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Le grillon du foyer

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CHAPITRE III
Troisième Cri

L'horloge de bois du coin sonnait dix heures, lorsque le voiturier fut assis au coin de son feu. Il était si troublé et si dévoré de chagrins qu'il semblait faire peur au coucou qui, ayant émis dix fois son mélodieux appel aussi vite que possible, plongea de nouveau dans le palais mauresque, et ferma sa petite porte derrière lui, comme si ce spectacle inattendu était trop pénible pour ses sentiments.

Si le petit faucheur avait été armé de la plus affilée de ses faux, et avait porté chacun de ses coups dans le coeur du voiturier, il ne l'aurait pas blessé et haché autant que Dot le fit.

C'était un coeur si plein d'amour pour elle, si intimement uni au sien par les innombrables fils de puissants souvenirs, renforcés par le travail journalier des qualités les plus chéries; c'était un coeur dans lequel elle était comme dans un reliquaire; un coeur si simple et si vrai, si fort pour le bien, si faible pour le mal, qu'il ne put d'abord ressentir aucune colère ni aucun désir de vengeance, et qu'il n'eut place que pour l'image brisée de son idole.

Mais lentement, lentement, à mesure que le voiturier était assis froid et sombre à son foyer, d'autres pensées plus sévères commencèrent à naître. L'étranger était sous son toit outragé. Trois pas le conduiraient à sa chambre. Un coup l'abattrait. «Vous pourriez commettre un meurtre avant de le savoir,» avait dit Tackleton. Comment y aurait-il meurtre s'il donnait au coquin le temps de se mettre en défense? Cet homme était plus jeune que lui.

C'était une pensée malsaine, provenant d'un esprit qui voyait trop noir. C'était une pensée méchante qui le portait à changer sa paisible demeure en un lieu hanté par les fantômes, où les voyageurs solitaires redouteraient de passer la nuit, et où les âmes timides verraient des ombres se débattre au clair de lune à travers les fenêtres vides, et entendraient des bruits effrayants pendant les tempêtes.

Elle avait monté l'escalier avec l'enfant pour aller le coucher. Pendant qu'il était auprès du feu, elle s'approcha de lui sans qu'il l'entendit – dans son désespoir il était insensible à tous les bruits – et elle avait placé son petit escabeau à ses pieds. Il ne s'en aperçut que quand il sentit sa main dans la sienne, et qu'il la vit le regarder en face.

Avec étonnement? non. Ce fut sa première impression, et il désirait vivement la voir; à dire vrai, non, elle ne le regardait pas avec étonnement, mais avec un oeil interrogateur, mais sans étonnement. Son regard fut d'abord alarmé et sérieux; ensuite il prit une expression étrange, sauvage, jointe à un sourire effrayant, quand elle reconnut ses pensées, puis elle porta ses mains tordues à son front, pendant que sa tête se penchait, et que ses cheveux tombaient.

Quoiqu'il eût sur elle les droits de la toute-puissance, il en avait aussi la miséricorde à un trop haut degré pour peser sur elle, même du poids d'une plume, mais il ne pouvait supporter de la voir prosternée sur ce même siège où il l'avait si souvent regardée avec amour et orgueil, quand elle était innocente et gaie. Lorsqu'elle se fut relevée et qu'elle s'en fut allée en sanglotant, il se sentit soulagé en voyant vide la place plutôt que de la voir occupée par sa présence si longtemps chère. C'était une angoisse encore plus poignante que de se rappeler sa désolation actuelle, et le brisement des liens qui l'attachaient à la vie.

Plus il sentait cela, plus il voyait qu'il aurait préféré la voir morte prématurément avec son enfant sur son sein, et plus sa colère contre son ennemi s'enflammait. Il regarda autour de lui pour chercher une arme.

Un fusil était pendu au mur, et il fit un ou deux pas vers la chambre du perfide étranger. Il savait que le fusil était chargé. Une idée vague de tuer cet homme comme une bête sauvage se saisit de lui, et elle grandit dans son esprit jusqu'à devenir un démon monstrueux qui le posséda complètement, rejetant au dehors toute pensée plus douce et y établissant son empire sans partage.

