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A se tordre

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IRONIE

C’est dans un estaminet du plus pur style Louis-Philippe.

Il est difficile de rêver un endroit plus démodé et plus lugubre.

Les tables, d’un marbre jauni, s’allongent, désertes de consommateurs.

Dans le fond, un vieux billard à blouses prend des airs de catafalque moisi, et les trois billes (même la rouge), du même jaune que les tables, ont des gaietés d’ossements oubliés.

Dans un coin, un petit groupe de clients, qui semblent de l’époque, font une interminable partie de dominos ; leurs dés et leurs doigts ont des cliquetis de squelettes. Par instant, les vieux parlent, et toutes leurs phrases commencent par : De notre temps…

Au comptoir, derrière des vespétros surannées et des parfait-amour hors d’âge, se dresse la patronne, triste et sèche, avec de longs repentirs du même jaune pâle que les tables et les billes de son billard.

Le garçon, un vieux déplumé, qui prend avec la patronne des airs familiers (il doit être depuis longtemps dans la maison), rôde comme une âme en peine autour des tables vides.

Alors entrent trois jeunes gens évidemment égarés.

Ils sont reçus avec des airs hostiles de la part des dominotiers et du garçon. Seule la dame du comptoir arbore un vague sourire, peut-être rétrospectif.

Elle se rappelle que, dans le temps, c’était bon les jeunes gens.

Les nouveaux venus, un peu interloqués d’abord par le froid ambiant, s’installent. Soudain l’un d’eux s’avance vers le comptoir.

Madame, dit-il avec la plus exquise urbanité, il peut se faire que nous mourions de rire dans votre établissement. Si pareille aventure arrivait, vous voudriez bien faire remettre nos cadavres à nos familles respectives. Voici notre adresse.

TICKETS

SOUVENIR DE L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1889

– J’achète des tickets !

Il m’advint souvent de m’arrêter longtemps près de celle qui poussait et repoussait à perdre haleine cette clameur désespérée, et jamais je ne vis s’engager la moindre transaction.

– J’achète des tickets !

Il est vrai que l’acheteuse n’offrait pas un aspect extérieur capable de fournir quelque illusion aux détenteurs de tickets. Ses bottines ne s’étaient certainement pas crottées à la boue du Pactole, le bas de son jupon non plus.

Sa voix, surtout, excluait toute idée de capital disponible, une voix enrouée par une affection que je diagnostiquai : crapulite pochardoïde et vadrouilliforme.

Imaginez-vous une de ces grandes filles noiraudes et maigres, modelée comme à coups de sabre, n’ayant pour elle que ses yeux, mais les ayant bien.

– J’achète des tickets

Moi, je l’aimais beaucoup, cette grande bringue, et si j’avais eu des tickets à vendre, je les lui aurais offerts de bon cœur pour rien, pour ses yeux.

Ses yeux ! Ses yeux, où tout le reste d’elle semblait s’être effondré

Ses yeux, où des escadres de cœurs auraient évolué à leur aise !

– J’achète des tickets !

Or, vers la fin de l’Exposition, mon oncle Alcide Toutaupoil débarqua chez moi.

– Je me suis décidé au dernier moment, dit-il, je compte sur toi pour me montrer les beautés de l’Exposition sans me faire perdre de temps.

Mon oncle Toutaupoil est un homme grave, notaire d’une petite ville située dans le nord-ouest du centre de la France, et que la discrétion professionnelle m’empêche de désigner plus clairement.

Archéologue de mérite, mon oncle jouit dans toutes les sociétés savantes régionales d’une enviable notoriété, et son mémoire : Le Tesson de bouteille à travers les âges (avec quatorze planches en taille-douce), se trouve dans toutes les bibliothèques dignes de ce nom.

C’est assez indiquer qu’Alcide Toutaupoil ne manifeste aucune vocation sérieuse pour le rôle de gonfalonier de la rigolade moderne.

– La danse du ventre ? Tu veux me faire voir la danse du ventre ? Tu n’y penses pas, mon pauvre ami ! Je ne suis pas venu à Paris pour ça !

