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Jim Harrison, boxeur

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– Eh bien? Eh bien?

– Eh bien! L'Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter Gloria! Alléluia! de cette force-là. Et voilà que d'un bond, il saute à bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa qu'au bureau d'embarquement où il s'informait à quelle heure avait lieu le premier départ pour l'étranger.

Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire.

Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui s'approcha et glissa l'objet dans la main du vétéran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche.

Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l'on distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac.

Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le Prince fut des premiers, donnèrent l'exemple en allumant leurs pipes.

Toute contrainte avait disparu.

Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s'interpellaient bruyamment d'un bout à l'autre des tables en envoyant à grands cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à l'autre bout de la pièce.

Les amateurs, se mettant à l'unisson de la compagnie, n'étaient guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres futures.

Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d'un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la parole.

Tel qu'il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire incontesté sur ces farouches gaillards.

On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une meute qui bondit et aboie.

Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons sportsmen réunis, et reconnut l'honneur qui avait été fait tant à ses invités qu'à lui-même, par la présence, ce soir-là, d'une illustre personnalité qu'il devait mentionner sous le nom de comte de Chester.

Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence.

Applaudissements et rires.

Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir nécessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu.

Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par la vue et la pratique des sports virils. En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles, en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce qu'elles rendaient l'opinion publique hostile à l'usage du couteau ou des coups de bottes si répandu à l'étranger.

Il concluait en demandant que l'on bût au succès de la Fantaisie, en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne représentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans la boxe anglaise.

Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva encore une fois.

– Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé, maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce toit, de régler quelques accords. J'en ai moi-même donné l'exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont vous être communiquées par ce gentleman.

Sir Lothian se leva, un papier à la main.

– Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne s'est jamais battu pour un prix, s'engage à une rencontre qui aura lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera. C'était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les conditions du match.

– On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un combat régulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions.

– Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher.

– C'est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux contre un en sa faveur.

– Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille et le poids de Wilson?

– Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone dix.

– Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour n'importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures approbateurs des professionnels.

– Lisez les règles du combat, Sir Lothian.

– Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin, dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un carré de vingt pieds de côté. Ni lun ni l'autre des combattants ne se retirera à moins d'un coup décisif reconnu pour tel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles?

Mon oncle acquiesça d'un signe de tête.

– Avez-vous quelque chose à dire, Wilson?

Le jeune pugiliste, qui était d'une structure singulière dans sa maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coupée court.

– Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c'est un peu étroit pour un homme de treize stone.

Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels.

– Combien vous faudrait-il, Wilson?

– Vingt-quatre, Sir Lothian.

– Avez-vous quelque objection, Sir Charles?

– Aucune.

– Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson?

– Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir avec qui je vais me battre.

– À ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement désigné votre champion, Sir Charles.

– J'ai l'intention de ne le faire que le matin même du combat. Je crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit.

– Certainement, vous pouvez en faire usage.

– C'est mon intention et je serais immensément obligé envers Mr

Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le dépôt des enjeux.

Ce gentleman s'étant empressé de donner son consentement, toutes les formalités que comportaient ces modestes tournois furent accomplies.

Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le vin, échangeaient des regards de colère d'un bord à l'autre des tables.

La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'était jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à Hornchurch, se ranima de nouveau.

Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir que Mendoza avait été vaincu loyalement.

Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à mesure que la soirée s'avançait, tenta de monter sur la table, en proférant d'horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un vieux Juif nommé Yussef le batailleur, qui s'était lancé à corps perdu dans la discussion.

Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n'assistâmes pas à une mêlée. Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle des prétentions rivales pour les championnats de différents poids.

Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient dans l'air.

Il n'y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens et lourds et, cependant, c'était une affaire importante, pour le classement d'un boxeur de savoir s'il serait coté comme le plus lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds.

L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre était prêt à accepter n'importe quel match à onze stone, mais se refusait à aller jusqu'à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre aux prises avec l'invincible Jem Belcher.

 

Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l'on entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu'il portait un défi à n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant moins de sept stone.

Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il était absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la soirée sans désagréments. Il m'avait conseillé, dans le cas où la chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la table, quand le maître de l'auberge entra d'un pas pressé et remit un billet à mon oncle.

Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise.

Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire aux lèvres: – Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et exprime le désir d'engager un combat décisif avec le meilleur boxeur qu'il y ait dans la salle.

XI – LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES

Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise silencieuse puis d'un éclat de rire général.

