut un beau jour, sans que l'on sût ce qu'il était devenu.



Il avait été arrêté et jeté à la Bastille, sans doute pour la vie.



Sainte-Croix savait tout cela, et pourquoi à ce nom d'Exili il sentit courir dans ses veines un nouveau frisson.



Il ne savait que trop quelle arme terrible pouvait mettre entre ses mains l'homme qui avait été l'instrument des vengeances de madame Olympia. Mais si grande que fût sa haine, il n'était point encore arrivé à ce point suprême où l'homme peut regarder en face les plus grands crimes.



C'est avec une réelle colère qu'il se dressa sur son lit. Étendant les mains en avant comme pour conjurer un danger:



– Retire-toi, démon, s'écria-l-il, retire-toi!



– Et tu dis que tu veux te venger, murmura Exili d'une voix méprisante. Pauvre fou! un jour viendra où, las de souffrir, tu voudras à la fois la liberté et des armes pour rentrer dans la mêlée du monde.



Ce jour-là, tu viendras à moi, et c'est à genoux que tu me demanderas de venir à ton secours et de te tendre la main.



– Jamais! répondit avec horreur le chevalier, jamais!



Exili se retira sans bruit comme il était venu, et, dans l'obscurité, regagna sa couchette, laissant le jeune homme en proie aux plus sombres pensées.



C'est avec une invincible horreur que le lendemain, au jour, Sainte-Croix se retrouva en présence de son terrible compagnon.



Il conjura le geôlier de le changer de chambre; mais le geôlier lui répondit qu'en ce moment il y avait presse à la Bastille et que d'ailleurs on n'avait pas l'habitude de se soumettre à tous les caprices des prisonniers.



Sainte-Croix dut en prendre son parti.



D'ailleurs, sa répugnance pour son compagnon de captivité ne devait pas être de longue durée: le maître habile venait de trouver un digne écolier.



Sainte-Croix, avec son fatal caractère, assemblage de bien et de mal, de qualités et de vices, ne tarda pas à s'éprendre d'admiration pour cet homme étrange que son mauvais génie avait jeté sur sa route.



Et cette admiration s'explique facilement.



Exili n'était pas de ces empoisonneurs vulgaires dont la science consiste à donner brutalement la mort.



C'était un homme supérieur dans toute la force du terme; s'il eût appliqué au bien le rare génie que lui avait donné le Créateur, nul doute qu'il n'eût pris place parmi les bienfaiteurs de l'humanité et qu'il n'eût attaché son nom à quelqu'une de ces découvertes qui illustrent un siècle.



Penseur, philosophe, investigateur, il avait tout vu, tout étudié; sa prodigieuse mémoire était comme un vaste répertoire de toutes les sciences que Sainte-Croix pouvait interroger sans cesse et qu'il ne trouvait jamais en défaut.



Mais surtout et avant tout, Exili était un grand artiste en poisons.



Du meurtre il en avait fait un art. Dépositaire de secrets terribles, il avait voulu trouver des secrets nouveaux; et, sans relâche, sans trêve, il avait poursuivi ses travaux et ses expériences.



Il en était arrivé à soumettre la mort à des règles fixes et positives; en sorte que l'intérêt n'était plus son mobile, mais bien un irrésistible besoin d'expérimentation.



– C'est surtout lorsqu'il lui arrivait de causer de cette science fatale que Sainte-Croix écoutait avec une religieuse terreur.



– Que d'autres, disait Exili, le visage rayonnant d'orgueil et la voix inspirée, que d'autres s'épuisent à chercher le secret de la vie, ils ne le trouveront pas, et moi j'ai trouvé le secret de la mort.



– Hélas! murmura Sainte-Croix, où cela vous a-t-il conduit?



– A égaler Dieu, répondit le sombre alchimiste du néant. Dieu a conservé pour la puissance divine la création, la vie; aux hommes il a abandonné la destruction, la mort. Ne comprends-tu donc pas qu'en détruisant j'égale la divinité?