– Mais, mon oncle, c’est de l’ethnographie, après tout. Vous ne connaîtrez jamais une civilisation à fond, si vous vous obstinez, sous le prétexte de la pudeur, à repousser certains spectacles qui, certes, froissent nos sentiments les plus intimes, mais qui n’en sont pas moins un enseignement fructueux. La science a de ces exigences, mon oncle !

C’est ainsi que je décidai mon austère parent à m’offrir des consommations variées dans les endroits drôles de l’Exposition. Je connaissais la galerie des Machines, et j’avais assez vu les maîtres-autels rétrospectifs.

– J’achète des tickets !

Un jour, je lui montrai la grande fille aux yeux plus grands encore, qui proposait d’acheter tant de tickets et qui en achetait si peu.

Mon oncle eut presque un accès !

– Comment ! s’écria-t-il, c’est toi, toi que j’ai connu dans le temps presque raisonnable, c’est toi qui jettes les yeux sur de telles créatures C’est à croire que tu as une perversion du sens génésiaque.

Génésiaque était dur ! Je n’insistai pas.

– J’achète des tickets !

Comme toute chose d’ici-bas, l’Exposition universelle de 1889 eut une fin, et je ne revis plus ma commerçante aux yeux.

– J’achète des tickets !

Quelques jours plus tard, je me promenais dans la fête de Montmartre, quand une baraque attira mes regards. On y montrait, disait l’enseigne :

La belle Zim-laï-lah

La seule véritable Exotique de la Fête.

Dans la foule, une jeune femme du peuple, appuyée sur le bras d’un robuste travailleur, demanda à ce dernier :

– De quel pays que c’est, les Exotiques ?

– Les Exotiques ?… C’est du côté de l’Algérie, parbleu !… en tirant un peu sur la gauche.

La jeune femme du peuple jeta sur le vigoureux géographe un long regard où se lisait l’admiration.

J’entrai voir la belle Exotique.

Zim-laï-lah, plus jolie que Fatma, ma foi ! et l’air aussi intelligent, trônait au milieu d’almées sans importance.

Parmi ces dernières…

– J’achète des tickets !

Parmi ces dernières, la grande noiraude avec des yeux !

Après la représentation, nous causâmes :

– Dites donc, votre ami, le vieux avec qui que vous veniez à l’Exposition…

– Eh bien ?

– Eh bien ! Il est rien vicieux… Par exemple, il a été rudement chouette ! Nous avons passé deux heures ensemble, et il m’a donné plus de deux cents tickets !

– J’achète des tickets !

UN PETIT « FIN DE SIÈCLE »

– Dis donc, mon oncle ?

– Mon ami…

– Tu sais pas ?… Si t’étais bien gentil ?…

– Si j’étais bien gentil ?

– Oui… Eh ben, tu me ferais mettre un article dans Le Chat noir.

– Qu’entends-tu par te faire mettre un article ?

– Eh ben, me faire imprimer une histoire que j’ai faite, pardi !

– Comment, tu fais de la littérature, toi ?

– Pourquoi pas ?… et pas plus bête que la tienne, tu sais.

– Prétentieux !

– Prétentieux ?… Prétentieux parce qu’on se croit aussi malin que monsieur !… Oh ! la, la, ce que tu te gobes, mon vieux !

– ! ! !… Et alors, tu veux débuter dans la presse ?

– Oui, j’ai écrit une petite histoire, je veux te la donner, tu la feras imprimer. Je ne la signerai pas, parce que maman ferait des histoires à n’en plus finir. Toi, tu la signeras, mais nous partagerons la galette.

– À la bonne heure, tu es pratique !

– Dame, si on n’est pas pratique à sept ans, je me demande un peu à quel âge qu’on le sera.

– Où est-il, ton chef-d’œuvre ?

– Tiens, le voilà :

“HISTOIRE D’UN MECHANT PETIT TROQUET

ET D’UNE BONNE PETITE LAMPISTE

À Mesdemoiselles Manitou et Tonton.

Il y avait une fois, boulevard de Courcelles, un mauvais petit garnement qui était le fils d’un marchand de vins.

Personne ne l’aimait dans le quartier, parce que c’était un sale gosse qui faisait des blagues à tout le monde.

