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A se tordre

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FAMILLE

Ribeyrou et Delavanne, les deux inséparables, avaient passé cet après-midi de dimanche au Quartier latin. Avec une conscience scrupuleuse, ils avaient visité tous les caboulots à filles et les grands cafés.

Vers sept heures, ils se souvinrent brusquement d’une invitation à dîner boulevard de Clichy.

L’omnibus de la place Pigalle leur tendait les bras. Ils s’y installèrent, légèrement émus.

Sur le parcours de ce véhicule se trouve le quai des Orfèvres.

Bien curieux, ce quai. Toutes les maisons s’y ressemblent : boutiques au rez-de-chaussée, et au-dessus des boutiques un petit entresol très bas, qui semble plutôt une cabine de bateau qu’un appartement de terre ferme.

Comme les boutiques sont elles-mêmes assez basses, les omnibus sont juste à la hauteur de l’entresol, et pour peu qu’ils passent au ras du trottoir, on plonge dans les intérieurs avec une étonnante facilité.

Ce fut précisément le cas de Ribeyrou et Delavanne. Un encombrement de voitures arrêta leur omnibus et, pendant une grande minute, ils se trouvèrent mêlés malgré eux à une réunion de famille.

C’était devant la boutique d’un graveur héraldique.

Tout le monde se trouvait réuni, là, autour d’une table où fumait un potage appétissant.

Il y avait le papa, la maman, deux grandes jeunes filles, habillées pareil, d’une vingtaine d’années, et une autre petite fille.

Il faisait un temps superbe, ce soir-là, et ces braves gens dînaient la fenêtre ouverte.

L’omnibus était si près qu’on sentait un délicieux fumet de pot-au-feu.

Ribeyrou et Delavanne, complètement médusés par ce tableau d’intérieur, sentaient déjà une douce émotion mouiller leurs paupières.

L’omnibus s’ébranla.

Delavanne rompit le silence.

– Voilà la vie de famille.

– Ah ! que ce doit être bon ! répondit Ribeyrou.

– Meilleur que la vie que nous menons.

– Et moins éreintant.

– Tiens ! veux-tu, descendons. Je veux revoir ces braves gens encore une fois.

Malheureusement, à pied, on ne voit pas si bien. Tout au plus aperçurent-ils le rond de lumière que faisait la lampe sur le plafond.

Ils poussèrent jusqu’à la place Saint-Michel, prirent une absinthe, la dernière, et regrimpèrent sur un omnibus en partance.

Cette fois, il n’y avait pas d’encombrement sur le quai. L’entresol leur passa devant les yeux, charmant, mais trop rapide.

Ils virent à peine la maman qui servait le bœuf. Et encore, était-ce du bœuf ?

– Ah ! la vie de famille ! reprit Ribeyrou avec un gros soupir.

– Est-ce que ça ne te rappelle pas les intérieurs hollandais de… de ce peintre, tu sais… ?

– Oui, je sais ce que tu veux dire… un peintre flamand.

– Précisément.

– Veux-tu les revoir encore une fois ?

– Volontiers.

Et le manège recommença, non pas une fois, mais dix fois, et toujours scandé par l’absinthe, la dernière, place Saint-Michel.

Les contrôleurs du bureau commençaient à s’inquiéter de cette étrange conduite. Mais comme les deux voyageurs, en somme, se comportaient comme tout le monde, il n’y avait rien à dire.

Ils prenaient l’omnibus, contemplaient, descendaient, remontaient sur le suivant, etc.

Pendant ce temps, la famille du graveur héraldique poursuivait son repas sans se douter que deux jeunes gens les suivaient avec tant d’attendrissement.

Après le bœuf était venu le gigot, et puis des haricots, et puis de la salade, et puis le dessert.

À ce moment-là, le temps devenant plus frais, on ferma la fenêtre.

Une des jeunes filles se mit au piano. Une autre chantait.

Du quai, on n’entendait rien, mais on devinait facilement que cette musique devait être charmante.

