Free

Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)
Font:Smaller АаLarger Aa

CHAPITRE XXI

Les Palmer repartirent le jour suivant; et la famille de Barton-Park et celle de Barton-Chaumière, restèrent seules chacune chez soi, à la grande satisfaction de la dernière. Mais ce ne fut pas pour long-temps. Ces dames avaient à peine eu celui d'oublier la joyeuse madame Palmer et son rude amour, et de réfléchir à la différence d'humeur de ce couple, (ce qui ne se trouve au reste que trop souvent dans le mariage) que sir Georges et madame Jennings leur procurèrent matière à d'autres observations.

Il leur était impossible de ne pas chercher une société nouvelle; et pour se désennuyer dans leur solitude, ils firent un matin une excursion à Exeter; ils rencontrèrent là par hasard deux parentes éloignées de madame Jennings; mais ce fut assez pour que sir Georges les invitât tout de suite à venir passer quelque temps au Parc. Extrêmement flattées d'être appelées cousines par un baronnet et de faire la connaissance de leur illustre parente, lady Middleton, elles n'eurent rien de plus pressé que d'accepter l'invitation pour le lendemain, et de laisser les amis obscurs chez qui elles logeaient.

Lady Middleton fut au désespoir, au retour de son mari, d'apprendre qu'elle allait avoir chez elle, à sa table, dans son élégant salon, deux provinciales qu'elle ne connaissait point, qui sans doute seraient gauches, mal mises et qui auraient mauvaise tournure. En vain son mari et sa mère la rassuraient et lui disaient que mesdemoiselles Stéeles étaient deux charmantes personnes. Elle se défiait de leur goût, et tremblait de les voir arriver. Ce titre de cousine qui n'était point du bon ton, et qu'elles lui donneraient sans doute à tout propos la faisait frémir. Mais qu'y faire? elles étaient invitées, elles avaient accepté, il fallait bien les recevoir; lady Middleton s'y résigna. Elle connaissait trop bien l'usage pour manquer à la politesse; mais elle se promit seulement d'y joindre toute la dignité et la froideur convenable; elle fut d'ailleurs un peu consolée en apprenant que mesdemoiselles Stéeles étaient jeunes encore et qu'on pouvait au moins les faire danser et les lier avec mesdemoiselles Dashwood, qui ne lui plaisaient pas infiniment.

Elles arrivèrent; et lady Middleton en fut beaucoup plus contente qu'elle ne se l'était imaginé. Leur toilette n'était pas trop éloignée de la mode; leur abord fut très poli sans trop d'empressement; et le terrible mot de cousine ne sortit pas de leur bouche. En échange celui de milady fut souvent répété, avec des extases sans fin sur le goût de ses appartemens, sur la beauté des meubles. Quand ce vint au tour des enfans ce fut un enchantement dont on ne peut se faire d'idée. Jamais elles n'avaient vu d'aussi charmantes petites créatures; c'étaient vraiment de petits anges. Enfin le hasard les servit si bien pour prendre lady Middleton par ses faibles, qu'avant une heure elle avait fait réparation entière aux protégées de sa mère et de son mari à qui elle déclara que c'étaient les deux plus charmantes jeunes filles qu'il y eût au monde, et les remercia de les avoir invitées. L'éloge et l'hyperbole étaient si rares dans sa bouche, que sir Georges en fut aussi fier que si cela l'eût regardé lui-même, et que, pressé de faire parade de ses aimables cousines et de son discernement, il partit à l'instant pour la Chaumière. Il fallait, toute affaire cessante, apprendre à mesdemoiselles Dashwood l'arrivée des deux plus charmantes filles qu'il y eût au monde. Dans sa joie de l'approbation de sa femme, il mettait ses parentes mêmes avant les siennes propres. Elinor sourit à cet éloge qui allait toujours en croissant. – Venez, venez, disait-il; il faut que vous veniez tout de suite; vous serez enchantées, ravies! elles ont gagné le cœur de lady Middleton au premier moment; ce sera de même avec vous, vous verrez. Lucy, la cadette, qui est très-belle, est aussi gaie qu'agréable! mes enfans sont déja autour d'elle comme autour de leur maman. Elles ont rempli leur voiture de joujoux et de bonbons. N'est-ce pas une charmante attention? elles languissent de vous voir, et vous êtes proches parentes; elles sont les cousines de ma femme, et vous, les miennes. On leur a dit à Exeter, que vous étiez aussi les plus belles personnes du monde. Je le leur ai confirmé, et j'ai dit bien d'autres choses encore, en sorte qu'elles meurent d'impatience de se lier avec vous… Vous riez, Elinor.