Cette phrase n'est pas exacte. Il ne rejetait pas toute pensée plus douce, mais il la transformait avec artifice. Il changeait ses pensées en verges pour l'exciter, tournant l'eau en sang, l'amour en haine, la douceur en férocité. L'image de sa femme éplorée, humiliée, mais suppliant sa tendresse et sa pitié avec un pouvoir irrésistible, ne quittait pas son esprit; mais en y restant elle le poussait vers la porte, lui faisait mettre l'arme à l'épaule, appliquer le doigt à la détente, et lui criait: «Tue- le dans son lit!»

Il renversa le fusil pour frapper la porte avec la crosse; déjà il l'avait levée en l'air; une vague pensée venait de lui crier à cet homme de fuir par la fenêtre, au nom de Dieu… lorsque, tout à coup, le feu de la cheminée jeta une vive clarté, et le Grillon du Foyer se mit à chanter.

Aucun son, aucune voix humaine, pas même celle de sa femme, n'aurait été capable de l'émouvoir et de l'adoucir. Les paroles sans art, avec lesquelles elle lui avait parlé de son amour pour ce même Grillon, retentissaient de nouveau à ses oreilles; sa physionomie et ses manières tremblantes d'émotion étaient encore devant ses yeux; sa douce voix – cette voix qui était la musique la plus agréable au foyer d'un honnête homme – pénétra en frémissant jusqu'au fond de sa bonne nature, et le rappela à la vie et à l'action.

Il recula de devant la porte, comme un homme qui marchant endormi, s'éveille d'un mauvais rêve, et il posa son fusil, puis, se couvrant le visage de ses mains, il se rassit auprès du feu, et trouva du soulagement à fondre en larmes.

Le Grillon du Foyer sortit et vint dans la chambre, et lui apparut en forme de fée: «Je l'aime, dit cette voix merveilleuse répétant les paroles dont il se souvenait bien, pour la musique innocente qu'il m'a fait entendre.»

– Elle disait cela, s'écria le voiturier. C'est vrai.

– Cette maison a été heureuse, John; et j'aime le Grillon à cause d'elle.

– Elle l'a été. Dieu le sait, répondait le voiturier. Elle l'a toujours rendue heureuse… jusqu'à présent.

– Si gracieusement paisible, disait la voix, si intérieure, si gaie, si occupée, si légère de coeur.

– Sans cela je n'aurais jamais pu l'aimer comme je l'aimais, répondait le voiturier.

La voix le reprenant dit: – Comme je l'aime.

Le voiturier répéta, mais faiblement: – Comme je l'aimais. Sa langue résistait à sa volonté, et aurait voulu parler à sa guise pour elle-même et pour lui.

La fée, dans une attitude d'invocation, leva la main et dit:

– Sur votre propre foyer…

– Le foyer qu'elle a souillé, interrompit le voiturier.

– Le coeur qu'elle a… combien de fois… béni et illuminé, dit le Grillon; le foyer qui, sans elle, était un composé de quelques briques et de barreaux de fer rouillés, et qui est devenu par elle l'autel de votre maison, sur lequel vous avez sacrifié les petites passions, l'égoïsme, et vous avez offert l'hommage d'un esprit tranquille, d'une nature confiante, et un coeur plein de sensibilité; de sorte que la fumée de cette pauvre cheminée est sortie au dehors répandant un parfum plus agréable que le meilleur encens qui brûle dans les plus splendides temples du monde! Au nom de votre propre foyer, dans son paisible sanctuaire, entouré de tous ses plus beaux souvenirs, écoutez-la! écoutez-moi! Écoutez tout ce qui parle le langage de votre foyer et de votre maison!

– Et qui plaide pour elle? dit le voiturier.

– Tout ce qui parle le langage de votre foyer et de votre maison doit plaider pour elle, répondit le Grillon; car ils disent la vérité.