Il avait de vilains cheveux rouges plantés raides, des grandes oreilles détachées de la tête, et un petit nez retroussé comme le museau de ces chiens qui tuent les rats, et puis des taches de rousseur plein la figure.

Il faisait tant de bruit avec son fouet, qu’on aurait dit que c’était un vrai charretier.

À côté de la boutique de son père, il y avait un marchand de lampes qui vendait aussi des seaux, des arrosoirs et des brocs en zinc.

Alors le petit troquet venait s’amuser à taper sur tous ces ustensiles pour faire du bruit et embêter les voisins.

Le lampiste avait une petite fille qui était aussi gentille que le petit garçon était désagréable.

On ne peut pas s’imaginer quelque chose de plus charmant et de plus doux que cette petite fille.

Elle avait des yeux bleus, un beau petit nez, une jolie petite bouche et des cheveux blonds si fins, si fins, que quand il n’y en avait qu’un, on ne le voyait pas.

Quand il faisait beau, elle s’installait sur le trottoir avec son petit pliant, et elle apprenait ses leçons, et, quand elle savait ses leçons, elle faisait de la tapisserie.

À ce moment-là, le petit troquet arrivait par derrière et lui tirait sa natte en faisant dign, dign, dign, comme si sa natte était la corde d’une cloche de bateau à vapeur.

Ça embêtait joliment la petite lampiste. Mais, un jour, elle a eu une idée. Elle a pris des sous dans le comptoir et elle les a donnés au petit apprenti de son papa, qui était très fort et qui a fichu de bons coups de poing sur le nez du petit troquet et de bons coups de pied dans les jambes.

Le petit troquet a dit à ses parents qu’il s’était fichu par terre, et que c’est pour ça qu’il saignait du nez.

Le lendemain, il revint tirer la natte de la pauvre petite lampiste.

Alors, voilà la petite lampiste qui se met en colère et qui se demande comment elle ferait pour faire une bonne blague au mauvais petit troquet.

Voici ce qu’elle a fait :

 

Elle l’a invité à faire la dînette avec elle, un jeudi, et d’autres petites filles.

On commence par manger des gâteaux, du raisin, de tout, et puis elle dit :

– Maintenant, nous allons boire du vin blanc.

Et elle remplit les verres avec de l’essence qui sert pour les lampes.

Les petites filles, qui étaient averties, n’ont rien bu, mais le mauvais petit troquet a tout avalé.

Il fut malade comme un cheval, et même sa maman croyait bien qu’il en claquerait, mais il était tellement entêté qu’il n’a jamais voulu dire comment ça lui était venu. Heureusement qu’ils avaient un bon médecin qui l’a guéri.

Quand il a été guéri, il a été embrasser la petite lampiste, et lui a demandé pardon de ses méchancetés, et, depuis, il ne lui a jamais tiré sa natte, ni tapé sur les arrosoirs.

Il est devenu très gentil, ses cheveux ont été moins rouges, ses taches de rousseur se sont en allées, ses oreilles se sont recollées et son nez n’a plus ressemblé à un museau de chien de boucher.

Et puis, quand il a été grand, il s’est marié avec la petite lampiste et ils ont eu beaucoup d’enfants.

On a mis tous les garçons à l’École polytechnique.

Signé : TOTO.”

– Hein ! mon oncle, qu’est-ce que tu dis de cette histoire-là ?

– Très intéressante, mais ta jeune lampiste me fait l’effet d’être une jolie petite rosse.

– Pour sûr !

– Eh bien ! alors ?

– Alors quoi ? T’as donc pas compris que c’est une histoire ironique ?… Eh bien ! là, vrai ! je ne te croyais pas si daim !

(Le bruit d’un coup de pied dans le derrière retentit.)

ALLUMONS LA BACCHANTE

Le riche amateur contempla longuement le tableau.

C’était un beau tableau fraîchement peint, qui représentait une bacchante nue à demi-renversée.

On reconnaissait que c’était une bacchante à la grappe de raisin qu’elle mordillait à belles dents. Et puis des pampres s’enroulaient dans ses cheveux, comme dans les cheveux de toute bacchante qui se respecte ou même qui ne se respecte pas.

