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Observations grammaticales sur quelques articles du Dictionnaire du mauvais langage

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XXIX

Garnissaire. Soldat qui loge chez le débiteur du gouvernement; dites, garnisaire subs. masc., du mot garnison. Nous devons cette expression au régime révolutionnaire; avant cette époque on se servait du mot séquestre. Il est à désirer qu'on supprime ce mot qui devient inutile, puisque nous en avons un équivalent.

Il s'en faut bien que séquestre soit l'équivalent de garnisaire. La signification de ces deux mots est absolument différente. Séquestre, subs. masc., est un terme de droit dont on se sert pour désigner une personne quelconque, à la garde de laquelle sont confiées les choses séquestrées par ordre de la justice. On s'assure de la probité et de la solvabilité d'un séquestre, avant de l'employer en cette qualité. Le garnisaire, comme le dit fort bien M. Molard, n'est qu'un soldat qui loge chez le débiteur du Gouvernement. Il n'a aucune fonction à remplir; rien n'est confié à sa surveillance et à sa garde. C'est un hôte forcé dont la présence incommode n'a d'autre but que de contraindre celui chez lequel il est, d'obéir à la loi, et d'acquitter sa dette.

XXX

Gentil, gentille. Cet écolier est bien gentil; dites, laborieux, diligent. Gentil veut dire joli, délicat. Une gentille bergère.

Gentil signifie non-seulement joli, délicat, mais encore qui plaît, qui est aimable.

Ces phrases ironiques admises par l'Académie, «je vous trouve bien gentil, vous êtes un gentil compagnon,» ne signifient très-certainement pas, je vous trouve bien joli, vous êtes un délicat compagnon. Qui ne sait d'ailleurs qu'un enfant fort laid peut être fort gentil, et un enfant fort joli ne l'être pas? «On est gentil par l'air et les manières, dit Roubaud; il ne faut que des traits gracieux pour être joli. Sans ces traits, avec l'agrément des façons, on est gentil.» Il est bien vrai que gentil ne signifie pas diligent, laborieux; mais la diligence et l'amour du travail sont des qualités qui rendent aimable; elles influent sur les manières, et peuvent faire dire quelquefois d'un écolier qu'il est bien gentil.

XXXI

Gravé. Il est gravé de petite vérole. Dites, marqué de petite vérole.

Gravé de petite vérole est une locution exacte qui, outre la précision, a pour elle l'autorité du bon usage. Il suffit d'ouvrir les Dictionnaires pour s'en convaincre. L'Académie dit: «Avoir le visage gravé de petite vérole. – On dit qu'un homme est tout gravé de petite vérole, pour dire qu'il est extrêmement marquéGravé exprime plus fortement l'idée que marqué ne fait qu'indiquer.

XXXII

Gravir une montagne. Ce verbe n'est pas transitif. Dites, gravir sur une montagne. On croît que l'étymologie de ce verbe est gravatè ire, aller péniblement.

La décision de M. Molard, fondée d'ailleurs sur des exemples cités dans l'Académie, n'est pas admise par plusieurs écrivains. On n'est pas d'accord sur l'étymologie. Quelques Grammairiens font dériver gravir de l'italien gradire, monter par degrés. D'autres vont chercher son origine dans grapire et grapare, verbes latins du moyen âge, qui signifient gripper, saisir fortement, parce que, disent-ils, lorsqu'on gravit, on s'attache aux pierres, aux rochers, etc. En suivant cette étymologie, on donne à gravir, une signification active. Le Dictionnaire de Trévoux l'admet: Gravir une montagne. On en trouve des exemples dans de bons auteurs; je l'ai vu dans un de nos poètes.

Au reste, quand même le verbe gravir seroit neutre, il ne faudroit pas croire que ce fût une raison pour ne pas dire gravir une montagne. Cette locution ne me paroît pas moins exacte que celle-ci: monter une montagne, descendre les degrés. Dans ces phrases, monter des pierres sur un bâtiment, descendre du vin à la cave, les verbes monter et descendre sont actifs, et ont pour régime les mots qui les suivent. On monte, on descend réellement les objets dont on parle, c'est-à-dire, qu'on les transporte plus haut ou plus bas qu'ils ne sont. Mais il n'en est pas de même dans les premières phrases que j'ai citées; et les mots montagne et degrés, qui d'abord semblent être immédiatement dépendans du verbe, sont le régime d'une préposition sous-entendue.

XXXIII

Hypocondre. Cet homme est hypocondre, c'est-à-dire mélancolique. Dites, hypocondriaque. Le premier mot est le nom de la maladie, et le second le nom du malade en tant qu'il est affecté de cette maladie. Hypocondre est un substantif, hypocondriaque est un adjectif.

Hypocondre n'est point le nom d'une maladie; c'est un terme d'anatomie par lequel on désigne les parties latérales de la région supérieure du bas-ventre. Il est possible que je me trompe en parlant de choses que j'entends fort peu, mais du moins je me tromperai en suivant l'Académie. Elle ne donne pas de nom particulier à la maladie causée par le vice des hypocondres8, et se contente de dire que celui qui en est atteint est hypocondriaque. À l'article hypocondre, elle ajoute cette remarque: «On dit figurément et abusivement d'un homme bizarre et extravagant qu'il est hypocondre, que c'est un hypocondre. Cet abus n'a lieu que dans la conversation.»

Malgré l'abus, bien des gens seront incorrigibles. Quelques-uns s'autoriseront de ce passage de Boileau, dans sa Satyre de l'homme.

 
Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle,
Sacrifier à l'homme, adorer son idole,
Lui venir, comme au Dieu des saisons et des vents,
Demander à genoux la pluie ou le beau temps?
Non. Mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre
Adorer le métal que lui-même il fit fondre.
 

