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Œuvres de Napoléon Bonaparte, Tome V

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Le grand-duc Constantin, qui était revenu à l'armée, étant tombé malade, l'a quittée.

Il est tombé un peu de pluie qui a abattu la grande poussière qui incommodait l'armée. Le temps est aujourd'hui très-beau; il se soutiendra, à ce qu'on croit, jusqu'au 10 octobre; ce qui donne encore quarante jours de campagne.

Ghjat, le 5 septembre 1812.
Dix-septième bulletin de la grande armée

Le quartier-impérial était, le 31 août, à Veritchero; le 1er et le 2 septembre, a Ghjat.

Le roi de Naples avec l'avant-garde avait, le 1er, son quartier-général à dix verstes en avant de Ghjat; le vice-roi, à deux lieues sur la gauche, à la même hauteur; et le prince Poniatowski, à deux lieues sur la droite. On a échangé partout quelques coups de canon et des coups de sabre, et l'on a fait quelques centaines de prisonniers.

La rivière de Ghjat se jette dans le Volga. Ainsi nous sommes sur le pendant des eaux qui descendent vers la mer Caspienne. La Ghjat est navigable jusqu'au Volga.

La ville de Ghjat a huit ou dix mille âmes de population; il y a beaucoup de maisons en pierres et en briques, plusieurs clochers et quelques fabriques de toile. On s'aperçoit que l'agriculture a fait de grands progrès dans ce pays depuis quarante ans. Il ne ressemble plus en rien aux descriptions qu'on en a. Les pommes de terre, les légumes et les choux y sont en abondance; les granges sont pleines; nous sommes en automne, et il fait ici le temps qu'on a en France au commencement d'octobre.

Les déserteurs, les prisonniers, les habitans, tout le monde s'accorde à dire que le plus grand désordre règne dans Moscou et dans l'armée russe, qui est divisée d'opinions et qui a fait des pertes énormes dans les différens combats. Une partie des généraux a été changée; il paraît que l'opinion de l'armée n'est pas favorable aux plans du général Barclay de Tolly; on l'accuse d'avoir fait battre ses divisions en détail.

Le prince Schwartzenberg est en Volhynie; les Russes fuient devant lui.

Des affaires assez chaudes ont eu lieu devant Riga; les Prussiens ont toujours eu l'avantage.

Nous avons trouvé ici deux bulletins russes qui rendent compte des combats devant Smolensk et du combat de la Drissa. Il paraît par ces bulletins que le rédacteur a profité de la leçon qu'il a reçue à Moscou, qu'il ne faut pas dire la vérité au peuple russe, mais le tromper par des mensonges. Le feu a été mis à Smolensk par les Russes; ils l'ont mis au faubourg le lendemain du combat, lorsqu'ils ont vu notre pont établi sur le Borysthène. Ils ont mis le feu à Doroghobouj, à Wiazma, a Ghjat; les Français sont parvenus à l'éteindre. Cela se conçoit facilement. Les Français n'ont pas d'intérêt à mettre le feu à des villes qui leur appartiennent, et à se priver des ressources qu'elles leur offrent. Partout on a trouvé des caves remplies d'eau-de-vie, de cuir et de toutes sortes d'objets utiles à l'armée.

Si le pays est dévasté, si l'habitant souffre plus que ne le comporte la guerre, la faute en est aux Russes.

L'armée se repose le 2 et le 3 aux environs de Ghjat.

On assure que l'ennemi travaille à des camps retranchés en avant de Mojaïsk, et à des lignes en avant de Moscou.

Au combat de Krasnoi, le colonel Marbeuf, du sixième de chevau-légers, a été blessé d'un coup de baïonnette à la tête de son régiment, au milieu d'un carré d'infanterie russe qu'il avait enfoncé avec une grande intrépidité.

Nous avons jeté six ponts sur la Ghjat.

Mojaïsk, 12 septembre 1812.
Dix-huitième bulletin de la grande armée

Le 4, l'empereur partit de Ghjat et vint camper près de la poste de Gritueva.