– Oui, sir Georges, j'admire le hasard étonnant qui rassemble à Barton les cinq plus belles personnes de l'univers.

– Eh bien! vous verrez si je mens, et si ce n'est pas comme je vous le dis. Venez donc, vous regretterez ensuite tous les momens où vous n'aurez pas été ensemble.

Tout ce qu'il put obtenir, ce fut la promesse d'aller le lendemain faire visite aux nouvelles venues. Il s'en alla surpris de cette indifférence. Tout autre que lui aurait soupçonné qu'elle avait pour motif la rivalité de perfections; mais sir Georges n'imaginait jamais le mal, et n'en eut pas l'idée. De retour chez lui, il vanta ses cousines aux demoiselles Stéeles avec le même feu, en sorte que chacune d'elles devait s'attendre à voir des êtres parfaits. Mais Elinor qui connaissait l'optimisme du baronnet et son enchantement pour les nouvelles connaissances, rabattait beaucoup de ses éloges, et Maria ne s'en occupait point.

Quand elles arrivèrent le lendemain au Parc pour faire leur visite, sir Georges les présenta les unes aux autres avec la même emphase qu'il avait mise à leurs éloges; et l'on comprend qu'elles s'examinèrent avec attention.

L'aînée des demoiselles Stéeles, miss Anna, avait près de trente ans, assez d'embonpoint, un de ces visages insignifians qui n'expriment rien du tout, et de qui on n'a rien à dire ni en bien ni en mal. Lucy, le prodige de beauté de sir Georges, était en effet très jolie; ses traits étaient réguliers, son regard, perçant. Elle avait dans sa tournure quelque chose qui n'était ni de la grace ni de l'élégance, mais qui la faisait remarquer. Leur abord fut très-poli. Avec lady Middleton c'était plus que de la politesse, c'étaient des attentions recherchées, de la souplesse, une flatterie adroite, quoique continuelle, et qui persuada à Elinor qu'elles ne manquaient pas d'une sorte d'esprit. Elles parlaient avec ravissement des enfans, de leur beauté, de leur intelligence; elles jouaient avec eux, supportaient tous leurs caprices, répondaient sans se lasser à leurs questions importunes; avec milady elles admiraient l'arrangement de la maison, la bonté des mets, le goût de sa parure, lui demandaient des patrons de ses broderies, des modèles de ses chiffons, lui offraient de lui aider dans ses ouvrages, ou de faire mille bagatelles pour amuser les enfans. Lady Middleton écoutait complaisamment toutes ces flatteries, et trouvait ses nouvelles cousines toujours plus aimables et d'une affection inépuisable. Les enfans en général tourmentent à proportion de ce qu'on les gâte; et ceux qui s'occupent sans cesse d'eux et qui cèdent à toutes leurs fantaisies, en sont les premières victimes. Mais les demoiselles Stéeles souffraient tout avec une patience qui leur gagna en entier le cœur de la faible mère. Les rubans de leur ceinture dénoués, leurs cheveux défaits, leurs boucles d'oreilles tordues, leurs bracelets décrochés, toutes leurs bagues tirées de leurs doigts et roulant sur le plancher, leur corbeille d'ouvrage renversée, leurs ciseaux perdus; tout cela était charmant. Ils avaient une activité adorable, une grâce parfaite dans leurs petits mouvemens. On les laissait grimper sur les genoux, chiffonner les robes; tout était délicieux! La maman applaudissait par un sourire, et ne s'étonnait que de l'apathie de mesdemoiselles Dashwood qui ne prenaient nulle part à ces jeux. Pour l'ordinaire elles caressaient les enfans, mais sans s'en laisser tourmenter. Ce jour-là les nouvelles venues s'en emparèrent tellement, et les rendirent si insupportables qu'elles se tinrent prudemment à l'écart.