Et pendant que le voiturier, sa tête appuyée sur ses mains, restait assis sur sa chaise à méditer, l'apparition était auprès de lui, lui suggérant des réflexions en vertu de son pouvoir, et les lui présentant comme dans un miroir ou dans un tableau. Cette apparition n'était pas solitaire. Du foyer, de la cheminée, de la sonnette, de la pipe, du chaudron, du berceau, du plancher, des murs, du collier, de l'escalier, de la voiture au dehors, et de la table au dedans, de tous les ustensiles de ménage, de tous les objets avec lesquels sa femme était familière, et où elle avait attaché des souvenirs d'elle-même qui remplissaient la pensée de son infortuné mari, des esprits s'échappaient, non pas pour se tenir debout à coté de lui comme le Grillon, mais pour se mettre à l'ouvrage. Tous rendaient honneur à son image. Ils le tiraient par les pans de son habit pour lui montrer quand elle paraissait. Ils se groupaient autour d'elle, l'embrassaient et répandaient des fleurs sur ses pas. Ils essayaient de couronner sa belle tête avec leurs petites mains. Ils montraient qu'ils étaient pleins d'amour pour elle; et qu'il n'y avait pas de créature laide, méchante ou accusatrice qui s'élevât contre elle, tandis qu'eux tous l'applaudissaient.

Les pensées du voiturier étaient toutes fixées sur l'image de sa femme. Elle était toujours là.

Elle était assise, faisant jouer son aiguille, devant le feu, et se chantant à elle-même. C'était bien la gaie, la laborieuse, la constante petite Dot! Toutes ces figures de fées tournaient autour de lui et concentraient leurs regards sur lui, et semblaient dire: – Est-ce là la jeune femme que vous pleurez!

Des sons joyeux venaient du dehors, des instruments de musique, des conversations animées et des rires.

Une troupe de gens en gaieté se précipitaient dans la maison; parmi lesquels étaient May Fielding et une vingtaine de jeunes filles. Dot était la plus belle de toutes, aussi jeune qu'aucune d'elles. Elles venaient l'inviter à se joindre à elles. Il s'agissait de danser. Si jamais petit pied a été fait pour danser, c'était bien le sien. Mais elle riait, et elle secouait la tête, en montrant sa cuisine sur le feu, et sa table prête à être servie, et elle avait un air triomphant qui la rendait encore plus charmante. Elle les renvoyait donc gaiement, et les saluant une à une avec une indifférence comique à mesure qu'elles passaient. Et cependant l'indifférence n'était pas son caractère. Oh non! car en ce moment un certain voiturier paraissait à la porte, et Dieu! quelle réception elle lui faisait!

 

Les fées tournèrent encore une fois autour de lui, et semblèrent lui dire: – Est-ce là la femme qui vous a oublié!

Une ombre tomba sur le miroir ou le tableau: appelez-le comme vous voudrez. C'était la grande ombre de l'étranger, comme quand il parut la première fois sous son toit; il en couvrait toute la surface et en cachait tous les autres objets. Mais les fées s'efforçaient de le faire encore disparaître, et Dot y reparut encore brillante de beauté, berçant son enfant, lui chantant doucement et appuyant sa tête sur une épaule qui réfléchissait celle auprès de laquelle se tenait le Grillon fée.

La nuit, – j'entends la nuit réelle, et non celle produite par les fées, – s'avançait; et pendant que le voiturier se livrait à ces pensées, la lune se leva et brilla dans le ciel. Peut-être quelque lumière calme et paisible s'était levée dans son esprit, et il put réfléchir avec plus de sang-froid à ce qui était arrivé.

Quoique l'ombre de l'étranger tombât par intervalles sur la glace, toujours distincte et bien marquée, elle n'était pas si noire qu'auparavant. Toutes les fois qu'elle paraissait, les fées jetaient un cri de consternation, et agitaient leurs petits bras et leurs petites jambes avec une activité inconcevable pour la faire disparaître. Et quand elles réussissaient à faire apparaître Dot et à la lui montrer belle et radieuse, elles manifestaient la joie la plus communicative.

Elles ne la montraient que belle et radieuse, car c'étaient des esprits domestiques pour qui la fausseté est l'anéantissement, et leur nature était telle; Dot n'était pour elles qu'une petite créature active, rayonnante et agréable qui avait été la lumière et le soleil du voiturier.