Le 5, à six heures du matin, l'armée se mit en mouvement. A deux heures après midi, on découvrit l'armée russe placée, la droite du côté de la Moskwa, la gauche sur les hauteurs de la rive gauche de la Kologha. A douze cents toises en avant de la gauche, l'ennemi avait commencé à fortifier un beau mamelon entre deux bois, où il avait placé neuf à dix mille hommes. L'empereur l'ayant reconnu, résolut de ne pas différer un moment, et d'enlever cette position. Il ordonna au roi de Naples de passer la Kologha avec la division Compans et la cavalerie. Le prince Poniatowski, qui était venu par la droite, se trouva en mesure de tourner la position. A quatre heures, l'attaque commença. En une heure de temps, la redoute ennemie fut prise avec ses canons, le corps ennemi chassé du bois et mis en déroute, après avoir laissé le tiers de son monde sur le champ de bataille. A sept heures du soir, le feu cessa.

Le 6, à deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis: on passa la journée à se reconnaître. L'ennemi avait une position très-resserrée. Sa gauche était fort affaiblie par la perte de la position de la veille; elle était appuyée à un grand bois, soutenue par un beau mamelon couronné d'une redoute armée de vingt-cinq pièces de canon. Deux autres mamelons couronnés de redoutes, à cent pas l'un de l'autre, protégeaient sa ligne jusqu'à un grand village que l'ennemi avait démoli, pour couvrir le plateau d'artillerie et d'infanterie, et y appuyer son centre. Sa droite passait derrière la Kologha en arrière du village de Borodino, et était appuyée à deux beaux mamelons couronnés de redoutes et armés de batteries. Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et d'obliger l'ennemi a l'évacuer; mais cela aurait remis la partie, et sa position ne fut pas jugée tellement forte qu'il fallût éluder le combat. Il fut facile de distinguer que les redoutes n'étaient qu'ébauchées, le fossé peu profond, non palissadé ni fraisé. On évaluait les forces de l'ennemi à cent vingt ou cent trente mille hommes. Nos forces étaient égales; mais la supériorité de nos troupes n'était pas douteuse.

Le 7, à deux heures du matin, l'empereur était entouré des maréchaux à la position prise l'avant-veille. A cinq heures et demie, le soleil se leva sans nuages; la veille il avait plu: «C'est le soleil d'Austerlitz,» dit l'empereur. Quoiqu'au mois de septembre, il faisait aussi froid qu'en décembre en Moravie. L'armée en accepta l'augure. On battit un ban, et on lut l'ordre du jour suivant:

Soldats,

«Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la victoire dépend de vous: elle nous est nécessaire; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver, et un prompt retour dans la patrie! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée: que l'on dise de vous: Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou!

«Au camp impérial, sur les hauteurs de Borodino, le 7 septembre, à deux heures du matin.»

L'armée répondit par des acclamations réitérées. Le plateau sur lequel était l'armée, était couvert de cadavres russes du combat de l'avant-veille.

Le prince Poniatowski, qui formait la droite, se mit en mouvement pour tourner la forêt sur laquelle l'ennemi appuyait sa gauche. Le prince d'Eckmühl se mit en marche le long de la forêt, la division Compans en tête. Deux batteries de soixante pièces de canon chacune, battant la position de l'ennemi, avaient été construites pendant la nuit.

A six heures, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l'artillerie de la réserve de la garde, commença le feu. Le général Pernetty, avec trente pièces de canon, prit la tête de la division Compans (quatrième du premier corps), qui longea le bois, tournant la tête de la position de l'ennemi. A six heures et demie, le général Compans est blessé. A sept heures, le prince d'Eckmühl a son cheval tué. L'attaque avance, la mousqueterie s'engage. Le vice-roi, qui formait notre gauche, attaque et prend le village de Borodino que l'ennemi ne pouvait défendre, ce village étant sur la rive gauche de la Kologha. A sept heures, le maréchal duc d'Elchingen se met en mouvement, et sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d'autre la mort.

A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. L'avantage de position qu'avaient eu pendant deux heures les batteries ennemies nous appartient maintenant. Les parapets qui ont été contre nous pendant l'attaque redeviennent pour nous. L'ennemi voit la bataille perdue, qu'il ne la croyait que commencée. Partie de son artillerie est prise, le reste est évacué sur ses lignes en arrière. Dans cette extrémité, il prend le parti de rétablir le combat, et d'attaquer avec toutes ses masses ces fortes positions qu'il n'a pu garder. Trois cents pièces de canon françaises placées sur ces hauteurs foudroient ses masses, et ses soldats viennent mourir au pied de ces parapets qu'ils avaient élevés les jours précédens avec tant de soin, et comme des abris protecteurs.