Georges est très-gentil, très-animé aujourd'hui, dit lady Middleton en voyant son fils aîné prendre le mouchoir de mademoiselle Anna et le jeter par la fenêtre; c'est un petit malicieux. Williams sera votre petit amoureux, miss Lucy, je vois cela. L'enfant lui pinçait le bras à lui faire un noir; il eut un baiser pour récompense de la souffrante Lucy. Et ma chère petite Selina, dit cette dernière, en prenant sur ses genoux une petite fille de trois ans, l'idole de sa mère, et par conséquent la plus méchante. Elle resta par hasard sans bouger pendant deux minutes. Charmante enfant! est-elle toujours si douce, si tranquille? c'est un modèle de sagesse. Malheureusement en l'embrassant, une des épingles de Lucy toucha le cou de la petite, et ce modèle de sagesse fit de tels cris et donna des coups si violens de sa petite main sur celle de Lucy, qu'elle fut obligée de la mettre à terre; mais elle s'y mit aussi à côté d'elle, et la couvrait de baisers en jetant la coupable épingle, et en demandant mille et mille pardons à l'enfant et à sa mère, qui avait couru chercher de l'eau, et qui bassinait la plaie, qu'à peine on pouvait voir, pendant que Lucy, toujours à genoux, donnait à la petite des morceaux de sucre l'un après l'autre. Mais l'enfant voyant ce que lui procuraient ses cris, n'avait garde de se taire; au contraire elle les redoublait et battait tout le monde avec un de ses petits poings fermés: l'autre était plein de morceaux de sucre. Ses frères voulurent lui en prendre, ils eurent chacun un bon coup de pied. Enfin rien ne pouvant l'appaiser, sa mère se rappela que sa chère petite Selina qui souffrait sûrement beaucoup, aimait passionnément la marmelade d'abricot; et l'enfant à ce mot ayant cessé ses cris une seconde, elle lui en promit et l'emporta pour lui donner de cet excellent remède. Ses frères qui espéraient en avoir leur part, la suivirent, quoique leur mère leur ordonnât de rester; et pour quelques momens les jeunes dames furent tranquilles. Charmante petite créature, dit miss Anna, cet accident aurait pu être affreux!

 

– Je ne crois pas qu'il y ait danger de mort, dit Maria en souriant ironiquement; elle en reviendra.

– Je ne me consolerai jamais d'avoir été la cause de cet accident, dit Lucy; une enfant si aimable, et que sa mère aime si passionnément! Quelle femme enchanteresse que lady Middleton! si belle, si élégante et si sensible! ne le trouvez-vous pas, mademoiselle?

Maria garda le silence; il lui était impossible de dire ce qu'elle ne pensait pas. Elinor toujours prête à réparer ses impolitesses, loua les grâces et l'air noble de lady Middleton.

– Et sir Georges, dit l'aînée, quel homme aimable! je le crois plein d'esprit; du moins il en annonce beaucoup.

– C'est le meilleur des hommes, dit Elinor, toujours de bonne humeur, excellent mari, bon père, bon ami.

– Et quelle charmante petite famille! je n'ai jamais vu de plus beaux enfans. On comprend facilement l'excessive tendresse de leur mère pour ces angéliques petites créatures. On pourrait peut-être les trouver un peu gâtés, un peu turbulens; mais j'aime les enfans pleins de vie et de feu; je ne puis les supporter timides et tranquilles; aussi j'adore ceux-ci.

– C'est ce qui m'a paru, dit Elinor, et je vous trouve heureuse d'avoir ce goût à Barton.

On se tut sur ce sujet. Après une pause, mademoiselle Stéeles l'aînée demanda brusquement à Elinor: Aimez-vous le Devonshire? Je suppose que vous avez bien regretté Sussex.

Un peu surprise de la familiarité de cette question, Elinor répondit seulement, oui, mademoiselle.

– Je comprends cela; Norland est une magnifique habitation, et passer de là dans une chaumière, c'est assez triste.

– Une chaumière telle que celle où notre parent sir Georges Middleton a bien voulu nous placer, ne donne lieu à aucun regret, dit vivement Maria.

Lucy lança à sa sœur un regard terrassant et se hâta de dire que dans tout ce que sir Georges et milady arrangeaient, on reconnaissait leur goût; mais qu'ils leur avaient dit que Norland était une des plus belles campagnes de l'Angleterre.

– Elle est très-belle en effet, dit Elinor, mais je crois qu'il y en a de plus belles encore, et il n'y a que peu ou point de chaumière comme la nôtre.