Les fées étaient très animées quand elles la montraient avec son enfant, causant au milieu d'un groupe de sages matrones, et affectant d'être une vieille matrone comme elles, s'appuyant à l'ancienne mode sur le bras de son mari, en s'efforçant, cette charmante petite femme, de faire voir qu'elle avait abjuré les vanités du monde en général, et qu'elle était parfaitement au fait de son métier de mère; elles la montraient encore riant de la gaucherie du voiturier, relevant son col de chemise pour le faire ressembler à un petit maître, et tâchant de lui apprendre à danser.

Les fées tournaient et s'agitaient autour de lui quand elles la montraient avec la jeune fille aveugle; car quoiqu'elle apportât la gaîté et l'animation partout où elle allait, elle faisait toujours plus ressentir ces douces influences dans la maison de Caleb Plummer. L'amitié de la jeune fille aveugle pour elle, sa confiance et sa reconnaissance envers elle, la modestie avec laquelle elle repoussait les remerciements de Berthe, sa dextérité à employer chaque instant de sa visite à quelque chose d'utile dans la maison, et travaillant en réalité beaucoup en ayant l'air de se reposer comme un jour de fête; les provisions délicates qu'elle apportait, sa figure radieuse quand elle paraissait à la porte et quand elle prenait congé; cette expression étonnante depuis les pieds jusqu'à la tête de faire partie de sa maison, comme chose nécessaire dont on ne pouvait se passer, voilà ce dont les fées se réjouissaient, et pourquoi elles l'aimaient. Elles le regardèrent encore toutes à la fois d'un oeil interrogateur, tandis que quelques-unes se nichaient dans les vêtements de Dot et la caressaient, et elles semblaient lui dire: «Est-ce là la femme qui a trahi votre confiance?»

Plus d'une fois, deux fois ou trois fois, dans cette longue nuit pensive, les fées la lui montrèrent assise sur son siège favori, avec sa tête penchée, ses mains crispées sur son front, et ses chevaux épars, comme il l'avait vue la dernière fois. Et en la trouvant dans cette posture, elles ne tournaient plus autour de lui et ne le regardaient plus, mais elles se groupaient autour d'elle pour la consoler et la baiser, elles se disputaient à qui lui montrerait le plus de sympathie et de tendresse, et elles oubliaient entièrement le mari.

La nuit se passa ainsi. La lune se coucha, les étoiles pâlirent, la fraîcheur du matin se fit sentir, le soleil se leva. Le voiturier était encore assis au coin de la cheminée, livré à ses réflexions. Il était assis là, la tête sur ses mains. Toute la nuit le fidèle Grillon avait fait cri, cri, au foyer. Toute la nuit, il avait écouté sa voix. Toute la nuit les fées de la maison s'étaient occupées de lui. Toute la nuit, Dot lui avait paru aimable et innocente dans la glace, excepté lorsque la grande ombre y paraissait.

Il se leva quand il fut grand jour, se lava et arrangea ses vêtements. Il ne fut pas se livrer à ses occupations accoutumées, il n'en avait pas le courage. Cela importait peu, parce que c'était le jour de noce de Tackleton, et il s'était arrangé pour être suppléé. Il avait pensé à se rendre joyeusement à l'église avec Dot. Mais de tels plans étaient finis. C'était aussi l'anniversaire de leur mariage. Ah! combien peu il avait prévu une pareille fin d'année!

Le voiturier avait espéré que Tackleton viendrait le voir de bonne heure, et il ne s'était pas trompé. À peine avait-il fait quelques allées et venues devant la porte, qu'il vit venir sur la route le marchand de joujoux dans sa voiture. À mesure qu'elle approchait, il s'aperçut que Tackleton s'était paré pour son mariage et avait orné la tête de son cheval de fleurs et de rubans.

Le cheval avait mieux l'air d'un fiancé que Tackleton, dont les yeux demi-fermés avaient une expression plus désagréable que jamais.

– John Peerybingle! dit Tackleton avec un air de condoléance. Mon brave homme, comment allez-vous ce matin?