Le roi de Naples, avec la cavalerie, fit diverses charges. Le duc d'Elchingen se couvrit de gloire, et montra autant d'intrépidité que de sang-froid. L'empereur ordonne une charge de front, la droite en avant: ce mouvement nous rend maîtres des trois parts du champ de bataille. Le prince Poniatowski se bat dans le bois avec des succès variés.

Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite; le général comte Morand y marche et les enlève; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlève le village brûlé; la division Priant s'y porte; quatre vingt pièces de canon françaises arrêtent d'abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer, et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre par les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers; ils se débandent de tous côtés. Le général de division comte Caulaincourt, gouverneur des pages de l'empereur, se porte à la tête du cinquième de cuirassiers, culbute tout, entre dans la redoute de gauche par la gorge. Dès ce moment, plus d'incertitude, la bataille est gagnée: il tourne contre les ennemis les vingt-une pièces de canon qui se trouvent dans la redoute. Le comte Caulaincourt qui venait de se distinguer par cette belle charge, avait terminé ses destinées; il tombe mort frappé par un boulet: mort glorieuse et digne d'envie!

 

Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l'ennemi: la bataille est finie, la canonnade continue encore; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non plus pour la victoire.

La perte de l'ennemi est énorme: douze à treize mille hommes et huit à neuf mille chevaux russes ont été comptés sur le champ de bataille; soixante pièces de canon et cinq mille prisonniers sont restés en notre pouvoir.

Nous avons eu deux mille cinq cents hommes tués et le triple de blessés. Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes: celle de l'ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres, il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris: le général Bagration a été blessé.

Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d'un coup de canon; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d'un même coup une heure après.

Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d'Eckmühl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes.

Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskwa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou, près de la petite rivière de la Moskwa. Nous avons tiré soixante mille coups de canon, qui sont déjà remplacés par l'arrivée de huit cents voitures d'artillerie qui avaient dépassé Smolensk avant la bataille. Tous les bois et les villages, depuis le champ de bataille jusqu'ici, sont couverts de morts et de blessés. On a trouvé ici deux mille morts ou amputés russes. Plusieurs généraux et colonels sont prisonniers.

L'empereur n'a jamais été exposé; la garde, ni à pied, ni à cheval, n'a pas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais été incertaine. Si l'ennemi, forcé dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à deux sous le feu de nos batteries, et en s'opiniâtrant à reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte.

Tout le monde s'est distingué: le roi de Naples et le duc d'Elchingen se sont fait remarquer.

L'artillerie, et surtout celle de la garde, s'est surpassée. Des rapports détaillés feront connaître les actions qui ont illustré cette journée.

De notre camp impérial de Mojaïsk, le 10 septembre 1812.
Aux évêques de France

Monsieur l'évêque de...., le passage du Niémen, de la Dwina, du Borysthène, les combats de Mohilow, de la Drissa, de Polotsk, de Smolensk, enfin, la bataille de la Moskwa, sont autant de motifs pour adresser des actions de grâces au Dieu des armées. Notre intention est donc qu'à la réception de la présente, vous vous concertiez avec qui de droit. Réunissez mon peuple dans les églises pour chanter des prières, conformément à l'usage et aux règles de l'église en pareille circonstance. Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

NAPOLÉON.
Moscou, 16 septembre 1812.
Dix-neuvième bulletin de la grande armée

Depuis la bataille de la Moskwa, l'armée française a poursuivi l'ennemi sur les trois routes de Mojaïsk, de Svenigorod et de Kalouga sur Moscou.

Le roi de Naples était, le 9, à Koubiuskoë; le vice-roi à Rouza; le prince Poniatowski à Femiskoë. Le quartier-général est parti de Mojaïsk le 12; et a été porté à Peselina; le 13, il était au château de Berwska; le 14, à midi, nous sommes entrés à Moscou. L'ennemi avait élevé sur la montagne des Moineaux, à deux werstes de la ville, des redoutes qu'il a abandonnées.