Le riche amateur était content, mais content sans l’être.

Anxieux, le jeune peintre attendait la décision du riche amateur.

– Mon Dieu, oui, disait ce dernier, c’est très bien … C’est même pas mal du tout… La tête est jolie… la poitrine aussi … C’est bien peint… La grappe de raisin me fait venir l’eau à la bouche, mais… votre bacchante n’a pas l’air assez… comment dirais-je donc ?… assez bacchante.

– Vous auriez voulu une femme saoule, quoi ! repartit timidement l’artiste.

– Saoule, non pas ! mais… comment dirais-je donc ?… allumée.

Le peintre ne répondit rien, mais il se gratta la tête.

Pour une fois, le riche amateur avait raison. La bacchante était jolie au possible, mais un peu raisonnable, pour une bacchante.

– Allons, mon jeune ami, conclut le capitaliste, passez encore quelques heures là-dessus. Je reviendrai demain matin. D’ici là, tâchez de… comment dirais-je donc ?… … d’allumer la bacchante C’est cela même.

Et disparut le capitaliste.

– Allumons la bacchante, se dit courageusement le jeune peintre, allumons la bacchante !

Le modèle qui lui avait posé ce personnage était une splendide gaillarde de dix-huit ans, certainement titulaire de la plus belle poitrine de Paris et de la grande banlieue.

Je crois bien que si vous connaissiez ce modèle-là, vous n’en voudriez plus jamais d’autre.

Et la tête valait la poitrine, et tout le reste du corps valait la poitrine et la tête. Ainsi ! …

Mais, malheureusement, un peu froide.

Un jour qu’elle posait chez Gustave Boulanger, ce maître lui dit, avec une nuance d’impatience :

– Mais allume-toi donc, nom d’un chien ! … C’est à croire que tu es un modèle de la régie.

(Boutade assez déplacée, entre nous, dans la bouche d’un membre de l’Institut.)

Notre jeune artiste se rendit en toute hâte chez son modèle.

La jeune personne dormait encore.

Il la fit se lever, s’habiller, le tout avec une discrétion professionnelle, et l’emmena chez lui.

Il avait son idée.

Ils déjeunèrent ensemble, chez lui.

Les nourritures les plus pimentées couvraient la table, et le champagne coula avec la même surabondance que si c’eût été l’eau du ciel.

Et, après déjeuner, je vous prie de croire que, pour une bacchante allumée, c’était une bacchante allumée.

Et le jeune peintre aussi était allumé.

Elle reprit la pose.

– Nom d’un chien ! cria-t-il, ça y est !

Je te crois que ça y était.

Elle s’était renversée un peu trop. Les joues flambaient d’un joyeux carmin.

Une roseur infiniment délicate nuançait – oh ! si doucement – l’ivoire impeccable de sa gorge de reine.

Les yeux s’étaient presque fermés, mais à travers les grands cils on voyait l’éclat rieur de son petit regard gris.

Et dans l’unique pourpre de la bouche entrouverte luisait la nacre humide, attirante, de ses belles quenottes.

Le lendemain, quand le riche amateur revint, il trouva l’atelier fermé.

Il monta à l’appartement et frappa des toc toc innombrables.

– Ma bacchante ! clamait-il, ma bacchante !

À la fin, une voix partit du fond de l’alcôve, la propre voix de la bacchante, et la voix répondit :

Pas encore finie.

TENUE DE FANTAISIE

Après une frasque plus exorbitante que les précédentes – et Dieu sait si parmi les précédentes il s’en trouvait d’un joli calibre ! –, le jeune vicomte Guy de La Hurlotte fut invité par son père à contracter un engagement de cinq ans dans l’infanterie française.

Guy, dont la devise était qu’on peut s’amuser partout, demanda seulement qu’on ne l’envoyât pas trop loin de Paris.

– Pourquoi pas tout de suite à la caserne de la Pépinière, à deux pas du boulevard ? s’écria le terrible comte. Non, mon garçon, tu iras au Sénégal.