– J'ai passé une triste nuit, M. Tackleton, répondit le voiturier, en secouant la tête, car mon esprit a été bien troublé. Mais cela est passé maintenant. Pourriez-vous me donner une demi- heure pour un entretien particulier?

– Je suis venu pour cela, dit Tackleton en mettant pied à terre. Ne faites pas attention au cheval; il restera assez tranquille, si vous lui donnez une bouchée de foin.

Le voiturier alla chercher du foin dans son écurie, le mit devant le cheval et ils entrèrent dans la maison.

– Vous ne vous mariez pas avant midi, je pense, dit-il.

– Non, dit Tackleton. Nous avons tout le temps; nous avons tout le temps.

Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, Tilly Slowbody frappait à la porte de l'étranger qui n'était qu'à quelques pas. Un de ses yeux, – et il était très rouge, car Tilly avait crié toute la nuit parce que sa maîtresse criait, – était au trou de la serrure; elle frappait très fort et semblait effrayée.

– Je ne puis me faire entendre, dit Tilly en regardant autour d'elle. J'espère qu'il n'est pas parti, ou qu'il n'est pas mort, s'il vous plait.

Miss Slowbody accompagna ce souhait philanthropique de nouveaux coups à la porte, mais sans aucun résultat.

– Irai-je? dit Tackleton. C'est curieux.

Le voiturier s'étant tourné vers la porte, lui fit signe d'y aller s'il voulait.

Tackleton vint donc au secours de Tilly Slowbody; et lui aussi se mit à heurter et à frapper, et lui aussi ne reçut pas plus de réponse. Mais il eut l'idée de tourner la poignée de la porte, et comme elle s'ouvrit aisément, il regarda, il entra, et bientôt il revint en courant.

– John Peerybingle, lui dit Tackleton à l'oreille, j'espère qu'il n'y a rien eu… rien de mauvais cette nuit?

Le voiturier se tourna vivement vers lui.

– Parce qu'il est parti, dit Tackleton, et la fenêtre est ouverte. Je ne vois pas de marques; elle est de plein pied avec le jardin; mais je craignais qu'il n'y eut eu quelque… quelque querelle. Eh?

Il le regardait fixement en fermant excessivement un oeil, et il donnait à son oeil, à sa figure et à toute sa personne un air inquisiteur, comme s'il eût voulu arracher la vérité du fond de son coeur.

– Tranquillisez-vous, dit le voiturier. Il est entré dans cette chambre hier soir, sans avoir reçu de moi aucun mal; et personne n'y est entré depuis lors. Il s'en est allé de sa propre volonté. Je voudrais sortir de cette porte, et aller mendier mon pain de maison en maison, si je pouvais faire que ce qui s'est passé ne fût jamais arrivé. Mais il est venu et il s'en est allé. Je n'ai plus rien à faire avec lui.

– Oh! Bon, je pense qu'il s'en est allé facilement, dit Tackleton en prenant une chaise.

Ce ricanement fut perdu pour le voiturier, qui s'assit aussi et se couvrit le visage de sa main pendant quelque temps avant de continuer.

– Vous m'avez montré la nuit passée, dit-il enfin, ma femme ma femme, que j'aime, secrètement…

– Et tendrement, insinua Tackleton.

– Prenant part au déguisement de cet homme, lui donnant l'occasion de la voir seule. C'est la dernière chose que j'aurais voulu voir. C'est la dernière des choses qu'un homme aurait dû me montrer.

– J'avoue que j'ai toujours eu des soupçons, dit Tackleton. Et sous ce rapport je sais qu'on a ici quelque reproche à me faire.

– Mais de même que vous me l'avez montrée, poursuivit le voiturier sans faire attention à lui, telle que vous l'avez vue ma femme, ma femme, que j'aime… sa voix, son oeil, sa main devenaient de plus en plus fermes à mesure qu'il répétait ces paroles qui décelaient un but évidemment déterminé, de même que vous l'avez vue à son désavantage, il est juste aussi que vous la voyiez avec mes yeux, et que vous pénétriez dans ma poitrine pour savoir ce qui se passe là-dessus dans mon âme; car elle est calme, dit le voiturier en le regardant attentivement, et rien ne peut l'ébranler.