La ville de Moscou est aussi grande que Paris; c'est une ville extrêmement riche, remplie des palais de tous les principaux de l'empire. Le gouverneur russe, Rostopchin, a voulu ruiner cette belle ville, lorsqu'il a vu que l'armée russe l'abandonnait. Il a armé trois mille malfaiteurs qu'il a fait sortir des cachots; il a appelé également six mille satellites et leur a fait distribuer des armes de l'arsenal.

Notre avant-garde, arrivée au milieu de la ville, fut accueillie par une fusillade partie du Kremlin. Le roi de Naples fit mettre en batterie quelques pièces de canon, dissipa cette canaille, et s'empara du Kremlin. Nous avons trouvé à l'arsenal soixante-mille fusils neufs et cent vingt pièces de canon sur leurs affûts. La plus complète anarchie régnait dans la ville; des forcenés ivres couraient dans les quartiers, et mettaient le feu partout. Le gouverneur Rostopchin avait fait enlever tous les marchands et négocians, par le moyen desquels on aurait pu rétablir l'ordre. Plus de quatre cents Français et Allemands avaient été arrêtés par ses ordres; enfin, il avait eu la précaution de faire enlever les pompiers avec les pompes: aussi l'anarchie la plus complète a désolé cette grande et belle ville, et les flammes la consument. Nous y avions trouvé des ressources considérables de toute espèce.

L'empereur est logé au Kremlin, qui est au centre de la ville, comme une espèce de citadelle entourée de hautes murailles. Trente mille blessés ou malades russes sont dans les hôpitaux, abandonnés, sans secours et sans nourriture.

Les Russes avouent avoir perdu cinquante mille hommes à la bataille de la Moskwa. Le prince Bagration est blessé à mort. On a fait le relevé des généraux russes blessés ou tués à la bataille: il se monte de quarante-cinq à cinquante.

Moscou, le 17 septembre 1812.
Vingtième bulletin de la grande armée

On a chanté des Te Deum en Russie pour le combat de Polotsk; on en a chanté pour les combats de Riga, pour le combat d'Ostrowno, pour celui de Smolensk; partout, selon les relations des Russes, ils étaient vainqueurs, et l'on avait repoussé les Français loin du champ de bataille; c'est donc au bruit des Te Deum russes que l'armée est arrivée à Moscou. On s'y croyait vainqueur, du moins la populace; car les gens instruits savaient ce qui se passait.

Moscou est l'entrepôt de l'Asie et de l'Europe; ses magasins étaient immenses; toutes les maisons étaient approvisionnées de tout pour huit mois. Ce n'était que de la veille et du jour même de notre entrée, que le danger avait été bien connu. On a trouvé dans la maison de ce misérable Rostopchin, des papiers et une lettre à demi-écrite; il s'est sauvé sans l'achever.

Moscou, une des plus belles et des plus riches villes du monde n'existe plus. Dans la journée du 14, le feu a été mis par les Russes à la bourse, au bazar et a l'hôpital. Le 16, un vent violent s'est élevé; trois à quatre cents brigands ont mis le feu dans la ville en cinq cents endroits à la fois, par l'ordre du gouverneur Rostopchin. Les cinq sixièmes des maisons sont en bois: le feu a pris avec une prodigieuse rapidité; c'était un océan de flammes. Des églises, il y en avait seize cents; des palais, plus de mille; d'immenses magasins: presque tout a été consumé. On a préservé le Kremlin.

Cette perte est incalculable pour la Russie, pour son commerce, pour sa noblesse qui y avait tout laissé. Ce n'est pas l'évaluer trop haut que de la porter à plusieurs milliards.

On a arrêté et fusillé une centaine de ces chauffeurs; tous ont déclaré qu'ils avaient agi par les ordres du gouverneur Rostopchin, et du directeur de la police.

