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Les conteurs à la ronde

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XI – LE RETOUR DE L'ÉMIGRANT ou NOËL APRÈS QUINZE ANS D'ABSENCE

Seize ans sont écoulés depuis le jour où, turbulent et mécontent jeune homme, je quittai l'Angleterre pour l'Australie. Pour la première fois j'étudiai sérieusement la géographie, quand je fis pivoter un grand globe terrestre, afin d'y chercher l'Australie méridionale, la colonie alors à la mode. Mes tuteurs, j'étais orphelin, furent charmés de se débarrasser d'un personnage si tracassier; je me trouvai donc bientôt le fier possesseur d'un lot de terre urbaine et d'un lot de terre rurale dans la colonie modèle de l'Australie méridionale.

Mon voyage fut assez agréable sur un excellent navire, avec la meilleure table tous les jours, et personne pour me dire: «Charles, c'est assez de vin comme cela!» C'était dans des circonstances bien différentes que se trouvaient beaucoup de mes compagnons d'émigration. Parmi eux des pères et des mères de famille, avec leur enfants, avaient quitté de confortables demeures, de bons petits revenus, de jolies propriétés ou des professions respectables, séduits par les orateurs des meetings publics ou par ces éblouissants prospectus qui décrivent les charmes de la vie coloniale dans une colonie modèle.

J'appris à fumer, à boire du grog et à briser d'une balle de fusil ou de pistolet une bouteille suspendue à un bout de vergue. Nous avions à bord de très aimables vauriens, des ex-cornettes, des ex- lieutenants, des anciens employés du gouvernement, des avocats sans cause, des médecins sans malades, des fruits-secs d'Oxford, la bourse aussi vide que la tête pour la plupart, mais de bonne mine et bien mis. Bon nombre avaient fumé dans de magnifiques pipes d'écume de mer, sablé le champagne, le bourgogne et le vin du Rhin, échangé des coups d'épée ou de pistolet, galopé dans les courses au clocher, et contracté des dettes dans toutes les capitales de l'Europe. Ces fils de famille fumèrent mes cigares, me permirent de leur payer du champagne, et m'enseignèrent, moyennant quelques menus frais, l'art de jouer au whist, à l'écarté et à la mouche dans le style fashionable; ils m'apprirent aussi à recevoir avec la hauteur convenable les avances des passagers du second ordre.

À la fin des cent jours de notre traversée, j'étais remarquablement changé, mais valais-je mieux? Là était la question: car mes nouveaux amis m'avaient inculqué leurs grands principes: regarder tout travail comme dégradant, et les dettes comme séant à merveille à un gentleman. Les idées que je m'étais faites d'une colonie modèle, avec tous les éléments de la civilisation, telle qu'on nous la promettait à Londres, furent un peu renversées quand j'aperçus en débarquant, dans l'espace même que devait envahir la marée haute et sur la plage sablonneuse, des monceaux de meubles, un ou deux pianos, un grand nombre d'armoires et de commodes, et, – je m'en souviens surtout, – un grand coffre en chêne bardé de fer, à moitié plein de sable, et vide du reste. La cause de cet abandon de mobilier me fut clairement expliquée par la demande qu'on me fit de dix livres sterlings pour transporter mes bagages à, la ville d'Adélaïde, distante de sept milles du port, sur un chariot attelé de boeufs. Notez que lesdits bagages ne formaient pas la moitié du chargement. La ville même d'Adélaïde, si magnifique en aquarelle dans les salons de la Société d'émigration à Londres, n'était à cette époque qu'un amas pittoresque, si l'on veut, mais à coup sûr très peu confortable, de tentes en toile, de huttes en boue, et de cottages en bois, un peu plus grands que le chenil d'un chien de Terre-neuve, mais dont la location coûtait aussi cher que celle d'un manoir rural dans n'importe quel comté d'Angleterre.