– Mais aussi pourquoi lui donner ce nom, dit miss Anna, cela présente une idée?..

– Ne voyez-vous pas, ma sœur, dit Lucy, que c'est un nom de fantaisie, un nom romanesque?

Anna se tut humblement; puis elle reprit bientôt ainsi: Aviez-vous des élégans à Sussex? Je suppose qu'ici ils sont assez rares, et quant à moi je trouve que rien n'embellit plus un séjour que d'y voir beaucoup d'élégans. Cela anime la vie; ne le trouvez-vous pas aussi? Encore un regard de Lucy fit baisser les yeux à sa sœur. Qu'est-ce que vous voulez dire, Anna? et sur quoi pensez-vous qu'il n'y ait pas de jeunes gens très-bien à tout égard en Devonshire comme à Sussex?

– Je sais bien, Lucy, qu'il y a de très-jolis garçons à Exeter, dit Anna; mais ils ne sont pas reçus ici; et je craignais que les demoiselles Dashwood ne s'ennuyassent à Barton si elles n'en voient point; c'est pourquoi je leur demandais si elles en voyaient beaucoup à Norland. Je voudrais par exemple qu'elles pussent rencontrer M. Rose d'Exeter, le clerc de M. Simpson, vous savez bien, Lucy; c'est un beau jeune homme celui-là, et tout-à-fait élégant. Je pense que si votre frère vous ressemble, il devait être charmant avant d'être marié, et il était si riche! c'était un merveilleux, n'est-ce pas, un véritable élégant? j'aurais bien voulu le rencontrer.

– Je ne puis en vérité vous répondre là-dessus, dit Elinor; je ne comprends pas parfaitement ce que vous entendez par un merveilleux. Tout ce que je puis vous dire, c'est que si mon frère en était un avant son mariage, il l'est encore, car il n'est pas du tout changé.

– Ah mon Dieu, quelle idée! un homme marié élégant! je ne puis me représenter cela. Les hommes mariés me sont à moi très-indifférens.

– Mais, Anna, lui dit sa sœur, n'avez-vous rien autre chose à dire que de parler des jeunes gens et des élégans? Mesdemoiselles Dashwood vont croire que vous n'avez rien autre chose dans l'esprit. Alors changeant de propos elle parla de chiffons, de modes, et d'autres objets aussi intéressans.

Les deux plus charmantes personnes du monde étaient jugées dans l'esprit d'Elinor et de Maria. La commune familiarité de l'aînée et son mauvais ton, la mirent entièrement de côté. La cadette était mieux certainement; mais comme Elinor n'était ni aveuglée par sa beauté, ni prévenue par son regard, elle ne trouva rien à côté de cela qui fût en rapport avec elle et qui pût lui plaire. Elles quittèrent donc la maison sans désirer de les mieux connaître.

Il n'en était pas ainsi chez mesdemoiselles Stéeles. Elles arrivaient d'Exeter, décidées à trouver tout parfait à Barton; et les maîtres, et la maison, et les enfans, et les chevaux, et les chiens, et les meubles, et les belles cousines: tout était l'objet des éloges les plus outrés. Il était difficile d'exagérer sur mesdemoiselles Dashwood; aussi furent-elles déclarées les personnes les plus belles, les plus élégantes, les plus accomplies en tout point qu'il fût possible de voir, et celles dont elles désiraient le plus passionnément faire des intimes amies. Sir Georges ne le désirait pas moins, et fit tout ce qui dépendait de lui pour former cette liaison. Elinor vit qu'elle ne pouvait s'y refuser tout-à-fait; et qu'il fallait au moins se soumettre à être assises à côté les unes des autres quelques heures dans la journée. Sir Georges n'en demandait pas plus: dans ses idées d'amitié, il suffisait de se voir en société, et de causer ou de danser ensemble pour être intimes amies. De son côté pour accélérer cette intimité, il confia aux demoiselles Stéeles tout ce qu'il savait ou supposait de la situation des dames de la Chaumière. Et dès leur troisième rencontre, mademoiselle Stéeles l'aînée félicita Elinor sur ce que sa sœur avait fait la conquête du beau, de l'élégant Willoughby. Il est sûr, lui dit-elle, que c'est une chose très-agréable que de se marier jeune avec un si bel homme; car on m'assure qu'il est vraiment d'une figure remarquable, que c'est un véritable élégant; et votre sœur est bien heureuse. J'espère que vous trouverez aussi bientôt un bon parti, car il n'est point agréable, je vous assure, de voir passer ses cadettes avant soi: mais peut-être votre choix est-il déjà fait en secret. Elinor se sentit rougir; elle ne pouvait pas se flatter que sir Georges fût plus discret dans ses soupçons et dans ses conjectures sur elle que sur sa sœur; il la plaisantait même de préférence depuis la visite d'Edward. Il n'avait jamais dîné ensemble sans qu'il bût à la lettre F. depuis le commencement du dîner jusqu'à la fin, en regardant Elinor. Dès que les miss Stéeles eurent entendu cette plaisanterie, elles furent très-curieuses d'en savoir davantage, et tourmentèrent sir Georges pour qu'il leur dît en entier le nom de l'heureux mortel au sujet duquel il raillait Elinor; il se fit peu presser, et il eut autant de plaisir à le dire que miss Anna à l'entendre.