On pouvait argumenter pour savoir quel était le champion pour chaque poids, mais il était absolument certain que les champions de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un défi assez audacieux pour s'adresser à tous, sans exception, sans distinction de poids ou d'âge était de nature telle qu'on ne pouvait y voir qu'une farce, mais c'était une farce qui pouvait coûter cher au plaisant.

– Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle.

– Oui, sir Charles, répondit l'hôtelier. L'homme attend en bas.

– C'est un chevreau, crièrent plusieurs boxeurs, quelque gamin qui nous fait poser.

– Ne le croyez pas, répondit l'hôtelier. C'est un Corinthien à la dernière mode, à en juger par son habillement, et il parle sérieusement ou je ne me connais pas en hommes.

Mon oncle s'entretint quelques instants à voix basse avec le

Prince de Galles.

– Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas très avancée et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui désire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. – Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher.

– Il a près de six pieds et je le classerai dans les treize stone quand il sera déshabillé.

– Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'écria Jackson.

Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'à

Sam le Hollandais.

La salle retentissait de cris enroués, des propos de ceux qui se prétendaient qualifiés pour ce choix.

Une bataille, alors qu'ils étaient échauffés par le vin et mûrs pour en découdre, et surtout une bataille devant une société aussi choisie, devant le Prince lui-même, c'était une chance qui ne se présentait pas souvent à eux.

Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur dignité d'accepter un engagement ainsi improvisé.

– Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisée: C'est au président de choisir.

– Votre Altesse Royale a peut-être un champion en vue, demanda mon oncle.

– Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je me présenterais moi-même si ma position était différente. Vous m'avez vu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme?

– J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale.

– Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nous donner une séance.

Belcher secoua sa belle tête en souriant.

– Voici mon frère Tom ici présent qui n'a jamais saigné à

Londres. Il ferait un match plus équitable.

– Qu'on me le donne à moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera à prendre ma place. Ce gibier-là, c'est pour moi, mes maîtres. Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment on prépare une tête de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.

Il était clair que Berks s'était mis dans un état tel qu'il fallait qu'il se battît avec quelqu'un.

Sa figure grossière était tendue.

Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses méchants yeux gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en quête d'une querelle.

Ses grosses mains rouges étaient serrées en poings noueux. Il en brandit un d'un air menaçant tout en promenant autour des tables son regard d'ivrogne.

– Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse Royale et de la compagnie, je le désignerai comme notre champion en cette occasion.

– Vous me faites grand honneur, s'écria l'individu qui se leva en chancelant et commença à ôter son habit. Si je ne l'avale pas en cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir le Shroshire.

– Un instant, Berks, crièrent plusieurs amateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu?

– Où vous voudrez, mes maîtres, je me battrai dans la fosse d'un scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste.

– Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement.

Où donc aller? dit mon oncle.

– Sur mon âme, Tregellis, s'écria le Prince, je crois que notre ami l'inconnu aurait son avis à donner sur l'affaire. Ce serait lui manquer complètement d'égards que de ne pas lui laisser le choix des conditions.

– Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter.

– Voilà qui est bien facile, car il franchit justement le seuil.

Je jetai un regard autour de moi et j'aperçus un jeune homme de haute taille, fort bien vêtu, couvert d'un grand manteau de voyage de couleur brune et coiffé d'un chapeau de feutre noir.

Une seconde après, il se tourna et je saisis convulsivement le bras du champion Harrison.

– Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim.

Et cependant dès le premier moment, il m'était venu à l'esprit que la chose était possible, qu'elle était même probable.

Je crois qu'elle s'était également présentée à l'esprit d'Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puis agitée sur sa physionomie, dès qu'il fut question d'un inconnu qui était en bas.

En ce moment, dès que se fut calmé le murmure de surprise et d'admiration causé par la figure et la tournure de Jim, Harrison se leva en gesticulant avec véhémence.

– C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien.

– Laissez-le tranquille, Harrison, s'écria Jackson. Il est assez grand pour répondre lui-même.

– Cette affaire est allée assez loin, dit mon oncle. Harrison, je crois que vous êtes trop bon sportsman pour vous opposer à ce que votre neveu prouve qu'il tient de son oncle.

– Il est bien différent de moi, s'écria Harrison au comble de l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis faire. J'avais décidé de ne plus remettre les pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir un instant la société.

Le petit Jim s'avança et posa la main sur l'épaule du champion.

– Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais de façon que je l'entendis, je suis fâché d'aller contre vos désirs, mais mon parti est pris, et j'irai jusqu'au bout.

Harrison secoua ses vastes épaules.

– Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais je vous ai déjà entendu tenir ce langage et je sais que cela finit toujours par ce qui vous plaît.