Mon intention n'est pas de raconter ici la rapide décadence de la colonie modèle et des colons de l'Australie méridionale, ni l'élévation et le progrès des mines de cuivre. Je ne restai pas assez longtemps à Adélaïde pour être témoin de ces doux événements. Dans le premier sauve-qui-peut général, j'acceptai l'offre d'un homme qui, sous une rude enveloppe, avait de grandes qualités, une espèce de diamant brut, un colon de la vieille colonie, qui avait traversé tout le pays pour venir vendre aux Adélaïdiens un lot de bêtes à cornes et de chevaux. Je fus redevable de sa faveur à l'habileté que j'avais déployée en saignant un poulain de prix dans un moment critique. C'était l'une des rares choses utiles que j'eusse apprises en Angleterre. Tandis que mes fashionables compagnons, cruellement désappointés s'enivraient jusqu'à se donner le delirium tremens, s'enrôlaient dans la police, acceptaient des emplois de bergers, piquaient l'assiette de gens de rien, suppliaient les capitaines en partance de les laisser regagner l'Angleterre sur le gaillard d'avant, il m'offrit de m'emmener avec lui sur sa terre dans l'intérieur, et de faire de moi un homme. Tournant le dos à l'Australie méridionale, j'abandonnai à la nature mon lot rural, situé sur une hauteur inaccessible, et je vendis mon lot urbain pour cinq livres. Le travail, je commençai à m'en apercevoir, était le seul moyen de se tirer d'affaire dans une colonie, plus encore qu'ailleurs.

Me voilà donc parti pour le Bush lointain et les plaines solitaires d'un district où la colonisation en était à ses débuts; constamment exposé aux attaques des sauvages Indiens, constamment occupé à surveiller les bergers presque aussi sauvages du gros et du petit bétail de mon nouveau patron, tantôt passant des jours entiers à cheval, tantôt forcé de donner toute mon attention aux détails d'un vaste établissement agricole, j'eus bientôt fait «peau neuve.»

Mes prétentions fashionables se trouvaient mises à néant; ma vie devint une réalité qui dépendait de mes propres efforts. Ce fut alors que mon coeur changea à son tour; ce fut alors que je commençai à penser tendrement aux frères et aux soeurs que j'avais laissés derrière moi et tant négligés aux jours de mon égoïsme. Rarement l'occasion de leur faire parvenir mes lettres s'offrait plus de deux fois l'an; mais la plume, qui me répugnait tant jadis, devint ma grande ressource aux heures de loisir. Combien de fois, assis dans ma hutte, j'ai passé une partie de la nuit à confier au papier mes pensées, mes sentiments, mes regrets! Cependant le feu allumé devant cette hutte et autour duquel étaient étendus mes hommes endormis, me faisait souvenir que je n'étais pas seul dans le grand désert pastoral qui se déroulait à plusieurs centaines de milles autour de moi. Puis soudain des sons étranges parlaient à mon esprit comme la voix de ces contrées étranges où j'étais transplanté. C'étaient le hurlement du dingo, espèce de chien-loup, rôdant autour de nos bergeries; l'aboiement de défi des chiens vigilants; le cri des oiseaux nocturnes; les chants sauvages des indigènes exécutant sur les hauteurs montagneuses leurs danses fantastiques, et jouant des drames où ils représentaient le meurtre de l'homme blanc et le pillage de ses troupeaux. Quand ces bruits parvenaient à mon oreille, mes yeux se portaient instinctivement sur le râtelier auquel étaient suspendues mes armes chargées, et hors de la hutte, à l'endroit où le rebelle irlandais O'Donohue et l'ancien braconnier Giles Brown, transformés en sentinelles fidèles, se promenaient en long et en large, le fusil sur l'épaule, prêts à mourir plutôt que de se rendre. Dans ce vaste désert, tous les petits soucis de la vie des cités, toutes les petites roueries de la spéculation, tous les petits moyens de garder les apparences, devenaient inutiles et s'oubliaient bientôt. Non seulement je lus et relus le peu de livres que je possédais, mais je les appris par coeur. Si, dans la matinée, je fatiguais les chevaux pour faire mes rondes, si je maintenais la paix entre mes hommes par de rudes paroles et même par des coups; assis à l'écart, dans la soirée, j'ouvrais la Bible et je me laissais absorber tout entier dans les pérégrinations d'Abraham, les épreuves de Job ou les Psaumes de David; puis, passant de la loi ancienne à la loi nouvelle, je suivais saint Jean dans un désert qui n'était pas sans ressemblance avec celui que j'avais sous les yeux; ou j'écoutais, loin des villes, «le Sermon sur la montagne.» D'autres fois, lorsque je traversais à pied les forêts, j'y répétais le dialogue des personnages de Shakespeare ou, à l'aide d'une traduction de Pope, les discours des héros d'Homère, que je pouvais souvent m'appliquer à moi-même; car, dans ces régions solitaires, comme ces héros, j'étais chef guerrier et presque prêtre. En effet, survenait-il une mort, je lisais le service funèbre. Ce fut ainsi que je refis mon éducation.