Et, comme le chevalier faisait un geste de doute, Exili continuait:



– Ne suis-je pas tout-puissant d'ailleurs, moi qui tiens la vie de tous dans ma main, moi qui peux frapper comme la foudre?



Quel est le roi dont le pouvoir égale le mien?



Un jour vint enfin où Sainte-Croix osa avouer à Exili que lui aussi s'était occupé de la science des poisons; il raconta ses précédentes expériences.



Son compagnon se prit à sourire.



– Vous en êtes encore, lui dit-il, aux premières, aux plus vulgaires notions de l'art.



Vingt années de travaux assidus vous mettraient à peine sur la voie de la science véritable, de cette science que se sont transmise tous les grands artistes de l'Italie; parce que leurs secrets, voyez-vous, sont de ceux qui ne se divulguent pas, mais que chaque maître lègue mystérieusement à un élève favori longtemps éprouvé.



– Voulez-vous, s'écria Sainte-Croix, que je sois cet élève?



L'Italien hocha la tête d'un air indécis.



– Nous ne nous connaissons pas assez, dit-il; qui me répond que vous en êtes digne?



– Mon passé. Je suis jeune encore, mais j'ai déjà beaucoup souffert.



– Je ne vois pourtant pas, reprit Exili, ce qui a pu vous manquer dans la vie: vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes beau, vous devez être aimé.



– Il m'a manqué un nom, interrompit Sainte-Croix, et Dieu m'avait mis l'orgueil au cœur.



Une satanique satisfaction illumina le visage d'Exili.



– L'orgueil! murmura-t-il, très bien; nous ferons quelque chose de vous, chevalier; mais, continuez, de grâce, car c'est dans le passé que je lis l'avenir.



– Tout le monde me croit de race à Paris ou feint de le croire; mon courage et mon épée m'ont du moins valu cela.



J'appartiens tout simplement à une de ces familles dont l'obscurité cache mal la misère. Mon père était un artisan. Il eût voulu en faire autant de moi sans doute; mais j'avais à peine le sentiment des choses de ce monde, que déjà la fièvre d'orgueil me tenait.



J'étais alors ambitieux d'argent, d'amusements et de parures: la vue d'un ruban, le bruit d'un verre, le choc des dés, le sourire d'une grande dame, tout cela emplissait mon esprit précoce d'aspirations vagues et insensées.



Aussi, à l'heure où les enfants des pauvres pâtissent encore à l'atelier ou sur les bancs de l'école, j'avais déserté l'un et l'autre pour le cabaret, la salle d'armes et le tripot.



J'y acquis, en compagnie de tout ce que Montauban comptait de bretteurs et d'intrigantes, cette sûreté de coup d'œil, cette prestesse de main et ce bonheur au jeu qui m'ont rarement abandonné.



Mais mon père en mourut.



Je pleurai mon père.



– On n'est pas parfait dans un âge aussi tendre, interrompit Exili.



Le chevalier continua:



– J'avais seize ans lorsqu'une déplorable affaire, – homme tué ou fille séduite, je ne sais plus au juste, – me força de quitter le Languedoc.



Paris est le soleil autour duquel gravitent tous les satellites de ma trempe. Je vins à Paris.



Seulement, comme pour me faire ouvrir les portes du monde dans lequel je voulais entrer, il me fallait un nom, un titre, de la fortune, je m'appelai le chevalier Guadin de Sainte-Croix et les poches des niais me fournirent des subsides.



J'eus des duels. On ne s'appelle pas impunément le chevalier de Sainte-Croix.



Un gentilhomme de Beauvoisis trouva un jour mauvais que ses pistoles passassent si facilement de son escarcelle dans la mienne; il me le dit en termes de fort mauvais goût, et alla même jusqu'à mettre en doute la légitimité de mon titre.



Je le priai de venir faire avec moi un tour derrière les Chartreux… et il ne douta plus.