Tackleton murmura quelques vagues paroles d'assentiment, mais il était réduit au respect par les manières de son interlocuteur. Tout simple et sans éducation qu'il était, il avait en lui quelque chose de noble et de digne qu'une âme généreuse et pleine d'honneur peut seule donner à l'homme.

– Je suis un homme simple et grossier, dit le voiturier, et bien peu recommandable. Je ne suis pas un homme poli, comme vous le savez bien. Je ne suis pas un jeune homme. J'aime ma petite Dot, parce que je l'ai vue grandir depuis son enfance dans la maison de son père; parce que j'ai connu ses excellentes qualités; parce qu'elle a été ma vie pendant des années et des années. Il y a bien des hommes, à qui je ne peux pas me comparer, qui n'auraient jamais aimé Dot comme moi, je pense.

Il s'arrêta et battit doucement le sol de son pied pendant quelques instants avant de reprendre.

– J'ai souvent pensé, que quoique je ne fusse pas assez digne d'elle, je serais pour elle un bon mari, et que je connaîtrais peut-être mieux qu'un autre ce qu'elle valait; et c'est dans cette idée que je finis par croire que nous pourrions bien nous marier ensemble. Et à la fin ce mariage se fit.

– Hah! fit Tackleton avec un hochement de tête significatif.

– Je m'étais étudié; je m'étais éprouvé; je savais combien je l'aimais, et combien elle serait heureuse, poursuivit le voiturier. Mais je n'avais pas, je le sens maintenant, je n'avais pas suffisamment réfléchi sur ses sentiments à elle.

– C'est sûr, dit Tackleton. Étourderie, frivolité, inconstance, amour d'être admirée! Pas assez réfléchi! tout cela perdu de vue! Hah!

– Vous feriez mieux de ne pas m'interrompre, dit le voiturier un peu sévèrement, jusqu'à ce que vous m'ayez compris; et vous êtes loin de me comprendre. Si hier j'avais jeté par terre d'un coup l'homme qui osait souffler un mot contre elle, aujourd'hui je foulerai son visage sous mon pied, fût-il mon frère.

Le marchand de jouets le regarda avec étonnement. John continua d'un ton plus doux: – Ai-je réfléchi que je la prenais, à son âge, avec sa beauté, que je l'enlevais à ses jeunes compagnes, à toutes les réunions dont elle était l'ornement, où elle était l'étoile la plus brillante qui ait jamais lui, pour l'enfermer un jour après l'autre dans ma triste demeure, pour n'y avoir que mon ennuyeuse compagnie? Ai-je bien réfléchi combien j'étais peu en rapport avec son humeur gaie, et combien un lourdaud comme moi doit être pesant pour un esprit aussi vif? Ai-je réfléchi qu'il n'y avait en moi à l'aimer ni mérite ni droit, lorsque quiconque la connaît doit aussi l'aimer? Jamais. J'ai pris avantage de sa nature disposée à l'espérance et de son caractère affectueux, et je l'ai épousée. Plût à Dieu que je ne l'eusse pas fait! pour elle, et non pas pour moi.

Le marchand de jouets le regarda sans cligner de l'oeil. Son oeil à demi fermé était même ouvert.

 

– Que Dieu la bénisse, dit le voiturier, pour la constance dévouée avec laquelle elle a essayé de m'empêcher de voir tout cela! Et je remercie le ciel de ce que, dans la lenteur de mon intelligence, je ne l'ai pas découvert plus tôt. Pauvre enfant! Pauvre Dot! Moi qui n'ai pas découvert cela, lorsque j'ai vu ses yeux se remplir de larmes en entendant parler d'un mariage comme le vôtre! Moi qui ai vu cent fois le tremblement secret de ses lèvres, et qui n'ai rien soupçonné, jusqu'à la nuit passée! Pauvre fille! Que j'aie pu espérer qu'elle serait jamais amoureuse de moi! Que j'aie pu jamais croire qu'elle l'était!

– Elle le faisait paraître, dit Tackleton. Elle le faisait tellement paraître, qu'à dire vrai ce fut l'origine de mes doutes.