Aux heures où je me rappelais mes amis négligés, les occasions perdues et les scènes riantes de mon comté natal, j'aimais surtout à me figurer que j'assistais encore aux fêtes de Noël dans ma vieille Angleterre bien-aimée.

Pendant notre été brûlant du mois de décembre, en Australie, quand la grande rivière qui arrosait et bornait nos pâturages n'était plus qu'une suite d'étangs, en grande partie desséchés, quand nos troupeaux pantelaient autour de moi, à l'heure tranquille du soir; quand les étoiles, brillant d'un éclat inconnu aux climats septentrionaux, réalisaient l'idée de la nuit bienheureuse où l'étoile de Bethléem apparut et guida les rois d'Orient dans leur pieux pèlerinage, mes pensées voyageaient à travers la mer. Je ne sentais plus la chaleur étouffante; je n'entendais plus le cri des oiseaux de nuit ni les hurlements du dingo. J'étais au-delà des mers, au milieu de ceux qui célébraient la Noël; je voyais les joyeux visages de mes proches et de mes amis rayonner autour de la table de Noël; on disait les grâces; on proposait un toast… un toast aux absents; lorsqu'on prononçait mon nom, les plus gais visages devenaient tristes. Alors je me réveillais de mon rêve; je me retrouvais seul et je pleurais. Mais une vie d'action ne laisse pas de temps pour les chagrins inutiles, bien qu'elle en laisse assez pour les réflexions et les projets d'avenir. Je résolus donc, après beaucoup de visions semblables, qu'un temps viendrait où par une belle soirée de Noël, l'Australien lui-même répondrait au toast porté: «aux amis absents!»

 

Ce temps est, en effet, venu, l'année même qui a terminé le dernier demi-siècle. Un travail sérieux, une sage économie m'avaient fait prospérer. Le riche district, dont j'avais été l'un des premiers pionniers, s'était colonisé et pacifié sur toute l'étendue qu'embrasse la rivière. Les sauvages Myals s'étaient laissé apprivoiser, avaient renoncé à leur indépendance et s'offraient eux-mêmes pour garder nos troupeaux. Des milliers de bêtes à laine sur les collines et de bêtes à cornes dans les riches prairies m'appartenaient; la hutte d'écorce s'était changée en un cottage entouré de balcons comme les chalets suisses. Intérieurement les livres et les tableaux ne formaient pas une insignifiante part du mobilier. J'avais des voisins à la distance d'une promenade à cheval; et de douces voix d'enfants réveillaient souvent l'écho du rivage.

Alors je me dis à moi-même: «maintenant je puis retourner… non pour ne plus revenir, car la terre que j'ai conquise sur le désert sera ma demeure pour le reste de ma vie; mais je retournerai pour serrer les mains qui depuis tant d'années désirent serrer les miennes; pour sécher les larmes que des soeurs chéries répandent, quand elles pensent à moi, le banni volontaire; pour prendre sur mes genoux ces pauvres petites à qui l'on apprend à prier pour leur oncle dans un lointain pays au-delà de la vaste et profonde mer.» Peut-être avais-je aussi l'arrière-pensée de décider quelque visage de la vieille Angleterre, quelque vrai coeur anglais, à partager ma demeure pastorale.

Je retournai donc, et je foulai de nouveau le sol de la mère- patrie. La, folle attente du jeune homme avait été déçue; mais j'avais réalisé de meilleures espérances. Si je ne revenais pas chargé de trésors; pour rivaliser avec les objets de ma juvénile et jalouse vanité, je revenais reconnaissant, satisfait de moi- même, indépendant, pour revoir une fois encore mon pays natal et retourner me fixer sur la terre de mon adoption.

On était au milieu de l'hiver, quand je débarquai à un petit port de l'extrémité occidentale de l'Angleterre, car mon impatience me fit profiter, durant un calme dans le canal d'Irlande, du premier bateau de pêcheur qui nous accosta.

Plus nous approchions, plus croissait mon impatience d'être à terre. Je voulus absolument me mettre à l'une des rames, et, à peine le bateau eut-il touché le fond, que me jetant dans l'eau, je gagnai à gué le rivage. Oh! gens du grand monde à qui la vie est si facile! il y a des plaisirs que vous ne goûterez jamais, et parmi ces plaisirs-là, l'enthousiasme, l'admiration profondément sentie de l'habitant des plaines pastorales, quand il se retrouve sur le sol paternel, au milieu des jardins de l'Angleterre.