Trente mille blessés et malades russes ont été brûlés. Les plus riches maisons de commerce de la Russie se trouvent ruinées: la secousse doit être considérable; les effets d'habillement, magasins et fournitures de l'armée russe ont été brûlés; elle y a tout perdu. On n'avait rien voulu évacuer, parce qu'on a toujours voulu penser qu'il était impossible d'arriver à Moscou, et qu'on a voulu tromper le peuple. Lorsqu'on a tout vu dans la main des Français, on a conçu l'horrible projet de brûler cette première capitale, cette ville sainte, centre de l'empire, et l'on a réduit deux cent mille bons habitans à la mendicité. C'est le crime de Rostopchin, exécuté par des scélérats délivrés des prisons.

Les ressources que l'armée trouvait, sont par-là fort diminuées; cependant l'on a ramassé, et l'on ramasse beaucoup de choses. Toutes les caves sont à l'abri du feu, et les habitans, dans les vingt-quatre dernières heures, avaient enfoui beaucoup d'objets. On a lutté contre le feu; mais le gouverneur avait eu l'affreuse précaution d'emmener ou de faire briser toutes les pompes.

L'armée se remet de ses fatigues; elle a en abondance du pain, des pommes de terre, des choux, des légumes, des viandes, des salaisons, du vin, de l'eau-de-vie, du sucre, du café, enfin des provisions de toute espèce.

L'avant-garde est à vingt werstes sur la route de Kasan, par laquelle se retire l'ennemi. Une autre avant-garde française est sur la route de Saint-Pétersbourg où l'ennemi n'a personne.

La température est encore celle de l'automne: le soldat a trouvé et trouve beaucoup de pelisses et des fourrures pour l'hiver. Moscou en est le magasin.

Moscou, 20 septembre 1812.
Vingt-unième bulletin de la grande armée

Trois cents chauffeurs ont été arrêtés et fusillés. Ils étaient armés d'une fusée de six pouces, contenue entre deux morceaux de bois; ils avaient aussi des artifices qu'ils jetaient sur les toits. Ce misérable Rostopchin avait fait confectionner ces artifices en faisant croire aux habitans qu'il voulait faire un ballon qu'il lancerait, plein de matières incendiaires, sur l'armée française. Il réunissait, sous ce prétexte, les artifices et autres objets nécessaires à l'exécution de son projet.

Dans la journée du 19 et dans celle du 20, les incendies ont cessé. Les trois quarts de la ville sont brûlés, entre autres le beau palais de Catherine, meublé à neuf. Il reste au plus le quart des maisons.

Pendant que Rostopchin enlevait les pompes de la ville, il laissait soixante mille fusils, cent cinquante pièces de canon, plus de cent mille boulets et bombes, quinze cent mille cartouches, quatre cent milliers de poudre, quatre cent milliers de salpêtre et de soufre. Ce n'est que le 19 qu'on a découvert les quatre cent milliers de salpêtre et de soufre, dans un bel établissement situé à une demi-lieue de la ville; cela est important. Nous voilà approvisionnés pour deux campagnes.

On trouve tous les jours des caves pleines de vin et d'eau-de-vie.

Les manufactures commençaient à fleurir à Moscou; elles sont détruites. L'incendie de cette capitale retarde la Russie de cent ans.

Le temps paraît tourner à la pluie. La plus grande partie de l'armée est casernée dans Moscou.

Moscou, 27 septembre 1812.
Vingt-deuxième bulletin de la grande armée

Le consul général Lesseps a été nommé intendant de la province de Moscou. Il a organisé une municipalité et plusieurs commissions, toutes composées de gens du pays.

Les incendies ont entièrement cessé. On découvre tous les jours des magasins de sucre, de pelleteries, de draps, etc.

L'armée ennemie paraît se retirer sur Kalouga et Toula. Toula renferme la plus grande fabrique d'armes qu'ait la Russie. Notre avant-garde est sur la Pakra.

 

L'empereur est logé au palais impérial du Kremlin. On a trouvé au Kremlin plusieurs ornemens servant au sacre des empereurs, et tous les drapeaux pris aux Turcs depuis cent ans.

Le temps est à peu près comme à la fin d'octobre à Paris. Il pleut un peu, et l'on a eu quelques gelées blanches. On assure que la Moskwa et les rivières du pays ne gèlent point avant la mi-novembre.

La plus grande partie de l'armée est cantonnée à Moscou, où elle se remet de ses fatigues.