Et alors il fit ressortir la supériorité de May Fielding, qui certainement ne faisait pas du tout paraître qu'elle fût amoureuse de lui.

– Elle l'a essayé, dit le pauvre voiturier avec plus d'émotion qu'il n'en eût encore montré; ce n'est que maintenant que je commence à voir quels efforts elle a faits pour être une épouse affectionnée et fidèle à son devoir. Qu'elle a été bonne! que de choses elle a faites! quel coeur courageux elle a! Que le bonheur que j'ai éprouvé dans cette maison en soit le témoin! ce sera ma consolation quand je serai seul ici.

– Seul ici? dit Tackleton. Vous comptez donc faire attention à cela?

– Je compte, répondit le voiturier, lui montrer la plus grande bienveillance en lui faisant la meilleure réparation qui soit en mon pouvoir. Je puis la délivrer de la peine journalière qui résulte d'un mariage inégal, et de ses efforts pour cacher sa souffrance. Elle sera aussi libre que je peux la rendre.

– Lui faire réparation! s'écria Tackleton en tordant et en tournant ses grandes oreilles entre ses mains. Il y a ici quelque méprise. Vous n'avez pas voulu dire cela, sans doute?

Le voiturier prit le marchand de joujoux par le collet et le secoua comme un roseau.

– Écoutez-moi, dit-il, et prenez garde à me bien entendre.

Écoutez-moi. Parlé-je intelligiblement?

– Très intelligiblement, répondit Tackleton.

– Comme j'en ai l'intention?

– Parfaitement, comme vous en avez l'intention.

– J'étais assis à ce foyer la nuit passée, toute la nuit, s'écria le voiturier, à l'endroit même où elle s'asseyait habituellement près de moi, son doux visage regardant le mien. Je me rappelais toute sa vie, jour par jour; j'avais sa chère image présente devant moi quand je repassais ces souvenirs. Et, sur mon âme, elle est innocente, s'il existe quelqu'un pour juger l'innocent et le coupable.

Brave Grillon du Foyer! Loyales fées de la maison!

– La colère et la méfiance m'ont quitté, dit le voiturier, et il ne me reste que mon chagrin. Dans un malheureux moment, quelque ancienne connaissance, plus conforme à ses goûts et à son âge que moi, quittée peut-être à cause de moi, est revenue. Dans un malheureux moment, surprise, et n'ayant pas le temps de réfléchir à ce qu'elle faisait, elle s'est faite la complice de sa trahison en la cachant. Elle l'a vue la nuit dernière, dans l'entrevue dont nous avons été témoins. C'est un tort. Mais sauf cela, elle est innocente, si la vérité existe sur la terre.

– Si c'est votre opinion, commença Tackleton…

– Qu'elle s'en aille donc, poursuivit le voiturier, qu'elle s'en aille avec ma bénédiction pour tant d'heures de bonheur qu'elle m'a données, et avec mon pardon pour le chagrin qu'elle a pu me causer. Qu'elle s'en aille, et qu'elle jouisse de la paix de l'âme que je lui souhaite. Elle ne me haïra jamais. Elle apprendra à mieux m'aimer, lorsque je ne serai plus un fardeau pour elle, et qu'elle portera plus légèrement la chaîne que j'ai rivée pour elle. C'est aujourd'hui l'anniversaire du jour où je l'emmenai de sa maison, si peu pour son agrément. Elle y retournera aujourd'hui et je ne la troublerai plus. Son père et sa mère seront ici aujourd'hui – nous avions fait un projet pour passer ensemble cette journée – et ils l'emmèneront chez eux. Je puis la confier là ou ailleurs. Elle me quitte sans mériter de blâme, et elle vivra de même, j'en suis sûr. Si je meurs, – et je peux mourir pendant qu'elle sera encore jeune; j'ai tant perdu de courage: en quelques heures! – elle trouvera que je me suis souvenu d'elle et que je l'ai aimée jusqu'à la fin. Voilà, la fin de ce que vous m'avez montré. Maintenant c'est fini.

