La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Une autre absence concerne François de Salignac de La Mothe Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, l’auteur des Aventures de Télémaque et, selon Jacques de Saint-Victor, une des rares voix qui a osé critiquer le roi-soleil lorsque son pouvoir politique et militaire ne pouvait guère être contesté44 ; dans une lettre à Louis XIVLouis XIV de décembre 1693, Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon a notamment dénoncé les guerres coûteuses du roi-soleil et prédit les conséquences néfastes de ses victoires éphémères45. Certes, cette mise en doute de la politique royale ne lui valut aucune condamnation et Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon resta dans les bonnes grâces de Louis XIVLouis XIV, mais cela changea au moment de la Querelle du Quiétisme46. Elle oppose Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, qui est proche de Madame Guyon, Madame deGuyon, à Jacques-Bénigne Bossuet, Jacques-BénigneBossuet et, peu de temps après l’internement de cette dernière dans un couvent en octobre 1697, Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon doit se retirer dans son archevêché47. Il ne retournera pas à la cour et mourra à Cambrai en janvier 1715. Dans la notice nécrologique que lui consacre le Nouveau Mercure galant, toutes les taches sont pourtant effacées et le généalogiste rappelle les fonctions les plus importantes occupées par le défunt, explique son ascendance et souligne le prestige de sa famille : « La Maison de Salignac, l’une des plus anciennes du Royaume, […] & elle s’est alliée de tout tems avec les Maisons les plus considerables48. » Le fait que Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, tel un AchilleAchille moderne, ait contredit son roi est oublié. Il faut principalement se souvenir du serviteur du roi.

Le portrait des Rohan paraît également embelli. En 1674, Louis de Rohan-Guémené, Louis deRohan-Guémené a participé au complot de Lauréamont dont le but était d’instaurer une république en Normandie. Cette tentative de rébellion a échoué, mais elle n’a pas détruit le bon nom de la maison49. Dans le faire-part de mariage de Jules-Franҫois-Louis de Rohan-Soubise, Jules-François-LouisRohan-Soubise et d’Anne-Julie de Melun, Anne-Julie deMelun qui fut publié dans le Nouveau Mercure galant de septembre 171450, le généalogiste du périodique célèbre le prestige de la famille de l’époux et se tait sur ce moment sombre de son histoire : « La Maison de Rohan est une des plus illustres de la Province de Bretagne ; & elle est connuë depuis l’an 1100. [sic] que vivoit Alin premier du nom, vicomte de Rohan. M. le Prince de Guimené en est l’aîné, & il a pour cadets Messieurs les Princes de Soubize51. »

De plus, ce rappel de l’ancienneté se retrouve également, mais plus rarement, dans d’autres contributions à la revue. Un bon exemple en est le récit de l’entrée du comte de Ribeira, l’ambassadeur portugais, à Versailles qui fut intégré dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715 et qui met à nouveau en valeur le prestige des Rohan : l’arrivée de Ribeira constitue sans aucun doute un véritable événement social et l’auteur inconnu de cette contribution décrit en détail les nobles français présents et les différents carrosses du diplomate. Par la suite, il précise encore que la mère de Ribeira est issue de la maison de Rohan qui est « parent & allié aux plus anciennes & aux plus Nobles Maisons de France52 ». Cependant, après cette référence aux Rohan, le contributeur renonce à faire « l’éloge de M. le Comte de Ribeira », sous prétexte qu’« il n’y a qu’une voix pour luy ; & tout Paris semble s’estre donné le mot pour luy rendre sa justice qui est dûë à ses grandes qualitez53 ».

Un autre genre de textes qui se prête à la défense de valeurs de la noblesse sont les « Dons du roi ». Selon Jean Kerhervé, à l’époque moderne, le pouvoir dans toutes ses formes – administratif, seigneurial ou militaire – est toujours lié à la noblesse54. Ainsi, l’appartenance au deuxième ordre est considérée comme une garantie de la capacité du détenteur d’une charge de bien remplir une fonction spécifique ou de gérer convenablement une seigneurie. Dans un style court et sec qui semble annoncer les télégrammes du XIXe et du début du XXe siècle, le responsable du Nouveau Mercure galant présente dans le numéro d’août 1714 un véritable inventaire des nobles qui profitent d’un don du roi. Pourtant, il s’arrête un instant pour rappeler l’importance d’une famille noble : « L’Abbaye d’Estival, Ordre de S. Augustin, dans la Forêt de Charny, au Diocese du Mans, [fut donnée] à Madame de Pezé, du nom de Courtarvel, d’une noblesse ancienne & distinguée du Maine, où est située la Terre de Courtarvel55. » Dans la livraison du Nouveau Mercure galant de mars 1716, ce phénomène se manifeste également. Il y est expliqué, par exemple, que « le Marquis de Crevecœur a acheté la Charge de Cornette des Mousquetaires de la seconde Compagnie56 ». Par la suite, le contributeur au périodique résume la filiation de ce noble et précise que « [l]a maison dont il sort n’est pas moins distinguée par l’ancienneté de sa noblesse, que par son attachement & sa fidelité pour le service des Rois et de l’Etat57 ». On retrouve donc à nouveau un élément-clé que les défenseurs des privilèges avanceront également dans les remontrances de 1776 : un bon noble est un serviteur irréprochable de la monarchie.