Oui, jardin est le seul mot qui exprime bien l'aspect de notre Angleterre, surtout dans l'ouest où le myrte conserve sa feuille verte et lustrée, tout l'hiver, et où les routes, près de toutes les villes, sont bordées de charmants cottages. Je trouvais, à chaque mille, un nouvel objet d'admiration; j'admirais surtout le coloris frais et sain des gens du peuple. Les robustes jeunes filles, au teint pourtant si délicat, revenant en grand nombre du marché le panier à la main, n'étaient pas la moins attrayante des surprises, pour un homme habitué, depuis longtemps, à vivre dans une contrée où l'arrivée d'un joli visage blanc et rose était un événement.

L'approche de la première grande ville me fut signalée par des indices moins agréables, et même très pénibles. Des mendiants, couverts de haillons, se tenaient sur mon passage et invoquaient la charité du voyageur; d'autres personnes d'un extérieur non moins digne de pitié, ne mendiaient pas, mais semblaient si exténuées, si souffreteuses que mon coeur saignait. Il n'y eut aucune des mains tendues vers moi qui ne reçût mon aumône. Je donnais également à celles qui n'osaient la réclamer, au grand étonnement du cocher, qui s'étonna bien davantage quand je lui dis que je venais d'un pays où il n'y avait d'autres pauvres que les ivrognes et les fainéants.

À mon entrée dans une grande ville, le tumulte, le tourbillon des passants à pied, à cheval, en véhicules de toutes sortes, m'étourdit. J'eus une espèce de cauchemar. Les signes extérieurs de la richesse, les conforts de la civilisation, allant au-devant de tous les besoins imaginables, avaient un air tout à fait étrange pour moi qui sortais d'un pays où le travail valide était constamment requis; où on n'hésitait pas à entreprendre le plus long voyage, à travers des déserts non frayés, avec une couverture et un pot d'étain, pour tout équipement et tout appareil culinaire.

Je consultai le maître de l'auberge pour lui demander si je pourrais gagner en deux jours le Yorkshire, car il me tardait d'être avec mes amis. «Si vous couchez ici ce soir,» me répondit- il, «vous pourrez arriver à temps demain, par le chemin de fer, pour prendre votre part de la fête de Noël…» Jamais je ne me serais imaginé cela, et je ne me faisais qu'une idée bien vague de ce que pouvait être un chemin de fer.

Arrivé, le lendemain matin, au débarcadère, juste à temps pour prendre place dans le train de départ, je fus un peu déconcerté quand, au bruit strident d'un sifflet, la locomotive se mit en mouvement et nous nous sentîmes emportés comme dans un tourbillon. J'avais honte de ma peur, et pourtant bien des gens dans ce convoi auraient reculé durant un voyage de mer comme celui que je venais de faire et trouvé peut-être plus effrayant encore un des solitaires voyages à cheval dans le Bush de l'Australie, qui me semblaient à moi tout naturels. J'atteignis sans accident la station voisine d'York. Là je devais prendre un moyen de transport particulier pour atteindre, par une route de traverse, la maison où l'un de mes frères faisait valoir une ferme de quelques centaines d'acres de ses propres terres, et réunissait, je le savais, à l'époque de la Noël, le plus grand nombre possible des membres de la famille.

La petite auberge, dans laquelle j'étais descendu, me fournit un cabriolet conduit par un postillon, visiblement tombé en décadence. Quand je voulus le questionner, je retrouvai dans mon nouveau compagnon une ancienne connaissance. Cependant je ne lui révélai pas tout d'abord qui j'étais. Mon aîné de quelques années seulement, mais aigri par la perte de son métier, menacé de la misère, n'ayant plus qu'une santé ruinée, le pauvre postillon envisageait la vie d'un tout autre point de vue que tous ceux avec qui j'avais lié conversation. Sur toute ma route à travers l'Angleterre, l'état de prospérité visible des voyageurs de première classe m'avait frappé. Pour lui, au contraire, il avait tout perdu, son emploi et sa gloire; il était obligé «de faire tout, de porter tout,» au lieu de son ancien costume si pimpant, de son ancien métier si agréable! Adieu la veste écarlate, adieu le joyeux galop, les généreux pourboires des voyageurs, les bons dîners des hôtels où s'arrêtaient les chaises de poste! Dans son humour noir, l'infortuné avait à raconter vingt histoires plus tristes que la sienne et dont les héros étaient d'anciens maîtres de postes réduits à entrer au dépôt de mendicité, des cochers mendiant leur pain avec la main qui conduisait naguère quatre chevaux à longues guides, des fermiers descendus au métier de laboureurs salariés: ces récits se terminaient par une lamentation sur la destinée de ceux qui n'étaient pas assez forts pour suivre la course du progrès en Angleterre. Je commençai alors à reconnaître moi-même qu'il pouvait y avoir deux faces à ce séduisant tableau qu'on admire à travers les glaces d'un wagon de première classe.