Moscou, 9 octobre 1812.
Vingt-troisième bulletin de la grande armée

L'avant-garde, commandée par le roi de Naples, est sur la Nara, à vingt lieues de Moscou. L'armée ennemie est sur Kalouga. Des escarmouches ont lieu tous les jours. Le roi de Naples a eu dans toutes l'avantage, et a toujours chassé l'ennemi de ses positions.

Les cosaques rôdent sur nos flancs. Une patrouille de cent cinquante dragons de la garde, commandée par le major Marthod, est tombée dans une embuscade de cosaques, entre le chemin de Moscou et de Kalouga. Les dragons en ont sabré trois cents, se sont fait jour, mais ils ont en vingt hommes restés sur le champ de bataille, qui ont été pris, parmi lesquels le major, blessé grièvement.

Le duc d'Elchingen est à Boghorodock; l'avant-garde du vice-roi est à Troitsa, sur la route de Dmitrow.

Les drapeaux pris par les Russes sur les Turcs dans différentes guerres, et plusieurs choses curieuses trouvées dans la Kremlin, sont partis pour Paris. On a trouvé une madone enrichie de diamans; on l'a aussi envoyée à Paris.

Il paraît que Rostopchin est aliéné. A Voronovo, il a mis le feu à son château, et a laissé l'écrit suivant attaché à un poteau:

«J'ai embelli pendant huit ans cette campagne, et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille. Les habitans de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence.—Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec un mobilier d'un demi-million de roubles.—Ici, vous ne trouverez que des cendres.» Signé comte FEDOR ROSTOPCHIN.

Le palais du prince Kurakin est un de ceux qu'on est parvenu à sauver de l'incendie. Le général comte Nansouty y est logé.

On est parvenu avec beaucoup de peine à tirer des hôpitaux et des maisons incendiées une partie des malades russes. Il reste encore environ quatre mille de ces malheureux. Le nombre de ceux qui ont péri dans l'incendie est extrêmement considérable.

Il a fait depuis huit jours, du soleil, et plus chaud qu'à Paris dans cette saison. On ne s'aperçoit pas qu'on soit dans le Nord.

Le duc de Reggio, qui est à Wilna, est entièrement rétabli.

Le général en chef ennemi Bagration est mort des blessures qu'il a reçues à la bataille de la Moskwa.

L'armée russe désavoue l'incendie de Moscou. Les auteurs de cet attentat sont en horreur aux Russes. Ils regardent Rostopchin comme une espèce de Marat. Il a pu se consoler dans la société du commissaire anglais Wilson.

L'état-major fait imprimer les détails du combat de Smolensk et de la bataille de la Moskwa, et fera connaître ceux qui se sont distingués.

On vient d'armer le Kremlin de cinquante pièces de canon, et l'on a construit des flèches à tous les rentrans. Il forme une forteresse. Les fours et les magasins y sont établis.

Moscou, 14 octobre 1812.
Vingt-quatrième bulletin de la grande armée

Le général baron Delzons s'est porté sur Dmitrow. Le roi de Naples est à l'avant-garde sur la Nara, en présence de l'ennemi, qui est occupé à refaire son armée, en la complétant par des milices.

Le temps est encore beau. La première neige est tombée hier. Dans vingt jours il faudra être en quartiers d'hiver.

Les forces que la Russie avait en Moldavie ont rejoint le général Tormazow. Celles de Finlande ont débarqué à Riga. Elles sont sorties et ont attaqué le dixième corps. Elles ont été battues; trois mille hommes ont été faits prisonniers. On n'a pas encore la relation officielle de ce brillant combat, qui fait tant d'honneur au général d'Yorck.

Tous nos blessés sont évacués sur Smolensk, Minsk et Mohilow. Un grand nombre sont rétablis et ont rejoint leurs corps.

Beaucoup de correspondances particulières entre Saint-Pétersbourg et Moscou font bien connaître la situation de cet empire. Le projet d'incendier Moscou ayant été tenu secret, la plupart des seigneurs et des particuliers n'avaient rien enlevé.

Les ingénieurs ont levé le plan de la ville, en marquant les maisons qui ont été sauvées de l'incendie. Il résulte que l'on n'est parvenu à sauver du feu que la dixième partie de la ville. Les neuf-dixièmes n'existent plus.