Force est de constater que le Nouveau Mercure galant contribue à transmettre une image parfaite de la noblesse du royaume ; bien qu’elle soit partiale, cette représentation ne gêne personne. L’ancienneté en tant que valeur constitutive du deuxième ordre est omniprésente, principalement dans les faire-part des mariages et dans les avis de décès. Les autres composantes de cette fiction chevaleresque constituent la loyauté absolue au roi et le courage ; une qualité qui est également associée à la noblesse, comme par exemple dans les nouvelles galantes où les lecteurs rencontrent à nouveau quelques chevaliers exemplaires qui sauvent des dames en danger. Ainsi, il faut constater que Hardouin Le Fèvre de Fontenay et ses contributeurs pensent principalement à la vieille aristocratie d’épée lorsqu’ils écrivent au sujet des nobles et de leur famille58. Cette observation est d’ailleurs confirmée par le fait qu’ils précisent, de temps à autre, l’appartenance d’un serviteur du roi à la noblesse de robe – par exemple dans le Nouveau Mercure galant de juin 1716 : « [L]a famille de Bochart est une des plus anciennes, des plus illustres, & des mieux alliés de la Robe59. »

Somme toute, cette étude illustre bien la thèse d’Andreas Gestrich selon laquelle la monarchie absolue a en permanence besoin de communiquer et de propager ses idéaux. Plus précisément, la mesure dans laquelle le Nouveau Mercure galant – en tant que revue semi-officielle60 de la cour – contribue à la domestication de la noblesse est devenue évidente. D’un côté, les mauvais exemples – les héros, donc les nobles de l’Iliade – sont dénoncés et leur comportement est rejeté. De l’autre, face à eux, le deuxième ordre français est présenté comme parfait et sans faute61. Tout ce qui pourrait éventuellement faire penser à une opposition nobiliaire est écarté de la stratégie discursive semi-officielle.

1.2 Unification du royaume

Suite aux explications d’Andreas Gestrich1 et face à la volonté royale d’augmenter et de concentrer le pouvoir politique à la cour au détriment de la noblesse qui perd une grande partie de son autonomie, il ne faut pas seulement s’interroger sur les devoirs d’un bon noble, mais également sur l’identité culturelle du royaume. Il ne sera pourtant pas question de politiques concrètes, mais plus précisément d’un état des lieux ; la langue française en est notamment concernée puisqu’elle constitue depuis l’affaire des inscriptions un sujet important de la Querelle des Anciens et des Modernes et car elle a connu un essor fulgurant pendant le XVIIe siècle. Bien évidemment, il ne sera pas question d’y revenir et d’écrire une histoire de norme linguistique, mais il faut voir si à l’aube des Lumières, la question de la langue française est à même de mobiliser des auteurs et par la suite, dans quelle mesure la France forme déjà un espace public.

Certes, le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay paraît à un moment tournant de l’histoire de France – la mort de Louis XIVLouis XIV le 1er septembre 1715 – et ainsi, le périodique est également le témoin d’un changement important de la politique royale2. Néanmoins, il paraît exister un consensus général qui n’est guère remis en question et qui domine dans la revue, bien que la position de Le Fèvre de Fontenay ait évolué par rapport à certaines questions précises, comme par exemple le prestige de l’italien. Pourtant, ces points-là ne seront évoqués que dans un prochain sous-chapitre de cette partie, intitulé « Démarcation de Louis XIVLouis XIV », puisqu’ils touchent à plusieurs domaines différents et non seulement aux questions liées à la langue française ou à l’espace public naissant.

Le Français – une langue défectueuse ?