Les jouissances du luxe, les douceurs de la vie que procurent les taxes et les droits payés pour les barrières, valent bien ce qu'elles coûtent pour ceux qui peuvent les payer. Mais ceux qui ne le peuvent pas, feront mieux de chercher fortune aux colonies. Pensant et parlant ainsi, à mesure que j'approchais de l'endroit où je devais apparaître à l'improviste devant une réunion de mes parents, je sentais mon premier enthousiasme s'évanouir. Mon coeur avait d'abord été rempli d'une joie expansive par la fière conscience d'avoir été l'artisan de ma fortune, et par la beauté des scènes de l'hiver, car l'hiver couvrant de ses blanches stalactites les arbres et le feuillage, avait une éblouissante beauté pour des yeux accoutumés, comme les miens, à la perpétuelle et brune verdure de l'Australie semi-tropicale. Je répondais gaiement au «bonsoir, monsieur,» des paysans qui passaient à côté de nous, et les vigoureuses bouffées de ma pipe favorite mêlaient leurs nuages à ceux qu'exhalait notre hôte en sueur. Mais les tristes histoires que le postillon se plaisait à raconter avaient refroidi beaucoup ma bonne humeur. Je laissai ma pipe s'épuiser et s'éteindre; mon menton retomba tristement sur ma poitrine. Puis tout-à-coup je lui demandai s'il connaissait les Barnards? «Oh! oui, il les connaissait tous. M. John avait eu une chance toute particulière, car le chemin de fer passait à travers une de ses fermes. Il avait mené un monsieur et sa dame aux noces de miss Marguerite et conduit une voiture de deuil à l'enterrement de miss Marie. La jument du cabriolet avait appartenu à M. John; et ça avait été autrefois un fameux cheval de chasse. M. Robert l'avait traité lui-même pour des rhumatismes.» Je lui demandai s'il ne connaissait pas d'autres membres de la famille. Oh! si fait, je connais, c'est-à-dire, je connaissais aussi M. Charles; mais celui-là, est parti pour les pays étrangers. Les uns disent qu'il y est mort, qu'il s'est fait tuer, pendre… ou quelque chose d'approchant; d'autres assurent qu'il a fait fortune. C'était un fameux gaillard, celui-là. Bien des fois il s'est mis en campagne avec quelqu'un de ma connaissance toute particulière pour tendre des pièges aux lièvres ou enfumer des faisans. Je porte encore au front la marque d'un coup que je reçus en tombant le jour où celui que je veux dire mit un bouchon de genêts épineux dans la queue d'un cheval que je dressais. C'était un drôle de corps, sur mon âme! Il ne restait guère de bon sentiment dans le coeur du pauvre diable de postillon. La perte de son emploi, la misère, la boisson, avaient terriblement changé le beau et vigoureux gaillard qui paraissait avoir à peine dix ans de plus que moi, à l'époque de mon départ d'Angleterre. «Eh quoi! Joe,» lui dis-je en me tournant tout à fait vers lui, vous ne semblez pas vous souvenir de moi. Je suis Charles Barnard. «Bon Dieu, monsieur!» me répondit-il d'un ton pleureur et servile: «Je vous en demande bien pardon, Vous êtes devenu un homme si important! J'étais toujours sûr que vous iriez loin. Ainsi donc vous allez dîner avec M. John! Ah çà, monsieur, j'espère qu'en faveur de la vieille connaissance, vous n'oublierez pas ma tirelire de Noël?» Je me sentis repoussé par ces paroles; j'aurais voulu être déjà de retour eu Australie. Mon esprit commençait à concevoir des craintes sur la sagesse de ma visite imprévue à ma famille.