À force de prendre des absinthes, toujours la dernière, les amis éprouvaient une violente émotion. Ils pleuraient comme des veaux, littéralement.

– Ah ! la vie de famille !

À un moment, Delavanne sembla prendre une grande résolution.

– Tiens ! nous sommes imbéciles de nous désoler. Tout ça peut bien s’arranger. Si tu veux, nous allons monter chez ces gens demander la main des demoiselles.

Vous devinez l’accueil.

Le graveur héraldique, d’abord ahuri, leur répliqua par une allocution d’une extrême vivacité, où le terme de sale pochard venait avec une fréquence regrettable.

Delavanne se drapa dans une dignité prodigieuse :

– Votre refus, monsieur l’artisan, ne perdrait rien à être formulé en termes plus choisis.

– Avec tout ça, objecta Ribeyrou, il nous faut regagner Montmartre. Prenons l’omnibus.

– Oh ! non, plus d’omnibus ; je commence à en avoir assez.

Le lendemain matin, les deux amis, après une nuit tumultueuse, se retrouvèrent aux environs du bastion de Saint-Ouen, sans pouvoir reconstituer la chaîne des événements qui les avaient amenés dans cet endroit hétéroclite.

En buvant le dernier mêlé-cassis, Ribeyrou fut pris d’un éclat de rire.

– Je sais ce que tu as, s’exclama Delavanne : tu penses au graveur héraldique d’hier.

– Ah ! oui… dans leur entrepont !

– Crois-tu, hein ?…

– Quelles moules !

Et ils allèrent se coucher.

COMFORT

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’adore l’Angleterre. Je lâcherais tout, même la proie, pour Londres.

J’aime ses bars, ses music-halls, ses vieilles femmes saoules en chapeau à plume.

Et puis, il y a une chose à se tordre qui vaut, à elle seule, le voyage : c’est la contemplation du comfortable anglais.

Le monsieur qui, le premier, a lancé la légende du comfortable anglais était un bien prodigieux fantaisiste. J’aimerais tant le connaître !

Le comfortable anglais… Oh ! laissez-moi rire un peu et je continue.

D’ailleurs ça m’est égal, le confortable.

Quand on a été, comme moi, élevé à la dure par un père spartiate et une mère lacédémonienne, on se fiche un peu du confortable.

Les serviettes manquent-elles ? Je m’essuie au revers de ma manche. Les draps du lit ont-ils la dimension d’un mouchoir de poche ? Eh ! je me mouche dedans, puis, pirouettant sur mes talons, je sifflote quelque ariette en vogue.

Voilà ce que j’en fais du confortable, moi.

Et je ne m’en trouve pas plus mal.

Pourtant, une fois…

(J’avertis mes lectrices anglaises que l’histoire qui suit est d’un shocking …)

Pourtant, une fois, dis-je, j’aurais aimé voir London (c’est ainsi que les gens de l’endroit appellent leur cité) un tantinet plus confortable.

À Londres, vous savez, ce n’est pas comme à Paris.

Dans un sens particulier, dans le sens chalet, Paris est une véritable petite Suisse.

Il est vrai – oh ! le beau triomphe que de casser l’aile aux rêves ! –, il est vrai qu’au gentil mot de chalet le langage administratif ajoute de nécessité.

Qu’importe, ô Helvétie !

À propos d’Helvétie, c’était justement la mienne – je reviens à mes moutons – qui se trouvait cruellement en jeu, ce jour-là.

J’avais bu beaucoup d’ale, pas mal de stout et un peu de porter.

Je regagnais mon logis. Il pouvait être cinq ou six heures du soir. À l’entrée de Tottenham Court Road, je regrettai vivement… le boulevard Montmartre, par exemple.

Le boulevard Montmartre est bordé, sur ses trottoirs, de kiosques à journaux, de colonnes Morris et de… comprenez, Parisiens.