A Noilskoë, le 20 octobre 1812.
Vingt-cinquième bulletin de la grande armée

Tous les malades qui étaient aux hôpitaux de Moscou, ont été évacués dans les journées du 15, du 16, du 17 et du 18 sur Mojaïsk et Smolensk. Les caissons d'artillerie, les munitions prises, et une grande quantité de choses curieuses, et des trophées, ont été emballés et sont partis le 15. L'armée a reçu l'ordre de faire du biscuit pour vingt jours, et de se tenir prête à partir; effectivement, l'empereur a quitté Moscou le 19. Le quartier-général était le même jour à Desna.

D'un côté, on a armé le Kremlin et on l'a fortifié: dans le même temps, on l'a miné pour le faire sauter. Les uns croient que l'empereur veut marcher sur Toula et Kalouga pour passer l'hiver dans ces provinces, en occupant Moscou par une garnison dans le Kremlin.

Les autres croient que l'empereur fera sauter le Kremlin et brûler les établissemens publics qui restent, et qu'il se rapprochera de cent lieues de la Pologne, pour établir ses quartiers d'hiver dans un pays ami, et être à portée de recevoir tout ce qui existe dans les magasins de Dantzick, de Kowno, de Wilna et Minsk, pour se rétablir des fatigues de la guerre: ceux-ci font l'observation que Moscou est éloigné de Pétersbourg de cent quatre-vingt lieues de mauvaise route, tandis qu'il n'y a de Witepsk à Pétersbourg que cent trente lieues; qu'il y a de Moscou à Kiow deux cent dix-huit lieues, tandis qu'il n'y a de Smolensk à Kiow que cent douze lieues, d'où l'on conclut que Moscou n'est pas une position militaire; or, Moscou n'a plus d'importance politique, puisque cette ville est brûlée et ruinée pour cent ans.

L'ennemi montre beaucoup de cosaques qui inquiètent la cavalerie: l'avant-garde de la cavalerie, placée en avant de Vinkovo, a été surprise par une horde de ces cosaques; ils étaient dans le camp avant qu'on pût être à cheval. Ils ont pris un parc du général Sébastiani de cent voitures de bagages, et fait une centaine de prisonniers. Le roi de Naples est monté à cheval avec les cuirassiers et les carabiniers, et apercevant une colonne d'infanterie légère de quatre bataillons, que l'ennemi envoyait pour appuyer les cosaques, il l'a chargée, rompue et taillée en pièces. Le général Dery, aide-de-camp du roi, officier brave, a été tué dans cette charge, qui honore les carabiniers.

Le vice-roi est arrivé à Fominskoë. Toute l'armée est en marche.

Le maréchal duc de Trévise est resté à Moscou avec une garnison.

Le temps est très-beau, comme en France en octobre, peut-être un peu plus chaud. Mais dans les premiers jours de novembre on aura des froids. Tout indique qu'il faut songer aux quartiers d'hiver. Notre cavalerie, surtout, en a besoin. L'infanterie s'est remise à Moscou, et elle est très-bien portante.

Borowsk, 23 octobre 1812.
Vingt-sixième bulletin de la grande armée

Après la bataille de la Moskwa, le général Kutusow prit position à une lieue en avant de Moscou; il avait établi plusieurs redoutes pour défendre la ville; il s'y tint, espérant sans doute en imposer jusqu'au dernier moment. Le 14 septembre, ayant vu l'armée française marcher à lui, il prit son parti, et évacua la position en passant par Moscou. Il traversa cette ville avec son quartier-général à neuf heures du matin. Notre avant-garde la traversa à une heure après midi.

Le commandant de l'arrière-garde russe fit demander qu'on le laissât défiler dans la ville sans tirer: on y consentit; mais au Kremlin, la canaille armée par le gouverneur, fit résistance et fut sur-le-champ dispersée. Dix mille soldats russes furent, le lendemain et les jours suivans, ramassés dans la ville, où ils s'étaient éparpillés par l'appât du pillage: c'étaient d'anciens et bons soldats; ils ont augmenté le nombre des prisonniers.