– J'espère, Harrison, que vous avez renoncé à votre opposition? demanda mon oncle.

– Puis-je prendre sa place?

– Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porté un défi et que j'ai laissé à un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en travers de ma route.

La large figure, ordinairement impassible, du forgeron était bouleversée par la lutte des émotions contradictoires.

À la fin, il abattit brusquement son poing sur la table.

– Ce n'est point ma faute, s'écria-t-il, ça devait arriver et c'est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon, rappelez-vous vos distances et tenez-vous à bonne portée d'un homme qui pourrait vous rendre seize livres.

– J'étais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements nécessaires en vue de votre défi si digne d'un sportsman.

– Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur toutes les personnes présentes qui étaient toutes debout en ce moment.

– Jeune homme, vous verrez à qui vous avez affaire, avant que la partie soit engagée à fond, cria Berks en se frayant passage par des poussées inégales à travers la foule. Vous aurez besoin d'un ami pour jurer quil vous reconnaît avant que j'aie fini, voyez- vous?

Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tous les traits de sa figure.

– Assurément, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme ivre? dit-il. Où est Jem Belcher?

– Me voici, jeune homme.

– Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis.

– Mon garçon, il faut percer par degrés jusqu'à moi. On ne monte pas d'un bond d'un bout à l'autre de l'échelle, on la gravit échelon par échelon. Montrez-vous digne d'être un adversaire pour moi, et je vous donnerai votre tour.

– Je vous suis fort obligé.

– Et votre air me plaît, je vous veux du bien, dit Belcher en lui tendant la main.

Ils étaient assez semblables entre eux, tant de figure que de proportions, à cela près que le champion de Bristol avait quelques années de plus.

Il s'éleva un murmure d'admiration quand on vit côte à côte ces deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs et bien marqués.

– Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda mon oncle.

– Je m'en rapporte à vous, monsieur, dit Jim.

– Pourquoi n'irait-on pas à Five's Court? suggéra sir John.

– Soit, allons à Five's Court.

Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hôtelier. Il voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une récolte nouvelle dans les poches de la dépensière compagnie.

– Si vous le voulez bien, s'écria-t-il, il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin. Mon hangar à voitures derrière la cour est vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se cogner.

Une exclamation unanime s'éleva en faveur du hangar à voitures et ceux qui étaient près de la porte s'esquivèrent en toute hâte dans l'espoir de s'emparer des meilleures places.

Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison à l'écart.

– J'empêcherais ça, si j'étais à votre place.

– Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désire pas du tout qu'il se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tête il est impossible de le lui ôter.

Tous les combats qu'avait livrés le pugiliste, si on les avait mis ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation.

– Alors chargez-vous de lui et prenez l'éponge, quand les choses commenceront à tourner mal. Vous connaissez le record de Joe Berks?

– Il a commencé depuis mon départ.

– Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse venir à bout de lui. Vous voyez vous-même l'homme: six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher la battu deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal.

– Bon, bon, il nous faut en passer par là. Vous n'avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure opinion de ses chances. Il n'avait guère que seize ans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du chemin.

La compagnie sortait à flots par la porte et descendait à grand bruit les marches.

Nous nous mêlâmes donc au courant.

Il tombait une pluie fine et les lumières jaunes des fenêtres faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour.

Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant de l'atmosphère empestée de la salle du souper. À l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se dessinait vivement à la lumière des lanternes de l'intérieur.

 

Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier rang.

De mon côté, avec ma taille plutôt petite, je n'aurais rien vu, si je n'avais rencontré un seau retourné sur lequel je me plantai en m'adossant au mur.

La pièce était vaste avec un plancher en bois et une ouverture en carré dans la toiture. Cette ouverture était festonnée de têtes, celles des palefreniers et des garçons d'écurie qui regardaient de la chambre aux harnais, située au-dessus.

Une lampe de voiture était suspendue à chaque coin et une très grosse lanterne d'écurie pendait au bout d'une corde attachée à une maîtresse poutre.

Un rouleau de cordage avait été apporté et quatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient été postés pour le tenir.

– Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle.

– Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands,

Monsieur.

– Très bien. Et une demi-minute après chaque round, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut être l'autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre suprême.

Tous les préparatifs furent faits avec autant de célérité que d'exactitude par ces hommes expérimentés.

Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés de Berks. Petit Jim fut confié aux soins de Belcher et de Jack Harrison.

Les éponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent passées de mains en mains, pour être mises à la disposition des seconds.

– Voici votre homme, s'écria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien nous allons vous chercher.

Jim parut dans le ring, nu jusqu'à la ceinture, un foulard de couleur noué autour de la taille.