Dans la préface de sa traduction de l’Iliade, Anne Dacier énumère cinq difficultés qu’elle a rencontrées en traduisant l’épopée homérique. Le cinquième défi concerne les différences entre les deux langues, le grec et le français. Voici ses réflexions : « Et la cinquiéme [difficulté] enfin, qui est celle qui m’a le plus effrayée, c’est la grandeur, la noblesse & l’harmonie de la diction, dont personne n’a approché, & qui est non seulement audessus [sic] de mes forces, mais peut-estre audessus [sic] de celles de nostre langue1. » Sans aucun doute, c’est l’érudite qui s’adresse ici à ses lecteurs et qui résume en quelques mots tout un siècle d’essais vains de bien traduire les ouvrages du poète grec. Elle se souvenait certainement du jugement de son père, Tanneguy Le Fèvre, TanneguyLe Fèvre, qui a estimé qu’il est impossible de reproduire l’Iliade en français2. Néanmoins, Anne Dacier s’est prêtée à l’exercice, tout en mettant en garde ses lecteurs contre des attentes trop élevées :

 

Mais cette composition meslée, source de ces graces, est inconnuë à nostre langue […]. Voila ma condamnation, & ma condamnation tres juste, si on veut me juger à la rigueur, car j’advouë qu’il n’y a pas un seul vers dans Homere où je ne sente une beaute, une force, une harmonie, une grace qu’il m’a esté impossible de conserver3.

Or, ces lignes n’ont pas produit l’effet souhaité. Houdar de La Motte les considère comme une provocation et réplique d’une façon relativement violente afin de sauver l’honneur de la langue française. Dans son Discours sur Homère, il contredit Dacier et lui oppose les grands auteurs du siècle de Louis XIVLouis XIV : « [La langue française] [m]anque-t-elle de dignité dans les tragédies de Corneille, PierreCorneille et de Racine, JeanRacine, ou de jeux et de badinage dans les comédies de Molière [Moliere]Molière ? Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, PhilippeQuinault, ou de naїveté dans La Fontaine, Jean deLa Fontaine4 ? » Une démonstration qu’il entreprend de nouveau dans la troisième partie de ses Réflexions sur la Critique dans lesquelles il évoque les cas de « M. Despréaux [Despreaux]Boileau, NicolasDespréaux et [de] M. Racine, JeanRacine5 » pour soutenir sa défense de la langue française. Ainsi, il paraît évident que les qualités et défauts du français constituent un des enjeux de la Querelle d’Homère. Et même s’il s’agit, du moins selon Larry F. Norman, d’un sujet de désaccord de deuxième ordre6, les contributeurs au Nouveau Mercure galant qui participent aux débats en parlent à plusieurs reprises.

Dans une lettre parue pour la première fois en 1714 et republiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 17157, l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons réagit aux accusations d’Anne Dacier et entame une véritable défense de la langue française. Tout comme La Motte dans son Discours sur Homère8, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons formule plusieurs questions rhétoriques pour introduire son argumentation :

Est il bien vray que nostre Langue soit inferieure à la Langue Grecque ? Est il bien vray que la Langue Françoise ne suffise pas à rendre parfaitement les grandes idées, les hauts sentiments, les passions heroïques, les vivacitez galantes, les failles satyriques, les naïvetez fines ? A t elle [sic] mal servi à ces differens égards, Corneille, PierreCorneille, Racine, JeanRacine, Molière [Moliere]Moliere, Despréaux [Despreaux]Boileau, NicolasDespreaux, La Fontaine, Jean deLa Fontaine ? Cette langue n’a-t-elle pas aussi son harmonie comme la Grecque : Quand nous lisons nos bons Ouvrages, soit de Prose, soit de Poësie, n’éprouvons nous pas un sentiment confus de plaisir, que nous nous attribuons au son pretendu harmonieux des expressions9 ?

Cette longue énumération de questions diverses peut être interprétée de deux façons différentes : d’un côté, elle illustre la stupéfaction de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui paraît surpris, voire choqué, de cette attaque contre le français et, de l’autre, elle est censée amener le lecteur à réfuter – point par point – les reproches formulés par Anne Dacier. Par la suite, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons continue sa défense : il explique que la précision et l’élégance d’une langue dépendent de plusieurs choses, et il se prononce, en même temps, contre les traductions littérales10. Afin de conclure, il assure encore, avec un clin d’œil ironique, que le français n’est pas seulement parfait, mais que Homère lui-même aurait adoré cette langue s’il avait vécu au début du XVIIIe siècle. Ainsi, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons semble suggérer que Dacier ne maîtrise guère sa langue maternelle et que ce soit la raison pour laquelle elle la trouve défectueuse.