D'autres se souviendront de ces vers de Lafontaine, dans la fable de la Chatte métamorphosée en femme:

 
Jamais la dame la plus belle
Ne charma tant son favori
Que fait cette épouse nouvelle
Son hypocondre de mari.
 

et ils continueront ainsi à dire de certaines gens qu'ils sont hypocondres.

XXXIV

Jeter. Ne dites pas: cette plaie jette; mais cette plaie suppure.

Dites, si vous voulez, cette plaie jette. Jeter, selon l'Académie, «se dit des ulcères, des apostèmes, des plaies, etc. Cette apostème jette du pus; ces ulcères, ces pustules jettent beaucoup. Sa plaie commence à jeter

XXXV

Le. L'adverbe bien veut l'article; bien des gens s'estiment plus qu'ils ne valent… On supprime l'article après beaucoup, parce que c'est l'équivalent de ces mots, une grande quantité.

J'ai déjà fait remarquer combien il est dangereux en grammaire d'établir le principe que M. Molard répète ici.

1. o S'il est vrai que l'on dit beaucoup de, et non pas beaucoup des, parce que beaucoup est l'équivalent de grande quantité, pourquoi ne diroit-on pas bien de gens au lieu de bien des gens? Bien n'est-il pas aussi dans ce cas l'équivalent de grande quantité?

2. o Beaucoup est-il toujours l'équivalent de une grande quantité? Le prétendre, ce seroit dire que cette phrase: j'ai beaucoup de plaisir à vous voir, signifie j'ai une grande quantité de plaisir à vous voir, ce qui est absurde.

Je placerai ici une autre observation sur le mot beaucoup. M. Molard condamne d'une manière absolue cette locution, il s'en faut de beaucoup, et veut qu'on supprime le de9. Cette règle n'est pas exacte; voici celle que donne l'Académie: «On dit il s'en faut beaucoup pour dire qu'il y a une grande différence. Le cadet n'est pas si sage que l'aîné, il s'en faut beaucoup. Et on dit il s'en faut de beaucoup pour dire que la quantité qui devoit y être n'y est pas. Vous croyez m'avoir tout rendu; il s'en faut de beaucoup.»

XXXVI

Lit de camp. Dites, lit de sangle.

Un lit de camp n'est point un lit de sangle. Ces deux expressions sont également françoises; mais il ne faut pas prendre l'une pour l'autre. On appelle lit de camp ou lit brisé un lit dont les pieds se brisent, se démontent, et que l'on peut transporter dans une malle, etc. Le lit de sangle est fait de sangles attachées à deux pièces de bois soutenues par deux pieds qui se croisent.

XXXVII

Malgré que… Moyennant que. Malgré, moyennant sont des prépositions qui, en cette qualité, demandent un complément, et qui ne peuvent pas être suivies de la conjonction que.

 

Je réunis ces locutions dont M. Molard a fait deux articles séparés. On les trouve dans les anciens Dictionnaires. «Je ferai cette choses moyennant qu'il me dédommage, dit le Dictionnaire de Trévoux.»10 On ne s'en sert plus aujourd'hui. Mais le principe d'après lequel M. Molard les condamne est absolument faux. Rien n'est plus commun que l'union du que conjonction avec une préposition. Les mots avant, dès, depuis, outre, pendant, pour, etc. sont certainement des prépositions, et cependant l'on dit avant que, dès que, depuis que, outre que, pendant que, pour que, etc.

XXXVIII

Moi. Ne dites pas, menez moi-zi; mais dites, menez m'y.

L'Académie tient un tout autre langage. Voici comment elle s'exprime:

«La particule y, unie au pronom me, ne se met jamais après le verbe. On dira bien, vous m'y attendrez, je vous prie de m'y mener; mais on ne dira pas, attendez m'y, menez m'y

D'après cette règle, on voit que l'Académie veut qu'en ce cas on donne à la phrase un autre tour, au moyen duquel le pronom précède le verbe. Cependant quelques Grammairiens estimables proposent de dire: menez-y-moi, arrêtes-y-toi. Il faut convenir que ces manières de parler sont bien dures.

XXXIX

Moral signifie qui a trait aux mœurs, et non qui a des mœurs. Immoral se dit des choses et non des personnes. Dites, des livres immoraux, une conduite immorale. Mais ne dites pas, un jeune homme immoral.

Moral signifie non-seulement ce qui a trait aux mœurs, mais encore ce qui renferme une bonne morale, une morale saine. L'Académie dit en ce sens: cela est fort moral. Depuis quelques années, plusieurs écrivains emploient le mot moral en parlant des personnes, cet homme est moral, pour dire qu'il a des mœurs; on fait aussi de moral un substantif: le moral influe sur le physique. Ces manières de parler ne sont pas encore consacrées.

Quant à immoral, il n'est point dans le Dictionnaire qui fait autorité; c'est un mot nouveau. Les Dictionnaires publiés sous le nom de l'Académie l'ont adopté, et disent qu'il s'emploie en parlant des personnes et des choses. Voici comment ils le définissent.11

«Immoral, qui est contraire à la morale, qui est sans principes de morale. Caractère immoral. Ouvrage immoral. C'est l'homme le plus immoral que je connoisse.»

88 Il me semble que les médecins appellent cette maladie hypocondrie.
99 Mauv. lang. corr., au mot Falloir.
1010 Voyez aussi l'Essai sur les Convenances grammaticales.
1111 Voyez les Dictionnaires publiés sous ces titres: Dictionnaire de l'Académie, revu par l'Académie elle-même. —Dictionnaire de l'Académie, avec les mots nouveaux.