Un cri d'admiration échappa aux spectateurs quand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai comme les autres.

Il avait les épaules plutôt tombantes que massives, mais il avait les muscles à la bonne place, faisant des ondulations longues et douces, du cou à l'épaule, et de l'épaule au coude.

Son travail à l'enclume avait donné à ses bras leur plus haut degré de développement.

La vie salubre de la campagne avait revêtu d'un luisant brillant sa peau d'ivoire qui reflétait la lumière des lampes.

Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans lombre d'un doute pour moi, la détermination d'un orgueil dur comme fer. Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage labandonnât.

Pendant ce temps, Joe Berks s'était avancé d'un air fanfaron et s'était arrêté les bras croisés entre ses seconds, dans l'angle opposé.

Son expression n'avait rien de la hâte, de l'ardeur de son adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la poitrine et sur les côtes, prouvait, même à des yeux inexpérimentés, comme les miens, qu'il n'était pas un boxeur manquant d'entraînement.

Certes une vie passée à boire des petits verres et à se donner du bon temps l'avait rendu bouffi et lourd.

D'autre part, il était fameux par son adresse, par la force de son coup, de sorte que même devant la supériorité de l'âge et de la condition, les paris furent à trois contre un en sa faveur.

Sa figure charnue, rasée de près, exprimait la férocité autant que le courage.

Il restait immobile, fixant méchamment Jim de ses petits yeux injectés de sang, portant un peu en avant ses larges épaules, comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne.

Le brouhaha des paris s'était augmenté, couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leurs appréciations d'un côté à l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari.

Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues contre Jim et les évaluait libéralement avec ceux qui jugeaient d'après l'apparence de l'inconnu. – J'ai vu Berks se battre, disait-il à l'honorable Berkeley Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un homme possesseur d'un pareil record.

– Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipèdes ou de quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-vous toujours contre moi?

– Trois contre un.

– Chaque unité compte pour cent livres.

– Très bien, Craven! les voilà partis. Berks! Berks! Bravo! Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai à vous faire verser ces cent livres.

Les deux hommes s'étaient mis debout face-à-face, l'un aussi léger qu'une chèvre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait les deux bras à demi ployés et les pieds presque sur la même ligne, de façon à pouvoir porter en arrière l'un ou l'autre.

Pendant une minute, ils se regardèrent.

Puis Berks baissant la tête et lançant un coup de sa façon qui était de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa brusquement Jim dans son coin.

Ce fut une glissade en arrière plutôt qu'un Knock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim.

En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les entraînèrent dans leur coin.

– Vous est-il égal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pour apercevoir Jim.

– Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! crièrent les gens du ring.

– L'inégalité s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre contre un en centaines?

– Parfaitement, Sir John!

– On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il a eu un Knock-down.

– Il a été bousculé par un coup, mais il a paré tous ceux qui lui ont été portés et je trouve qu'il avait une mine à mon gré quand il s'est relevé.

– Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne.

Ils étaient aux prises pour la seconde fois et je trépignais d'agitation sur mon seau.

Il était évident que Berks prétendait l'emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseillé par les deux hommes les plus expérimentés de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique la plus sûre consistait à laisser le coquin gaspiller sa force et son souffle en pure perte.

Il y avait quelque chose d'horrible dans l'énergie que mettait Berks à lancer ses coups et à accompagner chaque coup d'un grognement sourd.

Après chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regardé un navire échoué sur la plage du Sussex, après chaque vague succédant à une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois je m'attendais à le revoir cruellement abîmé.

Mais la lumière de la lanterne me montrait chaque fois la figure aux traits fins de l'adolescent, avec la même expression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendant qu'il recevait les coups sur lavant-bras ou que, baissant subitement la tête, il les laissait passer en sifflant par-dessus son épaule.

Mais Berks avait autant de ruse que de violence.

Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carré de cordes, d'où il lui était impossible de s'échapper et dès qu'il l'y eut enfermé, il se jeta sur lui comme un tigre.

Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le détailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement sous les deux bras lancés à toute volée. En même temps, j'entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, Berks gisant sur le côté, une main sur un oeil.

Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, les valets d'écurie, l'hôtelier, tout le monde criait à tue-tête.

Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, sur une caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un jargon de ring étrange et vieilli que personne ne comprenait.

Ses yeux éteints brillaient. Sa face parcheminée frémissait d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme.

Les deux hommes furent entraînés vivement dans leurs coins.

Un des seconds les épongeait tandis que l'autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, les bras ballants, les jambes allongées, absorbaient autant d'air que leurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur était accordé.