– À tout seigneur, tout honneur, dit mon père, en s'inclinant vers l'ecclésiastique; à vous, monsieur le prieur.
– Mon enfant, dit le prieur au chapelier, je n'aime pas les scrupules, cela brouille la tête et ne sert à rien; peut-être ne fallait-il pas prendre cet argent; mais, puisque tu l'as pris, mon avis est que tu le gardes.
Mais, monsieur le prieur, ce n'est pas là votre dernier mot?
Ma foi si; je n'en sais pas plus long.
Vous n'avez pas été loin. À vous, monsieur le magistrat.
Mon ami, ta position est fâcheuse; un autre te conseillerait peut-être d'assurer le fonds aux collatéraux de ta femme, afin qu'en cas de mort ce fonds ne passât pas aux tiens, et de jouir, ta vie durant, de l'usufruit. Mais il y a des lois; et ces lois ne t'accordent ni l'usufruit, ni la propriété du capital. Crois-moi, satisfais aux lois et sois honnête homme; à l'hôpital, s'il le faut.
Il y a des lois! Quelles lois?
Et vous, monsieur le mathématicien, comment résolvez-vous ce problème?
Mon ami, ne m'as-tu pas dit que tu avais pris environ vingt mille francs?
Oui, monsieur.
Et combien à peu près t'a coûté la maladie de ta femme?
À peu près la même somme.
Eh bien! qui de vingt mille francs paye vingt mille francs, reste zéro.
Et qu'en dit la philosophie?
La philosophie se tait où la loi n'a pas le sens commun…
Mon père sentit qu'il ne fallait pas me presser; et portant tout de suite la parole au chapelier: «Maître un tel, lui dit-il, vous nous avez confessé que depuis que vous aviez spolié la succession de votre femme, vous aviez perdu le repos. Et à quoi vous sert donc cet argent, qui vous a ôté le plus grand des biens? Défaites-vous-en vite; et buvez, mangez, dormez, travaillez, soyez heureux chez vous, si vous y pouvez tenir, ou ailleurs, si vous ne pouvez pas tenir chez vous.»
Le chapelier répliqua brusquement: «Non, monsieur, je m'en irai à Genève.
« – Et tu crois que tu laisseras le remords ici?
« – Je ne sais, mais j'irai à Genève.
« – Va où tu voudras, tu y trouveras ta conscience.»
Le chapelier partit; sa réponse bizarre devint le sujet de l'entretien. On convint que peut-être la distance des lieux et du temps affaiblissait plus ou moins tous les sentiments, toutes les sortes de consciences, même celle du crime. L'assassin, transporté sur le rivage de la Chine, est trop loin pour apercevoir le cadavre qu'il a laissé sanglant sur les bords de la Seine. Le remords naît peut-être moins de l'horreur de soi que de la crainte des autres; moins de la honte de l'action que du blâme et du châtiment qui la suivraient s'il arrivait qu'on la découvrît. Et quel est le criminel clandestin assez tranquille dans l'obscurité pour ne pas redouter la trahison d'une circonstance imprévue ou l'indiscrétion d'un mot peu réfléchi? Quelle certitude a-t-il qu'il ne se décèlera point dans le délire de la fièvre ou du rêve? On l'entendra sur le lieu de la scène, et il est perdu. Ceux qui l'environneront à la Chine ne le comprendront pas. «Mes enfants, les jours du méchant sont remplis d'alarmes. Le repos n'est fait que pour l'homme de bien. C'est lui seul qui vit et meurt tranquille.»
Ce texte épuisé, les visites s'en allèrent; mon frère et ma sœur rentrèrent; la conversation interrompue fut reprise, et mon père dit: «Dieu soit loué! nous voilà ensemble. Je me trouve bien avec les autres, mais mieux avec vous.» Puis s'adressant à moi: «Pourquoi, me demanda-t-il, n'as-tu pas dit ton avis au chapelier?
– C'est que vous m'en avez empêché.
– Ai-je mal fait?
– Non, parce qu'il n'y a point de bon conseil pour un sot. Quoi donc, est-ce que cet homme n'est pas le plus proche parent de sa femme? Est-ce que le bien qu'il a retenu ne lui a pas été donné en dot? Est-ce qu'il ne lui appartient pas au titre le plus légitime? Quel est le droit de ces collatéraux?
Tu ne vois que la loi, mais tu n'en vois pas l'esprit.
Je vois comme vous, mon père, le peu de sûreté des femmes, méprisées, haïes à tort à travers de leurs maris, si la mort saisissait ceux-ci de leurs biens. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi, honnête homme, qui ai bien rempli mes devoirs avec la mienne? Ne suis-je pas assez malheureux de l'avoir perdue? Faut-il qu'on vienne encore m'enlever sa dépouille?