Tottenham Court Road, une belle artère, d’ailleurs, manque en totalité de ces agréments de la civilisation, et vous savez qu’en Angleterre il est absolument dangereux de lire des affiches de trop près.

Entrer quelque part et demander au concierge… dites-vous ?… Doux rêveurs ! En Angleterre, nul concierge. (Ça, par exemple, c’est du confortable.)

Alors, quoi ?

Mon ale, mon stout, mon porter s’étaient traîtreusement coalisés pour une évasion commune, et je sentais bien qu’il faudrait capituler bientôt.

Pourrais-je temporiser jusqu’à Leicester Square ? That was the question.

Je fis quelques pas. Une angoisse aiguë me cloua sur le sol.

Chez moi le besoin détermine le génie.

J’avisai un magasin superbe, sur les glaces duquel luisaient, en lettres d’or, ces mots :

Albert Fox,

chemist and druggist

J’aime beaucoup les pharmacies anglaises à cause de l’extrême diversité des objets qu’on y vend, petites éponges, grosses éponges, cravates, jarretières, éponges moyennes, etc.

J’entrai résolument.

– Good evening, sir.

– Good evening, sir.

– Monsieur, continuai-je en l’idiome de Shakespeare, je crois bien que j’ai le diabète…

– Oh ! reprit le chemist dans la même langue.

– Yes, sir, et je voudrais m’en assurer.

– La chose est tout à fait simple, sir. Il n’y a qu’à analyser votre… do you understand ?

– Of course, I do.

Et pour que je lui livrasse l’échantillon nécessaire, il me fit passer dans un petit laboratoire, me remit un flacon de cristal surmonté d’un confortable entonnoir.

Quelques secondes, et le flacon de cristal semblait un bloc de topaze.

Je me rappelle même ce détail – si je le note, ce n’est pas pour me vanter, car je suis le premier à trouver la chose dégoûtante –, le flacon étant un peu exigu, je dus épancher l’excédent de topaze dans quelque chose de noir qui mijotait sur le feu.

Sur l’assurance que mon analyse serait scrupuleusement exécutée, je me retirai, promettant d’en revenir chercher le résultat le lendemain à la même heure.

– Good night, sir.

– Bonsoir, mon vieux.

Le lendemain, à la même heure, le steamer Pétrel cinglait vers Calais, recélant en sa carène un grand jeune homme blond très distingué, qui s’amusait joliment.

C’est égal, si jamais je deviens réellement diabétique, je croirai que c’est le dieu des english chemists qui se venge.

ABUS DE POUVOIR

Lorsque je fus parvenu, ma chère Hélène, à l’âge où les jeunes hommes choisissent leur carrière, j’hésitai longuement entre l’état ecclésiastique et la chapellerie.

 

J’aurais bien voulu me faire prêtre, rapport à la confession, mais, pour des motifs qu’on trouvera développés tout au long dans un petit opuscule de moi, récemment paru chez Gauthier-Villars, la chapellerie ne laissait pas que de me taper violemment dans l’œil.

Si violemment, qu’en fin de compte, j’optai pour cette profession.

La vieille tante qui m’a élevé s’informa d’une bonne maison où je pusse sucer le meilleur lait des premiers principes, et, à quelques jours de là, j’entrais, en qualité de jeune commis, chez MM. Pinaud et Amour, rue Richelieu.

La maison Pinaud et Amour se composait, à cette époque, comme l’indique son nom, d’un nommé Pinaud et d’un nommé Amour.

Mes nouveaux patrons me prirent tout de suite en amitié.

Le fait est que j’avais tout pour moi : physique avantageux, manières affables, vive intelligence des affaires, de la conversation, aperçus ingénieux, vives ripostes, et (ce qui ne gâte rien) une probité relative ou à peu près.

Avec cela, musicien, doué d’une voix de mezzo-soprano d’un charme irrésistible.

N’oublions pas, puisque nous sommes sur ce chapitre, et bien que la chose ne comporte qu’un intérêt indirect, ma peu commune aptitude aux sciences physiques et naturelles.