– Oh! non, John, ce n'est pas fini. Ne dites pas que c'est fini! Pas tout à fait encore. J'ai entendu vos nobles paroles. Je ne pourrais pas m'en aller en prétendant que j'ignore ce qui m'a inspiré une si profonde reconnaissance. Ne dites pas que c'est fini, jusqu'à ce que la cloche ait sonné encore une fois!

Elle était entrée peu après Tackleton, et était demeurée là. Elle n'avait jamais regardé Tackleton; mais elle avait fixé ses yeux sur son mari. Mais elle s'était tenue aussi loin de lui qu'elle l'avait pu; et quoiqu'elle parlât avec la plus vive tendresse, elle ne s'en approcha pas plus près.

– Aucune main ne peut faire sonner de nouveau pour moi les heures qui se sont écoulées, répondit le voiturier avec un faible sourire. Mais que ce soit ainsi, si vous le voulez, ma chère. L'heure sonnera bientôt. Ce que nous disions n'a pas d'importance. Je voudrais essayer de vous plaire en quelque chose de plus difficile.

– Bien, murmura Tackleton. Il faut que je m'en aille, car lorsque la cloche sonnera, il faudra que je sois en chemin pour l'église. Bonjour, John Peerybingle. Je suis fâché d'être privé de votre compagnie, fâché de la perdre en cette occasion.

– Je vous ai parlé clairement, dit le voiturier en l'accompagnant à la porte.

– Oh! tout à fait.

– Et vous vous souviendrez de ce que j'ai dit?

– Si vous m'obligez à faire une observation, dit Tackleton en ayant eu auparavant la précaution de monter dans sa voiture, je dois dire que cela était si inattendu qu'il n'est pas vraisemblable que je puisse l'oublier.

– Tant mieux pour nous deux, répondit le voiturier. Bonjour; je vous souhaite beaucoup de joie.

– Je voudrais pouvoir vous en donner, dit Tackleton. Comme je ne le puis pas, je vous remercie. Entre nous, comme je vous l'ai déjà dit, je ne pense pas avoir la moindre joie à me marier, parce que May n'a pas été trop prévenante ni trop démonstrative avec moi. Bonjour. Prenez soin de vous.

Le voiturier le regarda s'éloigner jusqu'à ce que l'éloignement le fît paraître plus petit que les fleurs et les rubans de son cheval; et alors, avec un profond soupir, il se mit à aller et venir comme un homme inquiet et dérouté, parmi quelques ormeaux du voisinage, ne voulant pas retourner jusqu'à ce que l'heure fût près de sonner.

Sa petite femme, restée seule, sanglotait à faire pitié; mais souvent elle essuyait ses yeux et se retenait, pour dire combien il était bon, combien il était excellent! et une fois ou deux elle rit; mais de si bon coeur, si haut, si bizarrement, poussant des cris, qui effrayaient Tilly.

– Oh! je vous en prie, ne faites pas cela, dit Tilly. Il y en a assez pour faire mourir et enterrer le baby.

– L'apporterez-vous quelquefois pour voir son père, Tilly, demanda sa maîtresse en essuyant ses yeux, quand je ne pourrai plus habiter ici et que je serai retournée dans ma vieille maison.

– Oh! je veux en prie, ne faites pas cela, dit Tilly en rejetant sa tête en arrière, et poussant un cri, qui ressembla en ce moment à un hurlement de Boxer. Oh! ne faites pas cela. Oh! si tout le monde part, ceux qui resteront seront bien malheureux. Ah! ah! ah!

Les sanglots de la sensible Slowbody étaient si violents, si effrayants pour avoir été si longtemps comprimés qu'elle aurait infailliblement éveillé l'enfant, et lui aurait peut-être donné des convulsions en l'effrayant, si ses yeux n'avaient pas aperçu Caleb Plummer qui entrait en conduisant sa fille. Cette vue la rendit au sentiment des convenances; elle resta quelques moments silencieuse, la bouche grande ouverte; et puis, courant vers le lit où l'enfant était couché et endormi elle se mit à danser, et ensuite bouleversa les couvertures avec son visage et sa tête, paraissant trouver du soulagement dans ces mouvements extraordinaires.