Mais si tu reconnais la sagesse de la loi, il faut t'y conformer, ce me semble.
Sans la loi il n'y a plus de vol.
Vous vous trompez, ma sœur.
Sans la loi tout est à tous, et il n'y a plus de propriété.
Vous vous trompez, mon frère.
Et qu'est-ce qui fonde donc la propriété?
Primitivement, c'est la prise de possession par le travail. La nature a fait les bonnes lois de toute éternité; c'est une force légitime qui en assure l'exécution; et cette force, qui peut tout contre le méchant, ne peut rien contre l'homme de bien. Je suis cet homme de bien; et dans ces circonstances et beaucoup d'autres que je vous détaillerais, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l'équité naturelle; je l'interroge, je m'y soumets ou je l'annule.
Prêche ces principes-là sur les toits, je te promets qu'ils feront fortune, et tu verras les belles choses qui en résulteront.
Je ne les prêcherai pas; il y a des vérités qui ne sont pas faites pour les fous; mais je les garderai pour moi.
Pour toi qui es un sage?
Assurément.
D'après cela, je pense bien que tu n'approuveras pas autrement la conduite que j'ai tenue dans l'affaire du curé de Thivet. Mais toi, l'abbé, qu'en penses-tu?
Je pense, mon père, que vous avez agi prudemment de consulter, et d'en croire le père Bouin; et que si vous eussiez suivi votre premier mouvement, nous étions en effet ruinés.
Et toi, grand philosophe, tu n'es pas de cet avis?
Non.
Cela est bien court. Va ton chemin.
Vous me l'ordonnez?
Sans doute.
Sans ménagement?
Sans doute.
Non, certes, lui répondis-je avec chaleur, je ne suis pas de cet avis. Je pense, moi, que, si vous avez jamais fait une mauvaise action dans votre vie, c'est celle-là; et que si vous vous fussiez cru obligé à restitution envers le légataire après avoir déchiré le testament, vous l'êtes bien davantage envers les héritiers pour y avoir manqué.
Il faut que je l'avoue, cette action m'est toujours restée sur le cœur; mais le père Bouin!..
Votre père Bouin, avec toute sa réputation de science et de sainteté, n'était qu'un mauvais raisonneur, un bigot à tête rétrécie.
Est-ce que ton projet est de nous ruiner?
Paix! paix! laisse là le père Bouin; et dis-nous tes raisons, sans injurier personne.
Mes raisons? Elles sont simples; et les voici. Ou le testateur a voulu supprimer l'acte qu'il avait fait dans la dureté de son cœur, comme tout concourait à le démontrer; et vous avez annulé sa résipiscence: ou il a voulu que cet acte atroce eût son effet: et vous vous êtes associé à son injustice.
À son injustice? C'est bientôt dit.
Oui, oui, à son injustice; car tout ce que le père Bouin vous a débité ne sont que de vaines subtilités, de pauvres conjectures, des peut-être sans aucune valeur, sans aucun poids, auprès des circonstances qui ôtaient tout caractère de validité à l'acte injuste que vous avez tiré de la poussière, produit et réhabilité. Un coffre à paperasses; parmi ces paperasses une vieille paperasse proscrite; par sa date, par son injustice, par son mélange avec d'autres paperasses, par la mort des exécuteurs, par le mépris des lettres du légataire, par la richesse de ce légataire, et par la pauvreté des véritables héritiers! Qu'oppose-t-on à cela? Une restitution présumée! Vous verrez que ce pauvre diable de prêtre, qui n'avait pas un sou lorsqu'il arriva dans sa cure, et qui avait passé quatre-vingts ans de sa vie à amasser environ cent mille francs en entassant sou sur sou, avait fait autrefois aux Frémins, chez qui il n'avait point demeuré, et qu'il n'avait peut-être jamais connus que de nom, un vol de cent mille francs. Et quand ce prétendu vol eût été réel, le grand malheur que… J'aurais brûlé cet acte d'iniquité. Il fallait le brûler, vous dis-je; il fallait écouter votre cœur, qui n'a cessé de réclamer depuis, et qui en savait plus que votre imbécile Bouin, dont la décision ne prouve que l'autorité redoutable des opinions religieuses sur les têtes les mieux organisées, et l'influence pernicieuse des lois injustes, des faux principes sur le bon sens et l'équité naturelle. Si vous eussiez été à côté du curé, lorsqu'il écrivit cet inique testament, ne l'eussiez-vous pas mis en pièces? Le sort le jette entre vos mains, et vous le conservez?
Et si le curé t'avait institué son légataire universel?..
L'acte odieux n'en aurait été que plus promptement cassé.
Je n'en doute nullement; mais n'y a-t-il aucune différence entre le donataire d'un autre, et le tien?..