– Son nom est Ferrars, dit-il à demi voix; mais je vous en prie n'en parlez pas, c'est encore un secret.

– Ferrars! répéta Anna, est-il possible? Le jeune Ferrars, le frère de votre belle-sœur, miss Elinor, est donc l'heureux mortel dont parle sir Georges; eh bien! j'en suis charmée pour plusieurs raisons: c'est un très-agréable jeune homme, je le connais très-bien, c'est un élégant. Cette dénomination ne convenait nullement à Edward, mais c'était le mot favori d'Anna pour parler d'un jeune homme du bon ton. Elinor émue de l'entendre nommer comme son amant avoué, fit peu d'attention à ce mot; elle fut plus surprise d'entendre Lucy dire assez aigrement à sa sœur, qu'elle contrariait sans cesse. Comment pouvez-vous dire, Anna, que nous le connaissons très-bien? nous l'avons vu par hasard une fois ou deux chez mon oncle, et ce n'est pas le connaître? vous savez fort bien que je ne connais pas du tout messieurs Ferrars.

– Elinor écoutait avec attention: Qui était cet oncle? où demeurait-il? comment Edward le connaissait-il? Elle aurait voulu que l'entretien continuât, sans pourtant s'y joindre elle-même; mais on ne dit rien de plus, et pour la première fois elle trouva madame Jennings bien peu curieuse ou bien discrète. La manière dont Lucy avait parlé d'Edward l'avait frappée et lui donnait l'idée qu'elle savait ou croyait savoir quelque chose à son désavantage. Sa curiosité ne fut point satisfaite, le nom de M. Ferrars ne fut plus prononcé ni par les deux sœurs ni par sir Georges.

CHAPITRE XXII

Maria ne pouvait avoir la moindre indulgence pour des personnes aussi communes, aussi peu instruites, et qui n'avaient avec elle aucune espèce de rapport d'esprit et de goût; elle les écoutait à peine, ne leur parlait jamais, et par sa froideur soutenue leur ôta bientôt tout espoir de liaison. Elles se retournèrent entièrement du côté d'Elinor, plus affable et plus honnête, et qui l'était plus encore pour réparer les torts de Maria. Lucy principalement parut s'attacher véritablement à elle, cherchait toutes les occasions de s'en rapprocher, de l'engager dans des conversations particulières, enfin de lui témoigner une amitié à laquelle un bon cœur, tel que celui d'Elinor n'est jamais insensible. Lucy Stéeles d'ailleurs ne manquait pas d'une sorte d'esprit naturel; ses remarques étaient souvent justes et amusantes, et pour une demi-heure elle pouvait être une compagne assez agréable; mais elle n'avait aucune des ressources que donne une bonne éducation. Elle était ignorante autant qu'on peut l'être; toute sa littérature se bornait à quelques mauvais romans; elle ne pouvait parler sur aucun sujet un peu relevé, et malgré tous ses efforts pour paraître à son avantage, et se mettre autant que possible au niveau d'Elinor, qui tâchait de son côté de se mettre au sien, il y avait trop de distance entr'elles, pour que mademoiselle Dashwood pût jamais en faire une amie. Le manque d'éducation et de connaissances n'aurait pas été peut-être un obstacle insurmontable; un bon cœur, un caractère aimable lui auraient bien vîte fait pardonner son ignorance, mais Elinor eut bientôt remarqué chez Lucy un manque de délicatesse, de sincérité, et de cette rectitude de principes qui sont la première base d'une intime liaison. Il lui fut impossible alors de trouver quelque plaisir dans la société d'une personne qui joignait la fausseté à l'ignorance, dont le manque d'instruction rendait l'entretien insipide, et qui par ses basses adulations pour les habitans du Parc, dont elle se moquait ensuite avec Elinor, ôtait à celle-ci toute espèce de confiance dans l'amitié qu'elle lui témoignait. Elle aurait voulu en conséquence l'éloigner un peu plus, mais Lucy mettait tant de zèle et d'activité à se rapprocher d'elle, que cela n'était pas facile.