MM. Pinaud et Amour semblaient enchantés de leur nouvelle recrue et me traitaient avec une foule d’égards.

Bref, les choses marchaient comme sur Déroulède, quand arriva le 14 juillet.

Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais, le 14 juillet, il y a beaucoup de petits bals publics installés sur les places et carrefours de Paris.

Je dis des petits bals publics, je ne sais pas pourquoi, car il y en a aussi des grands, ce qui était le cas de celui qui s’accomplissait, cette année-là, place de la Bourse.

On ferma le magasin à midi et les patrons donnèrent campo à leurs employés.

Tudieu ! messeigneurs, quel entrain, quelle vaillance !

Oh ! les tailles qui s’abandonnent entre les bras d’acier

Oh ! les tendres aveux murmurés entre gens qui ne se connaissaient pas le matin !

14 juillet ! Sois à jamais bénie, date sacrée, car tu fais gagner joliment du temps aux amoureux et même aux autres.

Je me souviendrai longtemps que ce fut ce jour-là que je connus les deux premiers journalistes de ma vie.

Il s’agit de M. Mermeix, alors rédacteur au Gaulois, et de M. Mayer-Lévy (israélite, je crois).

Cette jolie fête faillit être gâtée par un accident regrettable : un petit garçon, voulant attraper les cymbales, se hissa sur l’estrade des musiciens. Le pied lui manqua, et voilà mon bonhomme par terre.

Malheureusement, les cymbales glissèrent également et firent au jeune imprudent une assez forte bosse au front.

Pendant qu’on l’emportait chez un pharmacien, une jeune fille me demanda :

– Qu’y a-t-il donc ?

– Oh ! rien, fis-je.

Et, parodiant un vers bien connu de notre grand poète national, j’ajoutai plaisamment :

« L’enfant avait reçu des cymbales sur la tête »

Sans s’émouvoir, et du tic au tac, la jeune fille répondit sur le même ton que moi :

« Il aimait trop les cymbales, c’est ce qui l’a tué. »

J’admirai tant d’esprit et de sang-froid chez une frêle jeune fille (elle était frêle) et je lui vouai sur l’heure la plus ardente des flammes.

(Ne froncez pas votre sourcil, Hélène, à ce lointain souvenir. Vous savez bien que je n’aime que vous. D’ailleurs, vous verrez par la suite que mes relations avec la frêle jeune fille demeurèrent des moins effectives.)

La frêle jeune fille (ai-je dit qu’elle était frêle ?) s’appelait Prudence.

Elle ne mit aucune mauvaise grâce à déclarer qu’elle me trouvait assez conforme à son genre d’idéal, et nous voilà les meilleurs amis du monde.

Fort avant dans la nuit et après avoir dansé, tels des perdus, je reconduisis Prudence chez sa maman.

Mais elle avait mon adresse, et mille fois par jour elle passait et repassait devant mon magasin.

Moi, je me sentais bien content, bien content.

Le dimanche suivant, c’était convenu, Prudence devait couronner ma flamme.

Mais le fameux dimanche suivant, au moment où j’allais sortir, après avoir mis ma plus belle cravate, mon second patron, M. Amour, me demanda :

– Où allez-vous, Émile ?

– Mais… je sors.

– Vous ne sortirez pas.

– Si, je sortirai !

– Non, vous ne sortirez pas, il y a de l’ouvrage.

– Si, je sortirai !

Et M. Amour m’empoigna et me fit rentrer dans l’arrière-boutique.

À ce moment, je n’avais pas encore acquis cette prodigieuse robustesse qui a fait de moi la terreur de Clichy-Levallois.

La rage au cœur, je me débattis, mais vainement. M. Amour me tenait d’une poigne de fer. Pendant ce temps-là, Prudence filait avec Dieu sait qui, car on ne l’a jamais revue.

Amour, Amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire : Adieu Prudence !