La comtesse éclata en sanglots. Le Sénégal ! Est-ce qu’on revient du Sénégal !

– En Algérie, alors.

Finalement, après de nouveaux gémissements maternels, on tomba d’accord sur L…. petite garnison de Normandie, assez maussade et dénuée totalement de restaurants de nuit.

L’entrée de Guy dans l’existence militaire répondit exactement à ses remarquables antécédents civils.

Avec cette désinvolture charmante et cette aisance aristocratique que lui enviaient tous ses camarades, Guy, muni de sa feuille de route, pénétra chez l’officier chargé des écritures du régiment et qu’on appelle le gros major.

– Bonjour, mesdames, bonjour, messieurs… Ah ! pardon, il n’y a pas de dames, et je le regrette… Le gros major, s’il vous plaît ?

– C’est moi, fit un grand vieux sec, en veston, d’aspect grincheux.

– Comment ! c’est vous le gros major ? reprit Guy au comble de l’étonnement. Eh bien ! il faut que vous me le disiez vous-même pour que je le croie. Vous n’êtes pas gros du tout… et vous avez l’air si peu major ! Quand on me parlait du gros major, ce mot évoquait dans mon esprit une manière de futaille galonnée. J’arrive, et qu’est-ce que je trouve ?… une espèce d’échalas civil.

L’officier, déjà fort désobligé par ces propos impertinents, bondit de rage et d’indignation lorsqu’il apprit qu’ils étaient tenus par un simple engagé, un bleu ! L’attitude du jeune vicomte reçut sa récompense immédiate sous forme de huit jours de consigne.

– Et puis, ajouta l’officier, je me charge de vous recommander à votre capitaine.

– Je m’en rapporte à vous, mon gros major, et vous en remercie à l’avance. On n’est jamais trop recommandé auprès de ses chefs.

De tels débuts promettaient ; ils tinrent.

Tout de suite, Guy de La Hurlotte devint la coqueluche du régiment, où il apporta, à remplir ses devoirs militaires, tant de fantaisie et un tel parti pris d’imprévu, que la discipline n’y trouva pas toujours son compte.

Mais pouvait-on lui en vouloir, à cet endiablé vicomte, si charmant, si bon garçon, toujours le cœur et le londrès sur la main ?

Avec le peu d’argent qu’il recevait de sa famille et le grand crédit qu’il s’était procuré en ville, Guy menait au régiment une vie fastueuse de grand seigneur pour qui ne comptent édits ni règlements.

Pourtant, dans les premiers jours de son incorporation, le jeune vicomte écopa, comme on dit dans l’armée, deux jours de salle de police.

Passant avec sa compagnie dans la grand-rue de L…, Guy adressa une fougueuse déclaration et des baisers sans nombre à une jeune femme qui, sur son balcon, regardait la troupe.

Indigné de cette mauvaise tenue, le capitaine Lemballeur, aussitôt rentré, lui porta ce motif :

À eu dans les rangs une attitude tumultueuse et gesticulatoire peu conforme au rôle d’un soldat de deuxième classe.

Vous pensez si Guy fit un sort à ce libellé. Les mots tumultueuse et gesticulatoire devinrent populaires au régiment et en ville, et le pauvre capitaine Lemballeur n’osa plus jamais punir Guy.

Le colonel lui-même se sentait désarmé devant cette belle humeur, et, quand une plaisanterie du vicomte lui revenait aux oreilles, il se contentait de hausser les épaules avec indulgence, en murmurant : « Sacré La Hurlotte, va ! »

Je n’entreprendrai pas de raconter par le menu les aventures militaires de notre joyeux ami. Les plus gros formats n’y suffiraient pas.

Je me contenterai, si vous voulez bien, de vous narrer l’épisode qui, selon moi, marque le point culminant de sa carrière fantaisiste.

C’était un dimanche. Guy se trouvait de garde.

À dix heures du soir, il prenait la faction au magasin, situé à deux ou trois cents mètres du poste.

Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage aux environs du magasin. Des gens du voisinage donnaient un grand bal costumé où devait se rendre toute la brillante société de L…

Quelques invités (Guy était aussi répandu en ville que populaire au régiment) reconnurent, dans l’humble factionnaire, le brillant vicomte. Ce ne fut qu’un cri. :

– Eh bien ! La Hurlotte, vous n’êtes donc pas des nôtres, ce soir ?

– J’en suis au désespoir, mais il m’est bien difficile de m’absenter en ce moment. On m’a confié la garde de cet édifice, et si on le dérobait en mon absence, je serais forcé de le rembourser à l’État, ce qui ferait faire une tête énorme à mon pauvre papa, déjà si éprouvé. Vous ne pouvez pas vous faire remplacer ?

Tiens ! c’est une idée.

En effet, c’est une idée, une mauvaise idée, il est vrai ; mais pour Guy, une mauvaise idée valut toujours mieux que pas d’idée du tout.

Justement, un soldat passait, un petit blond timide.

– Veux-tu gagner cent sous, Baudru ?

– Ça n’est pas de refus… mais en quoi faisant ?

– En prenant ma faction, jusqu’à minuit moins le quart.

Tout d’abord, Baudru frémit devant cette incorrecte proposition, mais, dame ! cent sous…

– Allons, conclut-il, passe-moi ton sac et ton flingot, et surtout ne sois pas en retard.

L’entrée de Guy fit sensation.

Il avait trouvé dans le vestibule une superbe armure dans laquelle il s’était inséré, et il arrivait, casque en tête, lance au poing, caracolant comme dans les vieux tournois.

Les ennemis se trouvaient représentés par quelques assiettes de petits fours et des tasses à thé qui jonchèrent bientôt le sol.

La maîtresse de la maison commençait à manifester de sérieuses inquiétudes pour le reste de sa porcelaine, quand Baudru, pâle comme un mort, se précipita dans le salon.

– Dépêche-toi de descendre en bas, La Hurlotte ! V’là une ronde d’officier qui arrive. Tiens, prends ton fusil et ton sac.

Tout un monde de terreur tournoya sous le crâne de Guy. Les articles du code militaire flamboyèrent devant ses yeux, en lettres livides : conseil de guerre… abandon de son poste… Mort !

Tout cela en trois secondes !… Puis le sang-froid lui revint brusquement.

Se débarrasser de cette armure, il n’y fallait pas songer. La ronde aurait dix fois le temps d’arriver.

– Ma foi, tant pis ! je descends comme ça. Je trouverai bien une explication.

Il était temps. L’officier et son porte-falot n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres de la guérite. Bravement, Guy se mit en posture, croisa sa lance, et d’une voix forte, un peu étouffée par le casque baissé, cria : « Halte-là !… qui vive ? »

À cette brusque apparition, le soldat laissa choir son falot, et le brave capitaine Lemballeur, car c’était lui, ne put se défendre d’une vive émotion.

Si les aïeux de La Hurlotte avaient pu revenir sur terre à cette minute, ils eussent été satisfaits de leur descendant, car Guy, bardé de fer, casque en tête, la lance en arrêt, avait vraiment grande allure.

La lune éclairait cette scène.

Pourtant, la surprise du capitaine prit fin.

 

– Je parie que c’est encore vous, La Hurlotte ?

Après beaucoup d’efforts, Guy était enfin parvenu à lever la visière de son casque.

– Je vais vous dire, mon capitaine… Comme il faisait un peu froid…

– Oui, mon garçon, allez toujours. Je sais bien que ce n’est pas le toupet qui vous manque, mais celle-là est décidément trop raide ! Faites-moi le plaisir d’aller remettre cette ferblanterie où vous l’avez trouvée… et puis vous recevrez de mes nouvelles.

Guy termina sa faction en proie à une vive inquiétude, sentiment inaccoutumé chez lui.

De son côté, le capitaine Lemballeur n’était pas moins inquiet de la façon dont il libellerait le motif de la punition de La Hurlotte, car ses collègues en étaient encore à le blaguer avec la fameuse attitude tumultueuse et gesticulatoire.

Il rentra au poste, demanda le livre, se gratta la tête longuement et écrivit :

Deux jours de consigne au soldat de La Hurlotte. Étant de garde, a mis une tenue de fantaisie.