Un jour Lucy l'avait accompagnée du Parc à la Chaumière; elles étaient seules, et après quelques momens d'hésitation, Lucy dit à Elinor: vous allez trouver ma question bizarre; dites-moi, je vous en prie si vous connaissez particulièrement la mère de votre belle sœur, madame Ferrars? Elinor trouva en effet la question extraordinaire, et, sa contenance l'exprima, en répondant qu'elle n'avait jamais vu madame Ferrars.

– En vérité, dit Lucy, c'est étonnant! je pensais que vous l'aviez vue au moins quelquefois à Norland, et que vous pourriez me donner quelques détails sur sa manière, sur sa tournure, sur son caractère.

– Non, répondit Elinor, en s'efforçant de cacher son opinion réelle sur la mère d'Edward, et n'ayant aucune envie de satisfaire ce qui lui paraissait une impertinente curiosité, non, je ne sais rien d'elle.

– Je vois, lui dit Lucy, en la regardant attentivement, que vous me trouvez très-étrange de vous questionner ainsi sur cette dame; mais peut-être ai-je mes raisons. Je voudrais pouvoir vous les dire, cependant, j'espère que vous me rendrez la justice de croire que ce n'est point une sotte curiosité.

Elinor répondit quelques mots polis. Elles se promenèrent quelques minutes, en gardant le silence. Il fut rompu par Lucy qui renouvela l'entretien, en disant avec hésitation: Je ne puis supporter que vous me soupçonniez d'être une curieuse impertinente; tout, tout au monde plutôt que d'être mal jugée par une personne dont j'ai une si haute opinion. Et comme je suis sûre de n'avoir rien à risquer en me confiant entièrement à vous, je m'y décide. Je serais charmée aussi d'avoir votre avis sur la manière dont je dois me conduire dans une situation très délicate, très critique; je suis très fâchée que vous ne connaissiez pas madame Ferrars.

 

– J'en suis fâchée aussi, dit Elinor, toujours plus étonnée, si mon opinion sur elle pouvait vous être de quelque utilité; mais je ne puis le comprendre. Je n'ai jamais entendu dire que vous eussiez la moindre relation avec cette famille, et je suis, je l'avoue, un peu surprise de votre excessive curiosité sur le caractère de cette dame.

– Votre surprise est très naturelle, reprit Lucy, et je ne dois pas m'en étonner, mais elle cesserait bientôt si j'osais tout vous dire. Madame Ferrars ne m'est certainement rien à présent, mais le temps peut venir… et… cela dépend d'elle, où nos relations seront très intimes: elle baissa les jeux avec l'air d'une aimable confusion, mais les releva bientôt sur Elinor, pour observer l'effet de sa demi confidence.

– Bon Dieu, s'écria Elinor, que voulez-vous dire? Etes-vous engagée avec M. Robert Ferrars? Elle ne pouvait imaginer autre chose, mais elle n'était pas du tout flattée de l'idée d'avoir Lucy Stéeles pour belle-sœur.

– Non, répliqua Lucy, non pas à Robert Ferrars, que je n'ai jamais vu, mais… à son frère aîné; et en disant cela son regard perçant était attaché sur Elinor, comme pour lire au fond de son âme.