Il faisait un beau clair de lune quand notre cabriolet entra dans le village. J'avais encore un mille à faire à pied, car je voulais me débarrasser du bavardage peu récréatif de Joe. Laissant donc l'ex-postillon se régaler d'un souper chaud et noyer ses soucis dans des flots d'ale, je marchai rapidement jusqu'à proximité de la vieille maison, autrefois le manoir patrimonial; mais les terres en avaient été depuis longtemps divisées. Je m'arrêtai. Mon courage faiblit au moment où je traversai la grille, dont le bruit fit aboyer violemment les chiens. J'étais un étranger pour eux, Les chiens qui me connaissaient étaient morts depuis longtemps. Deux fois je fis le tour de la maison, réprimant avec peine mon émotion, avant de trouver le courage d'approcher de la porte. Les éclats de rire, la joyeuse musique qui résonnait de temps en temps, les lumières qui voltigeaient d'une croisée à l'autre dans les chambres d'en haut, me remplissaient d'émotions à la fois douces et pénibles qui depuis longtemps m'étaient inconnues. Il y avait du roman dans ma mystérieuse arrivée; mais le roman a toujours sa part dans une vie de solitude. Très déraisonnablement, j'éprouvai d'abord une certaine vexation de voir qu'on était si joyeux en mon absence; mais, l'instant d'après, de meilleurs sentiments prévalurent. Je m'approchai de la porte que je reconnaissais si bien, et je frappai un grand coup. La servante ouvrit sans me faire de question, car on attendait beaucoup de convives. Au moment où je me baissais pour me débarrasser de mon manteau et de mon chapeau, une jolie enfant en robe blanche descendit l'escalier en courant, jeta ses bras autour de mon cou, m'appliqua un gros baiser et s'écria: «Je vous ai attrapé sous le gui, cousin Alfred.» Puis, presque aussitôt, en me regardant avec ses grands yeux bruns timides: «Qui êtes-vous donc? êtes-vous encore un nouvel oncle?» Oh! combien mon coeur se sentit soulagé! L'enfant avait saisi une ressemblance; je ne serais donc pas méconnu par les miens! Tous mes plans, tous mes préparatifs furent oubliés; j'étais au milieu d'eux; et je voyais, après quinze ans, le foyer de Noël, la table de Noël, les visages de Noël dont j'avais si souvent rêvé.

 

Décrire cette nuit-là me serait impossible. Longtemps après minuit, nous étions encore assis tous ensemble. Les enfants ne voulaient pas quitter mes genoux pour aller au lit; mes frères ne se lassaient pas de me regarder; mes soeurs étaient groupées autour de moi, baisaient mes joues barbues et brunies, et pressaient mes mains brûlées du soleil. Je verrai peut-être encore bien de nouvelles et riantes scènes de Noël, mais jamais une Noël semblable à celle qui accueillit le banni volontaire à son retour.

Cependant, quoique l'Angleterre ait ses bienheureuses saisons et ses joyeuses fêtes, en tête desquelles figure la Noël, et quoique cette Noël-là doive bien des fois encore revivre dans ma mémoire, je ne puis rester en Angleterre. Ma vie a pris le moule de mon pays adoptif. Là où j'ai fait ma fortune, là je dois en jouir. Les entraves, les conventions, les liens créés par les divisions infinies de la société, sont plus que je ne puis supporter. Le souci semble siéger sur tous les fronts, et, sur un trop grand nombre, le dédaigneux orgueil d'une supériorité sociale imaginaire.

J'ai trouvé le visage au teint de rose et le loyal coeur de l'inconnue dont j'avais souvent rêvé dans mes nuits solitaires. Une jeune personne écoutait d'une oreille attentive, émue, durant la semaine de Noël, les récits de l'Australien, que mes amis ne se lassaient pas d'entendre; elle est prête à tout quitter pour me suivre dans ma demeure pastorale. Je fais actuellement mes préparatifs de départ, et ni la société, ni les livres, ni la musique ne manqueront dans ce qui n'était, quand j'y arrivai pour la première fois, qu'une forêt et un désert d'herbages, peuplé d'oiseaux sauvages et de kangourous. Prés de vingt parents m'accompagnent, dont plusieurs passablement pauvres; mais là-bas peu importe. Dans quelques années, vous verrez figurer l'établissement de Barnard-Town sur toutes les cartes d'Australie; et là, au temps de la Noël, comme en tout temps, les hommes au coeur franc, les femmes au bon coeur, trouveront toujours aide et sympathique accueil, car je n'oublierai jamais comment j'ai débuté moi-même dans ce monde lointain, berger perdu dans la solitude, regardant luire les étoiles dans un ciel sans nuages.

[1] L'équivalent français du «Château en l'air, a Castle in the air», est le «Château en Espagne»; mais le traducteur a cru devoir conserver le sens littéral de l'expression anglaise. [2] Hauteurs déboisées couvertes de bruyères et servant généralement de pâturages. [3] Sic

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