– Vous l'aviez convaincu? demanda Exili.



– Je l'avais tué. Malheureusement l'affaire fit du bruit.



La famille réclama, et comme je ne voulais pas avoir maille à partir avec messieurs de la prévôté et du point d'honneur, je m'en fus à Compiègne recommencer une idylle de M. de Racan.



J'y vivais caché chez un mien ami, fripon retiré, qui s'était fait hôtelier pour ne point changer d'état, quand il m'arriva la principale aventure de ma vie.



– Comment se nommait cette aventure? interrogea Exili.



Elle se nommait Marie-Madeleine d'Aubray; elle avait seize ans, j'en avais dix-huit, c'était une délicieuse enfant qui est devenue une femme ravissante.



Le hasard nous mit en présence dans un sentier perdu au fond des grands bois qui entouraient le château d'Offemont, où son père, le lieutenant civil, était venu vers cet automne se délasser des troubles politiques et de ses importants travaux.



Madeleine portait au cœur un de ces besoins effrénés de tendresse que la femme voue à Dieu quand il ne se rencontre pas un homme pour les voler au créateur.



Nous nous aimâmes…



C'est là un de ces souvenirs que le plus insoucieux des aventuriers conserve précieusement pour en rafraîchir son existence brûlante.



Pour me rapprocher d'elle, je franchissais chaque nuit les murs du parc, et je m'introduisais furtivement dans le vieux manoir d'Offemont, dont ma maîtresse avait su faire pour moi un paradis caché à tous les yeux.



M. Dreux d'Aubray était retourné à Paris, où l'appelaient les devoirs de sa charge, laissant sous la garde d'une vieille gouvernante sa fille chérie, dont les langueurs avaient besoin du grand air libre des forêts.



Notre ivresse dura peu.



Le lieutenant civil revint, – et Madeleine était enceinte.



Ce qu'il fallut à la jeune fille de soins, de ruses, de courage pour cacher à l'œil vigilant d'un père la faute que celui-ci eût punie comme un crime, vous le comprendrez quand vous saurez que le caractère de ma maîtresse partage cette indomptable énergie dont la prison seule a pu me priver.



Elle accoucha la nuit, seule, sans appui, sans aide, à quelques pas du lit où dormait M. Dreux d'Aubray, l'inflexible vieillard.



Cette nuit-là, j'errais dans le parc. Tout à coup, une femme, écrasée par la douleur, par la crainte, par le remords, se traîna jusqu'à moi, à travers les massifs, et me mit un enfant dans les bras.



Les chiens de garde hurlaient et les valets commençaient à s'agiter dans le château. Je m'élançai dans la campagne emportant mon fardeau.



Au jour, continua Sainte-Croix, je frappais à la porte d'une métairie isolée, sur la route de Beauvais, et la femme du métayer prêtait le sein à mon fils, – car j'avais un fils.



– Sur la route de Beauvais, dites-vous? interrompit Exili, qui, depuis quelque temps, semblait prêter au récit du chevalier une inexprimable attention.



Absorbé par ses souvenirs, Sainte-Croix ne répondit pas à l'interruption de l'Italien.



– J'étais là, poursuivit-il, je regardais l'enfant, je songeais à la mère, quand un bruit d'armes et de chevaux sonna sur la route.



Des cavaliers de la maréchaussée se dirigeaient à franc étrier vers la métairie.

 



M. Dreux d'Aubray avait-il découvert notre secret et son déshonneur, ou bien ma présence dans le pays avait-elle été signalée aux gens du roi? C'est ce que j'ignorais alors.



Toujours est-il qu'affolé par la terreur présente et par les émotions de la nuit, je jetai sur une table tout l'or que je portais sur moi, et, ouvrant la fenêtre, je sautai dans le petit jardin qui s'étendait derrière la maison et gagnai en un instant les bois où je trouvai un asile.



Deux jours après, le lieutenant civil avait emmené sa fille à Paris et j'endossais la casaque des cadets du régiment de Tracy.