Après avoir donc développé une argumentation focalisée principalement sur le français, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons aborde le problème d’une manière plus générale. Toujours en s’inspirant de La Motte qui écrit que « [l]es langues ont […] des avantages réciproques qui se compensent11 », Pons, Jean-François de [M. P.]Pons explique :

On ne sҫauroit dire qu’une Langue soit moins propre qu’une autre à la vraye peinture des pensées & des sentiments ; les mots ne signifient rien par eux-mêmes, c’est le caprice arbitraire des Nations. […] Ce qu’on a senti ou pensé, on peut l’exprimer avec une élegance égale dans toutes les Langues ; & chaque Langue vous fournira les expressions uniques12.

Ce plaidoyer en faveur de l’égalité des langues paraît s’inspirer de La Motte ou encore de Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle qui, certes, ne discute pas les qualités des différentes langues dans son Digression sur les Anciens et les Modernes, mais qui explique que les capacités de l’esprit ne diffèrent pas d’un pays à l’autre : « Nous voilà donc tous parfaitement égaux, Anciens et Modernes, Grecs, Latins et Français13. » À l’instar des chefs de file des Modernes, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons refuse donc de surévaluer l’influence extérieure sur le génie des peuples et, en tant que bon géomètre, il n’adhère pas à la fameuse théorie du climat qui préoccupe les hommes de lettres et les savants de son époque et à laquelle de nombreux Anciens souscrivent14.

Avec plus d’ardeur, un autre contributeur au Nouveau Mercure galant défend la langue française. Dans la livraison d’avril 1715, un auteur anonyme – un certain « Abbé de ***15 » – propose au public une « Comparaison des discours » qui oppose les propos d’Anne Dacier à ceux d’Houdar de La Motte. D’une manière diplomate, il constate d’abord que ni l’Ancienne ni le Moderne n’estiment le grec à sa juste valeur16 : alors que Dacier aime trop la langue d’Homère, La Motte ne l’apprécie pas assez. De plus, il consacre trois des 21 points de sa démonstration à décrire et classifier le grec, le latin et le français. Tout en accordant des points positifs à chacune des trois langues, il arrive cependant à une autre conclusion que Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. D’après l’auteur anonyme, la langue de Molière l’emporte :

La langue Françoise est aussi douce, aussi nombreuse, aussi harmonieuse, & même plus naturelle que la Grecque, elle n’en a ny le faste ny la secheresse. C’est la langue d’une Nation qui sҫait faire goûter ses manieres par les autres peuples, & ils voudroient tous parler François, s’ils avoient le choix d’une langue17.

Mais, le contributeur anonyme reprend ici quelques idées qui sont également développées par Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. Comme celui-ci, il évoque les manières galantes de la haute société au service de laquelle le français a fait ses preuves, l’harmonie de cette même langue et sa capacité à divertir. Cette idée n’est pourtant pas nouvelle. Dans l’essai « Les ‘belles’ et les Belles Lettres », Myriam Dufour-Maître se réfère au Père Bouhours, DominiqueBouhours et l’abbé Morvan de Bellegrade, Morvan deBellegrade afin d’expliquer le lien qui existe entre la galanterie et les valeurs de la société mondaine : « [L]a langue française est une honnête femme, chaste et pure, mais sans affectation de pruderie, claire, douce et tempérée18. » Un peu plus loin, Dufour-Maître souligne le rôle positif que la langue de Molière joue aux yeux des contemporains de Louis XIVLouis XIV : « Et si la langue française est galante, c’est honnête galanterie19. »

En outre, l’auteur inconnu ajoute dans le Nouveau Mercure galant que tout le monde admire le français20. Il pousse donc plus loin la réflexion hypothétique développée par Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui soutient que Homère aurait adoré l’idiome français s’il avait été un sujet du roi-soleil : une simple supposition est ainsi transformée en affirmation incontestable et enthousiaste que l’on peut sans aucun doute qualifier de proto-nationaliste et prémonitoire – voir à cet égard le rayonnement du français dans l’Europe des Lumières21.

Si les contributions de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons et de l’auteur inconnu se concentrent principalement sur les qualités des langues, ils vont encore plus loin. L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, par exemple, présente les livres de ses compatriotes de la manière suivante : « Nos bons ouvrages22. » De ce fait, il établit un lien entre les Français et les textes écrits en français. Force est de constater que Pons, Jean-François de [M. P.]Pons crée ici une sorte de patrimoine avant la lettre – rappelons-nous qu’il cite Corneille, PierreCorneille, Molière [Moliere]Molière, Racine, JeanRacine et d’autres écrivains – et qu’il lie ainsi incontestablement la langue française à la culture et à l’identité du royaume. Il ne développe cependant pas davantage cette ligne d’argumentation, mais dans d’autres textes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant préfèrent explicitement une approche plus patriotique – pour utiliser ce terme anachronique23 – en faisant de la défense de l’idiome français celle de toute la culture française. Ainsi, l’aspiration hégémonique du royaume de Louis XIVLouis XIV se manifeste également dans les pages du périodique.

Dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie par exemple une « Lettre curieuse & tres-amusante sur le même sujet [la Querelle d’Homère]24 ». Cet envoi au responsable de la revue ne forme cependant que le récit-cadre pour une discussion entre deux femmes épiées « hier aux Thuileries25 » par l’auteur de la lettre. Le sujet de leur débat constitue « le Livre de Madame D. 26 », c’est-à-dire probablement Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. La « Brune » qui représente le parti des Modernes n’aborde que brièvement la question des langues : « La versification d’Homere dans une Langue qui luy est avantageuse, peut luy fournir des graces que nôtre prose n’a pas27. » Clairement, la Moderne n’hésite pas à déclarer la version de Dacier inférieure à l’original, tout en refusant d’en dire autant du poème de La Motte. Et, un peu plus loin, elle affirme qu’il faut soutenir l’œuvre d’un concitoyen : « Un Grec en loüant son Compatriote aura cru ne pouvoir élever trop haut une gloire à laquelle il étoit associé […] ; un sentiment si naturel est de tous les siècles, Madame28. » Au vu de ses prises de position précédentes et sa préférence pour « nos rimes29 », il est évident qu’elle pense à Houdar de La Motte et non pas à Anne Dacier – qui devient quasiment une étrangère aux yeux de la Moderne – lorsqu’elle évoque la solidarité avec un compatriote. La « Blonde » – l’incarnation des Anciens – n’arrive pas à ébranler cet argument et, dans la suite de la querelle, une idée similaire est exprimée par un autre Moderne : Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même.

Dans la livraison de mai 1716, le responsable de la revue fait également preuve de ses convictions proto-nationalistes et condamne les productions culturelles venant d’Italie et d’Espagne qui sont inférieures aux productions françaises et qui corrompent le bon goût. Dans son prélude, il propose une petite histoire culturelle avant la lettre30. Il termine sur un éloge de son époque : « [L]a France, qui est sans contredit une Nation de l’Univers des mieux regies & des mieux civilisées31. » Pourtant, des « representations de farces, & de quantité de comedies modernes si triviales32 » persistent. D’après Le Fèvre de Fontenay, ces œuvres ne sont pas d’origine française, mais importées : « L’Espagne & l’Italie, me dira-t-on, sont les fécondes meres de ces bons mots que nous n’avons adoptez, que par la grande opinion que nous avions de la delicatesse de ces Nations33. » C’est donc uniquement à cause d’un respect douteux que les auteurs français se tournent vers d’autres pays et copient de mauvais textes. Implicitement, Le Fèvre de Fontenay conseille donc d’imiter seulement des modèles français.

Cet engouement des contributeurs du Nouveau Mercure galant pour le français et la culture du royaume de France n’est pourtant pas né avec la Querelle d’Homère dans le sens le plus étroit ; n’oublions pas les analyses de Larry F. Norman. Ainsi, déjà dans la livraison de novembre 1714, une certaine « Mademoiselle de **34 » se prononce de la même manière. Par conséquent, nous pouvons supposer qu’il s’agit d’une question plus importante qui, pourtant, se pose de nouveau à l’occasion de la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes. Dans La République mondiale des Lettres, Pascale Casanova y voit même un trait caractéristique de l’époque moderne :

 

Et l’on peut raconter l’histoire de la littérature, mais aussi de la grammaire et de la rhétorique françaises pendant la seconde moitié du XVIe siècle et durant tout le XVIIe siècle, comme la continuation de la même lutte pour le même enjeu, lutte à la fois tacite et omniprésente pour faire accéder la langue française d’abord à l’égalité, puis à la supériorité par rapport au latin35.

Un peu plus loin, Casanova souligne que cette mise en valeur de la langue française implique automatiquement la présence de la culture et que la défense du français est « un immense travail collectif d’accroissement de la ‘richesse’ linguistique et littéraire françaises36 ».

Étant donné le grand consensus qui existe par rapport à cette question dans la revue – il n’y a aucune contribution qui tente de défendre le grec ou le latin –, le débat paraît clos à l’époque qui nous intéresse et le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay a moins l’air d’un « forum37 » rendant possible un débat, mais remplit bien son rôle de porte-parole du royaume de France dont il défend la langue et la littérature.