Qu'est-ce qu'Elinor sentit dans ce moment! Une surprise qui aurait été aussi pénible que violente, si une incrédulité presque complète ne l'avait pas suivie. Elle regarda Lucy dans un silencieux étonnement, incapable de deviner le motif d'une telle confidence, et quoiqu'elle eût pâli et qu'elle se sentît très émue, elle n'eût aucune crainte de s'évanouir ou d'avoir une attaque de nerfs, et persista dans sa défiance de la véracité de Lucy. Je vois et je comprends votre surprise, lui dit cette dernière, car vous ne pouviez en avoir aucune idée. Jamais il ne m'est échappé un seul mot ni avec vous ni avec personne, qui ait pu trahir notre secret; il a été si fidèlement gardé par moi que pas un seul de mes parens ni de mes amis, excepté Anna, ne peut s'en douter, et jamais je ne vous l'aurais confié, si je n'avais pas eu la certitude de votre discrétion, et si je n'avais pas été entraînée par la crainte que mes questions sur madame Ferrars ne vous parussent aussi trop ridicules. Quant à M. Ferrars, je ne crains nullement qu'il soit fâché de ma confiance envers une personne qu'il estime autant; je connais la haute opinion qu'il a de toute votre famille, et je sais qu'il vous regarde vous et Maria comme des sœurs… Elle s'arrêta… Elinor aussi garda quelque temps le silence; son étonnement était trop grand pour pouvoir lui répondre; mais enfin elle s'efforça de parler et de parler tranquillement, et dit avec assez de calme: Puis-je vous demander si votre engagement existe depuis long-temps?

– Oh oui! bien long-temps; il y a quatre ans.

– Quatre ans!

– Oui, j'étais bien jeune alors, et c'est mon excuse.

– Je ne me suis pas doutée, dit Elinor, que vous le connussiez jusqu'à l'autre jour que votre sœur en parla.

– Oui, la pauvre Anna; je tremble toujours dès quelle ouvre la bouche. Notre connaissance est cependant de vieille date, elle a commencé lorsqu'il était près de Plymouth sous les soins de mon oncle.

– De votre oncle!

– Oui, M. Pratt, son tuteur, chez qui sa mère l'avait placé. Est-ce qu'il ne vous a jamais parlé de M. Pratt?

– Oui, je me le rappelle, répondit Elinor, avec une force d'esprit qui s'augmentait ainsi que son émotion.

– Il a vécu près de cinq ans chez mon oncle, à Longstaple, près de Plymouth, depuis quinze ans jusqu'à vingt; c'est là où notre connaissance a commencé. Ma sœur et moi nous étions souvent chez notre oncle; notre engagement s'est formé une année après qu'il fût hors de tutelle, et il avait alors vingt-un ans. Il en a vingt-cinq à présent, et nous ne sommes pas plus avancés, parce que quoiqu'il soit majeur et que son engagement soit valable, il dépend entièrement de sa mère pour la fortune. Sans doute j'eus tort de consentir à ce qu'il s'engageât sans l'aveu et l'approbation de sa mère, mais j'étais trop jeune et je l'aimais trop pour être aussi prudente que je l'aurais dû. Quoique vous ne le connaissiez pas aussi bien que moi, miss Elinor, vous l'avez vu assez souvent pour convenir qu'il a tout ce qu'il faut pour attacher sincèrement une femme qui préfère les qualités de l'âme et de l'esprit aux avantages frivoles.

– Certainement, dit Elinor, sans réflexion et entraînée par la vérité de cette assertion; mais cette vérité même renouvela ses doutes sur la sincérité de Lucy, et sa confiance en l'honneur et l'amour d'Edward. Engagée avec M. Ferrars, reprit-elle, je vous avoue que je suis tellement surprise de ce que vous me dites que… je vous demande mille pardons, mais il y a sûrement quelque erreur de nom; nous ne parlons sûrement pas du même M. Ferrars.

– Nous ne pouvons parler d'un autre, dit Lucy en souriant. M. Edward Ferrars, le fils aîné de madame Ferrars de Park-street, le frère de votre belle-sœur madame Fanny Dashwood: voilà celui que j'entends, et vous m'accorderez je pense, que je ne puis pas me tromper sur le nom de celui de qui mon bonheur dépend.

– Il est étrange, dit Elinor, que je ne l'aie jamais entendu parler ni de vous ni de votre sœur.