Exili fixa sur son compagnon un regard pénétrant.



– N'êtes-vous jamais revenu à la métairie, lui demanda-t-il, et ne savez-vous pas ce qu'est devenu votre fils?



– La guerre m'avait pris tout entier, comme m'avait pris l'amour, comme m'avait pris le plaisir.



Pendant dix ans je me battis en Espagne, dans le Piémont, dans les Flandres, partout où l'on se battait, et je défie tous ceux qui m'ont pu voir à l'œuvre d'avancer que le chevalier de Sainte-Croix n'a pas fait vaillamment son devoir de soldat.



Quand je revins en France, j'étais capitaine. Il ne me restait de cette équipée de ma jeunesse qu'un vague désir de savoir…



Je me rendis à la métairie de la route de Beauvais. Là, on m'apprit que l'enfant oublié par un inconnu, dix ans auparavant, avait été allaité par la fermière tant qu'avait duré l'or laissé par celui qu'on croyait son père.



Les métayers n'étaient point riches; l'enfant était une charge pour eux; ils avaient voulu s'en débarrasser, et ils songeaient déjà à le déposer dans l'un de ces asiles ouverts par la pitié, quand un jour, un voyageur, dont on ne pouvait m'apprendre ni le nom, ni l'état, s'était offert à en prendre soin.



L'enfant lui avait donc été cédé, et il était parti.



Mais s'il ne m'était pas donné de retrouver mon fils, je devais, quelques mois plus tard, me rencontrer face à face avec la mère.



Pendant la dernière campagne de Flandres, je m'étais lié avec un gentilhomme d'excellente maison et du plus charmant caractère.



La guerre terminée, nous nous retrouvâmes à Paris.



J'étais pauvre, il était riche.



Il m'offrit à la fois sa bourse et ses services; je n'avais pas de raison pour refuser. Mon joyeux compagnon d'armes était marié.



Il me proposa de me présenter à sa jeune femme; j'acceptai, et, jugez de ma surprise, Marie-Madeleine d'Aubray était devenue madame la marquise de Brinvilliers.



Le marquis menait grand train; il se ruinait un peu, je crois. Il m'offrit de l'y aider, et je vins habiter son hôtel.



La passion sommeillait en moi; la vue de la marquise suffit pour la réveiller plus forte et plus impétueuse que jamais.



Madeleine n'aimait plus son mari, et celui-ci, d'humeur accommodante et facile, laissait à la marquise la liberté dont lui-même voulait profiter.



Que vous dirai-je? Madeleine était belle et l'âge n'avait point éteint en moi la tempête des désirs à peine assouvis; nos années de séparation s'oublièrent dans un baiser.



De son rôle d'auditeur attentif, Exili en revint à celui d'interrogateur presque soupçonneux.



– La marquise, demanda-t-il, avait-elle quelques nouvelles de son enfant, quelques indices qui aient pu la mettre sur sa trace, quelque chose enfin qui ait pu guider ses recherches? Car elle avait fait des recherches, n'est-il pas vrai, chevalier? Une mère doit avoir souci de son fils, enlevé ou perdu.



– Madeleine, répondit le chevalier, non sans quelque embarras, avait l'intime persuasion que j'avais emporté son fils, et qu'il avait été élevé près de moi.



Son désespoir fut immense quand il lui fallut apprendre la vérité; aujourd'hui encore, la perte de cet enfant est le seul nuage de nos amours.



– Vous lui avez donc dit la vérité?



– Tout entière.



– Pourquoi, adroit comme vous paraissez l'être, n'ayez-vous pas cherché à tromper ses regrets, en lui affirmant, par exemple, que son enfant était mort entre vos bras quelques minutes après sa naissance?



– Je ne puis mentir à Madeleine, répondit gravement Sainte-Croix.



Son compagnon sembla de nouveau s'absorber dans une contemplation muette qui lui serv