– Mais non! pas du tout! si vous considérez notre position, rien n'est moins étrange. Notre premier soin à tous deux était de cacher entièrement notre secret; vous ne connaissiez ni moi ni ma famille, il n'avait donc aucune occasion de me nommer devant vous. Il avait surtout un extrême effroi que sa sœur n'eût quelque soupçon; il valait mieux laisser ignorer et mon nom et mon existence, jusqu'à ce qu'elle fût tout-à-fait liée à la sienne.

La sécurité d'Elinor commença à diminuer, mais non pas son empire sur elle-même.

– Vous êtes donc engagée avec lui depuis quatre ans, dit Elinor d'une voix assez ferme.

– Oui; et le ciel sait combien nous attendrons encore! Ce pauvre Edward! Il est près de perdre patience. Sortant alors de sa poche une petite boîte à portrait, elle ajouta: Pour prévenir tout soupçon d'erreur, et vous prouver que c'est bien votre ami Edward que j'aime et dont je suis aimée, ayez la bonté de regarder cette miniature; sans doute elle lui fait tort, mais il est cependant très reconnaissable; il me l'a donnée il y a environ trois ans. Elle la mit en parlant entre les mains d'Elinor, qui ne put alors conserver de doute sur la véracité de Lucy. C'était bien Edward; c'étaient ses traits si bien gravés dans son cœur et dans son souvenir. Elle le rendit en étouffant un profond soupir, et en convenant de la ressemblance.

– Je n'ai jamais pu, continua Lucy, lui donner le mien en retour, ce qui me chagrine beaucoup, car il le désire passionnément; mais je suis décidée à présent à saisir la première occasion de me faire peindre pour lui. Vous qui peignez si bien, chère Elinor, si sous le prétexte de le faire pour vous même, vous étiez assez bonne.

– Je ne me suis jamais appliquée à la ressemblance, dit Elinor; mais vous trouverez sûrement d'autres moyens, et vous en avez tout-à-fait le droit.

Elles marchèrent quelque temps en silence. Lucy parla la première.

– Je ne doute pas, lui dit-elle, de votre fidélité à garder un secret dont vous devez sentir toute l'importance. Nous serions perdus si sa mère venait à l'apprendre; elle ne consentira jamais volontairement à cette union; je n'ai ni rang ni fortune, et je la crois très haute et fort avare.

– Je n'ai certainement pas cherché votre confiance, répondit Elinor, et vous me rendez justice en croyant que je ne la trahirai pas. Votre secret est en sûreté avec moi; mais pardon si je vous exprime ma surprise d'une confidence inutile. Vous auriez dû sentir que de me le dire n'ajoutait rien à cette sûreté, et vous ne connaissez pas depuis assez long-temps la belle-sœur de madame John Dashwood pour être parfaitement sûre qu'elle ne soit pas indiscrète. A présent je puis vous rassurer, mais je ne le pouvais pas avant de le savoir. En disant cela elle regardait fixement Lucy, espérant de découvrir quelque chose dans son regard, peut-être la fausseté d'une grande partie de ce qu'elle avait dit; mais sa physionomie ne changea pas du tout; elle serra doucement la main d'Elinor. – Je crains, lui dit-elle, que vous ne trouviez que j'aie pris avec vous une trop grande liberté, en vous confiant ma situation; je ne vous connais pas depuis long-temps, il est vrai, pas du moins personnellement; car je connaissais parfaitement et vous et toute votre famille depuis bien des années par tout ce que m'en avait dit Edward. Aussi dès le premier instant où je vous ai vue, il m'a semblé que je voyais une ancienne connaissance; et puis, pensez comme je suis malheureuse. Je n'ai pas une amie à qui je puisse demander des conseils; Anna est la seule personne qui sache ma position, et vous avez pu vous apercevoir qu'elle n'a aucun jugement. Elle m'est plutôt à charge qu'utile, et me met continuellement en crainte sur notre secret. J'eus une affreuse émotion l'autre jour quand sir Georges nomma Edward; je crus qu'elle allait tout dire. En vérité, je m'étonne que je vive encore après tout ce que j'ai souffert pour lui pendant ces quatre années! Toujours en suspens, en crainte, en incertitude. Le voyant si rarement, nous nous rencontrons à peine deux fois l'année; je ne comprends pas que mon cœur ne se soit pas brisé. Ici elle mit son mouchoir sur ses yeux; mais Elinor à l'ordinaire si bonne, si compatissante ne se sentit pas la moindre pitié.